Rapport d'information n° 298 (2021-2022) de M. Alain CADEC , fait au nom de la commission des affaires européennes et de la commission des affaires économiques, déposé le 15 décembre 2021

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N° 298

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2021-2022

Enregistré à la Présidence du Sénat le 15 décembre 2021

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des affaires économiques (1) et de la commission des affaires européennes (2) sur les pêcheurs français face au Brexit ,

Par M. Alain CADEC,

Sénateur

(1) Cette commission est composée de : Mme Sophie Primas , présidente ; M. Alain Chatillon, Mme Dominique Estrosi Sassone, M. Patrick Chaize, Mme Viviane Artigalas, M. Franck Montaugé, Mme Anne-Catherine Loisier, MM. Jean-Pierre Moga, Bernard Buis, Fabien Gay, Henri Cabanel, Franck Menonville, Joël Labbé , vice-présidents ; MM. Laurent Duplomb, Daniel Laurent, Mme Sylviane Noël, MM. Rémi Cardon, Pierre Louault , secrétaires ; MM. Serge Babary, Jean-Pierre Bansard, Mmes Martine Berthet, Florence Blatrix Contat, MM. Michel Bonnus, Denis Bouad, Yves Bouloux, Jean-Marc Boyer, Alain Cadec, Mme Anne Chain-Larché, M. Patrick Chauvet, Mme Marie-Christine Chauvin, M. Pierre Cuypers, Mmes Marie Evrard, Françoise Férat, M. Daniel Gremillet, Mme Micheline Jacques, M. Jean-Marie Janssens, Mmes Valérie Létard, Marie-Noëlle Lienemann, MM. Claude Malhuret, Serge Mérillou, Jean-Jacques Michau, Mme Guylène Pantel, MM. Sebastien Pla, Christian Redon-Sarrazy, Mme Évelyne Renaud-Garabedian, MM. Olivier Rietmann, Daniel Salmon, Mme Patricia Schillinger, MM. Laurent Somon, Jean- Claude Tissot .

(2) Cette commission est composée de : M. Jean-François Rapin , président ; MM. Alain Cadec, Cyril Pellevat, André Reichardt, Didier Marie, Mme Gisèle Jourda, MM. Claude Kern, André Gattolin, Henri Cabanel, Pierre Laurent, Mme Colette Mélot, M. Jacques Fernique , vice-présidents ; M. François Calvet, Mme Marta de Cidrac, M. Jean-Yves Leconte , secrétaires ; MM. Pascal Allizard, Jean-Michel Arnaud, Jérémy Bacchi, Mme Florence Blatrix Contat, MM. Philippe Bonnecarrère, Pierre Cuypers, Laurent Duplomb, Christophe-André Frassa, Mme Joëlle Garriaud-Maylam, M. Daniel Gremillet, Mmes Pascale Gruny, Véronique Guillotin, Laurence Harribey, MM. Ludovic Haye, Jean-Michel Houllegatte, Patrice Joly, Mme Christine Lavarde, MM. Dominique de Legge, Pierre Louault, Victorin Lurel, Franck Menonville, Mme Catherine Morin-Desailly, M. Louis-Jean de Nicolaÿ, Mmes Elsa Schalck, Patricia Schillinger .

L'ESSENTIEL

La pêche hexagonale dépend pour un quart de ressources capturées dans les eaux britanniques, très poissonneuses. Aux conséquences négatives du Brexit, s'ajoutent maintenant celles de la non-application de l'accord de commerce, les Britanniques refusant d'octroyer des licences auxquelles les pêcheurs ont pourtant droit. Puisque ce sont surtout les navires de moins de 12 mètres qui sont privés d'accès aux eaux britanniques, c'est tout le modèle français de pêche, artisanal et côtier, qui est bouleversé.

Or, le pire est sans doute encore à venir, avec les barrières à l'entrée érigées par les Britanniques et la perspective de négocier chaque année les quotas après juin 2026, fin de la période de transition.

Chiffres clés

20 % : le taux de refus d'octroi de licence de pêche pour la France dans les 6-12 milles britanniques et les eaux anglo-normandes, alors que la Commission européenne avait elle-même procédé à un premier filtrage des demandes les plus « problématiques ».

24 % : la part des poissons pêchés par la France en eaux britanniques, en volume.

50 à 60 % : la part du poisson pêché par les Britanniques destiné à l'exportation pour la transformation et la consommation dans l'UE.

2/3 : la part de produits de la mer issus de l'importation dans les assiettes des Français.

I. UNE APPLICATION DÉFAILLANTE DE L'ACCORD DU 24 DÉCEMBRE

A. UN ACCORD PERDANT-PERDANT, MAIS MEILLEUR QU'UN « NO DEAL »

Dans le cadre de l'Union européenne, tout État membre bénéficie de l'accès à la zone économique exclusive des autres membres (de 12 à 200 milles marins des côtes) et, dans certains cas, à leur bande côtière (zone des 6-12 milles). Opérant depuis plusieurs générations dans les eaux britanniques, les pêcheurs français bénéficiaient de ces « droits historiques » au large de la Grande-Bretagne, de Jersey et de Guernesey. Par rapport à la situation antérieure, le Brexit est en tout état de cause une perte de valeur pour la filière pêche.

L'accord de commerce et de coopération euro-britannique prévoit cependant dans sa rubrique « pêche » que l'UE ne rétrocède que 25 % de ses quotas de pêche aux Britanniques dans leurs eaux d'ici à juin 2026 , alors qu'ils en réclamaient 60 %. Les 9 pêcheurs britanniques sur 10 qui ont voté pour le Brexit ont été les premiers mécontents de l'accord, qui a renchéri l'export vers l'UE, alors que plus de la moitié des poissons qu'ils pêchent sont destinés au marché européen.

B. LA REMISE EN CAUSE DES ACCORDS DE LA BAIE DE GRANVILLE OU LE « COUP DE JERSEY »

Jouissant d'une grande autonomie, les îles anglo-normandes n'étaient pas soumises au droit de l'UE et n'ont pas pris part au vote ayant conduit au Brexit. L'accord de commerce, qui annule et remplace tout accord préexistant en matière de pêche, s'applique pourtant à elles .

Cela traduit l'opportunisme de Jersey et Guernesey pour sortir du cadre des accords de la baie de Granville de 2000, qu'elles contestaient occasionnellement comme leur étant défavorable. Ces accords avaient pourtant dégagé un consensus sur le partage des eaux et des droits de pêche, autour de deux principes - bon voisinage et régime particulier - que la proximité géographique rend incontournables. Contrastant avec l'attitude plutôt constructive de Guernesey, Jersey s'est montrée particulièrement peu encline à attribuer des licences .

C. UNE APPLICATION LARGEMENT DÉFAILLANTE, DONT LES PETITES PÊCHERIES FRANÇAISES SONT LES PREMIÈRES VICTIMES

Après près d'un an de tractations, seules 300 licences ont été octroyées aux pêcheurs français pour opérer dans les 6-12 milles britanniques et les eaux anglo-normandes, soit un taux de refus d'octroi de 20 % dans ces zones , touchant principalement les navires de moins de 12 mètres, c'est-à-dire le modèle français de pêche artisanal, clé dans l'aménagement du territoire.

Licences accordées aux pêcheurs français dans les bandes côtières :
le compte n'y est pas

Source : commissions des affaires économiques et des affaires européennes du Sénat,
d'après les chiffres communiqués par le ministère de la Mer (13/12/21)

II. DES NÉGOCIATIONS RESTÉES À QUAI

A. UNE TRACASSERIE ADMINISTRATIVE ORGANISÉE, TÉMOIGNANT DE LA MAUVAISE FOI BRITANNIQUE

Le refus des Britanniques d'octroyer les licences aux pêcheurs qui opéraient dans leurs eaux est illégal au regard du principe de bonne foi, qui doit selon le droit international régir l'application d'un accord. Les Britanniques ne se sont pas contentés de préciser l'accord afin d'en assurer l'application, ils en ont modifié certains éléments essentiels , en imposant, au prétexte de définir les notions d'« antériorités de pêche » et de « navires de remplacement », des exigences rétroactives , comme des données de géolocalisation satellites auparavant facultatives pour les petits navires.

L'exclusion graduelle des pêcheurs français des eaux britanniques est à craindre, via l'instrumentalisation des totaux admissibles de capture (TAC) par les Britanniques dans leurs eaux, puis par les barrières à l'entrée que sont les « mesures techniques », dont certaines, sur la maille des filets, sont déjà annoncées par Londres pour 2022.

B. DES CIRCUITS ADMINISTRATIFS COMPLEXES ET UN EXCÈS DE ZÈLE MALVENU DE LA PART DE NOS AUTORITÉS

La complexité des circuits de transmission des dossiers de demande de licence prévue par l'accord n'a favorisé ni la fluidité des échanges ni la transparence vis-à-vis des demandeurs : comités départementaux ou régionaux des pêches sur place, direction des pêches maritimes et de l'aquaculture à Paris, DG MARE à Bruxelles, Londres et le cas échéant Saint-Hélier ou Saint-Peter-Port, alors qu'à peine 25 km séparent le Cotentin de Jersey.

La Commission européenne a en outre assumé le choix, avec les États, de prioriser certaines demandes et de ne pas en transmettre d'autres, jugées « problématiques », aux autorités britanniques . Les commissions du Sénat voient là un excès de zèle, voire de l'autocensure.

C. LA FAIBLE IMPLICATION DE LA COMMISSION EUROPÉENNE, SYMPTÔME DE LA PERTE D'INFLUENCE FRANÇAISE AU SEIN DE L'UNION

L'accord de commerce et de coopération est euro -britannique et non franco -britannique . Or, la Commission, garante de sa bonne application, n'a réagi qu'à l'automne 2021. La plupart des demandes de licences émanant de la France, et la pêche représentant 1 % du PIB de l'UE, le conflit n'a pas suscité un réflexe de solidarité parmi les autres États membres . Enfin, la France n'a pas su peser de tout son poids et en temps utile à Bruxelles pour faire endosser des « mesures correctives » par la Commission , seule habilitée à les prendre.

D. ENTRE « RÉTORSIONS » ET PLAN DE SORTIE DE FLOTTE, LE « EN MÊME TEMPS » DIFFICILE À SUIVRE DU GOUVERNEMENT

La France est tombée dans le piège d'un affrontement bilatéral en annonçant par voie de presse des rétorsions irréalistes , sans doute contraires au droit international et aux règles européennes (coupures d'électricité, contrôles douaniers systématiques), que les Britanniques ont eu beau jeu de qualifier de « disproportionnées ». En même temps, la ministre de la mer a rappelé publiquement que le Gouvernement envisageait un plan de sortie de flotte pour les navires n'ayant pas obtenu de licences, donnant le signal d'un renoncement, alors que la flotte française est déjà passée de plus de 6 500 navires en 1995 à 4 300 en 2019.

III. DÉBLOQUER LES LICENCES DUES AUX PÊCHEURS FRANÇAIS ET LEUR OFFRIR DE NOUVELLES PERSPECTIVES

À court terme, le Sénat préconise de refuser le fait accompli britannique et de :

- Co-décider des mesures d'application de l'accord (licences temporaires systématiques en attente du traitement du dossier, transparence des Britanniques sur leurs critères d'éligibilité, indulgence pour les navires ayant le nombre de jours requis sur 3 ans mais pas sur une année à cause de circonstances exceptionnelles, comme des travaux ), mieux exploiter l'ensemble des données à notre disposition et cesser l'autocensure.

- Fluidifier les échanges avec les Britanniques en mobilisant l'Europe et les régions (réaffirmer le mandat clair de la Commission pour les licences, demander à l'Union une habilitation pour négocier, à titre exceptionnel, de façon bilatérale des « accords de Granville II » avec le Royaume-Uni , favoriser les contacts directs de nos régions avec les îles anglo-normandes et « nations » du Royaume-Uni, compétentes en matière de pêche).

- Pousser l'UE à prendre, graduellement, les trois types de « mesures correctives » prévues par l'accord : i) suspendre l'accès à nos eaux et le traitement tarifaire préférentiel pour les navires et les produits de la pêche britanniques, si les mareyeurs, qui dépendent des importations, sont aidés et si les autres États membres l'appliquent aussi ; ii) suspendre l'exonération de droits de douane accordée à d'autres marchandises que les produits de la pêche, c'est-à-dire appliquer des rétorsions « croisées », ce qui reste l'option préférable, mais implique de convaincre les autres États membres de leur nécessité ; iii) dénoncer la rubrique « pêche » de l'accord pour les îles anglo-normandes - mais une clause liant le volet pêche au volet commercial pour le Royaume-Uni, ce n'est pas envisageable pour ce dernier, en raison des répercussions économiques que cela emporterait.

- Proposer d'ajouter Jersey et Guernesey à la liste de l'UE des territoires non coopératifs en matière fiscale .

À moyen terme, il faut anticiper le grand saut dans l'inconnu de 2026 et préparer les négociations difficiles qui s'annoncent avec les Britanniques sur les quotas : faire front uni au sein de l'UE pour imposer aux Britanniques la pluriannualité des quotas après 2026 et refuser en bloc toute commercialisation des licences par un moratoire . Pour ce faire, lier les négociations pour l'accès à leurs eaux à leur accès à nos ports pour les débarquements de poissons.

À long terme, pour le Sénat, il importe de maintenir nos capacités de pêche :

- La France, grand pays maritime mais qui importe 2/3 de sa consommation de produits de la mer, doit obtenir de la Commission un report partiel et temporaire de l'effort de pêche dans les eaux communautaires , mais aussi récupérer des quotas aux Britanniques dans les eaux norvégiennes et islandaises, et limiter le mitage de ses zones de pêche par l'éolien offshore en associant davantage les pêcheurs à leur implantation et à leur gestion.

- Préférer au « plan de sortie de flotte » un plan de modernisation de la flotte (sécurité à bord, économies d'énergie, engins de pêche plus sélectifs) et de l'aval (transition écologique du mareyage) financé par la Réserve d'ajustement au Brexit.

- Ramener de 65 % à 50 % notre dépendance à l'import en produits de la mer en 10 ans : développer l'aquaculture durable, mieux valoriser les coproduits de la pêche , trouver de meilleurs débouchés pour des espèces en abondance (tacaud, plie) voire en surabondance (poulpe) dans nos eaux et boudées par les consommateurs .

NE LAISSONS PAS LES BRITANNIQUES
FAIRE DES PÊCHEURS FRANÇAIS
LES VICTIMES COLLATÉRALES DU BREXIT

Chiffres clés

20 % : le taux de refus d'octroi de licence de pêche pour la France dans la bande des 6-12 milles britanniques et les eaux anglo-normandes, alors que la Commission avait elle-même procédé à un premier filtrage des demandes les plus « problématiques ».

24 % : la part des poissons pêchés par la France en eaux britanniques, en volume.

50 à 60 % : la part du poisson pêché par les Britanniques destiné à l'exportation pour la transformation et la consommation dans l'UE.

180 : le nombre de navires de pêche qui pourraient être détruits dans le cadre du plan de sortie de flotte annoncé par le Gouvernement.

65 % : la part de produits de la mer issus de l'importation dans les assiettes des Français.

3 % : la part des poissons pêchés par l'Union européenne dans le total mondial, contre 39 % pour la Chine.

I. LES PÊCHEURS FRANÇAIS VICTIMES D'UNE MISE EN oeUVRE DÉFAILLANTE DE L'ACCORD DU 24 DÉCEMBRE

A. UN ACCORD PERDANT-PERDANT, MAIS MEILLEUR QU'UN « NO DEAL »

La pêche s'est trouvée au coeur du processus de sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne, non tant pour son importance économique que pour sa forte dimension symbolique.

La volonté affichée du gouvernement britannique de redevenir « un État côtier indépendant » s'inscrit en effet dans la démarche des partisans du Brexit, résumée par le slogan « Reprenons le contrôle 1 ( * ) » et qui, dans l'arbitrage entre souveraineté et prospérité, exprime une nette préférence pour la souveraineté.

Selon une enquête de juin 2020 2 ( * ) , 92 % des pêcheurs britanniques déclaraient vouloir voter en juin 2016 en faveur de la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne . Signe de cette portée symbolique de la pêche, l'un des premiers déplacements du Premier ministre Boris Johnson, après sa prise de fonctions, a eu lieu en septembre 2019 au nord-est de l'Écosse, à Peterhead, premier port de pêche et plus grand marché aux poissons du Royaume-Uni. Par cohérence idéologique autant que pour des considérations électorales, il allait de soi que le gouvernement britannique s'en tiendrait à une position dure .

L'Union européenne continue, elle, d'accorder une préférence à la prospérité par rapport à la souveraineté, malgré un certain rééquilibrage dans la période récente. Elle était donc au moment des négociations plus prompte au compromis. Dans sa logique, même si l'Union avait moins à perdre économiquement que le Royaume-Uni, une absence d'accord aurait eu des retombées économiques et sociales inacceptables, car déstabilisatrices pour un certain nombre de filières, dont la filière pêche, et pour un certain nombre de territoires, parmi lesquels, en France, les régions Bretagne, Normandie et Hauts-de-France .

En effet, selon les données du ministère de l'Agriculture et de l'Alimentation, au milieu des années 2010, environ 100 000 tonnes de poissons étaient capturées chaque année par la France dans les eaux britanniques, parfois qualifiées de « plus poissonneuses du monde », soit 24 % des volumes capturés par les pêcheries hexagonales . Or, pour les pêcheurs européens et notamment français, un « no deal » était l'assurance de perdre complètement leur accès historique à ces eaux .

En l'absence d'accord de retrait, les pêcheurs européens et français auraient perdu l'accès aux eaux britanniques et aux ressources qui s'y trouvent sans période de transition. Les autorités britanniques auraient ainsi pu fixer des quotas, des totaux admissibles de capture, des mesures techniques ou encore alourdir les contrôles douaniers et sanitaires du jour au lendemain et hors de tout cadre concerté. Les conséquences négatives sur l'amont et l'aval de la filière pêche auraient été immédiates.

La politique commune de la pêche

L'article 5 du règlement n° 1830-2013 relatif à la politique commune de la pêche 3 ( * ) garantit aux pêcheurs européens « une égalité d'accès aux eaux et aux ressources » dans les zones économiques exclusives 4 ( * ) de tout autre État membre.

L'annexe 1 de ce règlement garantit en outre l'accès de certains États membres à certaines zones de pêches au sein des bandes côtières - ou zones des 6-12 milles 5 ( * ) - au cas par cas, par espèce et par zone, afin de reconnaître la continuité historique des activités de pêche d'un État dans les eaux d'un autre (les « droits historiques »). Les pêcheurs français n'ont pas attendu le règlement de base sur la politique commune de la pêche de 1983 pour se rendre dans les eaux britanniques, mais y opèrent depuis des siècles. Aussi, quinze zones de pêche sont identifiées dans les 6-12 milles britanniques, dont huit dans lesquelles ils sont autorisés à pêcher l'ensemble des espèces .

L'affrontement des logiques britannique et européenne explique que la pêche ait été jusqu'au 24 décembre 2020 l'une des principales pierres d'achoppement des négociations de l'Accord de commerce et de coopération 6 ( * ) , traité encadrant les futures relations euro-britanniques, appliqué de façon provisoire à partir du 1 er janvier 2021 et entré en vigueur le 1 er mai 2021.

Dès la constitution du format de l'accord et la définition de son périmètre, il était envisagé de procéder à des négociations croisées, ce qui aurait signifié un accord séparé et spécifique sur la pêche. La principale réussite du processus de négociation est à mettre au crédit du négociateur en chef de l'Union européenne pour le Brexit, Michel Barnier : elle tient à l'exigence qu'il a tenue de placer la pêche, pour laquelle le Royaume-Uni était en position de force, dans le contexte plus global des échanges commerciaux et de l'accès au marché intérieur, pour lesquels les Britanniques avaient davantage à perdre que l'Union . Ses qualités de négociateur ont été d'autant plus mises à l'épreuve qu'il était poussé par certains États membres, y compris par la France, à transiger, ce qui aurait conduit en pratique à faire de la pêche une variable d'ajustement et à sacrifier ce qu'elle représente en termes d'équilibre social et territorial sur l'autel de la compétitivité économique. De la mer à l'assiette, la pêche représente en France à peu près 100 000 emplois et la pêche en tant que telle un chiffre d'affaires de 1,2 Md€.

Le rapporteur souhaite souligner qu'à l'aune des nombreux irritants qui risquaient de remettre en cause les droits historiques des pêcheurs, et malgré les conditions difficiles et précipitées de sa négociation, dans les dernières quarante-huit heures, l'accord sur la pêche est sans doute l'un des moins mauvais qu'il était possible de trouver pour la pêche française. Premières concernées, les organisations professionnelles des pêcheurs ont, en revanche, souligné dès la conclusion de l'accord que sa mise en oeuvre serait compliquée.

L'annexe 35 (FISH.1) de l'accord établit ainsi u ne trajectoire de réduction de 25 % des quotas européens dans les eaux britanniques en valeur à horizon juin 2026 . Si la date peut sembler arbitraire, c'est qu'elle résulte d'un marchandage entre les propositions initiales du Royaume-Uni et de l'Union européenne. La réduction de 25 % des quotas était la limite maximale que la Commission avait fixée dans la négociation, les Britanniques plaidant encore quelques jours avant l'accord pour une baisse de 60 % puis, dans une dernière proposition, d'un tiers. Ce compromis a été jugé « raisonnable » et plutôt favorable aux pêcheurs européens, suscitant d'ailleurs la colère de la National Federation of Fisherman's Organisations (NFFO), organisation représentative des pêcheurs britanniques.

D'après le pôle « agriculture » de l'ambassade de France au Royaume-Uni, les pêcheurs d'outre-Manche ont, en effet, souffert du rétablissement, mal anticipé par l'administration britannique, des contrôles sanitaires alors que 65 % de leur production est exportée vers l'Europe, sans avoir récupéré en contrepartie l'exclusivité de pêche dans leurs eaux, que leur gouvernement leur avait fait miroiter. Il y a un certain paradoxe à ce que la situation post-Brexit ait in fine augmenté les contraintes technocratiques qui étaient tant dénoncées du temps de la politique commune de la pêche.

B. LA REMISE EN CAUSE DES ACCORDS DE LA BAIE DE GRANVILLE OU LE « COUP DE JERSEY »

Schématiquement, alors que c'est principalement du poisson qui est capturé dans les 6-12 milles de la Grande-Bretagne, ce sont en majorité des crustacés, coquilles Saint-Jacques et bulots qui sont pêchés dans les îles anglo-normandes.

Situées à moins de 25 km des côtes normandes, les îles anglo-normandes, composées notamment des bailliages de Jersey et de Guernesey, sont des « dépendances de la Couronne » britannique depuis le bas Moyen Âge, un statut qui leur confère une importante autonomie politique. À ce titre, elles n'étaient pas soumises au droit de l'Union européenne 7 ( * ) et n'ont donc pas pris part au vote qui a conduit au Brexit .

Régissant la pêche au large du Cotentin, de la Bretagne nord et dans les eaux anglo-normandes, les accords de la baie de Granville, conclus de façon bilatérale entre la France et le Royaume-Uni le 4 juillet 2000 8 ( * ) , avaient mis fin à un long différend sur la délimitation des eaux territoriales et les droits de pêche . Ces accords visaient à « renforcer les relations d'amitié et de bon voisinage , en particulier celles qui unissent traditionnellement les pêcheurs des deux pays » et reconnaissaient la nécessité d'« un régime particulier applicable aux activités de pêche dans la baie de Granville », liée à la proximité géographique de ces territoires.

C'est en s'en tenant fermement à ces deux principes - bon voisinage et régime particulier - qu'il avait été possible de dégager un consensus, auquel veillait un comité de gestion et de suivi paritaire réunissant professionnels, scientifiques et administrations. Si les îles anglo-normandes avaient pu çà et là exprimer quelques motifs d'insatisfaction, il leur était loisible de demander un ajustement des accords sans en modifier l'économie générale, notamment à la faveur de leur révision décennale .

La démarche de Jersey pour être couverte par l'accord de commerce et de coopération témoigne de la volonté active de ses autorités de remettre en cause le compromis trouvé avec les accords de la baie de Granville. L'article 511(2) (FISH.19) de l'accord stipule en effet qu'il « annule et remplace tout accord ou arrangement existant en ce qui concerne la pêche », notamment dans les eaux des îles anglo-normandes .

Elle trahit une forme d'opportunisme des autorités jersiaises, qui s'est effectué en deux temps, ce qui a pu contribuer à la discrétion d'une opération pourtant lourde de conséquences juridiques. Dans un premier temps, Jersey a obtenu d'être couverte par l'accord de commerce et de coopération, avec une clause lui octroyant un délai de trois mois après la ratification par le Parlement britannique, pour confirmer sa décision (article 502(3)).

Sans surprise, un rapport du Parlement jersiais 9 ( * ) de février 2021 « recommande de ne pas activer la clause d'annulation de l'Accord de commerce et de coopération », plaidant pour « l'inclusion du bailli de Jersey dans l'accord de commerce et de coopération entre l'UE et le Royaume-Uni en matière de pêche ».

Or, ce même rapport rappelle que « depuis 1204 et la séparation de la Normandie de la Grande-Bretagne, la délimitation des zones de pêche autour de Jersey, qui est plus proche de la France que Guernesey, a été contestée ». C'est d'autant plus vrai depuis que l'appartenance à la Couronne britannique des îlots des Écréhou et du plateau des Minquiers, particulièrement proches des côtes du Cotentin et de Chausey, a été reconnue par la Cour internationale de justice (CIJ) 10 ( * ) . Dans sa sentence arbitrale, tout en attribuant les îlots à Jersey, la CIJ rappelle que « les États de Jersey, en 1646, ont interdit aux habitants de Jersey de pêcher sans une autorisation spéciale aux Écréhou et aux Chausey », rappelant la complexité de l'attribution des droits de pêche dans ces eaux.

Le différend autour de la pêche à Saint-Pierre-et-Miquelon
et la solution de la « French baguette »

Le différend qui oppose aujourd'hui la France et les îles anglo-normandes fait écho à un conflit entre Saint-Pierre-et-Miquelon et le Canada sur les droits de pêche, en particulier à la morue, au début des années 1990. Un tribunal arbitral à New York a finalement attribué, en juin 1992, une zone économique exclusive de 12 000 km 2 à l'archipel français, qui réclamait 40 000 km 2 .

La configuration géographique d'un archipel proche des côtes d'un plus grand État, que l'on retrouve tant avec Saint-Pierre-et-Miquelon qu'avec les îles anglo-normandes, avait conduit le tribunal arbitral à accorder une bande de pêche de 200 milles nautiques à l'archipel.

Le moratoire dans l'Atlantique ouest sur la pêche à la morue, dont le stock arrivait à épuisement à cause de la surexploitation, avait néanmoins rapidement limité les opportunités de pêche.

Contrastant avec celle de Guernesey, à l'attitude plutôt constructive, encore confirmée le 1 er décembre 2021, avec 43 nouvelles licences définitives pour les pêcheurs français, les autorités de Jersey ont été très peu enclines à accéder aux demandes de licences . L'exemple de Guernesey et celui de la Normandie, signaux positifs au milieu de relations globalement tendues, sont la preuve qu'il n'y avait aucune fatalité à une telle dégradation du climat dans la baie de Granville .

C'est d'autant plus vrai que l'enjeu économique est limité, notamment pour les îles anglo-normandes, davantage spécialisées dans la finance et notamment les trusts, que dans les produits de la mer.

Deux raisons principales expliquent l'enlisement de la situation.

D'une part, la centralisation des circuits de communication, là où la négociation directe avait donné de bons résultats dans le cadre des accords de la baie de Granville . Ainsi, alors que Jersey est éloignée d'environ 25 km des côtes du Cotentin, les pièces justificatives fournies par les pêcheurs demandeurs transitent par pas moins de quatre intermédiaires avant de parvenir aux autorités jersiaises décisionnaires :

- les comités départementaux et régionaux des pêches, unités territoriales de l'organisation professionnelle représentative de la pêche maritime, sont chargés de compiler les éléments de preuve fournis par les demandeurs ;

- la direction des pêches maritimes et de l'aquaculture (DPMA), direction d'administration centrale à Paris, les examine ;

- la DG MARE, direction générale sous l'autorité du commissaire européen chargé des pêches à Bruxelles, traite les dossiers et les transmet à Londres ;

- le Department for Environment, Food & Rural Affairs ( DEFRA ), ministère de l'Agriculture britannique reçoit les pièces justificatives et les transmet aux îles anglo-normandes.

D'autre part, la centralisation trahit une instrumentalisation à des fins politiques de la situation par les gouvernements, alimentant un rapport de force stérile au détriment des riverains et plus particulièrement des pêcheurs.

C. UNE APPLICATION LARGEMENT DÉFAILLANTE DE L'ACCORD, DONT LES PETITES PÊCHERIES FRANÇAISES SONT LES PREMIÈRES VICTIMES

Près d'un an après la conclusion de l'accord euro-britannique, une grande partie des pêcheurs français n'ont toujours pas obtenu gain de cause dans les 6-12 milles relevant des autorités britanniques et dans les eaux anglo-normandes.

Licences accordées aux pêcheurs français dans les bandes côtières :
le compte n'y est toujours pas

Source : commissions des affaires économiques et des affaires européennes du Sénat, d'après les chiffres communiqués par le ministère de la mer, au 13/12/21 11 ( * ) .

Sur 1 110 licences demandées par les pêcheurs français, 1 034 ont été définitivement accordées par les autorités britanniques, ce qui permet à celles-ci d'afficher un taux d'octroi de près de 95 %. Si les soixante-quatorze licences toujours non accordées mi-décembre 2021 peuvent sembler en apparence résiduelles, cette impression statistique doit être fortement nuancée, pour plusieurs raisons.

D'abord , ce ratio concerne le total des demandes, y compris dans la zone économique exclusive, alors que l'essentiel des difficultés s'est concentré sur les zones des 6-12 milles de la Grande-Bretagne et les eaux anglo-normandes . Eux-mêmes dépendants de l'accès à la ZEE européenne, les Britanniques ont accordé 100 % des licences pour leur zone économique exclusive (ZEE) dès janvier 2021 et obtenu la même chose de l'Union européenne. À l'inverse, le Royaume-Uni étant très peu dépendant des 6-12 milles européens, le ratio d'obtention de licences chute à 80 % après un an pour la France dans les 6-12 milles britanniques . L'un des péchés originels de cette crise est pour l'Union d'avoir accepté de sectionner les négociations entre accès aux ZEE et accès aux 6-12 milles.

Il faut en outre noter la forte surreprésentation des pêcheurs français parmi les professionnels ayant candidaté, en raison de la proximité géographique, et plus encore parmi ceux n'ayant pas reçu l'autorisation de pêcher , ce qui s'explique par le caractère encore largement artisanal de la pêche française et donc la prédominance de navires de moins de 12 mètres, qui n'étaient pas concernés par l'obligation de géolocalisation satellitaire.

Ensuite, derrière la centaine de licences non accordées, il y a des patrons de pêche et leurs salariés ainsi que leurs familles, autant de cas particuliers dont les statistiques ne rendent compte qu'imparfaitement . Alors que le commissaire européen affirmait que les licences seraient toutes octroyées en un mois, il a fallu 347 jours pour que seulement 300 licences soient accordées aux pêcheurs français pour les 6-12 milles britanniques et les eaux anglo-normandes . Le rythme d'octroi de licences aux pêcheurs pour ces zones a donc été de 0,86 par jour en moyenne, une lenteur source d'incertitude, pesante pour le moral des professionnels. Cela a conduit certains à douter du bien-fondé des assurances des autorités britanniques sur leur bonne foi et leur pleine mobilisation. Entendus par le rapporteur, les représentants des régions Bretagne et Normandie ont signalé plusieurs cas de professionnels auxquels il ne semble pas possible d'apporter une réponse positive, parfois pour un jour de pêche manquant, et qui ont en conséquence besoin d'une aide d'urgence, sans laquelle ils devront rapidement cesser toute activité.

Enfin, même si les Britanniques ont satisfait trente demandes supplémentaires de la France au lendemain de l'« ultimatum » fixé par la Commission au 10 décembre 2021, la mauvaise foi dont les Britanniques ont fait preuve dans ce dossier n'est pas de bon augure pour les discussions à venir sur la définition des futures mesures de gestion telles que les mesures techniques, la fixation des possibilités de pêche (TAC) et des mesures de contrôle.

II. DES NÉGOCIATIONS RESTÉES À QUAI

A. UNE TRACASSERIE ADMINISTRATIVE ORGANISÉE, TÉMOIGNANT DE LA MAUVAISE FOI BRITANNIQUE

Le gouvernement britannique a délibérément manqué aux obligations fixées par l'accord pour faire avancer son agenda d'un « État côtier indépendant ».

En instrumentalisant les mesures d'application, le Royaume-Uni a usurpé sa compétence et détourné l'esprit et la lettre de l'accord. Si des compléments ou modifications d'éléments non essentiels de règles générales pouvaient se justifier pour en faciliter la bonne application, les autorités britanniques ont en l'occurrence fixé des conditions allant au-delà de la simple précision et modifiant des éléments substantiels de l'accord euro-britannique . Elles sont sorties de la légalité, en s'affranchissant du principe de bonne foi et en violation du principe pacta sunt servanda , pierres angulaires du droit international qui se bornent pourtant à rappeler que « les conventions doivent être respectées » .

Entre retards initiaux, fixation de délais arbitraires et reports d'échéances à la dernière minute, les Britanniques ont su s'imposer comme les « maîtres des horloges » dans la Manche , où l'on peut dire que l'heure est davantage celle de Greenwich que celle de Paris. L'article 497 (FISH.5) de l'accord est pourtant très clair sur le fait que lorsqu'une « Partie transmet en temps utile à l'autre Partie une liste des navires pour lesquels elle demande à obtenir des autorisations ou des licences de pêche », « l'autre partie délivre des autorisations ou des licences de pêche ».

S'agissant de l'instruction des demandes d'accès aux eaux jersiaises, les autorités anglo-normandes ont ainsi créé ex nihilo trois catégories, pourtant prévues par aucun texte :

- rouge : interdiction de pêcher depuis le 1 er novembre 2021, après une autorisation temporaire, sorte de « période de grâce » pendant laquelle les navires sans licence pouvaient continuer à opérer, initialement jusqu'au 30 avril, puis jusqu'au 31 octobre 2021 ;

- orange : autorisation temporaire de pêcher dans les eaux britanniques jusqu'au 31 janvier 2022 ;

- vert : autorisation définitive de pêcher dans les eaux britanniques
- sous réserve de respecter toute autre mesure de gestion et notamment toute mesure technique décidée par le Royaume-Uni.

L'article 502 (FISH.10) de l'accord de commerce prévoit que « chaque Partie autorise les navires de l'autre Partie à pêcher dans ses eaux en fonction de l'ampleur et de la nature réelles de l'activité de pêche dont il peut être démontré qu'elle a été exercée au cours de la période débutant le 1 er février 2017 et se terminant le 31 janvier 2020 par des navires éligibles de l'autre Partie dans ses eaux et selon les dispositions du traité existantes au 31 janvier 2020 ». Dans la logique des droits historiques, l'éligibilité est définie par les antériorités de pêche, qui peuvent aussi être reconnues pour des « navires de remplacement », y compris, normalement, si leur capacité de pêche est supérieure. Toutefois, l'accord reste muet à ce sujet, laissant libre champ au différend.

Les tensions se sont notamment cristallisées autour d' interprétations divergentes sur les notions d'« antériorité de pêche » et de « navires de remplacement » . Les Britanniques justifient leur instruction très pointilleuse par la crainte d'un effet d'aubaine pour des pêcheurs qui n'opéraient pas dans les eaux britanniques auparavant et souhaiteraient obtenir des licences pour maintenir la valeur de leur navire. Ces démarches opportunistes ne sont pourtant absolument pas démontrées à ce stade par les autorités britanniques.

• Dans la zone des 6-12 milles britanniques, les difficultés se sont concentrées sur la définition des « navires de remplacement ». Sur les 74 licences demandées et toujours pas octroyées par les Britanniques, 15 sont des navires de remplacement. Les Britanniques ont imposé un principe de continuité de la propriété juridique des navires, qui ne résulte pourtant d'aucune disposition de l'accord, et ont joué sur le critère de la capacité motorisée, alors que la notion de « navire de remplacement » n'implique pas une capacité strictement identique. Cette tracasserie administrative délibérée est source d'insécurité juridique pour toute une filière, qui a été encouragée par la Commission et les États à procéder au renouvellement de la flotte les années précédentes. Elle lèse les entrepreneurs ayant procédé au renouvellement de leurs navires pour des sommes qui peuvent monter jusqu'à 800 000 € pour un navire de 12 mètres de long et freine les investissements nécessaires à la poursuite de la modernisation de la pêche maritime.

• Globalement, la notion même d' antériorité de pêche (entre 2012 et 2016 pour les 6-12 milles britanniques et entre 2017 et 2020 pour les eaux anglo-normandes) a été plus largement source du litige. Les autorités maritimes britanniques exigent des données de géolocalisation que certains navires ne sont pas en état de fournir , quand bien même des groupements qualité, dépositaires de certaines AOP, peuvent certifier qu'ils pêchent habituellement dans les eaux britanniques, et malgré les données de l'IFREMER, selon lequel 304 navires non géolocalisés ont déclaré pour l'année 2019 au moins un mois d'activité dans ces eaux, avec un taux de dépendance économique à ces eaux de l'ordre de 50 % en moyenne.

Le principal obstacle concerne les navires de moins de 12 mètres, c'est-à-dire les pêcheries artisanales de proximité, puisque le règlement n° 1224/2009 du 20 novembre 2009 12 ( * ) les dispense de l'obligation d'être équipés de balises VMS vessel monitoring system », un système de surveillance des navires par satellite transmettant les données de position à intervalles réguliers aux autorités) ou AIS (« automatic identification system », un système permettant de connaître la géolocalisation des navires par radio).

Or, la pêche française se distingue par son caractère encore largement artisanal, et donc par la prédominance de bateaux de moins de 12 mètres de long. C'est ce qui explique que les refus d'octroi de licences concernent quasi exclusivement des navires français.

Le tonnage relativement faible des navires français par rapport aux standards dans l'Atlantique et la mer du Nord est attesté par les données du registre européen des flottes 13 ( * ) tenu par la Commission européenne, faisant état de :

- 6 277 bateaux de pêche pour une capacité de 176 890 tonnes en France, soit 28 tonnes par bateau ;

- 722 bateaux de pêche pour une capacité de 100 164 tonnes aux Pays-Bas, soit 139 tonnes par bateau ;

- 68 bateaux de pêche pour une capacité de 14 128 tonnes en Espagne, soit 208 tonnes par bateau.

Démunis face aux exigences rétroactives de Londres et de Saint-Hélier, certains pêcheurs en ont été réduits à exhumer des relevés téléphoniques pour justifier de leur antériorité de pêche, élément de preuve par la suite rejeté par Jersey. Les demandes de licences ont exigé de la part des pêcheurs, des organisations professionnelles et des administrations u n travail d'inventaire et de documentation extrêmement contraignant . À titre d'exemple, pour les balises « AIS », les données étant archivées, les pêcheurs ont dû les racheter avec le soutien de l'administration aux entreprises prestataires des balises, pour un coût qui n'a pas été rendu public.

Plusieurs acteurs pourtant parties prenantes de la négociation, comme le Comité national des pêches maritimes et des élevages marins (CNPMEM) ou la Commission européenne, ont par ailleurs regretté l'absence de méthodologie explicite des autorités britanniques et anglo-normandes. Ces règles, non formalisées, n'ont pu être appréhendées qu'en procédant par déduction a posteriori des réponses apportées par les Britanniques à tel ou tel cas.

Preuve de la légèreté avec laquelle les demandes de licences ont été traitées par les autorités britanniques, les algorithmes chargés d'instruire les demandes des pêcheurs auraient selon plusieurs témoignages conduit à accorder des licences à certains bateaux qui n'étaient même pas demandeurs .

B. DES CIRCUITS ADMINISTRATIFS COMPLEXES, UN EXCÈS DE ZÈLE MALVENU DE NOTRE PART

Si l'intense travail technique des fonctionnaires de la direction des pêches maritimes et de l'aquaculture (DPMA) pour le ministère de la mer et de la direction générale chargée de la mer (« DG MARE ») au sein de la Commission européenne, n'est pas en cause, la complexité des circuits de communication entre pêcheurs français et autorités britanniques a été pointée du doigt comme l'une de nos faiblesses dans la négociation, avec le risque de déperditions d'informations qu'elle entraîne .

La circulation des informations entre les deux bouts de la chaîne, les comités départementaux des pêches et la DG MARE, ne semble pas avoir été optimale . En conséquence, les services de la DG MARE, peut-être pas au fait des derniers « bruits de quai », continuaient en novembre 2021 d'afficher leur « optimisme » sur la situation et la suite des négociations, dans une vision très statistique du problème.

Certains interlocuteurs du rapporteur ont souligné que tous les dossiers fournis par les comités régionaux des pêches à la DPMA n'avaient pas été transmis aux autorités britanniques et anglo-normandes . La région Normandie a ainsi fait connaître au rapporteur certains dossiers que les autorités françaises et européennes « n'ont pas jugé bon de transmettre à Londres » alors qu'ils semblaient solides.

Cette affirmation a été corroborée lors d'une audition devant la commission Pêche du Parlement européen le 11 novembre 2021, du responsable de la pêche dans l'Atlantique, la mer du Nord, la mer Baltique et les régions ultrapériphériques au sein de la DG MARE. M. Fabrizio Donatella a indiqué que, conjointement avec l'administration en charge de la pêche au sein de chaque État membre, la DG MARE n'avait pas transmis aux autorités britanniques certaines demandes jugées « problématiques », sans pour autant faire toute la transparence sur les critères de sélection des dossiers .

Cumulée à la priorisation de certains dossiers par l'Union européenne alors que le flux de demandes semblait absorbable sans délai par les autorités britanniques , cette démarche témoigne d' une forme d'autocensure de l'UE et des États membres , d'autant moins justifiée que la lisibilité sur les critères de sélection des dossiers par les Britanniques était réduite.

Enfin, les Britanniques ont refusé certaines demandes transmises par la France et la Commission européenne sur le fondement des informations fournies par l'algorithme de croisement de données « Sacrois » (DPMA-IFREMER) et la base de données déclarative Valpena (Comité des pêches), à cause de leur incohérence avec les données satellitaires 14 ( * ) . L'interopérabilité de ces données ne semble pas assurée en France, encore moins en Europe, suscitant des interrogations sur la fiabilité des informations contenues dans ces outils.

La conjonction de l'« autocensure » et de circuits administratifs complexes est de nature à favoriser la défiance des professionnels vis-à-vis des institutions, ce qui est d'autant plus regrettable que les différents ports de pêche français ont su jusqu'à présent maintenir leur unité dans cette crise et travailler de concert avec l'administration.

C. LA FAIBLE IMPLICATION DE LA COMMISSION EUROPÉENNE, SYMPTÔME DE LA PERTE D'INFLUENCE FRANÇAISE AU SEIN DE L'UNION

1. La faible implication de la Commission européenne

Selon le rapporteur, les garanties obtenues dans l'Accord de commerce et de coopération pour les pêcheurs européens et notamment français auraient mérité un suivi plus attentif de la Commission européenne . Le CNPMEM avait en effet alerté dès janvier 2021 sur le risque d'interprétation abusive de l'accord par la partie britannique.

L'accord de commerce et de coopération est l'un des moins mauvais qu'il était possible de trouver pour la pêche et, à ce titre, il aurait mérité un suivi plus attentif, mais son application a été traitée à la légère par l'Union européenne, au moins jusqu'à l'automne 2021. Il était normal qu'un accord fixant le cadre des relations euro-britanniques dans un aussi grand nombre de domaines, comptant déjà plus de 1 200 pages, ne prévoie pas les définitions précises des notions d'« antériorité » ou de « navire de remplacement », qui relèvent des mesures d'application. Il est en revanche anormal que la Commission laisse le Royaume-Uni décider seul de ces mesures d'application alors qu'elles auraient dû faire l'objet de négociations entre les deux parties au traité .

L'Union européenne était la garante de la bonne application de l'accord post-Brexit et il est clair, juridiquement, qu'elle seule est habilitée à prendre des mesures correctives, activer le mécanisme de résolution des litiges ou même dénoncer l'accord.

Même si sa nature - mixte ou non 15 ( * ) - reste incertaine, son caractère inédit et les délais exceptionnellement contraints de sa négociation par la Commission ont conduit à ce qu'il soit conclu par le Conseil après approbation du Parlement européen, mais pas ratifié par les États membres, avant d'entrer en vigueur.

Institué par l'article 508 de l'accord de commerce et de coopération, le Comité spécialisé de la pêche est l'enceinte censée permettre le dialogue et suivre la nouvelle relation euro-britannique en matière de pêche. Il est regrettable que ce Comité n'ait été constitué qu'à partir de juin 2021 et ne se soit réuni pour la première fois que le 20 juillet 2021 alors qu'il émet un avis sur l'octroi de licences, la fixation des TAC et quotas et les mesures techniques, et dispose même d'un pouvoir décisionnel dans d'autres domaines, tels que les mesures de gestion.

Le commissaire à l'Environnement, à l'Océan et à la Pêche, Virginijus Sinkevièius a été aux abonnés absents tout au long de la crise, ne cherchant pas à peser de tout son poids au sein du collège des commissaires. Seul membre du collège des commissaires issu d'un parti écologiste, il ne s'est que très peu exprimé publiquement pour défendre les droits des pêcheurs européens. Selon certains observateurs, la perspective d'un nouveau plan de sortie de flotte initié par la France aurait en effet plutôt été perçue positivement par le commissaire, qui semble avoir d'autres priorités que la souveraineté alimentaire.

La tardive prise de conscience de la « bulle bruxelloise » est d'autant plus difficile à expliquer que, selon l'article 3(1)(d) du traité sur le fonctionnement de l'UE 16 ( * ) , « la conservation des ressources biologiques de la mer dans le cadre de la politique commune de la pêche » est l'une des quatre seules politiques relevant de la compétence exclusive de l'Union. Même si l'attribution de licences pour les eaux britanniques concernait des navires français pour 60 à 70 %, la logique institutionnelle aurait voulu que la Commission européenne soit davantage pro-active et cherche à éviter tout risque de démantèlement de l'une des rares politiques intégrées.

Au-delà de la pêche, le risque est que la passivité de la Commission porte en germe une fragilisation de la construction européenne dans son ensemble. La question des licences avait en effet valeur de test et il est à craindre désormais que le Royaume-Uni exploite le moindre recul ou la moindre ambiguïté, en premier lieu sur la question très sensible de la frontière nord-irlandaise . En définitive, c'est la crédibilité de la « Commission géopolitique » appelée de ses voeux par sa présidente Ursula von der Leyen lors de son entrée en fonction qui pourrait être remise en question. Pis, certains pays d'Europe centrale et orientale pourraient être tentés de pousser au bout la logique britannique du « have its cake and eat it 17 ( * ) » au sein de l'Union voire de suivre l'exemple du Royaume-Uni vers une sortie de l'Union.

2. Symptôme de la perte d'influence française au sein de l'Union

Selon le rapporteur, la faible implication de l'Union européenne dans la défense de la filière pêche est à mettre en grande partie sur le compte de la perte d'influence française au sein de l'Union européenne .

Comme le laisse encore transparaître un courrier du 5 octobre 2021 du Premier ministre à la présidente de la Commission européenne, appelant celle-ci à faire preuve de plus de fermeté dans les négociations, le Gouvernement a dans un premier temps semblé davantage soucieux de démontrer le coût d'une sortie de l'UE, que de construire une relation gagnant-gagnant, fruit du dialogue.

Lorsque le Gouvernement s'est, tardivement, rendu compte qu'il n'avait pas su activer efficacement ses relais d'influence et peser de tout son poids auprès de la Commission en temps utile, il a changé de stratégie et s'est défaussé sur la Commission européenne, jugée responsable de la situation. Les conseillers agricoles des ambassades européennes à Paris avaient déjà mentionné aux commissions des affaires européennes et des affaires économiques du Sénat, un tel schéma de « mobilisation à retardement » lors des négociations sur la nouvelle politique agricole commune.

Chronologie des demandes de la France à la Commission européenne

Le 6 septembre 2021, le Premier ministre Jean Castex a adressé un premier courrier à la présidente de la Commission européenne sur la nécessité d'une volonté politique et évoquant une solution qui « doit être recherchée à l'extérieur du volet pêche ».

Le 22 septembre 2021 , le secrétaire d'État chargé des affaires européennes Clément Beaune déclare dans Politico après un échange avec David Frost : « C'est un problème de l'UE, cela devrait être traité comme un problème de l'UE et la France demande à ce que cela le soit. [...] Nous demanderons à la Commission d'être plus active, plus ferme et plus catégorique dans cette discussion. »

Le 5 octobre 2021 , le Premier ministre Jean Castex a fait parvenir un nouveau courrier à la présidente de la Commission européenne lui demandant de prendre des sanctions vis-à-vis du Royaume-Uni.

La France dispose pourtant théoriquement d'alliés naturels parmi les États membres, au sein du club des « amis de la pêche », qu'elle ne semble pas avoir su mobiliser à leur pleine mesure , malgré des signes de solidarité :

- réagissant aux refus d'octroi de licences par le Royaume-Uni le 28 septembre, onze pays 18 ( * ) ont publié une déclaration relative à la bonne application du chapitre pêche de l'Accord de commerce et de coopération 19 ( * ) , le jour de la réunion des ministres européens chargés de la pêche ;

- le député européen François-Xavier Bellamy a souligné le soutien unanime à la France des autres États pêcheurs au sein de la commission Pêche du Parlement européen.

Le rapporteur souhaite enfin tempérer les attentes excessives que certains semblent placer dans la présidence française du Conseil de l'Union européenne au premier semestre 2022 . Il faut d'abord rappeler qu'elle sera écourtée par l'imminence de l'élection présidentielle française, ne laissant que deux mois environ de « temps utile ». Il ne faut pas négliger en outre que la présidence tournante du Conseil mobilise beaucoup d'énergie en coordination avec les autres États membres et la Commission et qu'elle reste tributaire d'une actualité par nature imprévisible.

D. ENTRE « RÉTORSIONS » ET PLAN DE SORTIE DE FLOTTE, LE « EN MÊME TEMPS » DIFFICILE À SUIVRE DU GOUVERNEMENT

Davantage encore que la passivité européenne, c'est l'inconstance de la France et en particulier l'indécision de son chef de l'État qui peuvent expliquer l'échec de l'application de la rubrique « pêche » de l'accord post-Brexit . La stratégie de négociation française s'est avérée erratique, alternant entre annonces de mesures de « rétorsion » d'une particulière sévérité et appels à la désescalade, sans aucune incidence visible sur la doctrine britannique en matière d'octroi des licences.

1. L'annonce de « rétorsions » : une stratégie apparemment offensive du Gouvernement français

La France n'étant pas parvenue à convaincre la Commission européenne de l'opportunité de prendre des mesures de rétorsion, elle a masqué son échec par des menaces de « rétorsions » bilatérales, sans base légale puisque la France n'est pas partie à l'accord de commerce et de coopération . Ces mesures seraient probablement illégales au regard de l'impératif de proportionnalité qu'exige le droit international . Aussi est-il difficile de les qualifier de rétorsions.

Au lieu de prendre des mesures plus circonscrites mais efficaces, car ayant un impact direct sur l'économie britannique, la France a annoncé des mesures de « rétorsion » manifestement irréalistes comme l'arrêt de la fourniture d'électricité, ou contrevenant clairement à l'accord de commerce et de coopération et au droit de l'Union européenne, comme le blocage au moyen de contrôles douaniers systématiques de toutes les marchandises en provenance du Royaume-Uni.

Dans ce contexte, le Royaume-Uni a eu beau jeu de qualifier les menaces françaises de « disproportionnées » et de souligner leurs effets de bord (comme des coupures de courant dans les hôpitaux) ou leur injustice (refus de l'accueil d'étudiants jersiais), prenant à témoin les opinions publiques des deux pays pour souligner la « logique de confrontation » du gouvernement français .

Liste des « rétorsions » envisagées

Avril 2021 : annonce de mesures de rétorsion sur les services financiers.

Septembre 2021 : menaces de l'arrêt de l'approvisionnement énergétique pour les îles anglo-normandes (dépendantes à 95 % de l'énergie française), mais aussi menaces de l'arrêt d'accueil d'étudiants anglo-normands en France, d'interruption de flux ferroviaires et commerciaux.

2 novembre 2021 : « contrôles douaniers et sanitaires systématiques sur les produits débarqués en France », « interdiction de débarquement de produits de la mer », menaces réitérées d'un arrêt de l'approvisionnement énergétique.

Liste des « rétorsions » effectivement mises en oeuvre

octobre 2021 : un bateau battant pavillon britannique pêchant en baie de Seine a été détourné par les autorités françaises et est resté arrimé au port du Havre pendant vingt-quatre heures.

Preuve que ces annonces étaient dispensables, elles n'ont jamais été suivies d'effets. Contre-productives dans la négociation, elles n'ont fait qu'entamer la crédibilité de la parole publique des autorités françaises.

Elles ont révélé que le président de la République naviguait à vue, obligeant ses ministres à virer de bord à plusieurs reprises. Ainsi, alors que la ministre de la mer, Annick Girardin, et le secrétaire d'État chargé des affaires européennes, Clément Beaune, avaient annoncé un paquet de mesures de rétorsion pour le 2 novembre, ils ont été désavoués au dernier moment par le président de la République , indiquant lors du G20 de Rome, le 31 octobre 2021, avoir pour objectif « d'obtenir une désescalade ».

Le chef de l'État a fait le choix de nationaliser et même de personnaliser un différend européen, ce qui n'a pu que perturber les négociations.

Au-delà de la méthode contestable, il convient enfin de souligner que les sanctions annoncées par voie de presse auraient dû aller de pair avec une réflexion plus globale sur l'impact de contrôles sanitaires renforcés sur les débarquements de poissons, afin d'éviter, autant que faire se peut, que le secteur de la transformation, dépendant des importations de poissons, en soit la victime collatérale.

Cela atteste l'idée que l'aval a été le grand oublié de la crise. Les entreprises du mareyage, trait d'union entre l'amont et l'aval, ont déjà eu à souffrir des lourdeurs administratives liées au renforcement des contrôles sanitaires dans le cadre du Brexit , portant leurs marges à des niveaux historiquement faibles. La dépendance aux eaux britanniques de la zone économique de Capécure à Boulogne-sur-Mer, premier port européen de transformation de produits de la pêche et de la mer, est presque totale s'agissant de la pêche hauturière. Or, si 30 000 tonnes de poisson sont débarquées chaque année par les pêcheurs français, les navires battant pavillon étranger débarquent des volumes dix fois plus importants . La région Normandie a, elle aussi, attiré l'attention du rapporteur sur les difficultés d'approvisionnement de ce secteur, liées aux contrôles sanitaires renforcés et à l'incertitude liée à l'octroi des licences de pêche.

2. L'annonce d'un plan de sortie de flotte : la reculade du Gouvernement français

À la surprise générale, en pleine négociation avec les autorités britanniques, la ministre de la mer, Annick Girardin, a rappelé publiquement, lors des Assises de la pêche et des produits de la mer qui se sont tenues le 18 novembre dernier à Saint-Pol-de-Léon, la perspective d' un plan de sortie de flotte pour les navires n'ayant pas obtenu de licence - indemnisation de pêcheurs pour la destruction de leur navire, sur la base du volontariat -, déjà annoncé en décembre 2020 par le Gouvernement. Ce rappel n'était pas opportun, et a donné le signal d'un renoncement des autorités françaises.

S'il est du ressort de l'administration de parer à toutes les éventualités, même les pires, et de provisionner à cette fin les montants les plus élevés possible, l'ampleur du plan, entre 40 et 60 millions d'euros, a surpris . D'après les informations données par la direction des pêches maritimes et de l'aquaculture lors des auditions budgétaires menées par la commission des affaires économiques, le plan pourrait couvrir plus de 180 navires éligibles, soit plus de la moitié des navires dépendants des eaux britanniques , pour une somme forfaitaire proche de 300 000 euros par bateau détruit.

Il est à noter que le président de la République n'a en aucune manière démenti sa ministre. Dans un « en même temps » caractéristique, il a affirmé le lendemain : « nous allons continuer de nous battre, nous ne lâcherons pas nos pêcheurs 20 ( * ) », tout en confirmant ultérieurement le plan de sortie de flotte .

En lançant dans ce même discours aux professionnels de la pêche que « plus encore qu'obtenir la totalité des licences, c'est d'une visibilité dont vous avez besoin », la ministre de la mer a montré que le gouvernement se méprenait sur l'enjeu des négociations. Surtout, elle a mis la Commission européenne dans la position intenable de devoir poursuivre les négociations pour les licences restantes après avoir signalé qu'elle était prête à renoncer .

Le rapporteur juge en outre particulièrement inapproprié que le Gouvernement envisage d'utiliser la Réserve d'ajustement au Brexit 21 ( * ) pour financer le plan de sortie de flotte annoncé. Alors que la Réserve était censée compenser les conséquences de l'application de l'accord de commerce et de coopération , le Gouvernement la transforme en outil de dédommagement de la non-application de l'accord , la détournant de son objet initial . Au lieu d'aider les pêcheurs à surmonter la diminution de 25 % de quotas dans les eaux britanniques d'ici juin 2026, en application de l'accord , la Réserve servirait à détruire les bateaux auxquels le Royaume-Uni n'a pas octroyé de licence, en violation de l'accord .

Cet usage à contre-emploi est d'autant plus regrettable que le rapporteur spécial de la commission Pêche sur le texte qui a créé ce fonds, François-Xavier Bellamy, avait, au cours de l'examen de ce texte au Parlement européen, en septembre 2021, insisté pour augmenter la part revenant à la France. Le Sénat, par sa résolution européenne du 16 avril 2021, avait déjà plaidé en ce sens. Finalement, la part française dans ce fonds est effectivement passée de 400 à 780 millions d'euros, soit une somme plus conforme au fort impact du Brexit sur la France, relativement à d'autres pays .

En outre, a été retenu le principe d'une affectation obligatoire (« earmarking ») d'une certaine part de la Réserve vers la pêche, fléchage sans équivalent pour d'autres secteurs . Ce « mini-plan de relance pour la pêche » avait pour vocation d'aider la pêche française à se tourner vers l'avenir en accompagnant la modernisation des techniques de capture, la réorientation de l'effort de pêche, ou encore l'attractivité des métiers de la filière.

Quelles échéances ?

10 décembre 2021 : les négociations sur les totaux admissibles de capture (TAC) dans les eaux britanniques devaient selon l'Accord aboutir au plus tard à cette date, chaque année. En cas d'échec des négociations au 10 décembre, l'accord prévoit un délai supplémentaire de dix jours, et en cas de nouvel échec des TAC provisoires s'appliqueraient, à l'instar du système en vigueur au premier semestre 2021. Cette dernière option a finalement été retenue, pour les trois premiers mois de l'année 2022.

La date de l'« ultimatum » fixé par la Commission européenne aux Britanniques pour l'obtention des licences de pêche, date que le Premier ministre britannique a écartée comme étant non pertinente, mais au lendemain de laquelle 30 nouvelles licences ont été accordées.

12-13 décembre 2021 : comme chaque année en décembre, les négociations au sein du Conseil des ministres de l'Union européenne « Agriculture et pêche 22 ( * ) » devaient déterminer les totaux admissibles de capture et les quotas dans les eaux de l'Union européenne. Une étape cruciale pour envisager d'éventuels reports de l'effort de pêche.

« d'ici Noël 2021 » : le Président de la République Emmanuel Macron a déclaré que la crise des licences devait s'achever avant cette date, car sinon « on sortira du dialogue ». La ministre de la mer, Annick Girardin, a, elle, affirmé que « décembre serait la dernière limite de négociation », ce qui laisse entendre que la date limite des autorités françaises est en réalité fixée au 31 décembre, et non au 25 décembre.

1 er janvier 2022 : début de la présidence française du Conseil de l'Union européenne, qui sera de facto écourtée en raison des élections présidentielles.

31 janvier 2022 : fin de validité des licences temporaires (catégorie orange) dans les 6-12 milles britanniques.

31 mars 2022 : fin de l'application des TAC temporaires pour les stocks partagés par le Royaume-Uni et l'Union européenne dans les eaux britanniques.

30 juin 2026 : fin de la période de transition prévue par la rubrique « pêche » de l'accord de commerce et de coopération, et notamment de la sécurisation de 75 % des quotas dans les eaux britanniques au profit des pêcheurs européens.

III. LA PÊCHE FRANÇAISE EST-ELLE EN TRAIN DE COULER ?

A. LA CRAINTE D'UNE EXCLUSION GRADUELLE DES PÊCHEURS FRANÇAIS DES EAUX BRITANNIQUES

1. Le risque d'une instrumentalisation des totaux admissibles de capture, en fonction des avantages comparatifs britanniques

On peut présumer que le Royaume-Uni cherchera à semer la division au sein des États membres à la faveur des renégociations annuelles des TAC et quotas . Une synthèse 23 ( * ) du ministère de l'Agriculture, de l'Alimentation et de la Marine irlandais estime par exemple que la France sera la plus affectée en valeur absolue d'ici à l'expiration de la rubrique pêche en 2026 (-52 M€ de chiffre d'affaires) mais, surtout, que les pertes de quotas ne seront pas homogènes d'un État à l'autre : -4 % de quotas pour l'Espagne, -7 % pour la Belgique et le Danemark, -8 % pour la France, -10 % pour les Pays-Bas, -15 % pour l'Irlande et l'Allemagne.

L'accord de commerce et de coopération établit une trajectoire pour l'ensemble de l'Union : ses quotas de pêche dans les eaux britanniques devront avoir diminué de 25 % en valeur d'ici à juin 2026 . L'accord n'a en revanche pas fixé les totaux admissibles de capture (TAC), qui doivent selon l'article 498 (FISH.6) être négociés au plus tard le 10 décembre de chaque année , i) en se fondant sur les meilleurs avis scientifiques disponibles, ainsi que sur d'autres facteurs pertinents, y compris les aspects socio-économiques et ii) dans le respect des éventuelles stratégies pluriannuelles applicables en matière de conservation et de gestion convenues par les parties.

Si les Britanniques n'ont a priori pas intérêt à réduire les totaux admissibles de capture, puisqu'ils seraient tout autant affectés que les pêcheurs européens, il est à craindre qu'ils cherchent à concentrer les réductions de TAC sur les espèces pour lesquelles ils disposent de quotas limités voire marginaux . L'annexe 35 (FISH.1) de l'accord précise l'évolution annuelle des quotas, espèce par espèce.

En attente d'un accord, pour les sept premiers mois de l'année 2021, la répartition des TAC par espèces avait été établie au prorata, et pondérée pour tenir compte de la saisonnalité. L'accord trouvé sur les opportunités de pêche le 11 juin 2021 entre la Commission européenne et le Royaume-Uni 24 ( * ) a été plutôt bien accueilli par les pêcheurs européens, notamment parce que le principe d'une négociation globale, et non stock par stock, a été maintenu pour les espèces hors quotas.

La Commission européenne a commis une erreur stratégique en fixant le 10 décembre comme date butoir aux autorités britanniques pour obtenir les licences. Il s'agit en effet aussi de la date limite, fixée par l'accord de commerce et de coopération, pour décider conjointement avec le Royaume-Uni des TAC de l'année 2022. La Commission a ainsi lié deux sujets qui n'avaient pas lieu de l'être, risquant d'affaiblir la position européenne dans les discussions avec les Britanniques sur les TAC .

2. Des barrières à l'entrée croissantes et la fin de toute logique productive dans les eaux britanniques

Les « mesures techniques », c'est-à-dire les modalités pratiques d'exercice de l'activité de pêche - dates de pêche, maillage des filets, équipement obligatoire des navires de pêche... - que les Britanniques ont désormais toute latitude pour prendre, font planer une incertitude encore plus grande sur les possibilités de pêche dans les eaux britanniques à plus long terme .

Quelques mesures techniques ont déjà été annoncées le 4 décembre et entreront en vigueur au 1 er janvier 2022, et leur incidence n'est pas connue à ce stade sur notre capacité de pêche dans ces eaux. Il est essentiel que ces décisions, qui doivent selon les termes de l'accord être fondées scientifiquement, ne soient pas prises de façon discriminatoire pour renforcer des barrières à l'entrée ciblant les pêcheurs européens. Cela signifie que l'Union européenne doit être en mesure de veiller au strict contrôle de la proportionnalité des mesures techniques par rapport à leurs objectifs scientifiques .

En outre, une grande incertitude subsiste quant au modèle qui sera choisi par les Britanniques pour la gestion des stocks dans leurs eaux après juin 2026 . Si le Premier ministre britannique s'est montré satisfait, dès la conclusion de l'accord, que « la part des prises britanniques dans leurs eaux augmente substantiellement, d'environ la moitié aujourd'hui, à un niveau plus proche de deux tiers en juin 2026 », la flotte de pêche britannique, encore plus artisanale que la flotte française, n'est manifestement pas en mesure de se substituer en un temps aussi réduit aux capacités de pêche européennes. Paradoxalement, les îles britanniques ne sont plus vraiment des pays de pêcheurs, de nombreux professionnels de ce secteur au Royaume-Uni étant originaires d'Europe de l'Est.

Deux options semblent donc s'offrir aux Britanniques, la seconde étant plus plausible que la première :

- dans une logique de greenwashing , le Royaume-Uni pourrait limiter l'effort de pêche dans ses eaux pour des motifs environnementaux ;

- dans une logique financière , les Britanniques pourraient commercialiser leurs droits de pêche en octroyant des licences aux plus offrants, et procéder à des investissements directs à l'étranger en rachetant des armements européens, pour placer des capitaines britanniques à la tête d'équipages européens (pratique du quota hopping ou captation des quotas).

Quelle que soit l'option retenue, on voit qu'il est difficile d'entrevoir le maintien d'une logique productive dans les eaux britanniques .

3. La perspective de renégociations annuelles et d'une insécurité juridique permanente

Le rapporteur souhaite rappeler que l'octroi de licences aux pêcheurs européens devait constituer l'étape la moins difficile des discussions avec les Britanniques , puisqu'il n'était même pas prévu, en réalité, qu'elles fassent l'objet de négociation. Les pourparlers annuels pour la fixation des taux admissibles de capture (TAC) , dans le cadre de l'accord jusqu'à juin 2026, puis hors de tout cadre à partir de cette date, ainsi que les mesures techniques et de gestion prises par les Britanniques devraient poser encore plus de difficultés. Ainsi, selon le Comité des pêches maritimes, le refus d'octroyer des licences de pêche est problématique en soi, mais aussi en tant qu'il révèle l'intention des autorités britanniques d'exploiter pleinement leur pouvoir de nuisance, amené à croître dans les prochaines années .

Sans vouloir minimiser l'impact des refus d'octroi de licences sur l'économie de la façade nord-ouest de la France, le rapporteur voudrait sensibiliser l'opinion publique et le Gouvernement aux enjeux économiques et sociaux considérables que représentent les graves hypothèques qui planent sur la filière pêche à partir de juin 2026. L'insécurité juridique sera permanente pour les pêcheurs français.

Dans ce contexte, le rapporteur s'étonne du manque d'anticipation et surtout de solutions proposées par le Gouvernement, et se demande si, au-delà des licences, le Gouvernement envisage un au-delà pour la pêche dans les eaux britanniques après juin 2026. L'échéance étant fixée pour le prochain mandat présidentiel, il serait souhaitable que les candidats à l'élection présidentielle exposent leur vision pour cet enjeu lors de la campagne pour l'élection présidentielle pour 2022, même si c'est bien le Royaume-Uni qui aura la main à partir de juin 2026.

En tout état de cause, il faudra le plus tôt possible une réponse institutionnelle forte des organisations professionnelles, des collectivités territoriales et du Gouvernement, sans quoi on peut craindre une détérioration de la situation sociale de certains territoires et l'irruption des mouvements sociaux de marins-pêcheurs, qui ont pu par le passé être très intenses.

Vers un modèle de pêche à la norvégienne ?

Dans un livre blanc de juillet 2018 intitulé « Une pêche durable pour les générations futures 25 ( * ) », M . Michael Gove , fervent partisan du Brexit et alors secrétaire d'État à l'environnement, à l'alimentation et aux affaires rurales, présentait le plan du Gouvernement conservateur pour le développement de la flotte de pêche britannique.

Le ministre y jugeait rétrospectivement le principe de « stabilité relative », qui prévalait avec la politique commune de la pêche, très défavorable au Royaume-Uni, et affichait sans détour que « toute décision concernant l'accès [aux eaux britanniques] des navires de l'UE ou de tout autre État fera l'objet de négociations [ annuelles ] ».

Ce livre blanc a servi de base au Fisheries Act 2020 26 ( * ) , adopté en novembre 2020, qui en est la traduction concrète et fixe le cadre législatif pour les pêcheurs britanniques à partir de 2021. Entendu par le rapporteur, le pôle « agriculture » de l'ambassade de France au Royaume-Uni souligne toutefois que ce plan est largement « une coquille vide, laissant beaucoup de marges de manoeuvre pour des déclinaisons opérationnelles par de la législation secondaire ».

La compétence en matière de pêche est en effet dévolue aux quatre nations qui composent le Royaume-Uni - Londres décidant pour l'Angleterre. Elles décident des plans de gestion des pêches, dans un cadre commun matérialisé par une « déclaration conjointe sur la pêche » (« joint fisheries statement »).

B. TOTAUX ADMISSIBLES DE CAPTURE DANS LES EAUX EUROPÉENNES : LA TRIPLE PEINE POUR LES PÊCHEURS FRANÇAIS TOUCHÉS PAR LA COVID-19 PUIS PAR LE BREXIT

Les négociations pour les totaux admissibles de capture (TAC) dans les eaux de l'Union européenne et leur répartition par État membre (quotas) pour l'année suivante s'achèvent chaque année en décembre lors d'un Conseil de l'UE « pêche » traditionnellement disputé, qui a eu lieu cette année les 12 et 13 décembre 2021. Les négociations n'ont en général pas tant lieu entre États membres sur la répartition des quotas entre eux, qu'entre les États « amis de la pêche » et la Commission européenne, cette dernière cherchant régulièrement à réduire les TAC afin de préserver les ressources halieutiques.

Les propositions annuelles de TAC par la Commission européenne se fondent notamment sur les avis du Conseil international pour l'exploration de la mer (CIEM), un organe intergouvernemental composé de scientifiques analysant l'état des ressources halieutiques dans l'Atlantique nord-est. Les quotas sont toutefois établis selon un principe de « stabilité relative » entre États, et le compromis résulte en pratique d'un « compromis inter-territorial 27 ( * ) » tenant largement compte de considérations socio-économiques.

Alors que les négociations pour 2021 avaient déjà été particulièrement tendues l'an dernier, la proposition de la Commission européenne le 3 novembre 2021 ne déroge pas à la règle, en envisageant de fortes diminutions des captures autorisées . Le compromis trouvé lors du dernier tour des négociations, finalement rendu public mardi 14 décembre, prévoit une baisse de 36 % des captures de soles dans le golfe de Gascogne pour l'année 2022 28 ( * ) . Le rapporteur déplore que la Commission ne semble tenir aucun compte du contexte particulier lié aux difficultés d'accès à des zones de pêche traditionnelles situées dans les eaux britanniques , qui provoquent nécessairement un report de l'effort de pêche vers les eaux de l'Union européenne, les poissons ne connaissant d'ailleurs pas les frontières entre eaux britanniques et eaux communautaires.

Alors que la pêche dans l'Atlantique nord-est sort de deux années particulièrement difficiles, marquées par le choc économique lié au Covid-19 et la sortie du Royaume-Uni de l'UE, pour les pêcheurs français, c'est véritablement la triple peine :

- La Covid-19 a entraîné une chute de 14 % des débarquements de poisson des navires de plus de 12 mètres en 2020, un choc particulièrement brutal au printemps 2020 suivi d'un rattrapage par la suite 29 ( * ) . Si la vente directe a permis de limiter le choc pour la pêche artisanale, la pêche industrielle a été particulièrement affectée par les mesures restrictives.

- Le Brexit pénalise surtout la pêche artisanale, comme le rapporteur l'a souligné plus haut. Ce sont les petites pêcheries qui opèrent le plus dans les 6-12 milles britanniques et, en raison de leur taille, ce sont elles qui pâtissent le plus de l'insécurité juridique.

- Les totaux admissibles et les quotas n'épargnent aucun type de pêche puisqu'ils concernent indifféremment les petits et grands navires.

Dans cette période, l'État a soutenu les pêcheurs français principalement grâce à deux dispositifs :

- à hauteur d'environ 1,6 M€, des indemnités de pertes de chiffre d'affaires, qui n'ont pas connu le succès escompté ;

- à hauteur de 35 à 45 M€, des arrêts temporaires « Brexit » et « Covid », assimilables à une forme d'activité partielle.

Si ces mesures ont été d'une grande aide pour la filière, les pêcheurs demandent maintenant à pouvoir vivre à nouveau de leur métier . Aussi, les organisations professionnelles demandent un répit à travers la bienveillance des autorités européennes dans la fixation des TAC et quotas 2022 dans les eaux européennes, tout en veillant au maintien des stocks halieutiques, car à long terme, s'il n'y a plus de poissons, il n'y a plus de pêcheurs. Cet aménagement est en particulier demandé pour les pêcheries les plus dépendantes des zones côtières, qui représentent 70 à 80 % de la pêche française et peuvent plus difficilement reporter leur effort de pêche dans des zones éloignées comme l'océan Indien.

Cette bienveillance est d'autant plus nécessaire qu'à la triple peine Covid-Brexit-TAC, il faut par ailleurs ajouter des handicaps structurels liés à la hausse du coût de l'énergie , l'un des principaux coûts de production de la pêche maritime, et à la restriction tendancielle des zones de pêche causée par l'extension des parcs d'éoliennes offshore et des aires protégées , par exemple au large du Cotentin ou dans la baie de Saint-Brieuc.

Conflits d'usage entre la pêche et l'éolien en mer dans la Manche

Source : « ma carte de l'éolien dans la Manche ».

C. LA « DURABILITÉ DANS UN SEUL PAYS » OU LA PERSPECTIVE D'UN DÉFICIT COMMERCIAL À VIE EN MATIÈRE DE PRODUITS DE LA MER

L'annonce par le Gouvernement d'un plan de sortie de flotte (PSF) s'inscrit dans la continuité de la réduction de l'effort de pêche entreprise en Europe, et en particulier en France, depuis les années 1990 . Entendu par le rapporteur, le député européen François-Xavier Bellamy, membre de la commission Pêche du Parlement européen, rappelle qu'« en trente ans, la France a déjà perdu plus de la moitié de ses bateaux de pêche ». Ainsi, en mars 1991, le premier de ces plans, le « plan Mellick », du nom du ministre de la mer de l'époque, avait entraîné la réduction de 10 % des capacités de pêche, soit la destruction de 1 000 bateaux et la reconversion de 1 800 marins-pêcheurs. De plus de 6 500 navires en 1995, la flotte française est passée à 4 300 navires en 2019.

Source : FranceAgriMer, d'après IFREMER 30 ( * ) .

Encouragés par la Commission européenne, ces plans successifs se sont traduits par le déclin de plusieurs ports de pêche, à l'instar de Dunkerque ou de Lesconil. Dans ce dernier cas, le déclin des activités de pêche s'est accompagné du déclin de l'activité touristique. Ces plans de sortie de flotte bouleversent à coup sûr l'aménagement du territoire et peuvent plonger les « communautés côtières » dans une crise de sens, en particulier quand elles impliquent la reconversion de certaines familles qui pêchent depuis plusieurs générations . Il est à craindre en outre que les suppressions d'emplois directs et indirects soient très concentrées dans certains ports et leurs arrière-pays.

Les pertes économiques ne doivent pas être sous-estimées, puisque pour un emploi en mer, on estime qu'il y aurait en moyenne quatre emplois à terre. Il y a en France 13 270 marins-pêcheurs embarqués, dont 4 700 en mer Celtique, Manche et mer du Nord.

Par principe, le rapporteur ne se résout pas à ce que des capacités de production créatrices de richesses et pourvoyeuses d'emplois soient détruites. Le soutien à la filière pêche est d'autant plus justifié qu'il ne s'agit pas de porter à bout de bras des activités non rentables, mais d'éviter que des chocs purement conjoncturels n'entraînent l'attrition d'un marché tendanciellement porteur . Les préoccupations accrues des consommateurs pour la valeur nutritionnelle de leur alimentation et, vraisemblablement, un effet de substitution de la consommation de poisson à celle de la viande engendrent une hausse de la demande de poisson, notamment sous la forme de produits transformés par l'industrie agroalimentaire.

À titre d'exemple, les mareyeurs normands indiquent faire face à des difficultés d'approvisionnement en bulots, qui pourraient se répercuter dans les assiettes des Français dès Noël 2021 . À moyen terme, les mareyeurs se disent réduits à faire de la prospective en démarchant les pêcheurs pour certaines espèces, ce qui pourrait se traduire à tout le moins par la poursuite de la hausse des prix des produits de la mer dans les prochaines années, si ce n'est par des épisodes de pénuries de produits européens.

Le rapporteur comprend encore moins la logique d'une destruction des activités de pêche. Après des années de surpêche, 60 % de la ressource est maintenant gérée durablement dans les eaux européennes, contre 15 % il y a vingt ans. L'espace maritime de l'Union européenne est parmi les plus surveillés au monde.

Source : IFREMER, février 2021.

Les premières années de la politique commune de la pêche avaient conduit à une surexploitation des ressources halieutiques. Cependant, la plupart des stocks se sont désormais stabilisés à des niveaux jugés durables par le CIEM, c'est-à-dire que les rendements maximaux durables ne sont pas dépassés et permettent ainsi le renouvellement des générations à moyen et long terme. C'est par exemple le cas de la morue de la mer du Nord , qui était en danger de disparition et dont les populations se sont redressées de façon spectaculaire grâce à des mesures de gestion responsables et aux efforts impulsés par la Commission dans le cadre de la politique commune de la pêche.

La faible mobilisation du commissaire européen à la Pêche, par ailleurs commissaire à l'Environnement, pourrait s'expliquer par une certaine satisfaction liée à la diminution de la flotte européenne et des quantités pêchées, pour laquelle l'Union plaide depuis plusieurs années . En poursuivant la réduction du potentiel productif dans le domaine de la pêche maritime et de l'aquaculture, l'Union européenne et la France oublient le double objectif d'une pêche durable et compétitive . Elles reproduisent en fait la même erreur que celle commise il y a quarante ans en n'ajustant pas l'effort de pêche à l'état de la ressource. Si celle-ci était surestimée des années 1980 aux années 2000, ce n'est plus le cas de nos jours. Il semble que la Commission européenne soit plus prudente que les scientifiques, ce qui a pour conséquence des TAC et quotas conservateurs. Les données du CIEM, qui portent en outre sur des données décalées de deux ans, ne permettent pas d'ajuster l'effort de pêche avec suffisamment de réactivité.

La posture de la Commission en matière de produits de la mer est en cela cohérente avec celle qui a présidé plus globalement à l'établissement de sa stratégie « De la ferme à l'assiette » dans le domaine agricole. Or, il est à craindre que cette stratégie ne permette pas l'autosuffisance alimentaire, mais freine au contraire la production agricole en Europe et favorise de facto les importations de denrées produites selon des standards écologiques et sociaux moins élevés et moins contrôlés .

Alors que des navires industriels battant pavillon chinois (39 % de la pêche mondiale contre 3 % pour l'UE 31 ( * ) ) ou russe, moins respectueux de standards sociaux et environnementaux, surexploitent nos mers et nos océans , par exemple au large des côtes africaines ou des outre-mer, renoncer à capturer des produits de la mer revient à augmenter notre dépendance à l'importation . C'est d'autant plus regrettable que le contexte géopolitique a changé, et impose d'ériger la recherche de souveraineté alimentaire en priorité.

La France, qui est pourtant un grand pays de pêche, importe 65 % du poisson qu'elle consomme. Poursuivre la réduction de son potentiel productif ne peut qu'aggraver son déficit commercial dans le domaine de la pêche et de l'aquaculture .

Au contraire, comme l'indique l'adage « les poissons sont au Royaume-Uni, le marché est en Europe », les Britanniques ne consomment pas le poisson qu'ils pêchent mais l'exportent majoritairement pour qu'il soit transformé et consommé sur le continent , tout en important d'autres espèces de poisson pour leur consommation. Les données douanières font en effet apparaître que 50 à 60 % du poisson pêché par les Britanniques (hormis le saumon d'élevage) est destiné à l'exportation vers le marché européen.

Les commissions des affaires économiques et des affaires européennes souhaitent enfin rappeler une évidence : l a destruction de bateaux, qui peut être souhaitée par un pêcheur proche de la retraite, induit aussi la destruction des droits de pêche qui y sont associés, et dont les jeunes ne pourraient plus bénéficier. En procédant à un PSF, les autorités font une hypothèque sur l'avenir, notamment dans le cas, plausible, où la ressource continuerait de se reconstituer . À cet égard, il est particulièrement déconcertant que le Gouvernement déploie d'un côté des campagnes de communication coûtant plusieurs millions d'euros pour encourager les jeunes à s'orienter vers les lycées professionnels maritimes, tout en annonçant de l'autre une destruction de nos capacités de pêche à travers un PSF .

IV. DÉBLOQUER LES LICENCES POUR NOS PÊCHEURS ET LEUR OFFRIR DE NOUVELLES PERSPECTIVES

Forte de ce constat, les deux commissions préconisent trois catégories de mesures, visant d'une part le court et le moyen terme, et d'autre part des perspectives de long terme.

A. À COURT TERME, TOUS LES PÊCHEURS QUI OPÉRAIENT DANS LES EAUX BRITANNIQUES DOIVENT OBTENIR UNE LICENCE

1. « Co-décider » des conditions d'application de l'accord pour ne pas laisser les Britanniques décider unilatéralement

Le premier impératif, c'est de ne pas accepter le fait accompli britannique, l'Union européenne étant fondée, autant que le Royaume-Uni, à décider des mesures d'application de l'accord. Pour cela, il faut :

- faire admettre qu' en attente du traitement des demandes de licence, les navires européens bénéficient par principe d'une autorisation temporaire « orange » de pêcher dans les eaux britanniques, pas seulement pour les eaux de Jersey et Guernesey, mais aussi pour les 6-12 milles de la Grande-Bretagne ;

- exiger un cahier des charges précis de la part des autorités britanniques quant à leurs critères d'octroi des licences de pêche et établir la transparence sur les algorithmes d'aide à la décision utilisés par l'administration maritime britannique ;

- obtenir des autorités britanniques une tolérance permettant aux pêcheurs européens qui auraient atteint le nombre de jours requis en moyenne sur quatre années (2012-16), mais pas année par année, d'obtenir une licence en leur faisant bénéficier d'une « présomption d'antériorité » , notamment pour les navires ayant fait face à des circonstances exceptionnelles, par exemple une période de travaux, qui les aurait empêchés de se rendre dans les eaux britanniques ;

- permettre de se référer aux antériorités des années précédentes pour établir, au profit des pêcheurs n'ayant pas atteint les 11 jours d'activité dans les eaux anglo-normandes sur 2017-2020, une même « présomption d'antériorité ».

2. Faire tout ce qui est en notre pouvoir pour démontrer nos antériorités de pêche

En contrepartie, la France et l'Union européenne doivent se montrer irréprochables dans l'établissement des preuves de l'éligibilité de leurs navires et exploiter toute donnée pertinente à l'appui de leurs dossiers. Pour cela, il faut :

- exploiter de manière plus systématique les données dont dispose l'IFREMER sur la « dépendance aux eaux britanniques », et inciter les groupements qualité (comme, par exemple, Normandie Fraîcheur Mer, France Filière Pêche ou Breizh Mer) à rendre publiques leurs données , pour établir plus facilement, grâce à des croisements avec les déclarations de pêche, les antériorités dans les eaux anglo-normandes et britanniques ;

- négocier avec les sociétés prestataires la gratuité des données de géolocalisation AIS archivées, nécessaires à la constitution des dossiers de demandes de licence ;

- lancer un audit de l'interopérabilité de l'algorithme Sacrois et de la base déclarative Valpena , et rechercher une plus grande harmonisation des déclarations de pêche au niveau européen ;

- établir la transparence sur les justifications des non-transmissions de dossiers par la DPMA et la DG MARE aux autorités britanniques, et transmettre à l'avenir, sans autocensure, l'intégralité des demandes de licences aux autorités britanniques et anglo-normandes, le doute devant profiter au demandeur ;

- tirer les leçons de la crise des licences, en rendant l'équipement en balises de géolocalisation VMS obligatoire par anticipation, avant la date envisagée de 2024, pour les navires de pêche de moins de 12 m , gage de bonne volonté et de transparence vis-à-vis des autorités britanniques, sur les captures effectuées par les navires français.

3. Fluidifier les échanges avec les Britanniques en mobilisant l'Europe et les régions

Outre les concessions demandées aux Britanniques et les efforts auxquels il faut s'astreindre en contrepartie, la résolution des différends ne sera possible qu'au moyen d'un dialogue amplifié à tous les échelons. En outre, les pêcheurs ne sortiront pas gagnants du conflit s'il prend un tour uniquement national. En conséquence, il faut :

- clarifier la répartition des rôles entre États membres et Union européenne en réaffirmant d'abord le mandat clair de la Commission dans l'obtention des licences de pêche , pour afficher un front uni dans les négociations ;

- en cas de dénonciation de la rubrique pêche avec Jersey et Guernesey, demander à titre exceptionnel une habilitation à l'Union européenne (article 2(1) du TFUE) pour négocier de façon bilatérale avec le Royaume-Uni des « accords de Granville II » et ainsi régler le problème local des îles anglo-normandes par une solution locale, dans une logique de bon voisinage ;

- instituer un dialogue régulier de nos régions avec les îles anglo-normandes et les nations anglaises en matière de pêche , au sein d'instances dédiées, pour prévenir les différends en amont .

4. Ne pas exclure par principe des mesures de rétorsion, dans le respect de la légalité internationale

L'Union européenne étant partie à l'accord de commerce euro-britannique, mais pas la France, c'est à la Commission et non à la France que revient en droit la prérogative de prendre d'éventuelles « mesures correctives ». La France doit donc peser de tout son poids au sein de l'UE pour qu'elle prenne de telles mesures, mais ne peut en aucun cas s'y substituer.

Quelles sont les rétorsions envisageables ?

L'article 506 (FISH.14) de l'accord dresse une liste de trois « mesures correctives » envisageables graduellement , si elles sont « proportionnées au manquement présumé et à son incidence économique et sociétale » :

- la suspension de l'accès aux eaux de la partie plaignante et au traitement tarifaire préférentiel pour les navires et les produits de la pêche de l'autre partie ==> cette option a le mérite d'appuyer sur la dépendance britannique aux consommateurs européens, puisque 70 % du poisson débarqué par les Britanniques est destiné à ce marché . Toutefois, dans une optique de solidarité de la filière, elle implique en parallèle un soutien sans faille au secteur de la transformation, qui ne doit pas être la victime collatérale des rétorsions. Dans une logique de solidarité européenne, il faudrait en outre que les autres États membres s'engagent à ne pas appliquer de contrôles sanitaires moins stricts dans l'optique de récupérer les parts de marché de la France dans ce secteur où elle est leader ;

- la suspension de l'exonération de droits de douane accordée à d'autres marchandises que les produits de pêche ==> cette option des rétorsions « croisées » devrait être recherchée en priorité, car elle a pour intérêt de ne pas désolidariser l'amont et l'aval de la filière pêche et produits de la mer, mais elle nécessite de convaincre les autres États membres de la proportionnalité de ces mesures par rapport à l'incidence du manquement britannique ;

- une remise en cause plus globale de l'application de l'accord de commerce et de coopération ==> en raison de ses répercussions économiques, cette option est difficilement envisageable politiquement.

Un mécanisme de « snapback » - activation automatique des sanctions en cas de manquement - permettrait de reprendre la main sur le calendrier des négociations pour échapper aux ultimatums britanniques.

Le litige peut faire l'objet d'une procédure contentieuse impliquant le Comité spécialisé de la pêche, comme l'a envisagé la ministre de la mer lors de son audition du 9 décembre 2021 au Sénat. Cette procédure a toutefois pour désavantage, de l'aveu même de la ministre, d'être très longue et donc de ne pas apporter de solution à moyen terme aux petites pêcheries dépendantes des eaux britanniques.

En ultime recours, l'article 509 (FISH.17) de l'accord prévoit la possibilité de dénoncer la rubrique pêche , décision lourde de conséquences puisqu'elle implique que les autres dispositions de l'accord, notamment sur les droits de douane, cessent de s'appliquer 9 mois après la notification de la dénonciation.

En parallèle des mesures de rétorsion, le renforcement des exigences en matière de transparence fiscale de Jersey et Guernesey, dont un quart des emplois dépendent de la finance, peut être envisagé en proposant notamment de les ajouter sur la liste de pays et territoires non coopératifs à des fins fiscales établie par l'Union européenne le 5 décembre 2017.

B. ANTICIPER LE GRAND SAUT DANS L'INCONNU DE L'APRÈS-JUIN 2026 EN SÉCURISANT DURABLEMENT NOTRE ACCÈS AUX EAUX BRITANNIQUES

La période de transition prévue par la rubrique « pêche » de l'accord de commerce et de coopération court jusqu'au 30 juin 2026. Au-delà de cette date, les Britanniques auront toute latitude pour fixer des négociations annuelles de quotas. Il convient de tirer les leçons de la crise des licences, afin de ne pas aborder 2026 dans le même état d'impréparation que 2021 a été abordé. Pour cela, on peut envisager de :

- confier à l'IFREMER une mission de veille sur la stricte proportionnalité des mesures techniques et des réductions de TAC par rapport aux objectifs scientifiques, afin d'éviter leur instrumentalisation par les Britanniques aux fins d'ériger des barrières à l'entrée destinées à exclure les pêcheurs européens de leurs eaux, et saisir le Comité spécialisé de la pêche dès qu'une mesure non strictement proportionnée est suspectée ;

- s'accorder au niveau européen pour imposer aux Britanniques le principe de négociations pluriannuelles pour les quotas de pêche à partir de juin 2026 , comme cela existe avec d'autres États tiers à l'Union européenne ;

- lier les négociations sur les quotas de pêche dans les eaux britanniques aux négociations sur les quotas dans les zones économiques exclusives de l'UE , par exemple pour la coquille Saint-Jacques en baie de Seine, et plus largement dans notre zone économique exclusive (ZEE) ;

- négocier autant que possible directement avec les quatre nations britanniques (Angleterre, pays de Galles, Écosse, Irlande du Nord), compétentes en matière de pêche, afin de peser plus dans les négociations ;

- se concerter entre États membres et avec les États côtiers tiers pour refuser en bloc l'achat de licences de pêche aux Britanniques par un moratoire, s'ils venaient à commercialiser l'accès à leurs eaux ;

- lancer un appel à projets de recherche en droit de la mer pour trouver les voies d'une reconnaissance des « droits historiques » des pêcheurs français dans certaines zones de pêche britanniques, sur le fondement de l'acceptation de jure par le Royaume-Uni de ces « droits historiques », dans le cadre de la politique commune de la pêche durant 38 ans .

C. GRAND PAYS MARITIME QUI IMPORTE 65 % DE SA CONSOMMATION DE PRODUITS DE LA MER, LA FRANCE DOIT MAINTENIR À LONG TERME SES CAPACITÉS DE PÊCHE

Source : FranceAgriMer, d'après Douane française 32 ( * )

1. Trouver de nouvelles opportunités de pêche pour nos pêcheurs afin de limiter notre dépendance aux importations

On ne peut pas se résoudre à importer toujours plus de poissons et à voir nos ports se vider de toute activité dans les décennies qui viennent. C'est pourquoi il faut explorer de nouvelles opportunités de pêche pour nos pêcheurs en :

- négociant une hausse temporaire des totaux admissibles de capture (TAC) dans les eaux européennes pour les États ayant souffert de restrictions d'accès dans les eaux britanniques, sous le contrôle des scientifiques, tant que toutes les licences demandées aux autorités britanniques n'ont pas été octroyées, afin de permettre un report partiel de l'effort de pêche dans nos eaux ;

- affichant un front uni entre États membres de l'UE pour récupérer des quotas aux Britanniques dans les eaux norvégiennes et islandaises via la recherche d'un accord systématique entre États membres en amont des négociations ;

- demandant un rapport au Gouvernement pour évaluer d'un point de vue économique et écologique les nouvelles opportunités de pêche hors des eaux européennes et britanniques , notamment pour la pêche hauturière, par exemple au large des côtes africaines ou dans l'océan Indien ;

- rendant obligatoire la présence d'organisations professionnelles de la filière pêche dans les syndicats mixtes des parcs naturels marins ;

- veillant à ce que l'avis des communes littorales sur les projets d'implantation de parcs éoliens offshore , introduit par le Sénat dans la loi « Climat et résilience », soit demandé y compris pour les procédures en cours, et en inscrivant dans la loi l'impératif de conciliation de ces parcs avec les activités économiques et la préservation esthétique de ces lieux ;

- envisageant la mise en place de comités de gestion multipartites des parcs éoliens offshore , associant entre autres les organisations professionnelles de pêcheurs.

2. Construire un plan de modernisation de la flotte, pas un « plan de sortie de flotte »

Les commissions des affaires économiques et des affaires européennes du Sénat ne se résolvent pas à ce que le plan de sortie de flotte soit la seule issue à cette crise. Cela serait donner raison aux britanniques et obérer nos capacités de production pour les décennies à venir. C'est pourquoi elles préconisent :

- d 'abandonner officiellement tout projet de plan de sortie de flotte pour les navires n'ayant pas obtenu de licence, et d'opter plutôt, en cas de besoin, pour l'arrêt indemnisé des navires un à deux mois de l'année en cas de difficultés d'accès aux eaux britanniques, sur le modèle des « arrêts Brexit » et des « arrêts Covid-19 » ;

- d 'allouer les fonds de la Réserve européenne d'ajustement au Brexit réservés à la pêche à des actions de modernisation (sécurité à bord, économies d'énergie, sélectivité des engins de pêche), susceptibles de stabiliser nos capacités de pêche , et de proscrire au contraire leur affectation à des mesures réduisant notre potentiel de pêche, a fortiori quand il s'agit de détruire des navires qui avaient été subventionnés par le FEAMP ;

- de relancer l 'appel à projets « pour une pêche durable et performante » , afin de compenser à long terme l'effet de la hausse du prix de l'énergie, en réduisant les besoins en carburant des navires ;

- de financer un plan de modernisation du secteur du mareyage, pour accompagner ce secteur dans sa transformation écologique (emballages plastiques, transport...) et pour une meilleure valorisation des coproduits de la pêche ;

- de favoriser les partenariats entre les halles à marée et les opérateurs de vente directe, afin de diversifier la clientèle des produits de la mer ;

- de lancer un plan « pêche et produits de la mer » ambitieux, incluant des mesures de nature à ramener notre dépendance aux importations de ces produits de 65 % aujourd'hui à 50 % dans dix ans, via :

• la recherche d'une meilleure valorisation et de meilleurs débouchés pour certaines espèces qui se trouvent en abondance, et même parfois en surabondance (poulpe), dans les eaux françaises mais sont boudées par les consommateurs (tacaud, plie...) ;

• la poursuite de l'amélioration de l'attractivité des métiers de la pêche ;

• le développement de l'aquaculture, et notamment de fermes piscicoles durables.

TRAVAUX EN COMMISSION

Audition de Mme Annick Girardin, ministre de la mer
(Jeudi 9 décembre 2021)

Mme Sophie Primas , présidente de la commission des affaires économiques . - Madame la ministre, je vous remercie de votre venue au Sénat pour nous exposer les dernières données du différend qui oppose la France et l'Union européenne (UE), d'une part, au Royaume-Uni et aux îles anglo-normandes, d'autre part, pour l'accès de nos pêcheurs à leurs eaux. J'espère que votre venue sera aussi l'occasion de nous annoncer - qui sait ? - quelques bonnes nouvelles.

L'actualité des jours à venir sera riche : demain, 10 décembre, constituera à la fois la date butoir fixée par la Commission aux autorités britanniques pour l'octroi des licences manquantes et la date limite pour la négociation des totaux admissibles de capture, les fameux TAC, dans les eaux britanniques ; les dimanche 12 et lundi 13 décembre verront se dérouler le traditionnel Conseil des ministres de la pêche de l'UE, qui permettra de fixer les TAC et les quotas par État dans les eaux européennes.

Mais je laisserai notre collègue Alain Cadec, familier des arcanes européens, vous poser des questions au sujet de l'influence française à Bruxelles, au nom de la commission des affaires européennes du Sénat.

Il était important pour le Sénat, chambre des territoires, de se saisir de la question des licences de pêche. La pêche représente certes moins de 1 % du PIB, mais elle joue un rôle absolument déterminant dans l'aménagement du territoire, car un emploi en mer, ce sont en moyenne quatre emplois à terre.

C'est pourquoi nous avons décidé de confier à Alain Cadec, président du groupe d'études « pêche et produits de la mer », un rapport qui sera présenté devant les commissions des affaires économiques et européennes, réunies conjointement, le mercredi 15 décembre prochain. Ce sera, cher Alain, l'occasion de dresser le bilan du cycle qui est en train de s'achever, on l'espère, avec les licences, et de proposer des perspectives plus enthousiasmantes pour la pêche pour les années à venir.

Madame la ministre, je profite de votre présence pour, au nom de tous mes collègues de la commission des affaires économiques, pousser un cri d'alarme sur l'après-juin 2026, correspondant à la fin de la période transitoire d'application de l'Accord de commerce et de coopération, conclu le 24 décembre 2020, entre l'Union européenne et le Royaume-Uni.

Au-delà de la question des licences, qui devait constituer la partie la plus facile de la négociation, il y a la perspective de renégocier chaque année nos quotas de pêche dans les eaux britanniques et de subir des « mesures techniques » qui sont autant de barrières à l'entrée. Le schéma serait un peu celui qui existe aujourd'hui dans les eaux norvégiennes, à la différence près que nous sommes beaucoup plus dépendants de la Manche que de la mer du Nord.

On peut craindre que les Britanniques marchandent leurs quotas ou que nos équipages passent sous pavillon britannique : dans les deux cas, il s'agirait d'une perte de valeur pour notre filière pêche. Ma question est donc simple : comment voyez-vous les choses se dessiner après 2026 ? Quelles sont les perspectives ?

Je voudrais maintenant vous relater notre rencontre de la semaine dernière, avec la présidente de la Commission européenne. Mme Ursula von der Leyen a évoqué d'elle-même le sujet des licences devant la délégation du Sénat, c'était plutôt de bon augure ! Mais quelle n'a pas été notre surprise d'apprendre que pour la Commission, tout va bien, il n'y a pas de problème. Comme si la centaine de licences restante n'était qu'un « résidu statistique » alors qu'il y a, derrière, des familles ou, comme les Anglais le disent joliment, des « communautés côtières ».

On sait que votre Gouvernement a, à plusieurs reprises, enjoint l'Union européenne à agir. Mais la répartition des rôles entre l'État et l'UE n'a pas forcément toujours été claire. Par exemple, nous avons été alertés, par les acteurs de terrain, du circuit de communication complexe des demandes de licences, transitant par un trop grand nombre d'interlocuteurs avant d'être transmises à Londres via les comités départementaux et régionaux des pêches, la direction des pêches maritimes et de l'aquaculture (DPMA) du ministère français et la direction générale de la mer au sein de la Commission européenne.

Cela ne facilite pas la transparence, d'autant que la Commission a assumé avoir procédé, avec la DPMA à un filtrage des demandes jugées « problématiques ». Pouvez-vous nous indiquer le taux de demandes non transmises aux autorités britanniques et anglo-normandes, et les critères qui ont présidé à ce tri ? N'y a-t-il pas eu une forme d'« autocensure », qui a pu être mal perçue par les professionnels ?

Je ne saurais conclure, madame la ministre, sans mentionner trois lettres qui ont mis le feu aux poudres dans le monde de la pêche : PSF, pour « plan de sortie de flotte ». Votre annonce le mois dernier, lors des assises de la pêche et des produits de la mer, n'en était pas vraiment une puisque vous ne faisiez que rappeler une mesure incluse dans le plan d'accompagnement de décembre 2020 destiné à aider les pêcheurs français face au Brexit.

Néanmoins, convenez que le moment de ce rappel n'était peut-être pas le plus opportun, car il a donné le signal d'un renoncement. Surtout, l'ampleur du plan de sortie de flotte, de 40 à 60 millions d'euros, a surpris ! Ce sont 180 bateaux que l'on envisage de mettre hors d'état de produire !

Nous avons le souci constant, au sein de la commission des affaires économiques, de ne pas saborder des activités productrices de richesse, d'autant que la pêche est une activité durable. Pouvez-vous nous détailler le contenu de ce PSF et nous rassurer sur le fait qu'il s'agit bien d'une solution d'ultime recours, prévue pour un nombre marginal de professionnels ?

Êtes-vous, par ailleurs, d'accord avec l'idée que la réserve européenne d'ajustement au Brexit devrait servir à investir et non à détruire la capacité de production ?

M. Alain Cadec , vice-président de la commission des affaires européennes . - Madame la ministre, en l'absence du président Jean-François Rapin, qui accompagne aujourd'hui le président du Sénat en déplacement officiel en Grèce, il me revient de vous souhaiter la bienvenue, au nom de la commission des affaires européennes.

Nous sommes heureux de vous accueillir, pour la deuxième fois cette année, parmi nous. Depuis votre précédente audition du 17 juin dernier, la crise de la pêche consécutive au Brexit n'a cessé de s'envenimer, en raison notamment de la mauvaise foi des autorités britanniques et de la multiplication d'actes hostiles de leur part.

Dernière provocation en date : l'annonce par le Royaume-Uni, la semaine dernière, d'un changement de la réglementation applicable, dès le 1 er janvier 2022, en matière de maillage des filets de pêche. Il n'est pas besoin d'être devin pour deviner que cette initiative laisse présager des contrôles tatillons en mer, au détriment de nos équipages !

Dans ce contexte, nous avons le plus grand besoin de faire avec vous un point très précis de la situation. Pour ce faire, en amont de notre échange, nous vous avons fait part de nos principaux sujets de préoccupation : nous serons attentifs aux réponses que vous allez y apporter !

Avant de vous donner la parole, permettez-moi d'insister brièvement sur deux points, à commencer par la situation dans îles anglo-normandes.

Apparemment, Guernesey se serait montrée plus flexible que Jersey, ce que semblerait attester l'octroi de 43 nouvelles licences temporaires. Pouvez-vous, tout d'abord, nous confirmer cette impression et nous en donner les raisons ?

Les accords dits de la baie de Granville, conclus de façon bilatérale entre la France et le Royaume-Uni le 4 juillet 2000, avaient mis fin à une très longue période de conflits sur la délimitation des eaux territoriales et les droits de pêche.

Ces accords reposaient sur deux principes : le bon voisinage, d'une part, et la nécessité d'un régime particulier, d'autre part. Ils avaient globalement donné satisfaction et permis de dégager un consensus, auquel veillait un comité de gestion et de suivi paritaire, associant les professionnels, les scientifiques et les administrations concernées. Çà et là, les Jersiais avaient pu exprimer quelques signes de mécontentement, mais ils n'avaient pas pour autant remis en cause l'économie générale du dispositif, lors de la révision décennale prévue à l'origine.

Simples dépendances de la couronne britannique, les îles anglo-normandes n'ont jamais fait partie de l'Union européenne. Pourtant, Jersey et Guernesey ont délibérément souhaité être intégrées à l'Accord de commerce et de coopération. L'objectif était dépourvu d'ambiguïté : remettre en cause le Traité de pêche de la baie de Granville du 4 juillet 2000.

Madame la ministre, juridiquement, puisque l'Union européenne est compétente en matière de pêche et que le Royaume-Uni est devenu un État tiers, la voie d'un nouveau traité bilatéral entre la France et le Royaume-Uni concernant les îles anglo-normandes est-elle définitivement et totalement fermée ? Pouvons-nous imaginer un régime dérogatoire, à l'instar de ce qu'ont proposé plusieurs présidents de région concernés ?

J'en viens à mon second point, qui est celui de la répartition des rôles entre Paris et Bruxelles dans cette crise, laquelle apparaît comme le symptôme de la perte d'influence française au sein des institutions européennes. La situation apparaît d'ailleurs ubuesque puisque la France se bat contre les Britanniques, alors qu'il s'agit de l'application d'un accord conclu par l'Union européenne !

Nous savons tous que le problème des licences concerne à 60 % ou à 70 % des navires français. Les navires belges et néerlandais sont moins affectés. Pourtant, il revient à l'Union européenne de négocier avec le Royaume-Uni, car la pêche est une compétence exclusive et parce que les États membres ne sont pas eux-mêmes signataires de l'Accord de commerce et de coopération euro-britannique.

La France n'a manifestement pas su mobiliser ses alliés, qui sont pourtant nombreux, à savoir les États membres que l'on désigne par les termes d'« amis de la pêche ». Sur le fond, je ne serais pas étonné que le commissaire européen en charge de la pêche, M. Sinkevièius, ne soit en réalité secrètement satisfait d'une réduction de l'effort de pêche en Europe, à la faveur des restrictions britanniques.

N'ayant pas su peser de tout son poids et en temps utile auprès des institutions européennes, la France s'est donc activée à retardement, avec des menaces de rétorsion, toutes plus offensives les unes que les autres, mais jamais appliquées. La rencontre, lors du G20 à Rome, entre Emmanuel Macron et Boris Johnson n'a, selon moi, rien arrangé...

Pour conclure ce propos introductif, permettez-moi de me faire l'écho des demandes de fermeté unanimement formulées par les pêcheurs français. Ce message de fermeté s'adresse non seulement à la Commission européenne, mais aussi et surtout au Gouvernement : il faut agir et vite !

Madame la ministre, je vous souhaite bon courage pour le futur Conseil « pêche » de l'UE : j'ai eu connaissance des termes de la négociation à venir sur les quotas de pêche pour 2022, les choses ne vont pas être simples.

Quoi qu'il en soit, nous devons défendre nos intérêts nationaux avec au moins autant d'âpreté que le Royaume-Uni s'emploie à défendre les siens. Il y va de la survie même de la pêche française. Madame la ministre, à vous de jouer !

Mme Annick Girardin, ministre de la mer . - Merci beaucoup pour votre invitation. Le Gouvernement mène des actions depuis maintenant près d'un an pour défendre les intérêts français. Cette audition sur le Brexit et ses conséquences intervient après une mobilisation des pêcheurs en Bretagne, en Normandie et dans les Hauts-de-France. Elle a lieu surtout à la veille de l'échéance du 10 décembre, imposée par la Commission européenne au Royaume-Uni pour obtenir des réponses aux demandes déposées par l'Union européenne.

Les pêcheurs ont été très patients. Certes, plus de 1 000 licences ont été obtenues, mais ils en attendent encore 94, ce qui n'est anecdotique ni pour la France ni pour les hommes et les femmes qui font vivre notre littoral. Vous l'avez rappelé, un emploi en mer fait vivre quatre emplois à terre. Il importe donc de défendre les droits de la France en matière de pêche.

Quelles sont nos demandes ? Depuis que l'Accord de commerce et de coopération du 24 décembre 2020 a été conclu, cela fait onze mois que les pêcheurs attendent. C'est très long. Pourquoi cela prend-il autant de temps ?

J'ai eu l'occasion de faire un premier point en juin dernier devant la commission des affaires européennes du Sénat. Si la situation s'est améliorée depuis, avec la délivrance d'un nouveau paquet de licences, je reste comme vous, madame la présidente, monsieur le vice-président, très critique - le mot est faible - envers notre partenaire britannique.

Fin décembre 2020, quelques jours avant la signature de l'accord, j'obtenais avec le Président de la République le maintien de tous nos droits de pêche, y compris dans la zone des 6-12 milles nautiques alors que les Britanniques voulaient nous en expulser.

C'est sur cette base que j'avais annoncé aux pêcheurs français, le soir de Noël, que nous avions trouvé un compromis raisonnable, car nous ne pouvions pas nous permettre un « no deal » . Pour autant, ce compromis n'était pas totalement satisfaisant, un certain nombre de nos revendications n'ayant pas été prises en compte. La France soutenait en particulier deux demandes.

Premièrement, nous demandions de ne pas « écraser » l'accord historique de Granville, permettant une gestion pacifiée des ressources entre la France et Jersey notamment. Certes, la coopération régionale avec les îles anglo-normandes se passait bien, mais Jersey et Guernesey se sont saisies de cette occasion pour remettre les négociations sur la table.

Deuxième point, le nombre de licences pour les navires français dans les trois zones - ZEE, îles anglo-normandes et 6-12 milles - devait être défini dans l'Accord, ce qui n'a finalement pas été le cas. On m'a alors répondu qu'il ne fallait pas s'inquiéter au motif que l'Union européenne dispose de mesures de rétorsion pour faire pression sur les Britanniques. Au demeurant, je le redis, le « no deal » n'était pas une solution envisageable : les conséquences auraient été catastrophiques pour les pêcheurs bretons, normands et des Hauts-de-France.

L'accord signé ne réglait pas tout puisqu'il laissait une marge d'interprétation sur le volet de la pêche. Nous savions qu'il serait difficile à appliquer. D'expérience, je sais également que la meilleure façon de mettre en oeuvre rapidement un accord est de confier cette tâche à son équipe de négociation. Cela n'a pas été l'option retenue : la Commission européenne a pris le relais, alors que cette mission n'était pas vraiment dans son ADN. Les choses ont donc pris du temps, bien davantage que l'on ne l'aurait voulu. Les mois qui se sont écoulés nous ont malheureusement donné raison.

La mise en oeuvre de l'accord n'est pas satisfaisante. La Commission européenne est pleinement mobilisée, mais la question des licences n'a pas été suffisamment prise en compte avant la fin de l'été 2021, alors même que le commissaire avait annoncé aux pêcheurs que le dossier serait réglé dans un délai d'un mois. L'engagement était fort, mais les difficultés étaient sous-estimées. La Commission a pensé que les choses se feraient facilement puisque l'accord avait déjà été négocié. Elle s'est laissé entraîner par le Royaume-Uni dans une nouvelle négociation, au lieu de mettre simplement l'accord en oeuvre. De son côté, la France n'a jamais cessé, depuis le 1 er janvier 2021, de défendre ses pêcheurs !

Les organisations professionnelles (OP) ont aidé nos pêcheurs à monter leurs dossiers, les ont transmis au comité des pêches, puis à la direction des pêches maritimes et de l'aquaculture (DPMA) et enfin aux services de la Commission européenne, laquelle fait une analyse de ces dossiers avant de les adresser au Royaume-Uni lequel, au tout début, les faisait « redescendre » à Jersey et Guernesey... Cette procédure complexe, prévue par l'accord, peut paraître complètement folle quand on est à Saint-Malo ou à Granville et qu'on voit Jersey ou Guernesey en face ! Je signale que 79 dossiers n'avaient pas toutes les pièces exigées et n'ont donc pas été transmis.

Le Brexit figure au coeur de mon action depuis mon arrivée au ministère de la mer. Je consacre plus de la moitié de mon temps au seul volet pêche. Même si je connais bien le milieu de la pêche depuis très longtemps, je me suis déplacée pour dialoguer avec les pêcheurs de Saint-Malo, Saint-Quay-Portrieux, Granville, Cherbourg, Port-en-Bessin, Fécamp et Boulogne-sur-Mer notamment. Et j'ai vérifié que le travail mené entre les OP, le comité régional et la DPMA était bien organisé.

J'ai également eu de nombreux échanges téléphoniques avec la Commission européenne pour remettre le dossier des licences sur le « haut de la pile ». Le Premier ministre a envoyé des courriers et le Président de la République a dû se fâcher pour que la question soit examinée au plus haut niveau. Nous sommes allés à Bruxelles rencontrer le vice-président de la Commission chargé de la mise en oeuvre de l'accord et le commissaire à la pêche avec l'ensemble des comités régionaux et le président du comité national des pêches. C'était totalement inédit, mais il fallait que nos interlocuteurs comprennent que, derrière ces licences, il y avait bien des hommes, des femmes et une économie indispensable à la filière, au moment où la crise sanitaire nous rappelle combien il est important d'être moins dépendant des importations.

J'ai rencontré mes « homologues » de Jersey et de Guernesey ainsi que le ministre britannique de l'environnement, George Eustice. Clément Beaune, le secrétaire d'État chargé des affaires européennes, s'est également beaucoup impliqué. Le Premier ministre et le Président de la République se sont très largement mobilisés.

Pour répondre aux interrogations du sénateur Alain Cadec, je ne crois pas que nous assistions à une perte d'influence de la France. Il faut rappeler à nos interlocuteurs que l'Europe est là pour protéger.

La France se prépare aux conséquences du Brexit depuis très longtemps. En tant que ministre des outre-mer, j'ai assisté pendant plus de deux ans à des réunions pilotées par les Premiers ministres successifs pour anticiper cette échéance. Quand je suis arrivée à la tête du ministère de la mer, j'ai demandé que nous nous mettions immédiatement en mode projet et que l'on réfléchisse à un plan d'accompagnement. Je souhaitais que nous allions le plus loin possible dans la défense de nos droits. Des leviers se trouvaient à notre disposition, mais, dans le même temps, nous devions préparer nos pêcheurs au Brexit, puisque l'Accord du 24 décembre 2020 prévoyait une diminution de 25 % de la ressource pêchée dans les eaux britanniques, à l'horizon 2026. C'était le signal que nous étions prêts à affronter tous les cas de figure.

Je reprendrai rapidement quelques dates clés de ces onze derniers mois.

Le 31 décembre 2020, la France envoie les listes des navires demandant un permis d'accès à Jersey et Guernesey, afin que ceux-ci puissent continuer à pêcher jusqu'à la fin de l'année 2021.

Le 1 er janvier 2021, tous les navires pêchant dans la ZEE britannique obtiennent leur licence. En l'espèce, la procédure a été très rapide, le Royaume-Uni ayant intérêt à octroyer vite les licences pour obtenir les siennes.

Le 12 janvier 2021, la Commission communique les critères techniques applicables aux trois zones qui ne sont pas dans la ZEE
- les 6-12 milles, Jersey et Guernesey - zones qui concernent quasi exclusivement les pêcheurs français. C'est là que les choses se compliquent.

En février 2021, le Royaume-Uni « se réveille » et décide unilatéralement, sans notification préalable, de prévoir de nouvelles conditions d'éligibilité. Nous avons bien entendu refusé. La DPMA a transmis sa réponse sur la méthodologie qu'il serait, selon nous, normal d'appliquer, en vertu de l'accord. Le Royaume-Uni a poursuivi ses manoeuvres dilatoires.

En avril 2021, sur la demande du Royaume-Uni, la DPMA fournit de nouvelles données pour étayer nos demandes de licences : déclarations de captures, journaux de pêche, déclarations de vente. La géolocalisation pose toujours problème : c'est une exigence du Royaume-Uni bien que l'Union européenne ne l'impose pas aux navires de moins de 12 mètres. Au surplus, cette mesure ne figure pas dans l'Accord. Nous avons alors fait valoir qu'il existe d'autres moyens de prouver la présence des navires.

En juin 2021, apparaît une nouvelle demande du Royaume-Uni concernant cette fois les navires de plus de 12 mètres, lesquels ont déjà perdu plus de six mois de pêche.

En juillet 2021, le Royaume-Uni présente le même type de demande, mais cette fois pour les navires de moins de 12 mètres, concernant Jersey, Guernesey et la zone des 6-12 milles. Le temps tourne et nous n'arrivons toujours pas à nous mettre d'accord sur les pièces justificatives de la présence des pêcheurs en l'absence de géolocalisation, ou sur la question des navires remplaçants, un autre sujet traité très tardivement par la Commission européenne alors que nous avions déjà fait des demandes.

À partir du 17 septembre 2021, des licences sont accordées au coup par coup, par Jersey, pour les 6-12 milles. Cette situation met la pression sur nos pêcheurs, mais nous n'y pouvons pas grand-chose. La mauvaise volonté de nos partenaires est manifeste : il faut pousser le Royaume-Uni à respecter l'accord. C'est la raison pour laquelle la France a demandé aux autres États membres ayant des pêcheurs européens de la soutenir, via une prise de position commune sollicitant une intervention de la Commission européenne. Nous sommes rejoints au-delà des huit pays dits « amis de la pêche », puisque dix États membres s'associent à cette demande de la France. Peut-être aurions-nous pu faire appel à l'ensemble des pays européens, mais il nous semblait qu'à ce stade il revenait aux pays pêcheurs d'être au rendez-vous, ce qui a été le cas.

Vous connaissez la suite : le 28 octobre 2021, les échanges techniques n'aboutissent toujours pas. Nous décidons de présenter des mesures de rétorsion potentielles, applicables à compter du 2 novembre 2021. Le Premier ministre envoie un nouveau courrier à la présidente de la Commission européenne ; de mon côté, j'informe par écrit - une formalité obligatoire - la Commission du souhait de la France de fermer des ports. La Commission doit, elle, informer la Commission des pêcheries de l'Atlantique nord-est (CPANE) - dont je ne suis pas sûre qu'elle ait été parfaitement mise au courant de la situation. La situation se tend. Boris Johnson exprime son souhait de reprendre le dialogue ; la présidente de la Commission manifeste sa volonté de voir les discussions aboutir rapidement. Le Président de la République décide donc de continuer la négociation, tout en demandant à la Commission de fixer une date limite.

Pour résumer, pendant ces onze mois de travail, nous avons défendu en permanence nos marins par la tenue de dizaines d'heures de réunion et la transmission de milliers de données. J'explique la situation de blocage par le refus du Royaume-Uni d'honorer pleinement sa signature et par sa volonté d'en vouloir toujours plus pour se préparer à l'horizon 2026, au terme de la période transitoire prévue. C'est une restriction inadmissible de l'Accord. Nous avons souhaité que la Commission fixe une date limite : c'est donc le 10 décembre 2021, c'est-à-dire demain.

Un point sur les licences : je le redis, les Britanniques ont réussi à entraîner la Commission dans de nouvelles négociations, ce qui n'aurait pas dû arriver. Aujourd'hui, le nombre exact de licences délivrées aux pêcheurs est de 1 004 : 734 licences définitives dans la ZEE, 125 pour Jersey, 40 pour Guernesey - sans compter trois licences dont le dossier est presque complet et qui seront réglées rapidement -, 105 pour les 6-12 milles. Au total, 84 % de nos demandes ont été sécurisées. Le taux de 90 % que j'ai cité précédemment incluait les trois licences qui seront bientôt accordées et quelques autres qui nous ont été promises.

Il faut continuer à se battre. Comme le Président de la République l'a dit, personne ne doit être laissé sur le quai.

Il manque 53 licences pour la zone des 6-12 milles britanniques. Parmi ces licences manquantes, 40 concernent des navires remplaçants, au sujet desquels la Commission européenne n'est toujours pas d'accord avec le Royaume-Uni. En revanche, la France et la Commission européenne sont parfaitement alignées, il n'y a aucun débat là-dessus.

À Jersey, 38 licences provisoires sont classées dans la rubrique orange, les navires pouvant continuer à pêcher, et 12 licences provisoires sont rouges, c'est-à-dire que, depuis le 1 er novembre 2021, les navires ne peuvent plus pêcher. L'invention de ces codes couleur est assez extraordinaire...

La coupe est pleine pour les pêcheurs, et il faut comprendre leur colère. Je l'ai répété au commissaire européen chargé de l'environnement, des océans et de la pêche le 26 novembre dernier, il n'est plus possible d'attendre. Le commissaire a d'ailleurs observé de très près les événements qui se sont passés sur le littoral de la Manche.

Quel espoir avons-nous pour la réunion de demain ? Le seul espoir que je vous ai donné concerne les quelques navires pour lesquels l'accord n'est pas finalisé. Concernant les navires remplaçants, nous ne sommes toujours pas d'accord, mais nous continuons à nous battre heure par heure. Les négociations se sont poursuivies hier, et des échanges ont lieu tout au long de cette journée.

Au-delà de l'échéance du 10 décembre 2021, il est clair pour nous que la Commission européenne doit demander la tenue d'une réunion du conseil de partenariat entre le Royaume-Uni et l'Union européenne. Le Premier ministre porte cette demande, que nous ferons immédiatement après le résultat des négociations, même si nous pouvons toujours espérer que le Royaume-Uni et Jersey soient pleins de bonnes intentions et veuillent respecter leur signature et leur engagement. Le conseil de partenariat est notre dernière chance pour gérer ces dossiers litigieux. Si nos demandes n'étaient pas satisfaites, nous demanderions qu'une procédure en contentieux soit ouverte par la Commission européenne. Cette procédure prendrait beaucoup de temps, mais nous n'avons pas le choix : la France n'abandonnera jamais ses droits.

De plus, selon la réponse que nous aurons demain soir, la Commission européenne pourra demander que des mesures de rétorsion européennes soient mises en place.

Le conseil de partenariat réunit des représentants du Royaume-Uni et des pays européens, et pas seulement de la France. Le commissaire est déjà d'accord pour constater l'existence d'une violation de l'accord concernant les licences de pêche - c'est un minimum. Ce constat sera établi pour tous les dossiers transmis au Royaume-Uni n'ayant pas reçu de réponse favorable. Cela nécessite que nous accompagnions totalement ceux de nos professionnels qui se retrouveraient contraints d'aller jusqu'au contentieux.

Le plan d'accompagnement a été négocié avant. On y retrouve des arrêts temporaires d'activité qui courent du 1 er janvier 2021 jusqu'au 31 décembre 2021, des indemnités de perte de chiffre d'affaires qui ont couru jusqu'au mois de juillet et que l'on doit à nouveau examiner, ainsi que la question des « sorties de flotte ».

Ce plan doit être ajusté en fonction des résultats du Brexit. Les représentants des professionnels et les élus des territoires demandent fortement que des investissements d'avenir soient financés.

La France a obtenu une enveloppe de 100 millions d'euros pour accompagner les pêcheurs après le Brexit. Aux assises de la pêche et des produits de la mer, j'ai avancé le chiffre de 70 millions d'euros, soit ce qui nous reste après avoir déjà investi 30 millions d'euros dans le financement des arrêts temporaires et les indemnisations des chiffres d'affaires. Il nous reste donc 70 millions d'euros pour mettre en oeuvre les sorties de flotte et les investissements nécessaires.

Je vous rappelle que tous ces outils doivent être notifiés auprès de la Commission européenne avant d'être mis en oeuvre. Afin que la France soit au rendez-vous pour accompagner ses pêcheurs au mois de janvier, il fallait que ces outils soient définis au moins deux mois auparavant, en coproduction avec les professionnels - c'est ma manière de fonctionner. Pour cette raison, j'ai indiqué lors des assises de la pêche et des produits de la mer qu'il était temps que l'on travaille sur ce plan de sortie de flotte, car il faut déterminer quelles sont les conditions pour en bénéficier. Si l'on fixe un seuil à 10 % de perte de chiffre d'affaires, l'accompagnement ne sera pas le même que si ce seuil est fixé à 80 %.

Les choses ne sont toujours pas précisées. Tout le monde s'est énervé, la presse la première. Il y a eu une incompréhension, et j'y ai sûrement eu une part de maladresse. Mais ces outils d'accompagnement ne sont pas prêts, et les comités ont un peu peur d'y travailler. C'est dommage, car il va bien falloir les mettre en oeuvre. Nous avons toujours dit que ces mesures seraient prises sur la base du volontariat. Il faut faire attention, car les sorties de flotte ne concernent pas seulement la baie de Granville : il y a une forte demande depuis quelques mois en Méditerranée, ou dans les Hauts-de-France.

Les pêcheurs sont au courant de ces dossiers. C'est une erreur d'interprétation que de penser qu'il y a un plan massif de sortie de flotte. Il faut revenir à un climat plus apaisé pour que l'on travaille sur ces sujets. Gouverner, c'est prévoir. Ma mission et ma responsabilité, à la demande du Président de la République, consistent à faire en sorte que personne ne reste sans solution.

Nous avons besoin d'élaborer des stratégies à plus long terme : nous lancerons un plan d'action pour une pêche durable pour la décennie à venir, avec le Comité national des pêches maritimes et des élevages marins, afin de faire évoluer tant notre vision française que celle de la politique commune de pêche (PCP). Ce travail avec les pêcheurs va ressembler au travail accompli dans le cadre du « Fontenoy du maritime » : ce sera une dynamique, qui évoluera avec le temps.

En ce qui concerne la pêche durable, il faut préciser qu'en France, 60 % des espèces sont aujourd'hui exploitées durablement, contre 20 % il y a vingt ans. Les pêcheurs français se sont fortement impliqués et ont suivi les recommandations de la Commission européenne, en mettant également au point leurs propres contraintes afin de gérer leurs stocks de poissons et de produits halieutiques.

Pour répondre à votre question concernant l'après-2026, madame la présidente, l'accès de chaque flotte aux eaux de l'autre partie sera négocié annuellement. C'est un grand changement, qui va nous mettre en tension chaque année.

L'Accord comporte des garanties afin de dissuader le Royaume-Uni de limiter arbitrairement l'accès à ses zones de pêches. Nous devons nous battre pour qu'il soit mis en oeuvre. Les droits de douane sur les produits britanniques de la mer ou sur d'autres marchandises peuvent être ciblés ; il est possible de réduire l'accès de la flotte britannique aux eaux de l'UE, ainsi que de suspendre certaines obligations de l'UE dans d'autres domaines que la pêche en cas de préjudice économique et social important. Dans un cas extrême, chaque partie peut d'ailleurs mettre fin à l'Accord signé, ce que l'on pourrait faire bien avant 2026, si l'on estimait que cet accord devenait déséquilibré.

La semaine prochaine, des rencontres se tiendront à Bruxelles sur la question des totaux admissibles des captures (TAC) et des quotas. Les négociations menées dans ce cadre annuel sont toujours très difficiles, en particulier en ce qui concerne la Méditerranée - je vous rappelle que le plan de gestion pour les pêcheries en Méditerranée prévoit une baisse des captures de 40 % d'ici à 2025, et que, lorsque j'ai pris mes fonctions, il n'y avait pas de plan d'accompagnement de la pêche en Méditerranée. Nous avons mis en place un plan d'accompagnement avec la direction des pêches maritimes et de l'aquaculture similaire à celui en vigueur pour le Brexit. Le Brexit ne doit pas faire oublier d'autres situations sur nos littoraux, comme celle du golfe de Gascogne.

M. Jean-Pierre Moga . - Madame la ministre, je voudrais vous remercier pour les détails que vous nous avez donnés sur ce sujet préoccupant.

Ma question concerne l'éolien en mer. Cette énergie renouvelable est prometteuse en raison de son potentiel de production. Le futur parc de Dieppe-Le Tréport sera doté d'une puissance de 500 mégawatts. Mais force est de constater que notre pays, malgré ses vastes espaces maritimes, accuse un retard certain dans ce domaine : nous n'avons pas de parc offshore , alors que le Royaume-Uni dispose par exemple d'un parc d'une puissance de 10 gigawatts - il devrait d'ailleurs doubler d'ici 2030.

Le développement de ces parcs pourrait engendrer 15 000 emplois pour la France, car nous pouvons entièrement produire tous les éléments de ces éoliennes. Pouvez-vous nous préciser les ambitions de la France en matière d'éolien en mer, ainsi que les leviers que vous comptez actionner afin de soutenir son développement ?

Mme Annick Girardin, ministre . - Le ministre de la mer est le ministre de la planification en mer. On n'a jamais beaucoup aimé parler de planification dans cet espace de liberté, mais les activités en mer sont de plus en plus nombreuses, qu'elles soient historiques, comme la pêche ou le transport de marchandises et de passagers, ou beaucoup plus récentes, comme le tourisme, l'éolien ou la protection des espaces maritimes. Je regarde le sujet globalement, sous l'angle de la planification.

Je souhaite que l'on définisse des zones sur chaque bassin, et que le débat ait lieu à l'échelle locale, comme cela se passe dans d'autres pays. Quand je suis arrivée en responsabilité, j'ai voulu regarder l'état des projets d'éolien en mer. J'ai alors découvert qu'on ne disposait que d'une seule éolienne expérimentale, même si les choses devaient s'accélérer. Barbara Pompili a annoncé un plan ambitieux qui doit être mis en place en concertation avec les élus des territoires et avec les populations locales. Notre industrie est performante en la matière ; elle est prête.

Mme Sophie Primas , présidente de la commission des affaires économiques . - Ma question est de nature prospective. En vous écoutant, on comprend bien les grandes difficultés rencontrées dans la négociation à l'échelle européenne. On mesure l'ampleur de la baisse des quotas et de nos capacités de pêche dans la mer du Nord, en Méditerranée ou dans le golfe de Gascogne. Comment voyez-vous la pêche française dans dix ans ? Aujourd'hui, elle représente 1 % du PIB ; 65 % du poisson consommé en France est déjà importé.

Mme Annick Girardin, ministre . - Je crois en la pêche française. Pour cette raison, j'ai souhaité lancer un plan d'action pour une pêche durable avec le Comité national des pêches, ce qui interviendra dans les jours qui viennent.

Une vraie prospection repose sur un élément essentiel : la recherche et la connaissance. En Méditerranée, seulement 8 espèces sont suivies scientifiquement, alors que l'on sait qu'un filet ramène jusqu'à 70 espèces. L'état de la ressource apparaît comme le premier sujet : quelles sont les ressources, quels types de quotas faut-il mettre en place ? Il est essentiel de mettre la science au service de la pêche, en favorisant, par exemple, les liens entre l'Ifremer et les pêcheurs.

La France possède une vaste ZEE ; nos ressources sont importantes, et nous avons besoin de mieux les connaître pour savoir où on peut pêcher aujourd'hui, et où on pourra pêcher demain. Cette question concerne également les eaux que nous possédons dans l'océan Indien, le Pacifique, ou l'Atlantique : l'espace potentiel de pêche française est extrêmement large. Il faut mieux connaître nos stocks, pour mieux les gérer et les protéger.

Nous devons également nous poser la question de l'accompagnement du pêcheur et de sa famille. Nous ne sommes pas allés assez loin concernant l'accompagnement, la formation, les cotisations à l'Établissement national des invalides de la marine (ENIM) ou les retraites.

Un programme doit aussi être mené à bien sur les outils de pêche et les bateaux, qui ont en moyenne trente ans, avec un volet sanitaire, un volet sécuritaire ainsi qu'un volet concernant la transition énergétique.

Il faut également travailler sur la mixité à bord des navires, qui n'est actuellement pas possible sur les bâtiments de moins de 14 mètres. Pour que les choses évoluent, il faut persuader l'Union européenne de prendre en compte une augmentation de la taille des bateaux, sans que cela ne provoque une augmentation des capacités de pêche.

Nous avons aussi besoin de nous doter d'un plan en faveur de l'aquaculture durable. Nous y travaillons avec M. Denormandie. Je réfléchis également à des passerelles professionnelles entre les différents métiers de marins, car je ne sais pas si, dans le monde de demain, on pourra travailler toute sa vie dans la même filière. Il me semble donc utile de développer des passerelles entre la marine marchande, la pêche, mais aussi le secteur de la plaisance.

Il convient de veiller à la formation. J'ai créé un poste de coordinateur des lycées maritimes pour améliorer la coordination entre les établissements, mettre en place des actions communes, mieux partager les moyens et développer les investissements, en lien avec les régions.

Voilà le travail à venir avant la fin du quinquennat.

M. Alain Cadec , vice-président de la commission des affaires européennes . - Il faut aller vite !

Mme Annick Girardin, ministre . - Oui, mais il en va de même que pour le « Fontenoy du maritime » : voilà des années que chacun sait ce qu'il faut faire, il suffit juste d'impulser une dynamique suffisamment forte pour mutualiser les idées et lancer un plan d'action, destiné à se poursuivre lors du prochain quinquennat.

M. Alain Cadec , vice-président de la commission des affaires européennes . - Si je comprends bien, vous souhaitez utiliser la réserve d'ajustement du Brexit pour financer le plan de sortie de flotte. Je ne suis pas sûr que la Commission européenne soit d'accord pour utiliser ainsi cette réserve, dans la mesure où elle a été conçue pour aider les entreprises à surmonter les conséquences du Brexit, même si cela peut l'arranger d'une certaine manière...

Les navires de remplacement ne sont pas reconnus par les Britanniques, car ils considèrent que l'antériorité n'existe plus lorsqu'un marin-pêcheur change de bateau : normalement les droits de pêche sont renouvelés automatiquement, mais les Britanniques font la sourde oreille. Nous n'avons pas d'autre solution que de chercher à les convaincre.

Vous avez évoqué des procédures de contentieux, mais cela prend énormément de temps ! En revanche, l'Union européenne a prévu la possibilité de prendre des mesures de rétorsion. Pensez-vous que la Commission européenne soit prête à les appliquer ?

Enfin, vous estimez que la France doit être moins dépendante de ses importations et insistez sur la formation des jeunes marins, mais, en même temps, vous proposez un plan de sortie de flotte : n'est-ce pas antinomique ?

Mme Annick Girardin, ministre . - En ce qui concerne les mesures de rétorsion, si toutes les licences ne sont pas délivrées le 10 décembre 2021, la France demandera la réunion du conseil de partenariat pour qu'il examine la situation et constate la mauvaise foi et le refus du Royaume-Uni d'honorer pleinement sa signature. C'est à ce niveau qu'il sera décidé, le cas échéant, d'ouvrir une procédure de contentieux ou de prendre d'éventuelles mesures de rétorsion. La France poussera en ce sens. C'est à la Commission européenne qu'il appartiendra de porter le contentieux, ou de prendre les mesures de rétorsion. Les préjudices, d'ailleurs, sont calculés en fonction des pertes financières pour la France et les pêcheurs, non du nombre de licences. Je ne sais pas ce qu'il se passera demain, mais nous essaierons de convaincre la plupart des pays européens. Le commissaire européen semble favorable à l'idée d'engager un contentieux, car il faut défendre les droits de l'Union européenne jusqu'au bout, par principe. Il est vrai qu'un contentieux ne serait pas une bonne nouvelle pour les pêcheurs, car c'est une procédure longue, et l'issue n'est pas la récupération de la licence mais un dédommagement financier.

Nous avons inclus le plan de sortie de flotte dans le plan d'accompagnement et ce, à la demande des professionnels de certaines régions, même si les besoins varient selon les littoraux. Il est vrai qu'utiliser la réserve d'ajustement au Brexit pour financer des sorties de flotte volontaires n'apparaît peut-être pas toujours pertinent, dans la mesure où le Fonds européen pour les affaires maritimes, la pêche et l'aquaculture (FEAMPA) peut aussi les financer. Nous aviserons donc au cas par cas. Les demandes se feront sur la base du volontariat.

M. Alain Cadec , vice-président de la commission des affaires européennes . - Je crains des effets d'aubaine. Un pêcheur de 57 ans qui a un bateau vieux de plus de 30 ans aura intérêt à demander une indemnisation au titre d'une sortie de flotte !

Mme Annick Girardin, ministre . - Vous avez raison, nous devrons fixer des critères ; il faudra démontrer l'existence de pertes liées au Brexit - dont il conviendra de définir le niveau. Les réponses favorables ne seront pas automatiques. Chaque dossier fera l'objet d'une analyse, notamment pour apprécier, par exemple, s'il ne peut être proposé des transferts de quotas ou de jours de mer, ou la possibilité de participer à d'autres activités. Il nous reste à finaliser avec les professionnels la procédure d'examen des demandes. Je rappelle qu'un navire a une valeur importante. Les 70 millions disponibles du plan d'accompagnement ne sont pas fléchés vers la sortie de flotte, mais vers différents outils de soutien aux pêcheurs. Il nous manque aujourd'hui 104 licences, tandis que 79 demandes n'ont pas été transmises parce qu'elles ne correspondaient pas à nos critères. J'espère que ce chiffre sera inférieur à l'issue de la journée du 10 décembre 2021. J'ai proposé au Président de la République de nommer un accompagnateur pour suivre ces dossiers, lorsque nous aurons reçu les réponses britanniques.

Le plan de sortie de flotte et le plan d'accompagnement sont complémentaires. On peut comprendre que des marins-pêcheurs épuisés souhaitent y recourir. Mais, même si le nombre de bateaux peut diminuer, je ne vois pas pourquoi la pêche serait moins dynamique demain. On peut diversifier les activités des pêcheurs. Nous ferons le bilan à la fin du plan et je pense que le nombre d'emplois sera supérieur.

J'insiste sur l'importance de la formation, car ces métiers n'attirent plus, en dépit de l'action de promotion des métiers du vivant que nous avons menée avec le ministre Julien Denormandie. Les effectifs dans les lycées maritimes baissent. Je suis élue d'un territoire qui est frappé par la surpêche et où le moratoire sur la pêche a été une catastrophe. Je suis donc très vigilante sur ces questions.

Mme Marta de Cidrac . - Le Président de la République annoncera bientôt les priorités de la présidence française de l'Union européenne (PFUE). Comment pensez-vous peser à l'occasion de cette présidence, pour mettre en avant certains sujets ? Les volets maritimes et de la pêche seront-ils une priorité ?

Mme Annick Girardin, ministre . - En ce qui concerne le volet maritime de la PFUE, un colloque sera organisé à La Rochelle sur les aspects sociaux. Nous avons mis en place des aides à l'emploi pour la marine marchande destinées à lutter contre le dumping social.

Je défendrai deux messages lors de la présidence française de l'Union européenne. Tout d'abord, il convient de réviser la politique commune de la pêche (PCP), dont le cadre juridique est défini par un règlement européen de 2013 qui doit être réexaminé à partir de 2022. Ce ne sera pas simple, car la Commission européenne n'a manifestement pas le souhait de rouvrir la discussion sur le sujet.

Il faudra également finaliser la révision du règlement instituant un régime communautaire de contrôle, afin d'assurer le respect des règles de la politique commune de la pêche. Trois sujets devront pour cela être abordés, selon moi. Le premier est le rôle de l'évaluation scientifique : s'il apparaît pertinent de s'appuyer sur les données du Conseil international pour l'exploration de la mer (CIEM), je note que ces données ont souvent deux ou trois ans et que chaque niveau consulté rajoute son avis. Il faudrait que le pouvoir politique puisse se fonder uniquement sur les données scientifiques. Deuxième axe, la lutte contre la pêche illégale, problème crucial dans certaines régions, comme en Guyane : cet objectif doit être réaffirmé ; ce thème sera aussi à l'ordre du jour du One Ocean Summit qui se tiendra à Brest en février 2022. Enfin, dernier axe, le développement de l'aquaculture : je plaide pour l'instauration de quotas de production pour les pays européens. Dans la mesure où l'on réduit d'un côté les quotas de pêche, il serait judicieux de produire davantage grâce à l'aquaculture pour compenser.

Mme Sophie Primas , présidente de la commission des affaires économiques . - Je ne sais pas ce qu'en pense votre collègue Barbara Pompili...

M. Laurent Somon . - Certaines incompréhensions viennent des annonces de fermeté que vous aviez formulées : il était question de revenir sur les accords du Touquet, de limiter l'approvisionnement en énergie de Jersey, d'empêcher la flotte de pêche britannique d'entrer dans les ports français, etc.

Quelles sont les conséquences du Brexit sur la filière du mareyage ? Les contrôles douaniers perturbent le débarquement dans certains ports et obligent à aller plus loin : certains ne pouvant plus débarquer à Granville doivent aller à Saint-Malo.

Pouvez-vous nous en dire davantage sur votre stratégie à long terme pour la pêche ? La France possède le deuxième domaine maritime mondial et dispose d'entreprises de transformation développées. Est-il envisageable de renoncer à la pêche ?

La France dit qu'elle défend ses pêcheurs, mais j'ai l'impression qu'elle est à la remorque tandis que Boris Jonhson, lui, agit et obtient satisfaction. Il annonce aussi une révision de la réglementation concernant le maillage des filets. Allons-nous réagir ?

Mme Annick Girardin, ministre . - Le Royaume-Uni a souhaité reprendre sa souveraineté. Nous devrons nous y habituer. Il est possible également que le Royaume-Uni annonce l'installation d'éoliennes dans des zones de pêche. Il n'en demeure pas moins que le Royaume-Uni est notre voisin, et qu'après une phase de tension, il faudra bien que nous retrouvions des relations de bon voisinage.

Nous avions suspendu la mise en oeuvre des mesures de contrôles renforcés, que nous avions annoncées, après l'annonce par le gouvernement britannique de sa volonté de reprendre le dialogue. La pêche relève de la compétence de l'Union européenne. C'est donc à la Commission qu'il convient d'agir en premier lieu. Nous cherchons à impulser son action, même si nous pouvons très bien renforcer certains contrôles, ou les exercer avec plus de zèle... Nous avons aussi été attentifs à ce que des mesures de contrôles renforcés ne pénalisent pas notre filière de mareyage.

Nous sommes tous préoccupés par les annonces britanniques concernant les mesures techniques. Le Royaume-Uni nous a montré qu'il pouvait les instaurer de manière unilatérale, alors que l'accord de Brexit prévoit un préavis « raisonnable » et une concertation. La difficulté consiste à apprécier le caractère « raisonnable » des mesures si nous ne sommes pas informés...

M. Alain Cadec , vice-président de la commission des affaires européennes . - Sophie Primas a évoqué l'après-2026. Je déplore que le secteur subisse alors des négociations annuelles. Il faudrait prévoir un cadre pluriannuel. Les pêcheurs manquent de visibilité.

Mme Sophie Primas , présidente de la commission des affaires économiques . - Ne serait-il pas possible pour la France et les pays touchés par le Brexit, de négocier, en compensation du non-octroi des licences, sous le contrôle des scientifiques et de façon temporaire, l'obtention de quotas de pêches supplémentaires dans les eaux européennes ?

Mme Annick Girardin, ministre . - On peut toujours essayer, mais les négociations seront compliquées... Les quotas sont définis chaque année. Peu de professions, en effet, dépendent d'accords renégociés tous les ans. Or lorsqu'un pêcheur achète un bateau, il s'engage sur des années. Un cadre pluriannuel serait souhaitable, quitte à prévoir des possibilités d'ajustement en cas de problème. La pêche est un secteur sous tension, sans compter les effets de la planification de l'espace maritime et l'irruption de nouvelles activités en mer. Nous devons donc revoir l'ensemble du système, aux niveaux français et européen.

Je suis ouverte à l'idée consistant à étudier la possibilité d'échange de quotas pour aider ceux qui ont été victimes d'aléas. Toutefois, si les pêcheurs européens sont soudés lorsqu'il s'agit de mesures visant des pays extra-européens, la solidarité est plus limitée au sein de l'Union européenne ! Les pêcheurs, il faut le dire, subissent à peu près les mêmes contraintes partout, qu'elles soient directement liées au Brexit ou non. Je ne parle pas non plus de la concurrence de la pêche industrielle pour la pêche artisanale. Il y a des difficultés partout. Enfin, je vois mal comment nous pourrions envoyer de petits bateaux de moins de 12 mètres pêcher dans l'océan Indien...

Mme Sophie Primas , présidente de la commission des affaires économiques . - Nous vous remercions pour vos réponses.

M. Alain Cadec , vice-président de la commission des affaires européennes . - Je tiens, avant de conclure, à saluer l'excellent travail de la direction des pêches maritimes et de l'aquaculture.

Examen en commission
(Mercredi 15 décembre 2021)

Mme Sophie Primas , présidente de la commission des affaires économiques . - Lorsque nous avons auditionné la ministre de la mer Annick Girardin, jeudi 9 décembre dernier, nous avons évoqué une actualité très dense, avec la date butoir du 10 décembre 2021. Cette date correspondait, tout d'abord, à l'expiration du délai accordé par la Commission européenne aux autorités britanniques pour l'octroi des licences de pêche, mais aussi pour les négociations relatives aux totaux admissibles de capture (TAC) dans les eaux britanniques, qui devaient être arrêtés le même jour. S'y ajoutait le premier tour des négociations pour les TAC dans les eaux de l'Union européenne (UE), à intervenir lors du Conseil pêche des 12 et 13 décembre 2021.

Ces échéances passées, le résultat obtenu apparaît décevant : le Premier ministre britannique Boris Johnson a affirmé ne pas se sentir tenu par les « ultimatums » de la France et de l'Union européenne (UE), et sur 104 licences encore demandées, il n'en a finalement accordé, le lendemain, que 30. On ne peut pas vraiment dire que la France ait été entendue... Les TAC dans les eaux britanniques n'ont pas été décidés à temps, et, faute de mieux, on appliquera une clé de répartition au prorata pour les trois premiers mois de 2022. Avouez qu'il peut être difficile de se projeter pour un pêcheur opérant dans les eaux britanniques !

Les TAC dans les eaux européennes ont été annoncés hier matin, mardi 14 décembre 2021, et, comme nous le craignions, ils ne tiennent pas compte du contexte exceptionnel lié, coup sur coup, à la Covid-19 et au Brexit. Ces TAC ne permettent pas un report, même temporaire, sur nos eaux, de la quotité de pêche rendue impossible dans les eaux britanniques.

À l'aune de ces derniers rebondissements, on peut dire que nous ne nous sommes pas trompés, en demandant à notre collègue Alain Cadec de préparer un rapport, en tant que président de la section « Pêche et produits de la mer », pour les deux commissions des affaires économiques et des affaires européennes du Sénat.

À titre personnel, j'observe avec inquiétude que l'on semble prêt à diminuer nos capacités productives alors que les standards environnementaux de l'UE sont parmi les plus ambitieux au monde, tandis que, dans le même temps, des bateaux-usines chinois ou russes sillonnent les mers. Je suis également sidérée que personne, hormis peut-être dans ces murs, ne mentionne le drame qui se dessine pour l'après-juin 2026, si nous l'abordons dans le même état d'impréparation que 2021, avec la perspective de renégociations annuelles des quotas.

Je laisse désormais la parole à Jean-François Rapin, et je suis impatiente d'entendre Alain Cadec nous présenter ses constats et ses propositions.

M. Jean-François Rapin , président de la commission des affaires européennes . - Je me réjouis que nos deux commissions se réunissent aujourd'hui pour traiter de la situation des pêcheurs à la suite du Brexit. Derrière ce sujet, ce sont des professionnels qui perdent patience, et, plus grave, qui perdent espoir pour l'avenir de leur métier. Sont en jeu une filière, mais aussi des familles et des territoires.

La commission des affaires européennes y prête attention depuis l'origine : dès la signature de l'Accord de retrait du Royaume-Uni en octobre 2019, elle a travaillé à élaborer une proposition de résolution européenne pour peser sur le mandat de négociation, en vue du nouveau partenariat à construire avec les Britanniques. Cette résolution plaidait pour que le sujet de la pêche ne soit pas dissocié du reste de l'accord, dans l'intérêt même de nos pêcheurs : ce fut la ligne de conduite tenue jusqu'au bout par le négociateur Michel Barnier et cela a évité un « no deal » qui aurait signifié la fin pure et simple de l'accès aux eaux britanniques.

Mais la mise en oeuvre de l'Accord de commerce et de coopération finalement conclu entre les deux parties le 24 décembre 2020 est rendue très difficile par l'enjeu de politique intérieure que cela représente pour le Royaume-Uni. Nous avons entendu hier Catherine Colonna, notre ambassadrice à Londres, dans le cadre du groupe de suivi de la nouvelle relation euro-britannique, et elle nous a confirmé que, sur ce sujet de la pêche où nos intérêts sont pourtant liés - les eaux britanniques étant poissonneuses mais les consommateurs étant surtout français -, et où nous aurions pu espérer des compromis, l'isolationnisme britannique, et même l'exceptionnalisme britannique pour reprendre ses mots, donne une charge politique excessive au dossier de la pêche et complique son issue.

Notre conviction nous conduit à penser que nous avons tout intérêt à européaniser le sujet pour éviter le face-à-face avec le Royaume-Uni et utiliser à notre avantage le poids des vingt-sept États membres, tant qu'ils restent unis. C'est pourquoi notre commission a auditionné cette année, non seulement les ministres concernés et le Comité national des pêches et des élevages marins, mais aussi le commissaire européen Virginijus Sinkevièius, de même que plusieurs des députés au Parlement européen. Et je me félicite qu'Alain Cadec, qui a présidé la commission pêche du Parlement européen, soit aujourd'hui celui qui préside le groupe d'études « Pêche et produits de la mer » au Sénat et consacre un rapport à cette question. Nous l'écouterons avec attention.

M. Alain Cadec , rapporteur . - Je suis très heureux de vous présenter les principales orientations du rapport que vous avez bien voulu me confier sur les pêcheurs français face au Brexit.

Nous avons dû agir dans un temps limité, avec la difficulté d'un sujet « chaud », d'une actualité en mouvement. Dans ce rapport, je traite bien sûr de la question des licences de pêche non octroyées par les Britanniques, je reviens sur ses causes et en analyse les conséquences. À ce sujet, le message politique que je voudrais faire passer est très clair et très simple : il ne faut pas laisser les Britanniques faire des pêcheurs français les « victimes collatérales » ni les « variables d'ajustement » du Brexit.

Mais j'ai également pensé, et c'est, je crois, l'une des caractéristiques de cette Haute Assemblée, qu'il était opportun d'essayer de voir plus loin ou plutôt d'essayer de discerner, en-dessous de l'écume, les lames de fond, c'est-à-dire de percevoir les évolutions structurelles, au-delà de la seule conjoncture.

L'Accord de commerce et de coopération du 24 décembre 2020 entre les deux parties, en particulier son volet pêche, a été perçu avec soulagement par les pêcheurs français car il s'agissait d'une meilleure issue qu'un « no deal ». Le volet pêche de cet Accord accorde aux pêcheurs de l'UE un sursis de 5 ans et demi, jusqu'à juin 2026, période de transition pendant laquelle l'Union européenne sécurise 75 % de ses quotas de pêche dans les eaux britanniques pour en rendre à terme 25 % aux pêcheurs britanniques, qui en voulaient au départ 60 %.

Cela apparaît certes moins avantageux que la politique commune de la pêche, qui garantissait jusqu'alors un accès à la zone économique exclusive britannique et, en cas de « droits historiques », un accès à la bande côtière britannique (les 6-12 milles). C'est donc une perte, sachant que le quart de la pêche hexagonale est réalisée dans les eaux britanniques. Mais il faut bien comprendre qu'avec un « no deal », il aurait fallu renégocier l'intégralité de nos quotas. À cet égard, nous disposons d'un répit de cinq ans et demi. Ce n'est pas pour rien que les premiers mécontents de l'accord étaient les pêcheurs britanniques, s'estimant trahis, eux qui ont voté à 90 % pour le Brexit.

Ce compromis est à mettre au crédit du négociateur en chef de l'Union européenne, Michel Barnier : il a réussi à lier les négociations sur la pêche, laquelle pèse 1 % du PIB de l'UE, avec l'ensemble des négociations commerciales et douanières, dont le poids économique est très supérieur. C'était d'ailleurs la demande de la commission de la pêche du Parlement européen, que j'avais l'honneur de présider.

Il convient de souligner la situation juridique particulière des îles anglo-normandes. Il y a eu une volonté délibérée, notamment de Jersey, de remettre en cause le compromis trouvé avec les accords dits de la baie de Granville du 4 juillet 2000, qui délimitaient les eaux anglo-normandes et les droits de pêche autour de deux principes qui me semblent incontournables : des relations de bon voisinage, et la nécessité d'un régime particulier compte tenu de la proximité géographique.

Ces principes avaient permis de dégager un consensus en associant professionnels, scientifiques et administrations au sein d'un comité de gestion et de suivi. Les îles anglo-normandes, « dépendances de la couronne britannique », jouissant d'une grande autonomie, elles n'étaient à ce titre pas couvertes par le droit de l'UE et n'ont d'ailleurs même pas pris part au vote qui a conduit au Brexit. Pourtant, par opportunisme, elles ont demandé à être couvertes par l'Accord de commerce et de coopération, qui annule et remplace toute disposition antérieure en matière de pêche - c'est l'article 19 de la rubrique pêche. Depuis lors, Jersey, notamment, s'est montrée beaucoup moins conciliante que Guernesey.

Côté bilan de l'application de l'Accord, le compte n'y est pas. Nul ne doutait, dès sa conclusion, que l'application en serait difficile, mais pas à ce point ! Si on met de côté les 734 licences de pêche attribuées dès janvier 2021 pour la zone économique exclusive (ZEE), pour se concentrer sur les 6-12 milles de la Grande-Bretagne et les eaux anglo-normandes : 300 licences définitives ont été accordées sur 374 demandées, soit un taux de refus significatif de 20 %.

Or, ce sont quasi exclusivement les petits navires français de pêche côtière qui se sont vu refuser des licences, les « moins de 12 mètres ». C'est non seulement injuste, mais c'est tout notre modèle de pêche artisanal, de proximité, et les arrière-pays, qui sont bouleversés.

J'en viens à mon analyse de l'impasse actuelle des négociations. Ce sont bien sûr les Anglais qui ont « tiré les premiers », en interprétant le traité à leur manière.

L'échec provient tout d'abord de la mauvaise foi britannique autour des définitions des « antériorités de pêche » et des « navires de remplacement » : les Britanniques ne se sont pas en l'espèce contentés de préciser l'Accord, ils l'ont modifié substantiellement en l'interprétant. Leur démarche est donc bien illégale au regard dudit Accord et du principe pacta sunt servanda , pierre angulaire du droit international. Les exigences rétroactives de Londres s'inscrivent dans une stratégie de tracasserie administrative délibérée.

Les négociations sont aussi pour ainsi dire « restées à quai », parce que la Commission européenne n'a pas été assez vigilante. Elle était pourtant la seule partie à l'accord avec les Britanniques et donc la garante de sa bonne application. Or, elle n'a réagi que tardivement, à l'automne 2021.

Je vois trois explications à cela. D'abord, le sujet apparaît très franco-britannique et il n'a pas suscité de réflexe de solidarité parmi les autres États membres, pour qui il s'agit d'un conflit sans grande portée économique, et de surcroît largement résolu, vu de Bruxelles. L'échelon européen pouvait ne pas paraître le bon, mais le cadre fixé par l'Accord nous y contraignait. Le circuit de communication entre pêcheurs français et administration britannique est beaucoup trop complexe : les comités départementaux ou régionaux des pêches aident les pêcheurs à compiler les éléments de preuve, ensuite examinés par la direction des pêches à Paris (DPMA), réexaminés par la DG MARE au sein de la Commission de Bruxelles, transmis à Londres qui, le cas échéant, les fait parvenir à Saint-Hélier ou Saint-Pierre-Port. Alors que Jersey est à 25 km des côtes françaises... La Commission européenne a admis procéder avec les États membres à un filtrage des demandes, certes au nom de la crédibilité des dossiers, mais n'y a-t-il pas eu un excès de zèle de nos autorités ?

Ensuite, la France a incontestablement perdu de son influence à Bruxelles et ce malgré ses alliés potentiels, les États « amis de la pêche », et le soutien unanime de la commission de la pêche du Parlement européen, qui a voté à l'unanimité une résolution pour soutenir la France dans ce dossier. Les pouvoirs publics français n'ont pas su agir assez rapidement pour faire endosser des « mesures correctives » par la Commission européenne, seule habilitée à les prendre. Par ailleurs, il ne faut pas trop espérer de la présidence française du Conseil de l'UE ; je pense que la France aurait dû renoncer à cette présidence et passer la main à la Suède, pour prendre le tour d'après, car son temps utile ne sera que de deux mois en raison de l'élection présidentielle.

Enfin, le commissaire européen à l'Environnement et à la Pêche a peut-être vu dans cet épisode l'occasion de réduire nos capacités de pêche, ce qu'il demande depuis des années au nom de la conservation des ressources halieutiques. Or, comme l'a rappelé la présidente Sophie Primas, l'espace maritime de l'Union européenne est le plus contrôlé au monde et préserve le mieux la biomasse.

J'aurai bien sûr un mot pour notre Gouvernement et notre Président, dont la stratégie a été contradictoire. Pas entendue à Bruxelles, la France est tombée dans le piège d'un affrontement bilatéral alors que l'accord est euro-britannique, pas franco-britannique. Les autorités françaises se sont lancées dans une surenchère d'annonces de mesures de « rétorsion » irréalistes, et sans doute contraires au droit international comme aux règles européennes : coupures d'électricité, contrôles douaniers systématiques... Les Anglais ont eu beau jeu de qualifier la réaction française de « disproportionnée ». « En même temps », ces mesures n'ont jamais été appliquées, les ministres ayant été désavoués par le Président de la République au G20 de Rome, qui a proposé une désescalade à Boris Johnson, ce qui a nui à la cohérence de la parole de la France.

Cerise sur le gâteau, la ministre de la mer a rappelé publiquement que le Gouvernement envisageait un plan de sortie de flotte (PSF) pour les navires n'ayant pas obtenu de licences. En pleine négociation, cela a donné le signal d'un renoncement. Ce sont des dizaines de bateaux que l'on envisage de détruire, ainsi que les droits de pêche qui y sont associés. Est-ce cela, l'avenir que l'on promet à nos jeunes dans les lycées professionnels maritimes ? La ministre, dans le même discours, annonce un renforcement de la formation des jeunes marins... Par ailleurs, comment voulez-vous dans ces conditions que Bruxelles négocie ?

Je souhaite également insister sur la nécessité d'anticiper les échéances des prochaines années, notamment l'après-2026, pour maintenir nos capacités de production.

Il faut avoir à l'esprit que l'affaire des licences ne représente que le début d'un long chemin de croix pour accéder aux eaux britanniques, à cause de trois écueils. En effet et tout d'abord, si les parts respectives du « gâteau » sont définies par l'Accord, la taille de ce gâteau doit être décidée chaque année, normalement avant le 10 décembre. En ciblant les baisses de totaux admissibles de capture (TAC) sur les espèces pour lesquelles ils ont une part réduite, les Britanniques peuvent instrumentaliser ces TAC pour gêner les Européens. Ensuite, les Britanniques peuvent prendre ce qu'on appelle des « mesures techniques », par exemple sur le maillage des filets ou sur les dates de pêche, qui peuvent constituer des barrières à l'entrée si elles ne sont pas prises en fonction de considérations strictement scientifiques, comme le prévoit normalement l'Accord. Les autorités britanniques ont d'ores et déjà annoncé de telles mesures, qui entreront en vigueur le 1 er janvier 2022. Enfin, ces dernières pourront, après juin 2026, renégocier annuellement les quotas. Ce sera une épée de Damoclès, source d'insécurité juridique permanente pour les marins, si nous ne l'anticipons pas.

Ainsi, en deux ans, nos pêcheurs ont subi une triple peine : la Covid-19, le Brexit, et la baisse des TAC. Nous aurions besoin de la bienveillance des autorités européennes, pour reporter sur nos eaux les autorisations de pêche perdues dans les eaux britanniques. D'une façon générale, 15 % des ressources halieutiques étaient bien gérées en 2000, nous en sommes aujourd'hui à 60 %, c'est dire les efforts qui ont été fournis ! Je ne demande pas d'augmenter nos capacités de pêche, car elles sont à un bon étiage, mais de les maintenir, en autorisant un report.

La France est un grand pays maritime, mais nous importons les deux tiers du poisson que nous mangeons. Sortir d'une logique productive en Europe se traduirait par la perspective d'un déficit commercial accru en matière de produits de la mer : voilà ce que je désigne sous les termes de « durabilité dans un seul pays ». Rappelons que l'UE pêche 3 % du poisson mondial, contre 40 % pour la Chine. C'est aussi pour cela qu'il faut contester le PSF, notre souveraineté alimentaire est en jeu !

Enfin, je souhaite vous livrer quelques recommandations, quelques pistes que je soumets à votre sagacité. J'identifie, à cet effet, trois catégories de mesures, à court, moyen et long terme.

À court terme, on ne doit pas accepter le fait accompli britannique sur les licences. L'UE est fondée, autant que le Royaume-Uni, à décider des mesures d'application de l'Accord. Concrètement, nous devons obtenir des autorisations temporaires pour nos pêcheurs qui se trouvent encore en attente du traitement de leurs dossiers, de même que la transparence des Britanniques sur leurs méthodes d'instruction, ainsi qu'une indulgence de leur part, pour ceux de nos bateaux qui étaient par exemple en travaux et qui ont atteint le nombre de jours requis en moyenne, mais pas année par année.

En contrepartie, la France et l'UE doivent se montrer irréprochables quant à la démonstration des antériorités de pêche, en exploitant mieux toutes les données qu'elles ont à disposition et en transmettant toutes les demandes, sans autocensure.

Il faut en parallèle fluidifier les échanges avec les Britanniques en mobilisant l'Europe et les régions. Nous devons réaffirmer, tout d'abord, le mandat clair de la Commission européenne en matière d'obtention des licences, mais demander parallèlement une habilitation de l'Union pour négocier de façon bilatérale avec le Royaume-Uni des « accords de Granville II », puisqu'il s'agit d'une politique exclusive. Plus largement, un dialogue régulier doit être institué entre nos régions, les îles anglo-normandes et les autorités britanniques, pour prévenir les différends en amont.

Enfin, si les Britanniques persistent dans leur attitude non coopérative, il ne faut pas exclure des mesures correctives, dans le respect de la légalité internationale. La France doit peser de tout son poids au sein de l'UE pour que cette dernière prenne de telles dispositions. Mais notre pays ne peut en aucun cas s'y substituer. Par gradation, trois types de mesures sont prévus par l'Accord de commerce et de coopération. Il s'agirait, tout d'abord, de suspendre l'accès à nos eaux et le traitement tarifaire préférentiel pour les navires et les produits de la pêche britanniques. Cette option a le mérite d'appuyer sur la dépendance britannique à l'égard des consommateurs européens, puisque plus de la moitié du poisson débarqué par les Britanniques est destiné à ce marché. Mais il faut dans ce cas aider les mareyeurs, qui ne doivent pas être des victimes collatérales de notre diplomatie. Attention aussi à ce que ces mesures soient appliquées dans tous les États membres de l'UE, sinon le traitement du poisson britannique se déporterait sur les ports belges ou néerlandais.

Ensuite, nous pourrions suspendre l'exonération de droits de douane accordée à d'autres marchandises que les produits de pêche : c'est l'option des mesures croisées, qui devrait être recherchée en priorité, mais cela implique de mobiliser les autres États membres de l'Union européenne.

Enfin, il y aurait la possibilité de remettre en cause plus globalement l'application de l'Accord de commerce et de coopération, voire de le dénoncer. Cette option est envisageable s'agissant du volet pêche pour les îles anglo-normandes, mais pas pour le Royaume-Uni, car pour ce dernier une clause lie la rubrique pêche à la rubrique commerce : les répercussions économiques seraient énormes.

Outre les rétorsions directes, on peut également proposer d'ajouter Jersey et Guernesey à la liste de l'UE des territoires non coopératifs en matière fiscale. Ce sont deux paradis fiscaux, c'est un argument.

À moyen terme, il faut anticiper le grand saut dans l'inconnu de l'après 2026 mieux que les problèmes de l'année 2021 ne l'ont été. Les négociations avec les Britanniques seront difficiles. Il faudra s'accorder au niveau européen pour imposer à la partie adverse la pluri-annualité des quotas : on ne peut accepter l'annualité, qui enlève toute visibilité aux pêcheurs ! Il faudra aussi refuser la commercialisation des licences. Pour ce faire, il faudra lier les négociations après 2026 à celles sur l'accès des Britanniques aux eaux de l'UE.

À long terme, la France doit maintenir ses capacités de pêche. Cela passe par de nouvelles opportunités de pêche afin de limiter notre dépendance aux importations, en obtenant de la Commission un report de l'effort de pêche dans nos eaux, sous le contrôle des scientifiques, mais aussi en récupérant des quotas britanniques dans les eaux norvégiennes et islandaises. Un autre sujet qui me tient à coeur est celui du mitage des zones de pêche par les parcs éoliens offshore : il faudrait une plus grande association des pêcheurs aux décisions d'implantation et à la gestion de ces parcs.

Je conclurai mon propos en faisant valoir qu'il faut construire un plan de modernisation de notre flotte, pas pour en augmenter le volume mais pour le stabiliser, et certainement pas pour détruire des navires par le biais d'un « plan de sortie de flotte ». En cas de besoin, des arrêts temporaires sont préférables, sur le modèle des « arrêts Brexit » et des « arrêts Covid ».

La Réserve européenne d'ajustement au Brexit doit servir à actualiser et non à détruire notre capacité de pêche. Elle doit contribuer à promouvoir la sécurité des navires, les économies d'énergie et la sélectivité des engins de pêche. Il faudrait également financer un plan de modernisation du secteur du mareyage, pour accompagner ce secteur dans sa transformation écologique, par exemple en matière d'emballages plastiques et de transport... Nous pourrions aussi lancer un plan « pêche et produits de la mer » dans l'objectif de ramener de 65 % à 50 % notre dépendance aux importations d'ici dix ans. Je suggère encore de rechercher une meilleure valorisation et de meilleurs débouchés pour certaines espèces qui se trouvent parfois en abondance (comme le tacaud ou le carrelet) voire en surabondance (comme le poulpe) dans les eaux françaises mais sont boudées par les consommateurs. Je suggère enfin de poursuivre l'amélioration de l'attractivité des métiers de la pêche et de développer l'aquaculture, notamment dans des fermes piscicoles durables, différentes de ce que l'on trouve en Norvège, où il s'agit de fermes industrielles et polluantes.

M. Pierre Louault . - Sait-on combien de demandes de licences sont restées sans réponse ?

M. Alain Cadec , rapporteur . - Il y en a encore 74 et je crois que les Britanniques ont décidé qu'ils n'en accorderaient plus. Le secrétaire d'État chargé des affaires européennes, M. Clément Beaune, fait valoir que nous sommes au « dernier kilomètre » ; je n'y crois guère !

Mme Anne-Catherine Loisier . - Est-il envisageable de récupérer des zones de pêche, en particulier dans l'Atlantique nord, ou bien est-ce une source de tensions ?

M. Alain Cadec , rapporteur . - Oui, c'est possible, une partie des quotas dans les eaux norvégiennes et islandaises sont partagées avec le Royaume-Uni, on y trouve en particulier beaucoup de cabillaud, ce qui peut intéresser nos pêcheurs - mais il y a effectivement un risque de tensions.

M. Laurent Duplomb . - J'avais alerté nos autorités sur la problématique des licences il y a quelques mois. Mais une fois de plus, le résultat démontre la naïveté du Gouvernement français dans la négociation
- et même sa faculté à nous mentir, puisque, quand le ministre affirme que 93 % des licences demandées ont été accordées, nous savons que c'est faux et vous montrez bien combien il y a d'injustice. Les Britanniques jouent sur les mots, ils ne redonnent pas de licence quand le bateau est remplacé, alors que le pêcheur a investi pour moderniser son outil de travail : voilà comment il s'en trouve remercié ! En plus de cela, hélas, nous constatons l'impuissance de la France en Europe. Ce soir, lors de son intervention télévisée, le Président de la République fera probablement des « effets de manche » en présentant ses ambitions pour la présidence de l'UE, mais l'impuissance de la France sur la pêche augure bien mal de ce qui se passera l'an prochain...

M. Didier Marie . - Nos pêcheurs sont otages de la politique intérieure britannique, et même de l'écart entre les déclarations britanniques et ce qui reste de leurs intérêts, sachant que les débouchés de la pêche anglaise sont surtout chez nous. En réalité, la crispation actuelle nuit à tout le monde. Espérons que les difficultés se résoudront rapidement.

J'en viens à mes interrogations. Est-ce que l'UE anticipe la négociation sur les quotas - et quels sont les rapports de force internes à l'Union européenne sur le sujet ? Ensuite, les Britanniques n'accepteraient-ils pas, à l'avenir, le renouvellement des bateaux, alors que les pêcheurs sont obligés d'investir : quelle est donc la continuité de nos droits de pêche ? Enfin, est-ce le Brexit qui explique l'augmentation actuelle du prix du poisson ?

M. Alain Cadec , rapporteur . - Sur cette dernière question : oui, je crois que c'est bien la crise post-Brexit qui a provoqué l'augmentation des prix à laquelle nous assistons.

Les navires de remplacement sont souvent ceux de jeunes pêcheurs : ce sont donc les jeunes qui vont se trouver sur le carreau, alors que notre ministre parle d'en former davantage, c'est tout à fait contradictoire... L'Accord conclu le 24 décembre 2020 ne définit pas précisément la notion de navire de remplacement : il aurait peut-être fallu le faire avec des critères précis, les Britanniques ont exploité le filon pour limiter nos droits de pêche.

La Commission européenne anticipe le traitement de la question des quotas, mais les Britanniques repoussent la réglementation sur les stocks partagés au second trimestre 2022. D'une façon générale, consentir à une renégociation annuelle serait un drame, car elle intervient tard dans l'année et les pêcheurs n'auraient alors plus aucune visibilité. Voyez comme cela se passe aujourd'hui, par exemple avec les droits de pêche sur la sole dans le Golfe de Gascogne : les chiffres tombent à la fin de l'année, les pêcheurs viennent donc tout juste d'apprendre qu'ils doivent réduire leurs prises d'un tiers, c'est déstabilisant !

Dans la pêche comme ailleurs, c'est chacun pour soi, et nous devons constater que pas un pays européen n'est venu à notre secours dans cette crise, pas plus les Belges, les Hollandais, les Italiens que les Espagnols, pourtant concernés eux aussi : il n'y a pas de solidarité. Il faut bien voir aussi que cette situation est consécutive à la perte d'influence de la France dans l'UE - alors qu'avant, on pouvait faire le poids en cas de crise.

Mme Sophie Primas , présidente de la commission des affaires économiques . - Les TAC sont-ils fixés par zones de pêche ?

M. Alain Cadec , rapporteur . - Oui, par zones de pêche.

M. Bernard Buis . - La France est-elle le seul pays affecté ? Qu'en est-il des pays du nord ?

M. Alain Cadec , rapporteur . - En matière de licences de pêche, notre pays est le plus touché par le Brexit, à hauteur de 70 %, même s'il n'est pas le seul. Pour les autres pays, l'impact porte davantage sur de grands navires. Nous sommes les seuls à être aussi affectés pour de petits bâtiments.

M. Jean-François Rapin , président de la commission des affaires européennes . - Quand on dit qu'un quart de la pêche hexagonale s'effectue en eaux britanniques, on raisonne à l'échelle de l'ensemble de la pêche française, mais dans les Hauts-de-France, c'est 60 %, et pour certains pêcheurs, c'est même l'intégralité de leurs prises. Nos voisins britanniques sont allés jusqu'à donner des licences à des pêcheurs qui ne pêchaient pas dans leurs eaux : lorsque ces pêcheurs ont proposé de céder leurs licences à d'autres pêcheurs français, les Britanniques ont refusé... C'est dire où l'on en est dans la gestion du dossier.

Sur l'augmentation du prix du poisson, ensuite. Il y a certes le Brexit, mais il faut aussi prendre en compte la raréfaction de la ressource là où l'on peut pêcher, du fait d'une surpêche ponctuelle - le poisson, se faisant rare, coûte plus cher. C'est aussi une conséquence de la réglementation.

Faut-il abandonner tout PSF ? Attention, certains pêcheurs se sont engagés dans des démarches de ce type avant le Brexit, il ne faudrait pas les remettre en cause.

M. Alain Cadec , rapporteur . - Effectivement, je ne vise dans mon rapport que les PSF liés au Brexit.

M. Jean-François Rapin , président de la commission des affaires européennes . - Les conseils maritimes de façade ont appliqué la directive-cadre sur l'eau (DCE) 2000/60/CE, adoptée le 23 octobre 2000, en arbitrant entre les différents usages de l'eau. J'avais indiqué, en son temps, que si le Brexit se passait mal, les pêcheurs en subiraient les conséquences et que d'autres usages de l'eau feraient l'objet de demandes, notamment en matière de développement de l'éolien. Il faut donc reconsidérer les documents de planification, qui n'ont pas pu intégrer les effets du Brexit.

Enfin, alors que notre ambassadrice au Royaume-Uni a semblé indiquer que le conseil de partenariat et de surveillance de l'Accord n'avait pas été activé, il semble que le comité spécialisé dans la pêche ait tenu une réunion cet été : qu'en est-il ?

Pour l'anecdote également, encore que cela donne à réfléchir, il faut bien mesurer que si un PSF intervenait sur des bateaux neufs, ce serait sur des bateaux tout juste subventionnés par l'UE... ce serait un comble !

Cette situation est dramatique mais elle n'est pas perçue comme telle d'une façon générale, parce que ses conséquences sont localisées. Boulogne-sur-Mer constitue pourtant la première plateforme européenne pour le traitement du poisson : c'est un bassin d'emploi considérable, il est directement menacé - ce serait une perte d'âme, de patrimoine européen et cela n'aurait plus aucun sens d'investir comme on le fait actuellement dans un nouveau centre de formation aux métiers de la pêche, si c'était pour voir disparaître tous les bateaux de pêcheurs...

L'Europe a une vision macro-économique, il faut qu'elle apprenne à voir aussi les problèmes selon une perspective davantage « micro ».

M. Alain Cadec , rapporteur . - J'abonde dans votre sens.

Les PSF que je propose d'interdire concernent seulement les licences dans les eaux britanniques. Il faut cependant se méfier de l'effet d'aubaine des PSF : des pêcheurs en fin de carrière peuvent être tentés de laisser détruire leur bateau contre une forte somme, c'est alors une destruction de nos droits de pêche - je l'ai dit à la ministre.

Un emploi à bord, c'est quatre emplois à terre, des bassins d'emploi et des familles sont concernés. Des ports sans bateaux, ce ne sont plus des ports. On l'a vu à Lesconil, par exemple, où plus un seul bateau n'est à quai, c'est un drame pour la ville y compris pour le tourisme - et il faut voir aussi que les pêcheurs sont à bout.

M. Franck Montaugé . - La question est complexe et douloureuse, mais réfléchit-on à des plans de reconversion ?

M. Alain Cadec , rapporteur . - Non, parce qu'on attend toujours la réponse des Britanniques. Et reconvertir un marin pêcheur de 45 ans, il faut être réaliste, c'est très difficile.

M. Jean-François Rapin , président de la commission des affaires européennes . - Pour faire partie d'un comité de renouvellement de la flotte, où participent les banques et les services de l'État, je peux vous confirmer que l'annualité des quotas ruinerait toute possibilité d'établir des programmes d'investissement pour les pêcheurs.

M. Franck Montaugé . - L'État ne doit-il pas prendre ses responsabilités en appliquant aux bateaux sans licence la notion d'actifs échoués ? Cela existe pour les équipements énergétiques qu'on débranche avant le terme de leur durée de vie théorique : on prend alors en compte la partie des investissements qui n'est pas amortie.

M. Laurent Duplomb . - Dans notre pays, on marche à l'envers. Des plans de reconversion pourraient pousser les pêcheurs à élever des poissons, dans des fermes aquacoles comme il en existe dans d'autres pays. Mais nous sommes stupides au point de racheter aux Espagnols et aux Maltais des thons de Méditerranée que nous avons pêchés mais que, par dogmatisme environnemental, nous refusons d'engraisser et qu'on demande à nos voisins d'engraisser... Quand on est importateur net, il faut trouver des solutions !

M. Daniel Salmon . - Quand beaucoup prônent le retour à l'État-nation, cet épisode nous rappelle combien il peut y avoir de conflictualité entre les États, et quelle est l'utilité de l'UE. Nous reprochons aux Anglais de nous fermer leurs zones de pêche, mais s'ils venaient pêcher chez nous, quelles seraient nos réactions ? Sur l'éolien en mer, ensuite, les Anglais parviennent à atteindre une capacité de 20 gigawatts, sans dommage pour le poisson puisque nous demandons de continuer à accéder à leurs eaux. Enfin, la prudence ne dictait-elle pas, étant donné les difficultés du Brexit, de reporter le renouvellement des navires de pêche ?

M. Jean-Michel Arnaud . - Que va-t-on opposer aux Britanniques, s'ils ne cèdent pas ? Quelle est l'étape suivante ? Soit on abandonne, en laissant la partie adverse gagner, soit nous adoptons une stratégie de rétorsion. On peut critiquer le Gouvernement, mais que ferions-nous à sa place en termes de rétorsion ?

M. Franck Montaugé . - Dans le Gers, il y a une ferme aquacole qui mêle élevage de poisson et culture de végétal, c'est très intéressant mais ce type d'activité n'est pas intégré dans la politique agricole commune.

M. Alain Cadec , rapporteur . - Le parc éolien est important au Royaume-Uni, mais il ne se situe pas dans des zones de pêche. Leurs éoliennes sont implantées surtout en Écosse, côté mer du Nord - alors que la baie de Saint-Brieuc est une zone de pêche, où l'implantation d'éoliennes n'est guère adaptée. Quant au renouvellement des navires, il se fait naturellement, quand le bateau commence à poser des problèmes de sécurité ou de motorisation - et le renouvellement est alors synonyme de continuité de l'activité.

Nous sommes dépendants des importations, mais nous n'avons pas de recette miracle, nos compatriotes consomment beaucoup de poissons d'élevage importés d'Asie, et, malheureusement, de saumons d'élevages industriels, c'est tout cela qu'il faut prendre en compte et faire savoir.

Mme Sophie Primas , présidente de la commission des affaires économiques . - Merci, je vous propose d'autoriser la publication du rapport.

La commission des affaires économiques et la commission des affaires européennes autorisent la publication du rapport.

LISTE DES PERSONNES ENTENDUES

Jeudi 28 octobre 2021

- Comité national des pêches maritimes et des élevages marins : M. Gérard ROMITI , président, et Mme Émilie GÉLARD , juriste.

- Union du mareyage français : M. Peter SAMSON , secrétaire général.

Mardi 16 novembre 2021

- Parlement européen : M. Philippe MUSQUAR , conseiller au service juridique.

Mardi 30 novembre 2021

- Ambassade de France à Londres : Mmes Héloïse PESTEL , conseillère agricole, et Julie POIROT , conseillère agricole adjointe.

- Région Bretagne : Mme Gaël LE MEUR , conseillère régionale déléguée aux filières halieutiques et aux formations maritimes - présidente de la commission économie - présidente du CEFCM.

Mercredi 1 er décembre 2021

- Région Normandie : Mmes Clotilde EUDIER , vice-présidente de la région Normandie chargée de l'agriculture, de la pêche, des forêts, de l'équin et de l'agroalimentaire, et Isabelle DUPONT MORRAL , cheffe du service pêche et ressources marines Région Normandie.

- Parlement européen : M. François-Xavier BELLAMY , député européen.


* 1 En anglais, « Let's Take Back Control! ».

* 2 Consultable ici : https://www.dropbox.com/s/aozg6tzd13jn1d1/Fishermen%20Survey%20-%20Report.pdf?dl=0

* 3 https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX%3A22021A0430%2801%29&from=EN

* 4 La Zone économique exclusive (ZEE) est définie de façon coutumière comme la mer comprise entre 12 et 200 milles marins du tracé côtier (soit entre 22 et 370 km), partagée à équidistance par une ligne médiane en cas de chevauchement des zones de plusieurs États. Dans la ZEE, selon l'article 56 de la Convention de Montego Bay (1982), l'État côtier dispose « des droits souverains aux fins d'exploration et d'exploitation, de conservation et de gestion des ressources naturelles, [...] ainsi qu'à des fins économiques ».

* 5 Entre 0 et 6 milles nautiques, soit jusqu'à 11 km des côtes, les États côtiers sont pleinement souverains et disposent de droits de pêche exclusifs.

* 6 https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:22020A1231(01)&from=EN

* 7 https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/P-5-2002-3620-ASW_FR.html?redirect

* 8 Transposé par le décret n° 2004-75 du 15 janvier 2004. En ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000600172

* 9 « Inclusion of the Bailiwick of Jersey in the UK-EU Trade and Co-operation Agreement: Fisheries ». En ligne : https://statesassembly.gov.je/scrutinyreports/2020/report%20-%20inclusion%20of%20the%20bailiwick%20of%20jersey%20in%20the%20uk-eu%20trade%20and%20co-operation%20agreement%20(fisheries)%20-%2019%20february%202021.pdf

* 10 CIJ, affaire des Minquiers et des Écréhou, 17 novembre 1953.

* 11 https://www.gov.uk/guidance/united-kingdom-single-issuing-authority-uksia

* 12 https://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2009:343:0001:0050:fr:PDF

* 13 https://webgate.ec.europa.eu/fleet-europa/stat_glimpse_en

* 14 The Telegraph, « French fishermen accused of fibbing on applications to work in UK waters post-Brexit », 2 novembre 2021. En ligne : https://www.telegraph.co.uk/politics/2021/11/02/french-fishermen-caught-fibbing-applications-work-british-waters/

* 15 La Cour de justice de l'Union européenne considère que ces accords, qui relèvent des compétences partagées entre l'Union et les États membres, mais « ne relèvent pas de la compétence exclusive de l'Union, ne [peuvent pas être conclus] sans la participation des États membres ». L'accord de commerce et de coopération traite essentiellement de questions commerciales et douanières, qui relèvent de la compétence exclusive de l'Union européenne, mais ne se cantonne pas à ces domaines.

* 16 https://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=CELEX:12012E/TXT:fr:PDF

* 17 « Avoir le beurre et l'argent du beurre ».

* 18 Allemagne, Belgique, Chypre, Espagne, France, Grèce, Irlande, Italie, Pays-Bas, Portugal et Suède.

* 19 https://ue.delegfrance.org/licences-de-peche-declaration

* 20 https://twitter.com/EmmanuelMacron/status/1461778741395443717

* 21 https://ec.europa.eu/regional_policy/fr/funding/brexit-adjustment-reserve/

* 22 https://www.consilium.europa.eu/fr/meetings/agrifish/2021/12/12-13/

* 23 https://www.gov.ie/en/publication/21e48-analysis-of-reduction-of-fisheries-quota-shares-under-euuk-trade-and-cooperation-agreement/#

* 24 https://ec.europa.eu/oceans-and-fisheries/news/sustainable-fisheries-commission-signs-first-ever-annual-agreement-fishing-united-kingdom-2021_fr

* 25 https://assets.publishing.service.gov.uk/government/uploads/system/uploads/attachment_data/file/722074/fisheries-wp-consult-document.pdf

* 26 https://www.legislation.gov.uk/ukpga/2020/22/contents/enacted

* 27 Lequesne, 1999.

* 28 https://ec.europa.eu/oceans-and-fisheries/news/agrifish-council-adopts-2022-fishing-opportunities-north-east-atlantic-2021-12-14_fr

* 29 https://theconversation.com/la-peche-francaise-a-lepreuve-de-la-tempete-covid-19-158902

* 30 https://www.franceagrimer.fr/content/download/67037/document/STA_MER_chiffres_cles.pdf

* 31 Source : FranceAgriMer, d'après FAO

https://www.franceagrimer.fr/content/download/67037/document/STA_MER_chiffres_cles.pdf

* 32 https://www.franceagrimer.fr/content/download/67037/document/STA_MER_chiffres_cles.pdf

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