LES
PRINCIPALES OBSERVATIONS
DU RAPPORTEUR SPÉCIAL
Prévu pour les années 2018 à 2022, et doté d'une enveloppe initiale fixée à 530 millions d'euros, le plan de transformation numérique du ministère de la justice se fonde sur des objectifs ambitieux, répartis en trois axes.
L'ambition de ce plan va au-delà de la question de la seule numérisation des procédures. Son objectif est plus large : il vise à moderniser en profondeur la justice, pour la rendre plus rapide, plus accessible et plus transparente aux yeux des justiciables. Il s'agit également d'améliorer significativement les conditions de travail au sein de ce ministère. Face à ces fortes attentes, le rapport de la Cour des comptes dresse un bilan contrasté de la mise en oeuvre de ce plan au cours des dernières années.
1. La réussite du plan de transformation numérique du ministère de la justice se heurte à plusieurs écueils majeurs...
Le premier obstacle identifié par les travaux de la Cour des comptes est de nature budgétaire . En effet, l'évaluation de l'efficacité du PTN est rendue complexe par le manque de lisibilité de l'exécution des crédits dépensés au titre de ce plan.
Le constat formulé par la Cour des comptes est alarmant : le coût global du plan n'est, à ce jour, pas connu . Alors qu'une enveloppe de 530 millions d'euros d'investissement avait été annoncée initialement, le budget prévisionnel est aujourd'hui évalué à 470 millions d'euros, soit près de 13 % de moins.
Le suivi de la mise en oeuvre du plan se heurte à l'absence de périmètre budgétaire propre, ce qui entraîne une confusion entre celui-ci et les autres crédits informatiques du ministère. La complexité de cette présentation budgétaire nuit à la portée de l'autorité parlementaire donnée en loi de finances, et à notre rôle de contrôle et d'évaluation des politiques publiques.
Face à ce constat, une évolution de la présentation des crédits de la mission « Justice » , en particulier du programme 310 qui porte en grande partie les crédits du plan de transformation numérique, doit être envisagée . Une évolution de la maquette budgétaire apparaît d'autant plus nécessaire que la Cour des comptes estime que les informations transmises dans les documents budgétaires sont parfois d'une fiabilité limitée , alors même que ces documents constituent des données essentielles pour l'examen des rapporteurs spéciaux. Cette carence, difficilement justifiable, constitue un réel frein à l'information du Parlement et à la conduite de ses missions de contrôle de l'action du Gouvernement et d'évaluation des politiques publiques.
Le deuxième écueil est la mise en oeuvre en silos de ce plan de transformation numérique . Cette logique de « compartiments » se retrouve malheureusement à plusieurs niveaux.
Ainsi, les projets informatiques semblent être développés les uns indépendamment des autres, sans que les leçons tirées d'un projet ne soient réellement mobilisées pour contribuer au succès d'un autre. À titre d'exemple, le principe du pilotage du projet « Harmonie » par un directeur de projet unique n'a pas été retenu pour d'autres projets numériques, alors que la désignation d'une autorité unique constitue l'une des clés du succès du développement d'une application. De la même façon, l'enquête de la Cour fait état d'une segmentation encore importante entre les directions métiers et la fonction informatique, même si leur articulation varie selon les projets.
En outre, la logique dite en « silos » freine le développement de projets interministériels, pourtant cruciaux pour l'accès au service public de la justice. Il en est ainsi de la procédure pénale numérique (PPN) dont l'objectif est de dématérialiser l'ensemble de la chaîne pénale. La PPN, qui regroupe en réalité 14 projets informatiques différents, accuse un retard important, en dépit des fortes attentes des agents des ministères de la justice et de l'intérieur. Ce retard résulte notamment d'un manque d'anticipation de l'harmonisation des logiciels de rédaction des procédures entre les ministères, même s'il convient de rappeler que la PPN ne figurait pas dans le PTN initial.
Toutefois, le rapporteur spécial souligne que des efforts ont été réalisés pour impulser une culture plus transversale de la fonction informatique, notamment grâce à une grande implication du secrétariat général du ministère sur le sujet. Ainsi, le secrétariat général pilote la direction de programme du projet de la PPN, même si ce projet relève des services judiciaires.
Le troisième écueil est celui d'un manque de ressources internes au ministère de la justice pour la mise en oeuvre de ce plan, et d'un recours excessif à l'externalisation . Ainsi, en 2020, les ressources internes ne représentent que 9 % des effectifs requis pour les projets dont le coût dépasse 5 millions d'euros. Dans ce contexte, le manque d'appropriation du ministère pour le déploiement de projets informatiques d'envergure n'est pas une surprise, et constitue une carence constatée dans plusieurs autres ministères. Cette externalisation de la conduite des projets informatiques n'est toutefois pas sans risque, car « la forte dépendance du ministère à l'égard d'un faible nombre de prestataires crée des situations qui peuvent nuire à la bonne protection des intérêts de la personne publique » 1 ( * ) . Le rapporteur spécial estime que le recrutement, la formation et la stabilité des équipes internes au ministère chargées de piloter le PTN doit être une priorité, et conditionne la réussite globale de ce plan.
Enfin, les changements de priorités en cours d'exécution ont percuté la mise en oeuvre du plan de transformation numérique . Ainsi, l'entrée en vigueur du code de la justice pénale des mineurs a constitué un défi important pour l'adaptation des applications existantes. Il convient de s'interroger sur l'obsolescence des systèmes d'information qui ne permet pas de s'adapter rapidement aux évolutions législatives et réglementaires.
Par ailleurs, la Cour des comptes estime que la priorité donnée à l'accès en ligne aux justiciables est contestable, au motif que la logique de guichet a relayé au second plan l'amélioration de l'applicatif « socle ». Le rapporteur spécial ne partage pas cette critique , en estimant qu'un accès facile et compréhensible de la justice par le justiciable constitue un préalable indispensable pour restaurer la confiance envers l'institution judiciaire.
Ainsi, l'ensemble de ces écueils contribuent à allonger les délais de mise en production des différents projets informatiques et favorise le dérapage des coûts, dans un cercle vicieux de l'obsolescence : plus une application informatique est longue à développer, plus elle risque d'être obsolète rapidement, et plus sa mise à jour sera coûteuse et longue, au détriment du bon fonctionnement du service public de la justice.
2. ... qui ne doivent toutefois pas faire oublier l'importance du retard initial du ministère en la matière
Les progrès réalisés depuis le début du plan de transformation numérique doivent être analysés à la lumière du retard à combler .
Dans cette perspective, le rapporteur spécial appelle à la plus grande vigilance en matière de comparaisons de la numérisation de la justice en France par rapport à d'autres États membres de l'Union européenne bien plus avancés en la matière, tel que l'Estonie. Si ces États constituent des modèles de numérisation réussie, cette comparaison peu flatteuse ne tient pas compte de l'état de vétusté des systèmes informatiques actuels .
À ce titre, lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2022, le rapporteur spécial avait d'ailleurs rappelé que la hausse continue des moyens budgétaires de la justice s'inscrivait dans un objectif de rattrapage de l'écart creusé avec la justice de nos voisins européens 2 ( * ) . Le rapporteur spécial estime que le constat de la Cour des comptes selon lequel ce PTN constitue avant tout un « rattrapage », et non un saut qualitatif majeur des outils numérique du ministère, n'est pas une surprise. Si la tâche apparaît titanesque, le déploiement de ces moyens budgétaires conséquents doit répondre aux attentes des usagers du service public de la justice.
* 1 Enquête de la Cour des comptes, p. 89.
* 2 Rapport général n° 163 (2021-2022) de M. Antoine LEFÈVRE, fait au nom de la commission des finances, déposé le 18 novembre 2021 sur le projet de loi de finances 2022, p. 13.