II. CES DIFFICULTÉS EMPORTENT DE LOURDS RISQUES, UN « BLACK-OUT » GÉNÉRALISÉ N'ÉTANT PAS ENVISAGÉ, MAIS DES COUPURES LOCALES ET CIBLÉES NE POUVANT ÊTRE EXCLUES

Cette situation de tension sur le système électrique emporte de lourds effets et risques, sur plusieurs plans : la transition énergétique, la souveraineté énergétique et l'accès à l'électricité.

Tout d'abord, cette situation de tension nuit à notre transition énergétique , car elle entraîne le recours à des moyens de production d'électricité émissifs, l'électricité nucléaire émettant 6 grammes d'équivalents en dioxyde de carbone par kilowattheure (geqCO 2 /kWh) contre 1058 pour une centrale à charbon, 418 pour une centrale au gaz ou 730 pour une centrale au fioul 19 ( * ) .

En adoptant l'article 12 de la loi « Énergie-Climat », du 8 novembre 2019 20 ( * ) , le Parlement a acté la fermeture des 4 dernières centrales à charbon d'ici à fin 2022. Une ordonnance du 29 juillet 2020 21 ( * ) a été prise en application de cet article, pour accompagner les salariés dans ces fermetures. Sa ratification est intervenue par l'article 44 de la loi « Climat-Résilience », du 22 août 2021 22 ( * ) : la commission des affaires économiques a d'ailleurs veillé à ce que le « filet social » ainsi prévu pour ces salariés soit à la hauteur de celui de droit commun.

Depuis lors, l'article L. 311-5-3 du code de l'énergie dispose que le Gouvernement fixe un plafond d'émissions de gaz à effet de serre (GES), à compter du 1 er janvier 2022, pour les installations de production d'électricité fossile émettant plus de 0,55 tonne d'équivalents en dioxyde de carbone par mégawattheure (teqCO 2 /MWh).

Un premier décret n° 2019-1467 du 26 décembre 2019 23 ( * ) a fixé ce plafond 24 ( * ) à 0,7 kilotonne d'équivalents en dioxyde de carbone par mégawattheure (kteqCO 2 /MWh), à compter du 1 er janvier 2022.

La limitation ainsi prévue à 700 heures du fonctionnement des centrales à charbon « devrait conduire à leur fermeture ou leur reconversion vers des solutions moins émettrices de gaz à effet de serre » 25 ( * ) .

En revanche, elle a laissé inchangées les centrales au gaz ou au fioul qui « pourront être maintenues compte tenu de leur nombre d'heures de fonctionnement, qui est d'ores et déjà très faible ».

De plus, les installations fonctionnant aux combustibles renouvelables, au gaz de récupération, à la cogénération et celles de très petites tailles ont été exclues de cette limitation.

Or, un second décret n° 2022-123 du 5 février 2022 26 ( * ) a reporté l'application du plafond de 0,7 kteqCO 2 /MWh au 1 er janvier 2023. À la place, il lui a été préféré un plafond de 1 kteqCO 2 /MWh pour les installations mises en place entre le 1 er janvier et le 28 février 2022, et de 0,6 kteqCO 2 /MWh, pour celles entre le 1 er mars 2022 et le 31 décembre 2022.

L'objectif de cette modification réglementaire, passée inaperçue, est simple : faciliter le recours aux centrales thermiques fossiles, dont celles à charbon, pour passer le tumulte de l'hiver 2021-2022 !

RTE 27 ( * ) précise bien ce revirement dans la politique énergétique du gouvernement : « Ceci vise à faire face aux tensions sur l'équilibre offre-demande notamment en cas de vague de froid tardive cet hiver voire ultérieurement en 2022. Concrètement, leur durée de fonctionnement maximale autorisée est désormais de l'ordre de 1 000 heures sur les deux premiers mois de 2022 et de 600 heures sur le reste de l'année, contre environ 700 heures précédemment sur l'ensemble de l'année » 28 ( * ) .

Preuve concrète de l'utilisation d'énergie carbonée, RTE évalue que 390 à 470 heures ont déjà été produites par ces centrales début février .

L'engagement pris par l'Exécutif d'une sortie des centrales à charbon, dès la fin 2022, n'a donc pas été réalisé !

Or, il s'agissait d'un engagement du Président de la République lui-même qui avait affirmé , lors d'un entretien, le 17 décembre 2017 : « D'ici à la fin du quinquennat, j'aurai fermé toutes les centrales à charbon et les centrales thermiques. Je ne laisserai pas cette tâche à mon successeur » 29 ( * ) .

En outre, cette situation de tensions nuit à notre indépendance énergétique, car elle conduit à l'utilisation d'imports d'électricité !

À court terme, RTE estime que l'hiver 2021-2022 est caractérisé par des niveaux très élevés d'imports d'électricité : « Il en a résulté une situation où la France a importé de manière quasi-systématique, mais sans tension particulière sur l'équilibre offre-demande » 30 ( * ) .

À l'issue de son audition , RTE a d'ailleurs ajouté que « des niveaux très importants d'imports, proches des capacités techniques maximales, ont par exemple été enregistrés les 20, 21 et 22 décembre 2021 ».

À plus long terme, RTE relève que la crise de la Covid-19 a dégradé la situation extérieure de la France : si notre pays a présenté un solde extérieur positif (43,2 TWh) en 2020, ses importations ont augmenté de 22 % (pour s'établir à 34,6 TWh) et ses exportations ont diminué de 7 % (pour s'établir à 77,8 TWh) en un an 31 ( * ) .

Il a précisé que « cette situation particulière s'explique par l'impact de la crise sanitaire sur la capacité de production française (notamment nucléaire) et par la moindre demande d'électricité en Europe. »

De plus, le nombre de journées d'importation s'est élevé à 43, en 2020, contre 18, en 2019, seul l'hiver 2016-2017 ayant été plus défavorable.

RTE a ajouté que ces journées d'importation « sont principalement réparties en été et au mois de septembre lorsque la disponibilité du parc nucléaire est réduite, tandis qu'aucune journée n'est importatrice en janvier, février ou mars, ce qui s'explique notamment par un hiver doux ».

Dernier point, et non des moindres, cette situation de tension emporte de lourds risques pour l'accès à l'électricité , au détriment des consommateurs d'énergie, particuliers comme entreprises.

Si RTE n'identifie pas de situation de « black-out », entendue comme « une perte généralisée de l'alimentation électrique sur le territoire » 32 ( * ) , il estime que des mesures devront être prises en cas de fortes tensions sur la production ou la consommation 33 ( * ) .

C'est pourquoi RTE indique que « le recours à de moyens ”post-marché“ serait probable en cas de vague de froid (de l'ordre de 4 °C en dessous des normales), de situation de très faible production éolienne sur la plaque européenne ou de forte dégradation supplémentaire de la disposition du parc de production et quasi-certain si ces facteurs se combinent (en particulier s'ils sont conjoints avec les pays voisins) ».

Ces moyens post-marché consistent en :

• l'appel aux gestes éco-citoyens ;

• le recours aux services contractualisés d'interruptibilité ;

• la baisse de tension sur les réseaux de distribution ;

• des coupures ciblées, locales, temporaires et maîtrisées de consommateurs non sensibles.

Sur ce dernier point, RTE précise « en dernier ressort, le recours à des coupures ciblées de consommateurs demeure une solution à laquelle [il] devra potentiellement recourir » .

Pour autant, l'usage de mécanismes post-marché doit respecter le critère de défaillance , entendu comme « la durée moyenne de défaillance annuelle [...] pour des raisons de déséquilibres entre l'offre et la demande d'électricité » 34 ( * ) : juridiquement, cette durée a été fixée à 3 heures par an 35 ( * ) .

Dans un contexte croissant de tensions, RTE a institué cette année un nouveau dispositif de prévision et d'information :

• d'une part, trois séquences de communication sur le passage de l'hiver ont été instituées , en novembre, fin décembre-début janvier et fin janvier ;

• d'autre part, un dispositif « ÉcoWatt » a été consolidé 36 ( * ) , pour émettre une alerte sur le niveau de la sécurité d'approvisionnement et inciter les consommateurs à des gestes éco-citoyens , selon 4 niveaux « vert » (consommation raisonnable), « jaune » (consommation élevée), « orange » (système électrique tendu) et « rouge » (système électrique très tendu avec des coupures inévitables).

En complément de son audition, RTE a précisé avoir déjà eu recours à ces dispositifs, en janvier 2021, avec l'activation de l'alerte « rouge » du dispositif « ÉcoWatt » et le recours au mécanisme d'interruptibilité ; l'interruption de la consommation de 16 grands consommateurs d'électricité avait ainsi permis d'économiser 1,3 GW 37 ( * ) .

Sur ce dernier sujet, il faut rappeler que la législation française prévoit plusieurs dispositifs sophistiqués pour contribuer à la sécurité d'approvisionnement : les contrats d'interruptibilité, soit la possibilité de réduire la puissance d'un site en contrepartie d'une indemnité (article L. 321-19 du code de l'énergie) ; les mécanismes de capacité, c'est-à-dire l'obligation pour les fournisseurs d'électricité de disposer de capacités pour alimenter leurs clients en période de pointe (article L. 335-1 du même code) ; les effacements de consommation, soit la gestion active d'une consommation d'électricité (article L. 271-2 du même code) ; le stockage de l'électricité, via les stations de transfert d'électricité par pompage (STEP), les batteries ou l'hydrogène (article L. 352-1-1 du même code).

Par ailleurs, les consommateurs d'énergie bénéficient d'un fournisseur de secours (article L. 333-3 du code de l'énergie), institué par l'article 64 de la loi « Énergie-Climat » 38 ( * ) , du 8 novembre 2019, ou d'un médiateur national de l'énergie (article L. 122-1 du même code), consolidé par l'article 91 de la loi « Climat-Résilience » 39 ( * ) , du 22 août 2021. Le groupe EDF a été désigné fournisseur de secours , deux ans après la loi précitée, par deux arrêtés des 3 40 ( * ) et 5 41 ( * ) novembre 2021.


* 19 Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie - Agence de la transition écologique (ADEME-ATE), Base carbone consultable ici .

* 20 Loi n° 2019-1147 du 8 novembre 2019 relative à l'énergie et au climat.

* 21 Ordonnance n° 2020-921 du 29 juillet 2020 portant diverses mesures d'accompagnement des salariés dans le cadre de la fermeture des centrales à charbon.

* 22 Loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets.

* 23 Décret n° 2019-1467 du 26 décembre 2019 instaurant un plafond d'émission de gaz à effet de serre pour les installations de production d'électricité à partir de combustibles fossiles.

* 24 Article D. 311-7-2 du code de l'énergie.

* 25 Note de présentation de la Consultation du projet de décret instaurant un plafond d'émission de gaz à effet de serre pour les installations de production d'électricité à partir de combustibles fossiles, p. 1.

* 26 Décret n° 2022-123 du 5 février 2022 modifiant le plafond d'émission de gaz à effet de serre pour les installations de production d'électricité à partir de combustibles fossiles.

* 27 Réseau de transport d'électricité (RTE), L'équilibre offre-demande d'électricité pour l'hiver 2021-2022 , publié en novembre 2021 et actualisé en février 2022.

* 28 Ibidem.

* 29 Le Figaro , « Macron promet la fermeture des centrales à charbon », 18 décembre 2017.

* 30 Réseau de transport d'électricité (RTE), L'équilibre offre-demande d'électricité pour l'hiver 2021-2022 , publié en novembre 2021 et actualisé en février 2022.

* 31 Réseau de transport d'électricité (RTE), Bilan électrique 2020 , 2021.

* 32 Selon la définition donnée par RTE dans le rapport précité sur l'équilibre offre-demande d'électricité pour l'hiver 2021-2022.

* 33 Réseau de transport d'électricité (RTE), L'équilibre offre-demande d'électricité pour l'hiver 2021-2022 , publié en novembre 2021 et actualisé en février 2022.

* 34 Selon la définition donnée par le ministère de la transition écologique (MTE), consultable ici .

* 35 Article D. 141-11-6 du code de l'énergie.

* 36 Ce dispositif a été institué nationalement en 2020, après avoir existé localement pendant 10 ans.

* 37 Cet hiver, seule une alerte « jaune » régionale a été activée.

* 38 Loi n° 2019-1147 du 8 novembre 2019 relative à l'énergie et au climat.

* 39 Loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets.

* 40 Arrêté du 3 novembre 2021 portant nomination à titre transitoire d'un fournisseur de secours en électricité.

* 41 Arrêté du 5 novembre 2021 portant nomination à titre transitoire d'un fournisseur de secours en électricité sur les zones de dessertes des entreprises locales de distribution.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page