TRAVAUX DE LA COMMISSION :
AUDITION POUR SUITE À DONNER
Réunie le mercredi 26 janvier 2022, sous la présidence de M. Claude Raynal, président, la commission a procédé à l'audition pour suite à donner à l'enquête de la Cour des comptes, transmise en application de l'article 58-2° de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), sur le plan de transformation numérique du ministère de la justice.
M. Claude Raynal , président . - Nous procédons à une audition pour suite à donner à l'enquête de la Cour des comptes réalisée à la demande de notre commission, en application de l'article 58-2° de la loi organique du 1 er août 2001 relative aux lois de finances (LOLF), sur la transformation numérique du ministère de la justice.
Alors que chacun s'accorde sur la nécessité de réévaluer les moyens humains et financiers consacrés à notre système judiciaire, il nous est apparu important d'évaluer également ses efforts de modernisation, tant pour faciliter le travail des magistrats et des agents qu'au bénéfice de nos concitoyens qui demandent une justice plus accessible, plus rapide et plus efficace.
Nous avons donc estimé utile de faire un bilan du plan de transformation numérique qui avait été présenté en 2017 pour remédier aux graves difficultés du ministère en ce domaine, et d'évaluer la situation actuelle de la justice au regard des défis que posent le développement de l'utilisation des outils numériques et les nouvelles méthodes de travail liées à la pandémie de covid-19.
Nous avons le plaisir de recevoir une nouvelle fois M. Gilles Andréani, président de la quatrième chambre de la Cour des comptes, qui nous présentera les principales conclusions de cette enquête.
Notre rapporteur spécial, Antoine Lefèvre, présentera les principaux enseignements qu'il en tire et posera les premières questions.
Puis, je laisserai Mme Catherine Pignon, secrétaire générale du ministère de la justice, nous éclairer sur le sujet et répondre aux observations de la Cour et du rapporteur spécial.
À l'issue des débats, je demanderai aux membres de la commission des finances leur accord pour publier l'enquête remise par la Cour des comptes.
Nous accueillons également pour cette audition deux de nos collègues de la commission des lois, Mme Agnès Canayer et Mme Dominique Vérien, rapporteurs pour avis sur les programmes budgétaires relatifs à la justice judiciaire et à l'accès au droit et à la justice.
M. Gilles Andréani, président de la quatrième chambre de la Cour des comptes . - C'est toujours un plaisir et un honneur d'être auditionné par la commission des finances du Sénat. La transformation numérique a été au centre des travaux de la Cour, en vue de dégager les différents leviers d'amélioration du service rendu à nos citoyens par les juridictions et les services relevant du ministère de la justice. La mise en oeuvre de cette transformation est à la portée du ministère et susceptible de produire des résultats visibles le plus rapidement possible.
Je dresserai tout d'abord l'état des lieux du ministère de la justice en matière de numérique au moment où nous avons commencé nos travaux, c'est-à-dire en 2017, au début du plan de transformation numérique (PTN). Il n'est pas exagéré de dire que, dans ce domaine, le ministère marquait un très fort retard et se trouvait même dans une situation critique. Il doit gérer des volumes importants d'informations, et produit de très nombreuses décisions dont certaines relèvent de formats se prêtant à la numérisation. L'activité des juridictions et du ministère de la justice, ainsi que la détention, justifient notamment un très fort investissement dans le numérique. Le retard était très grand par rapport aux autres administrations françaises ou institutions judiciaires. Les classements internationaux placent, au sein de l'Europe, le ministère français de la justice, de la vingtième à la vingt-deuxième place sur vingt-huit. Par ailleurs, la transformation numérique de la justice anglaise est présentée comme un modèle à suivre.
Parmi les points les plus saillants du retard du ministère figuraient : en matière pénale, l'application Cassiopée, lancée depuis le début des années 2000, qui est encore incomplète et dont les défaillances faisaient l'objet de nombreuses critiques ; en matière civile, l'application Portalis, conçue à la même époque et censée remplacer plusieurs applications obsolètes, qui tarde à être mise en service.
La fonction informatique du ministère est importante, puisque, en volume de projets, celui-ci occupait la troisième place derrière le ministère de l'économie et des finances et le ministère de l'intérieur. Néanmoins, le déficit des moyens était notable.
En outre, le ministère rencontre des difficultés pour maîtriser ses projets informatiques, en termes tant de coûts que de délais. Pour Cassiopée, la Cour relevait déjà en 2015 un certain nombre de défaillances ; depuis, le coût du projet a été quasiment multiplié par quatre - avec une modification de périmètre néanmoins -, passant de 4 millions à 21 millions d'euros. Pour l'application de gestion du casier judiciaire, Astréa, le coût a été multiplié par trois, passant de 19,7 millions à 59,6 millions d'euros. Enfin, pour Portalis, le coût a été multiplié par 2,7, passant de 28,5 millions à 77,5 millions d'euros.
Les délais, qui sont inséparables des coûts, sont un sujet de préoccupation. Cassiopée a enregistré au minimum quatre années de retard, et Astréa connaît un retard de presque dix ans.
En 2019, l'infrastructure informatique du ministère était vieillissante, qu'il s'agisse du réseau des télécoms ou de la conception du système, extrêmement décentralisé au niveau des juridictions elles-mêmes, de la diversité des commandes et des équipements. L'insuffisance caractérisée du parc d'ordinateurs portables au regard des effectifs a ainsi fait sentir ses effets lors du confinement : la très grande difficulté, voire la quasi-impossibilité du travail à distance pour les greffes civils, a occasionné une interruption sensible de l'activité des juridictions judiciaires pendant cette période.
Pour remédier à tout cela, le plan de transformation numérique venait à point nommé, car une mobilisation d'ampleur s'imposait. Le plan, présenté en 2018, prévoyait un montant de 530 millions d'euros, ainsi qu'une augmentation des effectifs numériques du ministère de 260 équivalents temps plein (ETP) sur la période 2018-2022. Le montant de 530 millions d'euros doit être ajouté au socle des dépenses tendancielles du ministère de la justice en matière numérique, soit presque un doublement espéré des crédits numériques du ministère pour cette période.
Ce plan significatif est décliné en trois axes.
L'axe 1, prioritaire dans l'esprit des concepteurs du plan, était la mise à niveau du socle technique du ministère, qu'il s'agisse des équipements et des infrastructures - les postes de travail, les réseaux, le câblage, etc. Il représente 30 % à 40 % des crédits.
L'axe 2, le développement des applicatifs du ministère, correspond aux grands projets et concerne tous les secteurs d'activité du ministère - judiciaire, pénitentiaire, protection de la jeunesse et gestion. Cet axe représente 60 % des crédits.
Enfin, l'axe 3, dont les ressources sont assez limitées, regroupe les actions relatives à la gouvernance et au soutien du changement auprès des utilisateurs.
Au regard du retard pris par le ministère et de la situation déficiente de son infrastructure, il est plus honnête, comme nous le faisons dans le rapport, de dire qu'il s'agit d'un plan de rattrapage plutôt que de véritable transformation. Cela n'ôte rien à sa légitimité. L'objectif majeur est bien de rattraper le retard pris dans les développements applicatifs, l'infrastructure et l'équipement de base du ministère.
Le plan de transformation numérique, par définition, était voué à réaliser moins qu'il ne promettait. Il suppose une intégration de l'approche utilisateur des procédures, de la modification des processus métiers, en même temps que le développement d'applicatifs et la mise à niveau des infrastructures. Cette articulation entre le métier et l'amélioration des performances numériques n'a pas pu donner son plein effet dès lors qu'il s'agissait principalement d'un plan de rattrapage.
Alors que les actions prévues portaient sur l'ensemble des métiers du ministère - activité judiciaire, pénitentiaire, protection judiciaire de la jeunesse, activités de soutien et de gestion -, le PTN embrassait en réalité des projets de nature très différente. Certains concernaient des applications déjà en service comme Cassiopée, dont il s'agissait d'étendre le bénéfice aux cours d'appel et de développer les fonctionnalités. D'autres étaient déjà lancés et définis sans que les applications déjà développées soient encore en service ; c'est le cas de Portalis. D'autres projets étaient prévus sans être lancés comme le programme Numérique en détention (NED). Enfin, certains se trouvaient juste à l'état de projet à l'instar du programme Procédure pénale numérique (PPN).
Il s'agit donc plutôt d'une rationalisation, d'une mise en perspective d'un ensemble de projets extrêmement différents les uns des autres, que d'une mise à zéro et d'un plan entièrement original.
Les économies prévues, auxquelles sont généralement associés les plans de transformation numérique, étaient au départ relativement modestes : environ 400 équivalents temps plein (ETP) en matière d'emploi, et des économies de fonctionnement portant principalement sur les frais d'affranchissement.
Enfin, le PTN n'établissait pas de priorité particulière entre les très nombreux projets qu'il visait à accélérer ou à développer.
Dans ces conditions, la Cour s'est d'abord intéressée aux trois premières années de réalisation du plan - 2018, 2019 et 2020 -, puisque ses investigations se sont déroulées au milieu de l'année 2021. Certains éclairages portent sur 2021, mais ils recouvrent essentiellement le plan aux deux tiers de sa réalisation. Nous avons examiné les trois axes du plan, en sélectionnant six grands projets emblématiques qui correspondent aux besoins les plus pressants du ministère. Cela recouvre : pour les services judiciaires, les trois grands programmes essentiels que sont Portalis, Cassiopée et Procédure pénale numérique, qui est un programme commun avec le ministère de l'intérieur ; pour la protection judiciaire de la jeunesse, le projet Parcours, qui assure la gestion des mesures relatives aux mineurs ; pour l'administration pénitentiaire, le projet Numérique en détention, qui concerne l'administration pénitentiaire et la vie quotidienne des détenus, dont la gestion des parloirs ou de la cantine doit être numérisée ; enfin, pour la gestion administrative, le système d'information de gestion des ressources humaines du ministère (SIRH) Harmonie. Au total, 87 % des dépenses totales du plan ont pu être examinées par la Cour.
Notre équipe de contrôle, constituée de M. Christophe Colin de Verdière, M. Benoît Grandin, Mme Laurence Schapira, le général Francis Autran, et Mme Gwladys de Castries qui n'a pas pu être présente aussi, s'est beaucoup déplacée dans de nombreuses juridictions, des établissements pénitentiaires et des services déconcentrés, l'essentiel de l'enquête ayant été effectuée auprès des services du secrétariat général du ministère responsable de la transformation numérique ; je remercie Mme Pignon de leur accueil coopératif.
Les constats de la Cour, établis à partir des informations communiquées par le ministère, mettent en relief une sous-exécution quantitative du plan, un surcroît de crédits difficile à retracer sur le plan budgétaire. Selon nos calculs, nous sommes plus proches des 330 millions d'euros que des 530 millions annoncés. Cela est dû essentiellement au fait que la base tendancielle de calcul de ce surcroît a pu être réduite à la faveur des crédits supplémentaires constitutifs du plan. Comme cela se produit fréquemment quand des crédits supplémentaires annoncés dans le cadre d'un plan se superposent à des crédits d'exécution ordinaires, la mesure de la différence et du progrès est très délicate.
Le domaine de réalisation du plan le plus critique est le recrutement de personnels. En effet, à l'instar de toutes les administrations, le ministère souffre d'un déficit d'attractivité : adossé à un marché de l'expertise numérique extrêmement tendu, il a eu beaucoup de mal à réaliser en volume les 260 recrutements prévus, qui sont d'ailleurs quasiment impossibles à retracer en raison de la très forte rotation du personnel numérique du ministère.
Une certaine priorité implicite et naturelle a été accordée aux dépenses de l'axe 1, à la faveur notamment du confinement. Celui-ci a conduit à mettre l'accent sur le travail à distance, les équipements portables et la visioconférence, autant de capacités du ministère particulièrement insuffisantes.
En matière d'applications informatiques, vous trouverez dans le rapport des développements détaillés sur les six projets que nous avons plus particulièrement examinés. Pour dresser un bilan extrêmement synthétique, je dirai que trois projets connaissent certaines difficultés.
Le projet Cassiopée, extrêmement complexe et qui embrasse un grand nombre d'applications, continue à manifester des insuffisances au regard des besoins des utilisateurs. Portalis connaît des retards importants, et sa mise en place expérimentale au sein des conseils de prud'hommes a été sensiblement retardée.
Le projet mixte Procédure pénale numérique, qui évoluait sur une trajectoire plus satisfaisante, connaît néanmoins des problèmes qui sont principalement liés non au ministère de la justice, mais aux déboires du logiciel d'enquête Scribe. La Cour conduit d'ailleurs actuellement un travail en urgence sur ce dossier en raison des retards pour la réalisation complète de la chaîne pénale numérique, pourtant essentielle.
J'en viens à un facteur pénalisant pour Portalis que nous signalons dans le rapport. Les changements récurrents de procédures et les réformes affectent le déroulement normal des projets numériques. Nous l'avons déjà souligné dans une note de synthèse relative aux problèmes de gestion du ministère de la justice, trop de réformes peuvent contrarier les avancées. Or la clé du progrès pour le ministère de la justice se situe plutôt dans l'amélioration des capacités de gestion. Cela s'est vérifié pour les projets numériques - particulièrement Portalis - dont la situation s'est compliquée à cause de la priorité accordée, au niveau gouvernemental dans son ensemble, à la saisine directe des justiciables. Or l'évolution législative allait plutôt dans le sens de l'extension de l'obligation de représentation et du ministère d'avocat, notamment en matière civile.
Trois autres projets, Parcours, Numérique en détention et Harmonie, suivent des trajectoires plus vertueuses, même si le reste à faire est important.
Pour ce qui concerne la gouvernance des projets, des pistes d'amélioration sont identifiées par le rapport.
La coordination des maîtrises d'ouvrage, c'est-à-dire des directions fonctionnelles du ministère que sont la direction des affaires civiles et du Sceau (DACS), la direction des services judiciaires (DSJ) et le service du numérique du ministère (SNUM), peut-être largement améliorée. Nous faisons à cet égard des recommandations, afin que le responsable projet maîtrise d'ouvrage (MOA) soit associé plus étroitement au pilotage budgétaire du projet et qu'une direction unique coordonne de manière plus satisfaisante la maîtrise d'ouvrage et la maîtrise d'oeuvre.
Au-delà de ces constats, la chambre a tiré un certain nombre de conclusions de portée plus générale. Elles rejoignent largement notre étude d'ensemble sur les grands projets numériques de l'État, que nous avons présentée voilà deux ans devant votre commission.
Tout d'abord, le PTN n'a pas donné lieu à l'élaboration d'un schéma directeur des systèmes d'information, en dépit des éléments qui se trouvent dans un projet de service de la direction du numérique du ministère.
En outre, certains projets comme Cassiopée sont de trop grande ampleur. Or les risques d'un projet sont proportionnés à sa taille et au délai de sa réalisation.
Par ailleurs, le manque est criant dans certains domaines techniques, alors qu'ils sont prioritaires sur le plan fonctionnel pour le ministère. Tel est le cas de tout ce qui se rapporte à l'éditique et à la production automatisée de documents, de décisions, de convocations, de renvois, etc., qui est d'un grand secours pour la chaîne judiciaire. Alors que les modèles sont prévus par centaines pour soutenir la tâche des magistrats et des greffiers, quelques dizaines seulement sont disponibles.
Enfin, et cette remarque n'est pas propre au ministère de la justice, la sécurité des systèmes d'information existants est encore très sujette à caution.
Sur le plan de la gestion, je ferai encore quatre remarques.
Premièrement, en dépit des recrutements prévus par le PTN, l'externalisation de la fonction informatique reste excessive au sein de certains ministères, notamment du ministère de la justice. Celui-ci reste soumis à une situation critique de dépendance à l'égard de ses contractants en raison d'une proportion très insuffisante de ressources internes. Les personnels externalisés occupent parfois des fonctions quasi permanentes dans les équipes de maîtrise d'ouvrage. Un rééquilibrage devrait être réalisé entre ressources internes et ressources externes du ministère.
Deuxièmement, certaines modalités de sous-traitance nous ont paru excessives, par exemple le recours à des procédures d'achat par bon de commande portant sur des prestations définies en termes de volume horaire plus que de résultats à accomplir.
Troisièmement, un plan de transformation véritable doit embarquer les magistrats et les personnels chargés de mettre en oeuvre la réforme. La distance entre la maîtrise d'ouvrage et la maîtrise d'oeuvre à laquelle le ministère s'efforce de remédier contrarie cette adhésion et cette implication du personnel. Pourtant, les attentes sont très fortes à l'égard des apports potentiels des services numériques en termes de surcroît de productivité et d'efficacité. Au-delà de la mise en service des nouveaux systèmes d'information, il y a encore des progrès à accomplir. Il faut réussir la transformation du métier et l'amélioration de la performance.
Enfin, le phasage de réalisation d'un petit nombre de projets prioritaires est à recommander par rapport à une avancée sur tous les fronts avec des moyens ministériels insuffisants.
Avant de conclure, je vous ferai part de nos quatre recommandations stratégiques par ordre d'importance.
Première recommandation : diminuer le niveau d'externalisation de la fonction informatique, notamment pour le pilotage des projets et la maîtrise d'ouvrage ; privilégier les contrats assis sur la définition du besoin et de la performance à accomplir, plutôt que sur les moyens à fournir.
Deuxième recommandation : dans un esprit de stabilisation de l'environnement et des objectifs du plan de transformation numérique, différer le chantier des saisines numériques jusqu'à l'achèvement de la refonte des applications civiles.
Troisième recommandation : mieux associer les utilisateurs finaux aux différentes instances de pilotage des systèmes d'information.
Enfin, quatrième recommandation : mettre la sécurité au centre du développement des systèmes dès l'origine de la définition des applicatifs.
Pour conclure, le plan de transformation numérique est vraiment essentiel pour le ministère de la justice dans ses différentes fonctions, tout particulièrement la fonction judiciaire. Il doit continuer à bénéficier d'une priorité marquée, d'une implication politique forte. Nos recommandations visent non pas à critiquer le ministère dont le manque de moyens excuse en grande partie la performance dans ce domaine, mais à l'inciter à persévérer et à mettre en oeuvre une réforme dont les promesses d'amélioration du service aux usagers restent considérables.
M. Claude Raynal , président . - Je vous remercie pour cette présentation très complète du rapport de la Cour. À chaque fois que nous entendons parler d'un grand projet informatique d'un ministère, cela se termine toujours de la même façon : sans aller jusqu'à nous plonger dans la dépression, nous ne sommes guère rassurés sur la capacité à faire mieux dans le temps ! La question ne concerne pas seulement le ministère de la justice, c'est une impression générale.
M. Antoine Lefèvre , rapporteur spécial. - Je tiens à remercier la Cour des comptes pour ses travaux qui nous sont particulièrement utiles pour apprécier la mise en oeuvre du plan de transformation numérique (PTN) de la justice.
Prévu pour les années 2018 à 2022, et doté d'une enveloppe initialement fixée à 530 millions d'euros, le PTN se fonde sur des objectifs ambitieux, répartis en trois axes.
L'ambition de ce plan va au-delà de la seule question de la numérisation des procédures. Son objectif est plus large : il vise à moderniser en profondeur la justice, pour la rendre plus rapide, plus accessible et plus transparente aux yeux des justiciables. Il s'agit également d'améliorer significativement les conditions de travail au sein de ce ministère. Face à ces fortes attentes, le rapport de la Cour des comptes dresse un bilan très critique de la mise en oeuvre du plan depuis 2018, et souligne plusieurs dysfonctionnements majeurs.
Je retiens quatre principaux écueils qui pèsent sur le déploiement du plan de transformation numérique.
Le premier d'entre eux est budgétaire, en raison d'un difficile suivi de l'exécution des crédits dépensés au titre du plan de transformation numérique. Le constat est alarmant : le coût global du plan n'est pas connu. Alors qu'une enveloppe de 530 millions d'euros d'investissement avait été initialement annoncée, le budget prévisionnel est aujourd'hui évalué à 470 millions d'euros, soit une baisse de près de 13 %. Le suivi de la mise en oeuvre du plan se heurte à l'absence de périmètre budgétaire propre, ce qui entraîne une confusion avec les autres crédits informatiques du ministère. La complexité de cette présentation budgétaire nuit à la portée de l'autorité parlementaire donnée en loi de finances, et à notre rôle de contrôle et d'évaluation des politiques publiques.
Il conviendra d'apporter les évolutions nécessaires à la présentation des crédits de la mission « Justice », en particulier du programme 310 qui porte en grande partie les crédits du PTN. Sur ce point, je regrette vivement de lire dans le rapport que les informations transmises dans les documents budgétaires sont parfois d'une fiabilité limitée, car ces documents constituent la base de notre travail lors de l'examen du budget. J'espère que des éclairages pourront être apportés sur ce point.
Le deuxième écueil est la mise en oeuvre en silos de ce plan de transformation numérique. Cette logique de compartiments se retrouve malheureusement à plusieurs niveaux. Ainsi, les projets informatiques semblent être développés les uns indépendamment des autres, sans que les leçons tirées d'un projet soient réellement mobilisées pour contribuer au succès d'un autre. Par exemple, le principe du pilotage du projet Harmonie par un directeur de projet unique n'a pas été retenu pour d'autres projets numériques, alors que la désignation d'une autorité unique constitue l'une des clés du succès du développement d'une application. De la même façon, le rapport fait état d'une segmentation encore importante entre les directions métiers et la fonction informatique, même si leur articulation varie selon les projets.
La logique en silos freine le développement de projets interministériels, pourtant cruciaux pour l'accès au service public de la justice. Il en est ainsi de la Procédure pénale numérique (PPN), dont l'objectif est de dématérialiser l'ensemble de la chaîne pénale. La PPN, qui regroupe en réalité quatorze projets informatiques différents, accuse un retard important, en dépit des fortes attentes des agents des ministères de la justice et de l'intérieur. Ce retard résulte notamment d'un manque d'anticipation de l'harmonisation des logiciels de rédaction des procédures entre les ministères. Toutefois, des efforts ont été réalisés pour impulser une culture plus transversale de la fonction informatique, notamment grâce à une grande implication du secrétariat général du ministère sur le sujet, même si la gouvernance globale des systèmes d'information doit être améliorée.
Le troisième écueil est celui d'un manque de ressources internes au sein du ministère de la justice pour la mise en oeuvre du PTN. Alors que les prestataires extérieurs représentent près d'un tiers des chefs de projets, et que les ressources externalisées sont soumises à un fort turnover, le manque d'appropriation du ministère pour le déploiement de projets informatiques d'envergure n'est pas une surprise. Comment encourager le recrutement, la formation et la stabilité des équipes en interne ? Avez-vous des éléments de comparaison avec les autres ministères ? Par ailleurs, le rapport souligne que des améliorations doivent être apportées à la gestion des marchés publics.
Enfin, quatrième écueil, les changements de priorités en cours d'exécution ont percuté la mise en oeuvre du plan de transformation numérique. Ainsi, l'entrée en vigueur du code de la justice pénale des mineurs a constitué un défi important pour l'adaptation des applications existantes. Je regrette que l'obsolescence des systèmes d'information ne permette pas de s'adapter rapidement aux évolutions législatives et réglementaires. En ce qui concerne les priorités politiques, la Cour des comptes estime d'ailleurs que la priorité donnée à l'accès en ligne aux justiciables est contestable, la logique de guichet ayant relayé au second plan l'amélioration de l'applicatif « socle ».
Ce constat doit, à mon sens, être nuancé. Certes, tous les citoyens n'auront pas un jour rendez-vous avec la justice. Mais rendre son accès facile et compréhensible constitue un préalable indispensable pour restaurer la confiance envers l'institution judiciaire.
L'ensemble de ces écueils contribuent malheureusement à allonger les délais de mise en production de ces projets, ainsi qu'à un dérapage des coûts. Or il s'agit d'un cercle vicieux : plus une application est longue à être développée, plus elle risque d'être obsolète rapidement et plus sa mise à jour sera coûteuse et longue.
Cela dit, je tiens à rappeler le retard initial de la France en matière de numérisation de la justice. Les progrès réalisés depuis le début du PTN doivent être analysés à la lumière de ce retard à combler, plutôt que d'être comparés à ceux d'autres États membres de l'Union européenne déjà bien plus avancés dans le numérique, comme l'Estonie. Lors de l'examen du dernier projet de loi de finances, j'avais d'ailleurs rappelé que la hausse continue des moyens budgétaires de la justice s'inscrivait dans un objectif de rattrapage de l'écart creusé avec la justice de nos voisins européens. Dans cette perspective, il n'est pas surprenant que la Cour des comptes parle d'un « rattrapage » plutôt que d'une réelle transformation du ministère en matière de numérique. Ce travail est titanesque, et prend du temps. Néanmoins, la mise en oeuvre de ces dépenses publiques importantes doit être à la hauteur des attentes des usagers.
Pour terminer, ce point d'étape doit nous permettre de tirer les leçons pour réussir les investissements futurs de la justice en matière de numérique.
Monsieur le président Andréani, le budget alloué au plan de transformation numérique était-il suffisant pour atteindre ses objectifs ? À combien devraient s'élever les investissements dans les prochaines années pour que la justice rattrape définitivement son retard en matière de numérique ?
Madame la secrétaire générale, quelles sont les perspectives du plan de transformation numérique au-delà de l'année 2022 ?
Mme Catherine Pignon, secrétaire générale du ministère de la justice. - La Cour des comptes a formulé des recommandations auxquelles le ministère de la justice souscrit pour un grand nombre d'entre elles. Elle s'appuie sur des constats que le ministère, dans le cadre du déroulement du PTN, avait également identifiés et auxquels il a essayé de remédier en mettant en oeuvre les actions d'amélioration ou correctives nécessaires.
Notre ministère accumulait une forte dette technologique en matière de mise à niveau des infrastructures. Cette mise à niveau constitue l'axe 1, qui est le prérequis essentiel à toute transformation numérique : sans autoroute, les véhicules ne peuvent circuler. Votre commission peut nous donner acte, comme l'a fait la Cour des comptes, de résultats importants en la matière. Aujourd'hui, la capacité de connexion à distance pour le ministère est de 53 000 personnes, c'est-à-dire que ces agents peuvent télétravailler, contre 7 500 en 2017. Les sites équipés en fibre optique sont au nombre d'un millier, contre 200 en 2017. Ce rattrapage permet de placer le ministère à un rang satisfaisant au niveau interministériel en termes d'outils de mobilité.
Le rapport de la Cour est plus mitigé en ce qui concerne le chantier des applications informatiques, c'est-à-dire l'axe 2. Je ferai trois remarques à ce sujet.
D'abord, il ne faut pas oublier que des contraintes et des aléas pèsent sur la transformation numérique de la justice, bousculent son calendrier et conduisent à réviser les trajectoires des projets et les priorisations initialement envisagées. Par exemple, il a fallu prendre en compte très rapidement les évolutions législatives de la loi du 23 mars 2019 de programmation et de réforme pour la justice, et mettre en oeuvre la traduction numérique de l'adoption du code de la justice pénale des mineurs dans des délais extrêmement courts. C'est ce qui nous a conduits à revoir les priorités de la feuille de route de Cassiopée : un certain nombre de fonctionnalités attendues ont dû être dépriorisées.
Ensuite, le bilan effectué par la Cour est une photographie de la situation au printemps 2021. Depuis, des améliorations tangibles ont été réalisées dans les projets qu'elle a examinés. Par exemple, la procédure pénale numérique permet aujourd'hui de décharger les agents des juridictions des tâches d'enregistrement fastidieuses de ce qu'on appelle les « petits x », ces petites procédures avec auteur inconnu, dans environ 150 tribunaux judiciaires. Nous avons dématérialisé les échanges avec les avocats, ce qui entraîne des gains mesurables sur le travail des agents des juridictions : actuellement, plus de 550 000 procédures ont été dématérialisées ; fin 2023, 81 % des procédures pénales le seront.
Nous allons continuer à dématérialiser les procédures les plus communément traitées par les parquets : je pense aux ordonnances pénales, aux convocations par officier de police judiciaire.
L'applicatif Parcours est opérationnel depuis juin 2021. La première brique de Portalis, la saisine des conseils de prud'hommes (CPH), est effective dans trois juridictions : Bordeaux, Nanterre et Dijon.
Enfin, au-delà des projets plus particulièrement examinés par la Cour, il faudrait évoquer d'autres réalisations qui ont permis de répondre aux attentes des praticiens.
Je pense notamment à l'accès à l'open data des décisions de justice, qui était une demande forte de la Cour de cassation : il est opérationnel depuis octobre 2021, et le nombre de téléchargements est de plus de 20 000 par jour.
Je pense aussi à un autre applicatif important, celui du système d'information interministériel des victimes d'attentats et de catastrophes, mis en place depuis la rentrée 2021.
Nous avons également développé dans 60 tribunaux judiciaires une application permettant aux justiciables de faire leur demande d'aide juridictionnelle en ligne.
Il est important pour nous aussi de tenir compte des attentes sociétales des usagers. Pour les grands procès, comme celui des attentats du 13 novembre 2015, la web radio permet aux parties civiles de suivre le procès à distance.
Le ministère de la justice est pleinement conscient que l'efficience de sa transformation numérique passe par le renforcement de la gouvernance. La transformation numérique est confrontée à de fortes attentes, à la fois, des autorités politiques, qui veulent des résultats rapides, et des praticiens. Elle doit aussi répondre à une exigence de bon usage des deniers publics et de maîtrise du coût de ces projets, ce qui nécessite un suivi budgétaire rigoureux. La Cour des comptes a pris acte des actions engagées par le ministère. Il s'agit notamment de la mise en place d'outils de suivi au sein du service du numérique, avec l'instauration d'une comptabilité analytique pour chaque projet informatique, de manière à évaluer l'ensemble des coûts, y compris ceux liés à la sécurité informatique ou encore au respect du règlement général sur la protection des données.
Le ministère utilise l'outil Mareva, proposé par la Direction interministérielle du numérique : il permet de vérifier le respect des étapes opérationnelles et de détecter les éventuelles dérives calendaires ou budgétaires dans le suivi des projets.
Nous avons aussi adopté et généralisé le processus de commande auprès des prestataires, avec l'utilisation de l'application interministérielle Chorus Formulaires. La réorganisation du service du numérique s'est achevée à la fin de l'année 2021, avec la mise en place d'une cellule de contrôle de gestion et le renforcement des fonctions d'encadrement, notamment les postes de directeur de projet technique, pour diminuer le niveau d'externalisation des prestations informatiques.
Il faut davantage lier la maîtrise d'ouvrage et la maîtrise d'oeuvre dans les projets informatiques. Une nouvelle instance a été mise en place, le comité numérique, qui se réunit à une fréquence trimestrielle pour passer en revue avec chaque chef de projet informatique les besoins, les moyens budgétaires, le pilotage de ces moyens, les jalons opérationnels... J'ajoute que ce comité est également destiné à mieux encadrer les décisions d'arbitrage politique prises au niveau du comité stratégique de la transformation numérique, présidé par le garde des sceaux.
À la suite des recommandations de la Cour, la formalisation d'un schéma directeur est un axe important pour nous : cela sera chose faite dans le courant du premier trimestre.
Une meilleure association des utilisateurs finaux est une question qui nous a préoccupés. Nous ne sommes pas restés inactifs. Nous avons mis en place une comitologie de travail, pour analyser les retours des utilisateurs avant de procéder à des déploiements informatiques, et un « incubateur » : ce laboratoire d'expérimentations doit servir à recueillir les idées des agents des juridictions pour développer de nouveaux services publics numériques ou apporter des solutions innovantes sur le terrain. Nous sélectionnerons les initiatives issues du terrain qui permettent de résoudre les irritants, après avoir vérifié qu'elles soient applicables sur l'ensemble du territoire.
Nous nous appuyons sur l'expertise de la Direction interministérielle du numérique (Dinum), notamment pour les grands projets comme Portalis ou la procédure pénale numérique.
Pour conclure, il reste certes beaucoup à faire, mais il faut se souvenir que le lancement du PTN en 2017 est intervenu dans des conditions particulières : il a fallu bâtir en peu de temps un plan en vue de son intégration dans la loi de programmation de justice de 2018 et dans les mesures nouvelles du projet de loi de finances pour 2018. Le ministère s'est mis en ordre de marche : des résultats tangibles de la transformation numérique sont là et continueront d'être engrangés dans les années à venir.
M. Claude Raynal , président . - Je vous remercie pour votre intervention, nous allons passer aux questions de nos collègues.
Mme Agnès Canayer , rapporteur pour avis de la commission des lois. - Je remercie la commission des finances d'avoir demandé cette étude, d'autant que le numérique est une question prégnante pour toutes les juridictions. Lors de nos déplacements, nous sentons la souffrance des magistrats, des personnels judiciaires et des auxiliaires de justice. La question des outils numériques, notamment des applications, revient régulièrement dans les discussions que nous avons avec eux. D'autant que trois textes législatifs d'ampleur ont réformé en 2021 les procédures judiciaires, ce qui a eu des conséquences sur l'organisation numérique de la justice en France.
Je sais que le rapport de la Cour des comptes a été réalisé avant la fin de l'année dernière, mais est-il possible d'évaluer l'impact de ces réformes législatives sur la désorganisation du service du numérique et la difficulté à mettre en oeuvre le PTN ? Il est vrai que la crise de la covid a permis de renforcer de façon importante l'axe 1 - les professionnels le reconnaissent -, mais les applicatifs ne sont pas à la hauteur des enjeux.
Mme Dominique Vérien , rapporteure pour avis de la commission des lois. - Des évolutions sont survenues depuis que nous suivons le budget de la justice, et le confinement a été l'occasion de développer le numérique au sein du ministère, en permettant par exemple un développement de l'équipement en ordinateurs portables. Il reste à faire en termes de réseaux dans les juridictions. Un calendrier a-t-il été prévu ?
Les applicatifs posent également problème. Même si le ministre a parfois du mal à l'entendre, tous les greffiers que nous interrogeons évoquent les bidouillages qu'ils doivent faire pour tirer quelque chose de Cassiopée... Plutôt que d'essayer de modifier cette usine à gaz qui montre ses nombreuses limites, n'aurait-on pas intérêt à construire un nouvel outil ? On continue à utiliser WordPerfect, qui n'existe plus sur aucun ordinateur, pour modifier Cassiopée, ce qui rend difficile la communication avec l'extérieur...
M. Jean-François Husson , rapporteur général . - Je veux remercier à mon tour le président Andréani et Mme Pignon. J'évoquerai un point qui concerne la commission des finances, le suivi des crédits. On s'aperçoit, au travers de cette enquête, qu'il est relativement difficile de suivre l'exécution des crédits en matière de transformation numérique de la justice. Les retards, les dérapages de coûts, peuvent survenir, mais il est surprenant de ne pas avoir d'outils d'alerte. Comment l'expliquer ? Des outils de suivi devraient exister pour permettre le meilleur pilotage possible. Le ministère de la justice, comme beaucoup d'autres administrations, connaît des difficultés en matière de transformation numérique depuis longtemps. Pour être plus efficace, il faudrait peut-être s'inspirer de pays qui ont mené avec succès un tel chantier, comme l'Estonie.
M. Arnaud Bazin . - Je remercie M. Andréani pour la présentation de ce rapport qui va intéresser la commission d'enquête du Sénat sur l'influence croissante des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques que j'ai l'honneur de présider. Il a évoqué à plusieurs reprises l'externalisation : est-il bien question du recours à des cabinets de conseil privés en informatique ?
Les ministères dépensent annuellement plus de 600 millions d'euros en conseil auprès de cabinets privés, dont plus de 450 millions pour du conseil - et pas de la prestation - informatique. J'ai été assez étonné d'entendre que ces cabinets pouvaient être sollicités pour le pilotage de certains projets, ce que toutes les autres administrations que nous avons interrogées à ce jour récusent formellement, et que la définition de leurs missions pouvait être assez imprécise et consister plutôt en des volumes horaires avec une quasi-pérennisation de ces missions. Notre commission d'enquête se penchera très attentivement sur cet aspect du rapport.
Plus généralement, comment la Cour des comptes a-t-elle apprécié le recours à ces cabinets ? A-t-elle évalué cet apport pour chaque projet informatique ? Parmi les préconisations figure la nécessité de recourir davantage à de l'expertise interne, c'est-à-dire à des compétences statutaires au sein du ministère. Mais on connaît le très fort turnover de ces personnels et la concurrence rude qui règne dans ce secteur. Dans ces conditions, cette perspective d'internalisation est-elle crédible ?
M. Didier Rambaud . - Le rapport souligne d'emblée que le plan de transformation numérique est avant tout un plan de rattrapage, compte tenu du retard considérable accumulé par le ministère de la justice.
La France a-t-elle rattrapé les autres pays européens ? Je citerai l'Estonie, qui semble être un modèle en matière de numérisation.
Le plan de transformation numérique peut-il encore atteindre ses objectifs d'ici à la fin de 2022 ?
M. Vincent Segouin . - Le retard de numérisation hérité du passé constitue une dette actuelle et pour l'avenir. Si l'on n'est jamais en adéquation, comment résorber le problème ?
Comment le ministère gère-t-il la question de la souveraineté des données ? Ces dernières sont-elles stockées sur un cloud qui appartient aux Gafam ( Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft ) ? Si ce n'est pas le cas, comment le ministère gère-t-il les appels d'offres ?
M. Dominique de Legge . - Madame la secrétaire générale, vous avez évoqué la réforme législative de l'institution judiciaire qui vous avait amenés à revoir un certain nombre de priorités. Cela signifie-t-il qu'aucune étude d'impact de cette réforme n'avait été réalisée ?
Mme Christine Lavarde . - La lecture du rapport est assez édifiante. J'ai l'impression que la justice est toujours en retard. Un travail de prospective est-il conduit au sein du ministère ? Réfléchit-on au développement d'autres outils pour rendre la justice plus proche des citoyens ? On pourrait réfléchir à l'équivalent d'un Doctolib de la justice, par exemple pour prendre rendez-vous. De même, on doit pouvoir consulter l'état d'avancement de sa plainte en ligne, mais cette fonctionnalité reste encore assez balbutiante.
M. Claude Raynal , président . - Monsieur Andréani, vous avez fait le constat de la difficulté de recruter du personnel spécialisé dans le domaine du numérique, en raison des perspectives de carrière et des rémunérations proposées par l'État. Parallèlement, vous recommandez de diminuer le niveau d'externalisation. Comment concilier le constat et la recommandation ?
Mme Catherine Pignon. - L'axe 1 du plan de transformation numérique porte sur la mise à niveau des infrastructures. Nous avons obtenu, dans le cadre des financements du plan de relance, 5 millions d'euros, dont 2 millions sont d'ores et déjà engagés - le reste le sera en 2022 -, pour poursuivre l'augmentation des débits des réseaux.
L'outil fondamental d'administration de la justice pénale, Cassiopée, est aujourd'hui obsolescent. Sa refonte est en cours. Nous fonctionnons aujourd'hui avec deux moteurs obsolètes, qui alourdissent le travail des agents de greffe. Nous réalisons une étude pour trouver rapidement des solutions permettant de migrer les informations de Cassiopée sur d'autres produits. Je prendrai l'exemple des trames de jugement pour ce qui concerne le code de la justice pénale des mineurs, qui peuvent aller de 40 à 100 pages : chaque trame est un mini-projet en soi.
La Cour des comptes a, à bon droit, cité les réformes conduites par d'autres pays. L'Estonie est certes un exemple réussi, mais elle partait d'une page blanche, ce qui n'est pas tout à fait notre cas... La comparaison avec le Royaume-Uni me paraît tout à fait intéressante : dans ce pays, la transformation numérique s'est étalée sur dix ans et était dotée d'un budget d'un milliard d'euros.
La clarification du suivi budgétaire des projets est une préoccupation partagée par le ministère de la justice. Lorsque le plan de transformation numérique a été conçu, son périmètre et sa traduction budgétaire n'étaient pas nécessairement normés. Le ministère a fait le choix, à ce moment-là, de mettre l'ensemble de son budget d'investissement au service de la transformation numérique - mesures nouvelles et tendanciel. Depuis, des réformes budgétaires importantes sont intervenues, comme la circulaire de la direction du budget sur le pilotage par tranche fonctionnelle. Nous avons fait des propositions à la direction du budget et à notre contrôleur budgétaire et comptable ministériel (CBCM) pour utiliser ces tranches fonctionnelles.
La sécurité informatique est essentielle. Dans le quotidien des agents des juridictions, elle n'est malheureusement pas forcément une priorité. Le ministère de la justice a agi dans plusieurs directions. Ses équipes de sécurité informatique ont été structurées et renforcées, au niveau tant du service du numérique que de la cellule du haut fonctionnaire de défense et de sécurité que je suis.
Par ailleurs, plusieurs priorités d'action ont été dégagées. Il s'agit, d'abord, de la sécurisation de l'hébergement des données - le ministère de la justice est tout à fait en phase avec les recommandations interministérielles sur les espaces sécurisés dans le « cloud » de l'État - ; ensuite, de la prise en compte de la sécurité informatique dès la conception d'un programme applicatif ; et, enfin, du passage en revue de l'ensemble des projets pour les faire homologuer au titre de la sécurité informatique. S'agissant de ce dernier point, les chantiers sont très vastes, car il y a de nombreux projets informatiques : ceux conduits par le ministère et les initiatives développées par les juridictions.
M. Gilles Andréani. - Je remercie l'ensemble des intervenants pour l'intérêt qu'au travers de leurs questions j'ai discerné pour nos travaux et le sujet qui nous a occupés.
M. le rapporteur spécial m'a demandé quel serait le budget nécessaire à la mise à niveau des moyens numériques du ministère de la justice. Nous ne nous sommes pas posé la question. Néanmoins, je ferai deux remarques. D'abord, l'administration peut nous fournir des exemples de projets réussis : aujourd'hui même, mes collègues de la première chambre présentent un rapport très élogieux sur le prélèvement à la source, grand projet numérique qui a bien fonctionné. Il avait fait l'objet d'une priorité : certains dossiers ont été laissés de côté, comme la résorption de la dette technique de la direction générale des finances publiques (DGFiP), pour mieux se concentrer sur ce projet, auquel on a donné une direction unique et une supervision politique constante. Le ministre du budget et des comptes publics de l'époque, Gérald Darmanin, réunissait le comité de pilotage du projet toutes les semaines dans son bureau. Et on y a mis l'argent nécessaire.
Autrement dit, sans vouloir donner de conseil déplacé au ministère de la justice, il nous a semblé qu'il aurait fallu, dans le PTN, assortir certains projets d'un degré de priorité supérieur à d'autres, et y consacrer davantage de moyens et d'encadrement. Il nous semble qu'il y a dans les marges budgétaires, accrues par le PTN, du ministère de la justice place pour l'exécution par priorité de certains projets, ou de projets à l'intérieur d'un projet, jugés particulièrement nécessaires.
Dans notre rapport sur les grands projets numériques, nous avions émis l'idée que, par principe, il faudrait cesser de faire de tels grands projets ou, à tout le moins, se fixer de petits objectifs de court terme. Un projet qui dure dix ans est voué au dérapage budgétaire et à l'échec. Le ministère de la justice a conçu et réalisé Harmonie dans une optique que nous saluons : ce projet délivre de la valeur au fur et à mesure qu'il se déroule. Je le signale, d'autant que la catégorie des systèmes d'information des ressources humaines est le cimetière des grands projets numériques de l'État.
Il faut donc identifier des projets, en fonction de priorités politiques fixées par le garde des sceaux, pour lesquels davantage de moyens seraient mobilisés.
Sur l'externalisation, il s'agit non pas de cabinets de conseil, mais de prestataires de services informatiques. Le recours à ces prestataires est légitime, qu'il s'agisse de la réalisation des applicatifs, de la mise à niveau des bases techniques, de la maîtrise d'ouvrage. Mais il existe des règles de l'art, valables pour le privé comme pour le public, qui étalonnent la proportion de ressources internes à mettre en face d'un prestataire si l'on veut garder la maîtrise. La norme admise, c'est de consacrer 30 % de ressources internes dans un projet. Le ministère de la justice fait ce qu'il peut avec des ressources très limitées, puisqu'il a un taux d'externalisation très supérieur à cette norme.
Monsieur le président, vous avez mentionné que mon exhortation à recruter davantage était un peu creuse connaissant l'état du marché. Le problème se pose au niveau de l'État et au niveau du ministère de la justice.
Au niveau de l'État, nous avions proposé dans notre rapport de 2020 sur les grands projets numériques - à ma grande surprise, la Direction interministérielle du numérique n'a pas retenu cette proposition - d'organiser un plan de recrutement exceptionnel de 400 informaticiens de haut niveau pour renforcer les équipes de maîtrise d'ouvrage des ministères insuffisamment pourvus. Il faut non seulement ouvrir des concours, mais prévoir aussi des CDI bien rémunérés, par exception aux règles habituelles de recrutement de la fonction publique. La Cour est rarement dépensière, elle fait peu de propositions de ce type. Mais je reste sur l'idée qu'il faut combler ce déficit, et que nous n'y parviendrons pas autrement.
S'agissant du ministère de la justice, il faut concentrer les moyens sur les projets les plus sensibles, prévoir des équipes suffisantes, stables et de qualité, et prioriser. Je le dis avec prudence, car je sais qu'il est beaucoup plus facile de contrôler que de gérer.
Monsieur le rapporteur général, sur le suivi budgétaire, le problème vient de ce que le PTN, comme tous les autres plans, se traduit par des ressources additionnelles à un existant qui se prolonge d'année en année selon une trajectoire tendancielle. Comme toujours, quand on raisonne en volume additionnel, le problème vient du tendanciel. Nous constatons que le tendanciel du ministère de la justice a baissé au fur et à mesure que le PTN était exécuté. Nous estimons la baisse à environ 740 millions d'euros, ce qui aboutit à ce que l'on peut considérer soit comme un déficit d'exécution du PTN, soit comme le recours au PTN pour financer des dépenses qui auraient dû l'être par le « socle ».
Le fait que l'autorité budgétaire alloue des ressources supplémentaires par rapport à un socle complique inévitablement le suivi budgétaire. Compte tenu de l'enjeu que représente le PTN, il faudrait pouvoir disposer d'un suivi budgétaire plus exhaustif, année après année. Le ministère de la justice a pris les mesures pour satisfaire à cette recommandation particulière de la Cour.
Je voudrais conclure sur deux questions soulevées à juste titre, mais auxquelles je n'ai pas de solution.
Il s'agit, d'abord, de la souveraineté et de la sécurité des données, qui s'apprécie au regard non seulement du stockage en nuage des données mais également du RGPD. Comme toute autre institution publique, le ministère de la justice est soumis à ce règlement : un travail de prise en compte de ces exigences dès le commencement des projets doit être mené.
Il s'agit, ensuite, de la question de l'étude d'impact. Anticipe-t-on les conséquences numériques d'une réforme législative ? La procédure pénale et la procédure civile sont des matières très techniques qui touchent aux droits fondamentaux ; la procédure pénale est influencée par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, voire de la Cour de justice de l'Union européenne dans certains cas. Ces sujets très sensibles sont à la main du législateur.
Dans une entreprise ou dans un univers moins sensibles, les processus qui mènent à la décision ou les processus de « production » sont modifiés en même temps qu'on procède à la numérisation. La transformation numérique consiste à agréger ces deux processus. Le ministère de la justice n'est pas en position de procéder ainsi.
Peut-être faudrait-il rapprocher, dans les projets du ministère de la justice, les considérations relatives à l'évolution de la procédure de celles relatives à la gestion et à la numérisation des procédures. Dans l'état actuel des choses, la norme prévaut et le programme informatique s'ajuste ensuite en quelque sorte, quitte à subir les perturbations découlant de l'évolution des normes.
M. Claude Raynal , président . - Je vous remercie.
À l'issue de ce débat, en application de l'article 58 paragraphe 2 de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), la commission a autorisé la publication de l'enquête de la Cour des comptes en annexe à un rapport d'information de M. Antoine Lefèvre, rapporteur spécial.