III. LA SOUVERAINETÉ PAR L'INVESTISSEMENT DANS LES COMPÉTENCES ET LES MÉTIERS DE DEMAIN

A. POUR RÉINDUSTRIALISER LA FRANCE ET ASSURER LES GRANDES TRANSITIONS INDUSTRIELLES, MISER SUR LE RENOUVEAU DE L'EMPLOI ET DES COMPÉTENCES

1. Le déclin de l'industrie depuis quarante ans a pesé lourdement sur l'image de l'industrie et ses emplois
a) Après des décennies de déclin de l'industrie et de ses métiers...

Au cours des quarante dernières années, l'économie française a connu une désindustrialisation rapide et profonde, plus marquée que celle de ses voisins européens. La part de l'industrie manufacturière (hors industrie extractive) représentait 10,2 % du produit intérieur brut en 2016, contre 20,6 % en Allemagne, 14,6 % en Italie et 12,8 % en Espagne.

Traduisant cette chute du poids de l'industrie dans le PIB et dans la valeur ajoutée au profit de celle du secteur tertiaire, l'emploi industriel s'est en parallèle fortement contracté. Entre 1974 et 2020, environ 2,5 millions d'emplois industriels ont été détruits en France , le nombre de personnes employées dans l'industrie passant de 5,4 millions d'actifs à 2,9 millions d'actifs environ.

Source : Commission des affaires économiques du Sénat, données France Stratégie
Les politiques industrielles en France , novembre 2020.

Peu de secteurs échappent à ce constat global de déclin de l'emploi industriel. En volume, comme en proportion, le secteur de la fabrication de textile, d'habillement, de cuir et de chaussures a été le plus touché (- 705 000 emplois, soit - 88 % de l'emploi de 1974), de même que la métallurgie (- 439 000 emplois, soit - 54 %). Bien que représentant un nombre d'emplois plus modeste, le secteur extractif s'est également contracté de 83 % (soit 73 000 personnes), et les secteurs de la fabrication de matériels de transport et celui de la fabrication de machines et d'équipements ont respectivement détruit 269 000 et 165 000 emplois (soit 59 % et 54 % de l'emploi de 1974).

Source : Commission des affaires économiques du Sénat, données France Stratégie
Les politiques industrielles en France , novembre 2020.

Le secteur de la production et distribution d'eau, de l'assainissement, du traitement des déchets et de la dépollution est une exception notable : il a créé près de 88 000 emplois sur la période, soit une hausse des effectifs d'environ 118 %, qui traduit l'essor d'une filière qui s'est construite au fur et à mesure de l'évolution des normes en matière de recyclage, de dépollution et de santé publique. L'industrie agroalimentaire a également créé des emplois à hauteur de 62 000 postes (+ 11 %), de même que l'industrie pharmaceutique (+ 5 %).

Plusieurs facteurs ont contribué à cette contraction générale de l'emploi industriel. Tout d'abord, le progrès technique et l'accroissement de la productivité ont réduit les besoins pour certains emplois ouvriers ou intensifs en main-d'oeuvre, dont les tâches peuvent être effectuées plus efficacement. D'autre part, le phénomène de glissement vers le secteur tertiaire a réduit la part de l'activité rattachée à l'industrie en France. L'externalisation des fonctions supports et administratives, voire de certains services de maintenance, a été particulièrement marquée dans le secteur industriel : environ 17 % de la réduction de l'emploi industriel entre 1974 et 2017 s'expliquerait par ces transferts au secteur tertiaire. Le déclin de l'emploi industriel français reflète surtout, bien entendu, les nombreuses fermetures de sites qu'a connues le pays, au rythme de l'évolution de la compétitivité, des délocalisations et de la hausse des importations .

b) ... le lien entre les Français et l'industrie s'est distendu et la menace d'une perte de compétences est réelle
(1) Une crise d'attractivité qui peine à se résorber

Après des décennies de contraction du secteur, seul un Français sur dix travaille aujourd'hui dans l'industrie, contre un quart environ il y a quarante ans. Sans surprise, cet éloignement résulte aujourd'hui en une certaine désaffection envers les emplois manufacturiers.

En dépit des efforts de sensibilisation et de communication menés par l'État, les industriels et les collectivités territoriales au cours des dernières années, l'industrie souffre toujours d'une image vieillissante, fondée sur des images qui ne correspondent plus à la réalité . Certains des métiers considérés comme particulièrement en tension aujourd'hui sont d'ailleurs ceux dont les noms évoquent des métiers anciens, comme les chaudronniers ou les soudeurs.

Plus généralement, les fermetures de sites des décennies précédentes, et le peu d'attention portée par les politiques publiques au secteur industriel ont pu laisser l'impression d'un secteur « sinistré », frappé par les délocalisations, l'instabilité et la précarité . Selon une étude récente, une grande majorité de Français associe aujourd'hui encore l'industrie au déclin (83 %), à la hausse du chômage et à la perte d'emplois (91 %). 169 ( * )

Il existe pourtant là un paradoxe français : en dépit de cette image négative persistante, 95 % des Français considèrent que la réindustrialisation doit être une thématique prioritaire de politique publique, 90 % que l'industrie est une fierté pour les régions, et 92 % que les produits industriels français sont de bonne qualité, selon des sondages récents.

Source : Enquête IFOP-UIMM,
Les Français, l'industrie et le déclin des territoires , février 2022.

Ces chiffres traduisent, peut-être, enfin un changement de regard sur le secteur industriel. En effet, l'image que la majorité des Français se fait de l'industrie ne correspond depuis plusieurs années déjà plus à la réalité .

L'industrie française offre en effet aujourd'hui des emplois en moyenne bien plus qualifiés qu'hier , ou que ceux de l'économie dans son ensemble d'ailleurs. Ce sont en très grande majorité des emplois stables , 92 % des recrutements effectués par les entreprises industrielles prenant la forme d'un CDI (même dans le contexte difficile d'après-crise du Covid-19) et, en 2022, 73,7 % des recrutements envisagés dans l'industrie sont des CDI 170 ( * ) . 28 % des postes ouverts en 2022 visent à développer une nouvelle activité , par opposition à une réponse temporaire à des besoins ponctuels ou cycliques : il s'agit du taux le plus fort de tous les secteurs économiques, selon l'étude « Besoin de main d'oeuvre 2022 » de Pôle emploi. Enfin, les rémunérations offertes sont , pour la branche métallurgique et selon l'UIMM, supérieures de 13 à 15 % à la rémunération moyenne des salariés de l'ensemble des secteurs français , certaines branches ayant par ailleurs pris des engagements spécifiques de revalorisation salariale. L'image vieillissante d'une industrie peu robotisée et peu décarbonée est elle aussi heureusement en train de changer, à la faveur des efforts consentis en matière d'innovation, de numérisation et de transition énergétique .

La parole aux entreprises - L'image vieillissante de l'industrie

La mission d'information a entendu plusieurs entreprises des secteurs de la mécanique, de la chimie et de l'automobile, confrontées aux difficultés de recrutement.

Une entreprise du secteur de la mécanique, employant environ 800 personnes et en croissance, a exposé ses difficultés à recruter de nouveaux employés, estimant que l'industrie a « perdu la bataille de l'attractivité ». Elle cite de forts besoins de recrutements, en particulier pour la maintenance industrielle, la mécanique, le soudage et la robotique. Pour l'expliquer, l'entreprise cite comme facteur l'image vieillissante de l'industrie , due en partie à des années de sous-investissement dans l'outil de production en raison du poids de la fiscalité et des faibles marges, et ce, bien que ce constat ne soit désormais plus fidèle grâce à la modernisation et l'investissement des dernières années. Elle estime également que les efforts de sensibilisation à l'industrie au cours de l'éducation pourraient être accrus , en misant sur l'attractivité de la numérisation et de la décarbonation de l'industrie.

(2) La pyramide des âges de l'industrie fait craindre une perte durable de compétences et de savoir-faire

En sus d'un déficit d'image et d'attractivité, la désindustrialisation a laissé des traces concrètes au sein des entreprises industrielles, confrontées à un enjeu de renouvellement générationnel particulièrement marqué .

Dès aujourd'hui, les établissements sont confrontés au départ des employés les plus âgés, qui représentent une part plus importante des personnels dans l'industrie que dans tout autre secteur économique - à l'exclusion de l'agriculture.

En 2014, une étude - presque prémonitoire aujourd'hui - conduite par l'observatoire de la métallurgie alertait déjà sur cet enjeu, notant qu'environ un employé de l'industrie sur trois avait plus de 50 ans en 2012 . Dix ans plus tard, ces personnes approchent l'âge de la retraite ou ont déjà quitté la vie active, tendance que l'on peut directement relier aux difficultés de recrutement actuelles. Dans la branche métallurgique , la part des personnels de plus de cinquante ans est particulièrement élevée, tandis que la part des moins de trente ans y est plus faible qu'ailleurs. Dans la filière de la chimie, 20 % des salariés ont plus de 55 ans en 2021 171 ( * ) .

D'après une étude plus récente de France Stratégie et de la DARES, d'ici 2030, le taux de départ moyen dans l'industrie sera supérieur à 35 %, contre 28 % dans le reste de l'économie : c'est-à-dire que plus d'un employé actuel sur trois aura quitté définitivement son emploi d'ici 2030 . Le taux de départ est particulièrement fort chez les ouvriers industriels des secteurs de l'industrie graphique, de la métallurgie, des équipements électriques et électroniques et de la mécanique 172 ( * ) .

Source : Commission des affaires économiques, données issues de l'étude prospective des besoins de recrutement dans la métallurgie à l'horizon 2025, Observatoire de la métallurgie, septembre 2014.

Ce constat soulève trois questions majeures :

• D'abord, les entreprises seront-elles en mesure, à volume d'activité constante, de remplacer dans des délais serrés une part importante de leur personnel au moment de leur départ, alors même que les métiers industriels restent peu attractifs ? À défaut, elles courent le risque de ne pas pouvoir transmettre, par la formation sur site et le renouvellement des personnels encadrants , les compétences et savoir-faire uniques qui ont fait leur force.

Si ce renouvellement ne peut s'effectuer dans de bonnes conditions, le ralentissement de certaines branches industrielles pourrait s'accélérer : ainsi, la seule branche de la métallurgie devrait recruter, entre 2021 et 2025, de 102 000 à 115 000 personnes par an - ouvriers qualifiés, techniciens, ingénieurs et cadres techniques - pour maintenir son activité, selon une étude de l'observatoire de la métallurgie. Dans la branche de la chimie, France Chimie anticipe un besoin de recrutement de 120 000 personnes sous cinq ans, au vu notamment de l'émergence de filières françaises de fabrication de batteries électriques ou dans le secteur de l'hydrogène. Le secteur ferroviaire estime que 17 600 recrutements seront nécessaires entre 2020 et 2030, dans des domaines tels que la maintenance, la qualité-sûreté ou l'intégration. À l'heure où la France fait de la souveraineté industrielle et de l'autonomie stratégique des priorités, il serait dramatique de voir, par exemple, la production française de métaux disparaître faute de recrutements.

UNE PERTE DE COMPÉTENCE QUI MET EN DANGER LA RELANCE DE LA FILIÈRE NUCLÉAIRE

Dans son rapport sur le chantier de l'EPR de Flamanville 173 ( * ) , Jean-Martin Folz a imputé les difficultés rencontrées à une « perte de compétence généralisée » .

Cela s'explique par le fait que la construction des derniers réacteurs remonte en France à 1984 (pour Chooz B1) et 1991 (pour Civaux 2). Avec les départs en retraite non compensés, il en a résulté une rupture dans la transmission du savoir et du savoir-faire (maîtrise d'oeuvre, bureau d'études, fabrication de composants, réalisation de soudures).

Pour sortir de cette situation, il est crucial de développer aujourd'hui un plan ambitieux d'attractivité sur les métiers et les compétences de la filière nucléaire, en veillant à la qualité, à la sûreté, à l'innovation et à la digitalisation.

C'est la responsabilité de l'État , dont les politiques d'éducation nationale et d'enseignement supérieur doivent s'articuler sur ce point avec les politiques d'économie et d'énergie. C'est aussi la responsabilité de la filière , le Plan Excel du groupe EDF et le Projet Match du Gifen devant être dimensionnés en fonction de la relance.

• Ensuite, face à cette situation, l'industrie court le risque de voir son lien avec les jeunes Français se distendre encore davantage d'année en année . La difficulté à attirer de jeunes employés peut enclencher un « cercle vicieux » du point de vue de l'attractivité des entreprises, qui ne bénéficieront ni du rajeunissement progressif de leurs équipes ni de l'effet d'entraînement par la voie du « bouche à oreille » ou de l'exemple.

• Enfin, le vieillissement de la pyramide des âges fait peser un risque sur la transmission des entreprises elles-mêmes , de nombreux dirigeants - surtout dans le cas des petites et moyennes entreprises - approchant la fin de leur vie active. C'est là un enjeu de pérennité et d'ancrage du tissu industriel français : faute de repreneurs et de renouvellement générationnel, les entreprises pourraient voir leur performance se réduire, voire faire l'objet d'acquisitions par des entités étrangères , les rendant plus vulnérables à la délocalisation ou à la fermeture. Une telle dynamique pourrait mettre en péril la structure d'écosystèmes industriels entiers, si des maillons essentiels des chaînes de valeur venaient à être fragilisés .

UNE PROBLÉMATIQUE DE TRANSMISSION QUI CONCERNE ÉGALEMENT LE SECTEUR COMMERCIAL

Bien que les risques de délocalisation ne soient pas de même nature dans le secteur commercial que dans celui de l'industrie, les difficultés de transmission des petits commerces font courir également le risque d'une perte importante de compétences dans ce segment majeur de l'économie française, alors que 59 % des communes du pays ne disposent plus d'aucun commerce de proximité en 2017 174 ( * ) . Compte tenu de la perte d'attractivité de certaines zones rurales ou hyper-rurales, ce phénomène risque de s'accroître dans les années à venir.

La commission des affaires économiques du Sénat, conjointement avec celle de l'aménagement du territoire et du développement durable, a mis en avant en mars 2022 un ensemble de 43 mesures 175 ( * ) , déclinées en 10 axes, afin de soutenir le commerce en milieu rural. Parmi celles-ci figurent plusieurs pistes pour favoriser la reprise de commerces et d'artisanats dans les zones rurales caractérisées par des enjeux importants d'accessibilité aux commerces et services, reprises infra .

Les travaux des deux commissions ont en effet permis de révéler un accompagnement (notamment financier) et une formation insuffisants des repreneurs potentiels d'un commerce, décourageant ce type d'initiatives et contraignant souvent le chef d'entreprise à fermer son entreprise lors du départ à la retraite plutôt qu'à transmettre le bail, les compétences et le savoir-faire à un repreneur.

Enfin, les rapporteurs souhaitent souligner que l'enjeu d'attractivité et de renouvellement porte tout autant sur l'inclusion des jeunes que sur la féminisation de l'industrie . En 2022, les femmes restent nettement minoritaires parmi les employés du secteur industriel . Selon l'UIMM, le taux de féminisation stagne autour de 29 % depuis près de dix ans, en dépit d'initiatives telles que le collectif « IndustriElles » ou le plan d'action en faveur de la mixité et de l'égalité professionnelle dans l'Industrie, lancé en 2019. Cet état de fait va à l'encontre du principe d'universalité et d'accessibilité de l'emploi, contribue à perpétuer des images erronées de métiers « physiques » ou « manuels » adaptés aux seuls hommes, et prive les entreprises industrielles d'un vivier important de jeunes talents.

La parole aux entreprises - Le renouvellement générationnel

La mission d'information a entendu plusieurs entreprises des secteurs de la mécanique, de la chimie et de l'automobile, confrontées aux difficultés de recrutement.

Une entreprise de la mécanique a indiqué aux rapporteurs que « les métiers sur lesquels se portent les difficultés sont ceux fondés sur l'expérience et que l'on retrouve dans l'ensemble de l'industrie mécanicienne : techniciens d'usinage (tourneurs, fraiseurs, ajusteurs...), techniciens de maintenance spécialisés ou en automatisme, soudeurs... » . Elle a indiqué qu'elle devait parfois recruter des candidats hors de France faute de compétences disponibles dans son territoire. Selon elle, l'efficacité des aides à la modernisation et à la numérisation du plan de relance et des plans d'investissements peut être remise en cause, car « l'investissement est rendu possible, mais la compétence nécessaire derrière les machines ne peut s'acheter » . Bien que l'entreprise fasse du renouvellement générationnel un enjeu majeur, elle a indiqué que « les métiers techniques nécessiteront une passation de savoir et d'expérience, mais il n'est pas économiquement envisageable de doubler l'ensemble des postes avant des départs en retraite, par ailleurs incertains ».

(3) Les systèmes d'éducation et de formation ne sont plus orientés vers l'industrie, malgré un effort timide sur l'apprentissage

De manière plus préoccupante, les auditions menées par les rapporteurs ont révélé que les systèmes d'éducation et de formation sont aujourd'hui, du point de vue des industriels, insuffisamment orientés vers l'industrie , et ne permettent plus à celle-ci de pourvoir à ses besoins.

Dès l'élémentaire et le primaire, les élèves français ont aujourd'hui un niveau en mathématiques inférieur à celui de leurs homologues de l'OCDE : 2 % des élèves français ont un niveau jugé « élevé », contre 11 % en moyenne au sein de l'OCDE, ce qui place la France au dernier ou avant-dernier rang de ces 37 pays pour les niveaux du CM1 et de la 4 e . En parallèle, les moyens dédiés par l'État à l'éducation élémentaire et primaire sont plus faibles que dans le reste de l'OCDE (- 2 % et - 8 % respectivement).

Le récent rapport de la commission des finances du Sénat , Réagir face à la chute du niveau en mathématiques : pour une revalorisation du métier d'enseignant , présenté par Gérard Longuet en juin dernier, alertait déjà sur cette situation préoccupante. Ces carences, dès l'éducation élémentaire et primaire, peuvent très tôt contribuer à décourager les élèves de poursuivre des carrières techniques et scientifiques , qui pourraient les orienter vers les métiers industriels.

Source : UIMM, 2021.

L'enseignement technique et professionnel est encore trop souvent perçu comme une voie « secondaire » ou « par dépit », que cela soit par méconnaissance ou en raison des imperfections du système d'orientation français . Les élèves s'y trouvent, encore aujourd'hui, plus souvent en situation d'échec scolaire que dans les filières d'enseignement général. Ces problématiques ont contribué à la baisse des effectifs des lycées techniques et professionnels , ceux-ci ayant décru de 8 % entre 2000 et 2018. 176 ( * )

Les rapporteurs s'inquiètent surtout de la quasi-disparition de certaines filières de formation initiale . Interrogée à ce sujet, l'UIMM a estimé que certains territoires se trouvaient dans une situation « à la limite de la désertification de l'offre de formation » , citant pour exemple le fait qu'il n'existe aujourd'hui en Bretagne que deux établissements proposant un Bac pro et un BTS « Outillage ». Cela engendre un « cercle vicieux », le peu de formations réduisant le nombre de candidats, et le manque d'intérêt perçu des étudiants justifiant en retour la fermeture de certaines formations. Autres exemples parlants : la disparition de la formation initiale de soudeur, pourtant nettement identifié comme métier en forte tension ; ou des formations aux métiers de traitement de surface.

La parole aux entreprises - L'insuffisance du système de formation

La mission d'information a entendu plusieurs entreprises des secteurs de la mécanique, de la chimie et de l'automobile, confrontées aux difficultés de recrutement.

Une entreprise du secteur du caoutchouc a indiqué être particulièrement inquiète de l'état de la formation en France , véritable enjeu de souveraineté. Elle a par exemple dû recruter des data scientists en Inde, faute de candidats sur ces postes en France. Elle note que bien que des efforts sont faits par les régions et l'Éducation nationale, beaucoup d'entreprises en sont réduites à mettre en place des dispositifs individuels ad hoc de formation pour répondre aux carences identifiées, courant le risque de multiplier les dispositifs avec une coordination insuffisante.

Une entreprise du secteur de l'automobile a elle aussi témoigné de difficultés persistantes de recrutement depuis sept ou huit ans, en particulier sur les métiers de la maintenance et de l'impression sérigraphique, notant sur ce point que « les sérigraphes en France sont désormais quasi introuvables », tendance qui ne se retrouve pas à l'échelle européenne. L'entreprise a ainsi mis en place ses propres programmes de formation diplômante, peinant toutefois à pourvoir l'ensemble des places disponibles . Elle a également souligné le peu de soutien de l'Association nationale de la recherche et de la technologie dans la mise en oeuvre des conventions industrielles de formation par la recherche (Cifre) des doctorants.

En complément de ces témoignages, l'ARIA Hauts-de-France a souligné que le contexte économique difficile - 45 % des entreprises de la filière automobile étant déficitaires en 2020 et 2021 - ne favorise pas l'investissement dans les compétences et dans la formation. L'investissement public sur cette thématique est donc particulièrement nécessaire.

2. Alors que les grandes transitions offrent une opportunité de réindustrialisation sans précédent, l'industrie recrute, mais rencontre des difficultés historiques pour répondre à ses besoins
a) Les recrutements nécessaires se heurtent à une pénurie de candidats et de talents

De fait, dès aujourd'hui, l'industrie française recrute, dans l'ensemble des secteurs .

En 2022, les intentions d'embauche sont en hausse de 24 % environ - la dynamique étant particulièrement marquée dans le secteur de la métallurgie et celui des équipements électroniques et informatiques, avec 42 % et 38 % respectivement 177 ( * ) . Ces chiffres particulièrement élevés ne s'expliquent pas uniquement par le « rebond » consécutif à la crise économique liée à la pandémie de Covid-19, mais traduisent aussi des tendances de fond.

D'abord, comme évoqué plus haut, l'industrie doit faire face au renouvellement générationnel de ses employés et remplacer les nombreux départs définitifs.

Ensuite, les filières industrielles s'engagent dans les transitions énergétiques, environnementales et écologiques, en adaptant leurs produits et leurs métiers aux nouvelles exigences des consommateurs et de la réglementation. Ces mutations font appel à de nouveaux talents et génèrent des besoins de recrutement spécifiques : écoconception, impression 3D, 5G et usine connectée, cybersécurité, énergies renouvelables...

Enfin, le déploiement d'une politique de long terme de « relocalisation », ou en tout cas de réindustrialisation , impliquera aussi de mobiliser les compétences nécessaires à certains types de production : si la France souhaite compter dans la future chaîne de valeur européenne des composants électroniques et des batteries électriques de véhicules, son industrie devra recruter pour faire émerger de véritables écosystèmes locaux.

En dépit de ces enjeux nettement identifiés, l'industrie peine durablement à pourvoir à ses besoins de recrutement .

Avant même que la pandémie de Covid ne frappe les entreprises françaises, en 2019, 50 000 emplois industriels n'étaient pas pourvus . Ce chiffre s'établissait en 2021 à 70 000 postes, dont près de la moitié dans le secteur de la métallurgie , selon les chiffres fournis aux rapporteurs par l'UIMM. En 2022, plus d'une entreprise industrielle sur trois (37 %) cherche à pourvoir des postes , contre 28 % en 2021.

Source : Chiffres transmis par l'UIMM.

Plus d'un projet de recrutement sur deux (62 %) se heurte dans les faits à de fortes difficultés de recrutement , en raison principalement d'un nombre de candidats insuffisant ou d'un manque de compétences adaptées , selon l'enquête Besoins en main d'oeuvre réalisée en 2022 par Pôle emploi. Parmi les très nombreux métiers industriels touchés, quatre métiers font face à une pénurie structurelle : les chaudronniers, tôliers, traceurs, serruriers, métalliers et forgerons (85 % de recrutements difficiles) ; les soudeurs (80 %) ; les ouvriers qualifiés travaillant par enlèvement de métal (79 %) ; et les techniciens et agents de maîtrise de la maintenance et de l'environnement (77 %) ; représentant ensemble près de 21 000 projets de recrutement difficiles en 2022.

Ces difficultés de recrutement sont plus marquées dans l'industrie que dans l'économie française dans son ensemble : selon l'UIMM, « les métiers en tension identifiés concernent pour près de 50 % les entreprises industrielles, qui ne représentent pourtant que 13 % de l'emploi total en France » . Si, dans certains bassins d'emploi, le faible taux de chômage peut expliquer une partie des difficultés de recrutement, le phénomène semble pourtant bien revêtir une portée plus structurelle, comme évoqué plus haut.

b) Les grandes transitions offrent pourtant une opportunité de réindustrialiser et de faire rebondir l'emploi industriel

Malgré un déclin de plusieurs décennies, l'emploi industriel en France s'est stabilisé au cours des dernières années , le pays ayant enregistré un solde positif de 80 000 postes entre 2017 et 2019 traduisant les résultats d'une politique de restauration de la compétitivité engagée depuis le milieu des années 2000. Bien que la crise liée à la pandémie de Covid-19 ait brouillé cette dynamique, il est probable que la prise de conscience de la nécessité de réindustrialiser le pays, ainsi que les exigences de transition de l'économie conduisent à un renouveau industriel et à un rebond de l'emploi du secteur .

Plusieurs projections récentes estiment ainsi que la part de l'industrie dans la valeur ajoutée de l'économie française ou dans le produit intérieur brut devrait se stabiliser à moyen terme, au vu des choix de politiques publiques qui s'opèrent aujourd'hui. Selon une étude conjointe menée par France Stratégie et de la DARES en mars 2022, intitulée « Quels métiers en 2030 ? », la part de l'industrie dans la valeur ajoutée totale se maintiendrait autour de 14 % d'ici 2030, en rupture avec la trajectoire de désindustrialisation des décennies précédentes . Dans une autre étude conduite par RTE, il est estimé qu'un scénario de « réindustrialisation profonde » pourrait faire remonter la part de l'industrie dans le PIB de 9,9 % en 2019 à 13 % en 2050 .

Dans ces différents scénarios, l'emploi industriel augmenterait significativement au cours de la décennie à venir . Selon France stratégie, il croîtrait de 45 000 à 65 000 postes d'ici 2030, les auteurs notant que « cette croissance de l'emploi des métiers industriels inverserait la tendance baissière de la décennie précédente (170 000 postes de métiers industriels détruits entre 2009 et 2019) » . Les secteurs des matériels de transport, de l'industrie pharmaceutique , des traitements de l'eau et de l'agroalimentaire seraient les principaux moteurs de l'emploi industriel en France pour les années à venir , en lien avec les enjeux environnementaux, alimentaires, de mobilité et de santé. Le secteur de la construction de machines et d'équipements pourrait aussi tirer parti de l'investissement accru des entreprises. Dans le scénario de « réindustrialisation profonde », l'investissement accru et les mutations en profondeur de l'économie bénéficieraient particulièrement aux secteurs des équipements informatiques, électroniques, électriques et à celui des machines. Enfin, le secteur du bois et de l'ameublement tirerait profit des évolutions de la réglementation environnementale des bâtiments tels que la « RE2020 ».

Il est particulièrement positif de noter que les projections obtenues dans le cadre d'un scénario de transition « bas-carbone » de l'industrie - 65 000 postes créés, soit 2 % de croissance de l'emploi industriel - sont supérieures à celles du scénario de référence, ce qui tend à démontrer que les coûts engendrés par la décarbonation et la numérisation de l'industrie pourraient être compensés par l'essor de nouvelles filières industrielles et de nouveaux produits, inversant la dynamique de désindustrialisation .

c) Une « guerre des compétences » a déjà cours dans les secteurs stratégiques

Face à ces transitions incontournables et à la concurrence internationale accrue, certains des industriels entendus par les rapporteurs estiment qu' une « guerre des compétences » a aujourd'hui déjà cours dans les secteurs industriels les plus stratégiques.

Cette compétition entre entreprises et entre pays est accentuée par la mobilité accrue des travailleurs et par l'internationalisation des parcours. Les zones transfrontalières y sont particulièrement vulnérables , notamment dans les régions françaises situées à proximité de l'Allemagne, de la Suisse ou du Luxembourg. Les témoignages des entreprises recueillis par le Sénat démontrent que les difficultés de recrutement y sont particulièrement fortes.

La parole aux entreprises - La guerre mondiale des compétences

La mission d'information a entendu plusieurs entreprises des secteurs de la mécanique, de la chimie et de l'automobile, confrontées aux difficultés de recrutement.

Une entreprise du secteur de l'automobile, active dans la mise en oeuvre des « gigafactories » de batteries électriques, a indiqué qu'une « guerre des talents » a déjà cours au niveau mondial pour les experts de la batterie, d'autres pays européens misant fortement sur cette thématique, avec un fort soutien financier. L'entreprise fait un effort spécifique sur la formation de jeunes afin de développer ces compétences auprès des experts existants, recrutant ces derniers à l'étranger (par exemple au Vietnam). Dans le cadre de l'implantation de nouveaux sites, elle a aussi indiqué fortement ressentir le manque d'opérateurs de maintenance notamment.

Une autre entreprise de la filière automobile a elle aussi mis en garde face à la compétition accrue entre entreprises internationales, mais aussi entre entreprises françaises, afin d'attirer les talents. Elle a indiqué que la mise en place de formations nouvelles, en grande partie par les entreprises, ne sera pas suffisante pour répondre à court terme aux très forts besoins, et que l'industrie française court le risque d'un « pillage » mutuel des compétences, ce qui serait « perdant-perdant » pour les filières .

La filière ferroviaire a également souligné ce risque de compétition accrue entre entreprises françaises et entre branches industrielles, qui risque d'aggraver le manque d'attractivité de certaines filières en particulier.

Face à cette situation, les filières industrielles s'efforcent d'identifier les activités les plus critiques pour les secteurs industriels , voire pour le reste de l'économie. L'Observatoire de la métallurgie identifie ainsi sept champs de compétences critiques , « indispensables à préserver ou à développer pour répondre aux besoins finaux du pays et maintenir un bon niveau d'activité et d'emploi aujourd'hui et demain », en lien avec des enjeux de souveraineté et la capacité à capter les marchés.

Source : Étude Observatoire de la métallurgie-OPCO 2i, Activités critiques , mai 2021.

Les compétences liées au numérique apparaissent en outre, de manière transversale, comme un enjeu de préoccupation majeure des entreprises industrielles , au regard tant des risques en matière de propriété intellectuelle ou de sécurisation des réseaux que de l'usage des nouvelles technologies de production, comme la 5G ou la fabrication additive. Pour que la France réussisse sa montée en puissance - ayant pris un retard relatif en matière de modernisation et de numérisation - il sera nécessaire que les systèmes d'éducation et de formation assurent un vivier de compétences suffisant et adapté.

Une enquête relative aux besoins en compétences des entreprises des secteurs aéronautique et spatial, menée fin 2020 en Occitanie 178 ( * ) , révèle ainsi l'étendue des besoins exprimés dès aujourd'hui. Plus de 40 % des entreprises déclarent des besoins en compétences numériques , au premier rang desquelles celles relatives à la continuité numérique des produits (suivi du cycle de vie), à la cybersécurité, aux big data , au cloud ou à l'intelligence artificielle, aux machines intelligentes ou encore à la maintenance prédictive. Seule une partie de ces besoins pourront être couverts par de la formation interne : des recrutements externes seront nécessaires en matière de cybersécurité ou de data science notamment.

La même étude cite également d'importants besoins en compétences techniques (plus de 50 % des entreprises) , notamment en ce qui concerne la fabrication et le traitement des matériaux . Près d'un tiers des entreprises ont des besoins en matière de formage et d'usinage innovants ou de fabrication additive. Figurent également parmi les besoins fréquemment cités les nouveaux matériaux, tels que les superalliages ou composites ou les systèmes électroniques embarqués. Au regard des évolutions de la réglementation environnementale, des compétences en matière d'écoconception , d'écologie industrielle des sites (valorisation des déchets, performance énergétique...), ou encore de nouvelles propulsions (hydrogène, hybride...) sont aussi recherchées.

3. Former les talents qui feront l'industrie de demain : un impératif de souveraineté

Pour que le pays puisse réellement saisir ces opportunités de réindustrialisation durable, décarbonée et modernisée , encore faudra-t-il résoudre le déficit d'attractivité des emplois industriels, combler les insuffisances du système d'éducation et de formation , et sortir les entreprises souhaitant recruter de l'impasse dans laquelle elles se trouvent aujourd'hui.

À défaut, la pénurie de talents qui s'annonce pourrait remettre en cause la souveraineté industrielle de la France et conduire à une désindustrialisation plus profonde encore .

a) Inverser la tendance en développant l'enseignement des sciences et la connaissance de l'industrie dès l'école

Les rapporteurs recommandent tout d'abord, dans la droite ligne du rapport de la commission des finances , présenté par Gérard Longuet en juin 2021 et intitulé « Réagir face à la chute du niveau en mathématiques : pour une revalorisation du métier d'enseignant », d'accentuer l'effort de l'Éducation nationale en faveur de l'acquisition des savoirs scientifiques , et notamment mathématiques.

Des moyens supplémentaires doivent être dédiés à cet objectif fondamental , afin de permettre que les enfants disposent, dès l'école, de classes de taille adaptée et d'enseignements de qualité. Les enseignants doivent eux aussi bénéficier d'un effort particulier de l'État, à la fois dans la classe grâce à des budgets adéquats, mais aussi en dehors, grâce à un mode de recrutement adapté et la poursuite des efforts de revalorisation salariale, surtout au sein du premier degré. La pénurie d'enseignants qui a déjà cours, particulièrement pour certaines matières, est très préoccupante et traduit une désaffection qui pourrait mettre en péril à long terme l'éducation des élèves et la réindustrialisation du pays. Enfin, il convient d'accentuer les efforts en faveur des élèves les plus fragiles, afin d'enrayer l'échec scolaire et de prévenir au plus tôt dans les parcours les risques de décrochage .

Ensuite, le lien entre les Français, surtout les nouvelles générations, et l'industrie, doit être réparé . Là où les élèves français sont aujourd'hui éloignés du monde de l'entreprise, il convient de multiplier les actions visant à susciter l'intérêt pour les métiers manuels , scientifiques ou de production ; et à améliorer la connaissance du secteur de l'industrie .

En dépit de certaines initiatives récentes, telles que la « Semaine de l'Industrie » créée en 2011, ou le « French Fab Tour », lancé en 2019, les personnes entendues par les rapporteurs ont déploré qu'il soit souvent difficile d'organiser des visites de classes au sein d'entreprises industrielles , en raison de la réticence des établissements scolaires et de l'image négative des lieux. Trop peu de présentations des métiers au sein des écoles sont aujourd'hui possibles, faisant persister certaines idées fausses sur l'industrie et continuant à distendre le lien entre industrie et jeunes générations.

Recommandation n° 29 :

Faire entrer l'industrie dans les écoles, et les écoles dans l'industrie. Encourager l'organisation de visites scolaires ou de stages en entreprise industrielle et de présentation des métiers industriels au sein des établissements, dans le cadre de l'enseignement primaire et secondaire. Refaire de l'orientation un temps fort de la scolarité.

b) Améliorer l'orientation des élèves et repenser les filières et diplômes de demain

Les auditions des rapporteurs ont révélé que l'orientation professionnelle, dans sa forme actuelle, est encore trop souvent vécue comme arbitraire, insuffisante et trop superficielle . Elle est en partie rendue responsable de la chute des effectifs en lycée professionnel ou technique et de l'image négative des métiers industriels, souvent décriés ou trop peu promus lors de l'orientation. De l'aveu de la Direction générale des entreprises (DGE), interrogée par les rapporteurs, « il apparaît d'ores et déjà une inquiétude des filières relative aux formations techniques/scientifiques de spécialité, la propension des étudiants à choisir des formations généralistes étant inquiétante au regard des besoins de l'industrie, toutes filières confondues, à l'instar d'une filière traditionnelle comme le Bois ou d'une filière technologique comme Nouveaux systèmes énergétiques. »

Dans la lignée des efforts menés depuis plusieurs années, les rapporteurs souhaitent que l'orientation des élèves devienne un moment fort et valorisé du parcours d'éducation. Lors de la formation des personnels d'orientation, le monde industriel devrait faire l'objet d'une attention particulière , pour mieux faire correspondre les perceptions des élèves et des conseillers avec la réalité des métiers industriels actuels. La multiplicité des acteurs intervenant aujourd'hui au sein du Service public régional de l'orientation nuit parfois à la lisibilité et à la coordination des efforts menés : il conviendrait d'y donner un rôle accru aux régions , qui connaissent bien les besoins de leurs territoires et la réalité du tissu économique, et sont des acteurs importants de la politique d'éducation et de formation. Dans cet effort, les acteurs publics pourraient s'appuyer sur les filières industrielles, qui mènent en parallèle nombre d'initiatives visant à restaurer l'attractivité de leurs métiers.

L'inadéquation des systèmes de formation aux métiers de demain et aux filières d'avenir a été soulignée par la majorité des personnes entendues par les rapporteurs. En conséquence, ceux-ci recommandent de mener à bien une grande étude nationale sur les filières et diplômes d'aujourd'hui et de demain , visant à combler les carences de certaines filières et à réorienter certains moyens vers les métiers et compétences stratégiques.

Des initiatives ont été récemment lancées, comme l'a signalé la Direction générale des entreprises : plusieurs filières industrielles se sont ainsi engagées, dans le cadre de leur comité stratégique de filière, à réaliser des « EDEC » (Élaboration d'engagements développement et compétence). Ces études visent à identifier les besoins en emploi, en compétences et en formation de chaque secteur, dans une logique prospective. La DGE anime également un groupe de travail inter-filières , logé auprès du Conseil national de l'industrie, étudiant les pistes de développement de l'attractivité des métiers industriels et préparant l'évolution des emplois et compétences. Enfin, une cartographie des besoins associés aux objectifs du plan « France 2030 » est en cours de réalisation par la DGE, devant identifier les besoins et adapter en conséquence l'offre de certifications et de formations aux « métiers du futur ». En effet - c'est un signal positif - le plan France 2030 prévoit la mise en place d'un appel à manifestation d'intérêt intitulé « Compétences et métiers d'avenir », qui consacrerait, si confirmé, près de 2 milliards d'euros à la création d'offres de formation initiale et continue .

Toutefois, plusieurs branches industrielles ne sont à ce stade pas concernées par ces différentes démarches. Il convient donc de poursuivre et d'approfondir cet état des lieux absolument nécessaire à la définition d'une politique de « souveraineté des compétences » .

Interrogé par les rapporteurs, l'UIMM estime qu'il existe aujourd'hui trois priorités. D'abord, le développement de filières de formation dans le secteur de l'électronique , nécessaires notamment à la production de cartes électroniques, avec un effort portant sur tous les niveaux de l'activité, depuis l'industrialisation au contrôle qualité, en passant par la production et les achats. L'UIMM estime que la sensibilisation doit intervenir dès avant le baccalauréat, afin d'orienter au mieux les élèves intéressés vers les formations de type BTS. La filière des savoir-faire traditionnels de la métallurgie et celle des outils du numérique sont également citées comme priorités.

Dans l'effort ultérieur de conception de nouvelles voies de formation, il sera essentiel de mieux associer les branches industrielles et leur connaissance première des besoins. Dans la recherche d'efficacité et de synergies, il sera également pertinent de travailler en « inter-filières », afin d'identifier les besoins communs, de rassembler certaines offres de formation, ou de travailler à des nomenclatures communes. Le ministre chargé de l'Industrie , aujourd'hui trop peu représenté dans le pilotage des lycées professionnels et techniques et de la formation initiale, pourrait aussi être mieux associé à ces réflexions.

Les représentants de l'industrie ont particulièrement alerté les rapporteurs sur ce point, rappelant que l'inertie naturelle du système d'éducation et la durée de mise en application concrète des réformes appellent une action rapide des pouvoirs publics pour anticiper et répondre aux enjeux de la décennie à venir .

Recommandation n° 30 :

- Mener à bien les études sur les filières et diplômes d'aujourd'hui et de demain, et en tirer les conséquences concrètes sur l'enseignement secondaire et supérieur, pour combler les carences sur certaines filières d'éducation et de formation initiale ;

- Repenser en particulier l'offre de formation dans les secteurs de l'électronique, de la métallurgie, du nucléaire et des outils numériques ;

- Confier au ministère chargé de l'industrie la compétence de la conception des filières de formation industrielle et le pilotage de l'enseignement professionnel et technique.

c) Poursuivre l'effort en faveur de l'apprentissage, y compris dans les lycées professionnels, et proposer un modèle de financement viable

Les rapporteurs se félicitent de la dynamique positive qui s'est enclenchée depuis plusieurs années en faveur de l'apprentissage , initiée en 2019 avec une hausse de 16 % du nombre d'apprentis (soit 370 000). Cet essor est un signal positif pour la transmission des compétences et le dynamisme des métiers de l'industrie.

Le succès du dispositif et le nombre croissant d'apprentis soulèvent néanmoins une forte interrogation sur le financement de l'apprentissage en France, sujet que la réforme opérée en 2018 a largement laissé de côté . Alors que le nombre d'apprentis a atteint 730 000 contrats, en 2021, France Compétences a été en 2021, comme en 2020, déficitaire , à hauteur de 3,5 milliards d'euros (contre 4,6 milliards d'euros en 2020). Le financement complémentaire octroyé par l'État à hauteur de 2,7 milliards d'euros n'est pas à la hauteur des enjeux, et ne permet pas d'offrir la visibilité nécessaire sur un modèle de financement pérenne du dispositif. Dans un rapport d'avril 2020, intitulé « Conséquences financières de la réforme de l'apprentissage et de la formation professionnelle », l'Inspection générale des finances et l'Inspection générale des affaires sociales estimaient ainsi que « sur la période 2020-2023, la réforme devrait produire [...] un besoin de financement de l'ordre de 4,9 milliards d'euros ».

Si la tendance de hausse du nombre d'apprentis, comme l'anticipe le rapport précité, se poursuivait dans les mêmes proportions, la question du financement deviendra incontournable : il convient que le Gouvernement se positionne clairement sur ce sujet, sous peine de faire peser une menace constante sur les ressources des centres de formation d'apprentis (CFA) et sur les finances publiques .

Une autre difficulté persistante a été soulignée au cours des auditions menées par les rapporteurs : la faible progression de l'apprentissage avant le bac, notamment au sein des lycées professionnels , pesant sur le taux d'insertion dans l'emploi.

Pourtant, comme l'ont souligné les représentants de l'industrie, « les difficultés de recrutement et de formation concernent au premier chef des postes d'ouvriers qualifiés - chaudronnier, soudeur, tôlier par exemple dans la métallurgie - qui correspondent à un niveau Bac Pro, voire CAP ». Dans une certaine mesure, la dynamique en faveur de l'apprentissage semble donc avoir raté une partie de sa cible et subir une forme de « déformation » en faveur des diplômes supérieurs.

Recommandation n° 31 :

- Accroître le financement de l'apprentissage en France, au regard du nombre croissant d'apprentis et dans l'objectif d'une réindustrialisation durable du pays ;

- Accentuer les efforts d'orientation vers l'apprentissage au sein des lycées professionnels et envers les métiers de niveau Bac pro ou BTS.

d) Développer la formation en situation de travail et mieux cibler les actions de formation sur les métiers en tension

Les insuffisances de la formation initiale et le risque pesant sur la transmission des compétences appellent à développer les dispositifs de formation en situation de travail , récemment reconnus par la loi et bien davantage utilisés dans d'autres pays.

Partant du constat que la formation, telle que conçue dans le système français, est encore trop souvent dispensée sous forme de stages déconnectés du site de production, de format plus « scolaire », et parfois inadaptés aux besoins de formation des entreprises, une expérimentation conduite entre 2015 et 2018 avait testé la mise en oeuvre de formations « in situ », au sein des entreprises. Face aux résultats encourageants de l'expérimentation 179 ( * ) , l a loi n° 2018-771 du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel a récemment donné une base légale à ces « AFEST », ou actions de formation en situation de travail .

Selon l'UIMM, de tels dispositifs sont déjà fréquemment utilisés en Allemagne, en Italie ou dans les pays scandinaves, à la différence de la France, qui ne les a pas encore réellement développés. Il s'agit pourtant d'une bonne opportunité de dispenser une formation théorique, complétée d'un apprentissage direct et concret des gestes de production, des machines utilisées, des processus spécifiques de production, sous la supervision d'un formateur en entreprise, particulièrement utile lorsqu'une offre générique de formation n'existe pas où que le besoin de l'entreprise est particulièrement spécifique.

L'État pourrait soutenir et encourager la mise en place d'AFEST , en simplifiant les conditions dans lesquelles elles peuvent être mises en oeuvre, en les articulant avec d'autres dispositifs de formation (tels que l'apprentissage), ou encore en « formant les formateurs ». Les filières industrielles pourraient également se saisir du dispositif, en créant des référents ou accompagnants dédiés au sein des branches, afin d'aider les petites et moyennes entreprises à mettre en oeuvre ces actions de formation.

D'autre part, l'État et les filières industrielles pourraient s'engager en faveur d'un meilleur ciblage de la formation continue sur les métiers en tension . L'UIMM, entendue par les rapporteurs, souligne en effet que le compte personnel de formation est, dans les faits, rarement utilisé pour des actions visant à l'obtention d'une certification professionnelle (deux dossiers sur dix environ).

Il ne s'agit ici bien entendu aucunement de remettre en cause le libre choix des formations retenues, mais pourraient être mises en place des incitations à choisir des formations débouchant sur des emplois recherchés et valorisés . Par exemple, l'opportunité de prévoir des dispositifs d'abondement par les entreprises des CPF, lorsqu'ils sont utilisés au profit de formations répondant à un besoin fort de compétences ou orientant vers des métiers en tension, pourrait être examinée. Toute évolution de ce type devra naturellement faire l'objet d'une concertation poussée avec l'ensemble des partenaires sociaux, afin de trouver un équilibre adéquat.

Cet enjeu de formation continue apparaît d'autant plus fort que les mutations économiques récentes ou à venir engendreront une demande accrue de reconversions professionnelles : tant d'un point de vue social que d'un point de vue économique, il sera pertinent d'orienter les personnes concernées vers des formations offrant de fortes chances de retrouver un emploi.

Recommandation n° 32 :

Améliorer encore la formation aux métiers, en début et au cours de la carrière, en :

- simplifiant le recours aux actions de formation en situation de travail (AFEST), consacrées par la loi en 2018, au potentiel encore sous-exploité ;

- faisant évoluer les dispositifs de formation continue afin d'accroître leur ciblage sur les métiers en tension et ceux offrant de fortes chances d'accès à l'emploi, par exemple en encourageant à développer des modes de co-financement des formations par l'entreprise lorsqu'elles visent à répondre à un besoin fort de compétences.


* 169 Enquête IFOP-UIMM, Les Français, l'industrie et le déclin des territoires , février 2022.

* 170 Chiffres transmis par l'UIMM.

* 171 Chiffres fournis par France Chimie.

* 172 Étude de France Stratégie et de la DARES, « Quels métiers en 2030 ? », mars 2022.

* 173 Jean-Martin Folz, La construction de l'EPR de Flamanville , octobre 2019.

* 174 Ce chiffre n'était « que » de 25 % environ en 1980.

* 175 Rapport d'information n° 577 (2021 - 2022) de MM. Bruno Belin et Serge Babary, fait au nom de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable et de la commission des affaires économiques, déposé le 16 mars 2022.

* 176 Chiffres transmis par l'UIMM.

* 177 BMO 2022 Pôle emploi.

* 178 Observatoire de la métallurgie, OPCO 2i, Enquête sur l'évolution du besoin en compétences des entreprises industrielles dans la filière aéronautique et spatiale en Occitanie , décembre 2020.

* 179 Copanef, FPSPP, Cnefop, Ministère du travail, Rapport final de l'expérimentation « AFEST », juillet 2018.

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