II. UNE PREMIÈRE ÉTAPE RÉALISTE MAIS UN DISPOSITIF À PRÉCISER ET À RENFORCER
La proposition de règlement constitue une première réponse à l'urgence de remédier aux situations de verrouillage et aux déséquilibres constatés sur le marché des services numériques.
Si elle ne prend pas pleinement en compte les différents écosystèmes des grandes plateformes, elle permet de porter remèdes aux principaux abus constatés. Elle gagnerait toutefois à être affinée et précisée sur plusieurs points.
A. PRÉCISER, COMPLÉTER ET AFFINER LES CRITÈRES DE DÉSIGNATION DES CONTRÔLEURS D'ACCÈS
1. Mieux appréhender les écosystèmes des plateformes structurantes
a) Huit services de plateforme essentiels sont visés
La proposition de règlement entend cibler les fournisseurs de services de plateforme essentiels ( core services ), qu'elle qualifie de « contrôleurs d'accès », qui mettent en relations des entreprises utilisatrices et des utilisateurs finaux, entreprises ou consommateurs.
À cet effet, l'article 2 liste huit services considérés comme services de plateforme essentiels (SPE) :
- les services d'intermédiation en ligne (a) ;
- les moteurs de recherche en ligne (b) ;
- les services de réseaux sociaux en ligne (c) ;
- les services de plateformes de partages de vidéo (d) ;
- les services de communications interpersonnelles non fondés sur la numérotation (e) ;
- les systèmes d'exploitation (f) ;
- les services d'informatique en nuage ( cloud ) (g) ;
- les services de publicité fournis par un fournisseur de l'un de ces services (h).
La Commission indique qu'il s'agit des services les plus utilisés et pour lesquels les pratiques déloyales constatées appellent une réponse urgente.
b) Les apprécier en lien avec les services secondaires
La liste proposée est un point de départ pertinent mais elle présente le triple inconvénient de ne pas tenir compte de la dimension écosystémique des plateformes structurantes, de laisser de côté certains services comme les navigateurs, - dont la neutralité n'est pourtant pas assurée -, les assistants vocaux, - qui tendent de plus en plus à se distinguer des moteurs de recherche -, et les services de messagerie en ligne, - qui sont également sources de pratiques abusives -, enfin de conduire à une qualification de contrôleur d'accès pour des services qui, exercés isolément, n'apparaissent pas de nature à permettre le développement systématique de pratiques déloyales.
Dès lors, une approche combinant services essentiels et services secondaires paraît préférable : ainsi une plateforme ne pourrait être qualifiée de contrôleur d'accès que si elle propose au moins deux services essentiels ou un service essentiel et un service secondaire.
Devraient ainsi être qualifiés de services essentiels les services visés à l'article 2, à l'exception des services de cloud et de publicité en ligne qui seraient considérés comme des services secondaires, auxquels s'ajouteraient les navigateurs 15 ( * ) et les assistants vocaux. En effet, si pris isolément ces services ne sauraient constituer des modalités de verrouillage, ils sont susceptibles de produire de tels effets dès lors qu'ils sont associés à un service de plateforme essentiel.
Par ailleurs il serait pertinent de distinguer, au sein des services d'intermédiation, les places de marché ( marketplaces ) et les magasins d'applications logicielles ( app store ) qui font d'ailleurs chacun l'objet de dispositions spécifiques dans le texte proposé par la Commission.
2. Définir les modalités de calcul des seuils permettant une qualification de plein droit de contrôleur d'accès
a) Deux procédures alternatives
L'article 3 définit deux procédures alternatives de désignation des contrôleurs d'accès qui reposent sur trois critères cumulatifs (§1) :
- un poids important dans le marché intérieur (a) ;
- un service de plateforme essentiel qui constitue un point d'accès majeur des entreprises utilisatrices aux utilisateurs finaux (b) ;
- une position solide et durable actuelle ou dans un avenir proche (c).
Les fournisseurs de services essentiels sont de plein droit considérés comme des contrôleurs d'accès, sauf à produire des éléments contraires , dès lors qu'ils franchissent des seuils de chiffre d'affaires annuel dans l'Espace Économique Européen (EEE (au moins 6,5 milliards d'euros au cours des trois derniers exercices) ou de capitalisation boursière (au moins 65 milliards d'euros au cours du dernier exercice) et que leur service de plateforme essentiel a enregistré plus d'un certain nombre d'utilisateurs finaux actifs au sein de l'Union Européenne au cours des trois derniers exercices (art. 3§2).
Pour être appréhendé au niveau européen, le service de plateforme essentiel doit en outre être fourni dans au moins trois États membres. Les dominations purement nationales relèveront donc des autorités nationales compétentes.
Pour les fournisseurs de services de plateformes essentiels qui répondent aux critères généraux mais n'atteignent pas les seuils permettant de les qualifier de contrôleurs d'accès, les éléments que la Commission doit prendre en compte, aux termes de l'article 3§6 (a) à (f), pour leur désignation en cette qualité, après une enquête contradictoire sur le marché , réalisée dans les conditions précisées à l'article 15, devraient lui permettre de procéder à une analyse concrète et pertinente, en évaluant en particulier les effets de réseau et les avantages que la plateforme tire des données ainsi que la dépendance des entreprises utilisatrices ou des utilisateurs finaux à son égard.
La Commission doit ainsi considérer un ensemble d'éléments :
- la taille et la position de fourniture de services coeurs d'activité ;
- le nombre d'utilisateurs professionnels et individuels dépendant de ces services (un considérant évoque le « degré significatif » de dépendance des partenaires commerciaux et des utilisateurs) ;
- les barrières à l'entrée et l'utilisation des données ;
- les économies d'échelle ;
- les effets de verrouillage ;
- et d'autres caractéristiques structurelles du marché, par exemple l'absence de concurrents directs ( multihoming ) ou encore l'intégration verticale mentionnées dans les considérants.
Il est prévu que le statut de chaque plateforme et le champ des services de l'entreprise couverts par le statut « structurant » soient revus soit à l'initiative de la Commission, soit sur requête, et au moins tous les deux ans (art. 4).
b) Mettre les modalités de calcul des seuils en annexe
Le choix d'une telle approche présente indéniablement l'avantage de permettre une identification rapide des intéressés, lesquels doivent d'ailleurs s'auto-déclarer auprès de la Commission, en indiquant éventuellement les motifs pour lesquels ils estiment ne pas relever de cette qualification. Cette approche limite en outre les risques contentieux .
Les critères à prendre en compte pour les fournisseurs de services essentiels qui n'atteignent pas les seuils permettent, quant à eux, de mesurer le degré de dépendance, voire de captivité des utilisateurs.
Les seuils retenus apparaissent pertinents : les relever fortement conduirait à limiter à l'excès le nombre d'acteurs concernés et les abaisser serait de nature à faire entrer un trop grand nombre d'acteurs dans le champ d'application du texte, au risque de diluer à l'excès la régulation proposée.
En revanche, la définition des modalités de calcul des seuils, - en particulier le décompte des utilisateurs actifs -, est renvoyée à des actes délégués adoptés par la Commission (article 3§5), alors qu'elle pourrait figurer en annexe du règlement, ce qui donnerait plus de visibilité aux opérateurs concernés et permettrait une mise en oeuvre plus rapide du règlement . La Commission resterait néanmoins compétente pour mettre ces seuils à jour, en tant que de besoin.
3. Réduire les différents délais pour permettre une application rapide
De manière générale, les délais de déclaration et de mise en conformité prévus par la proposition paraissent retarder inutilement son entrée en application effective qui est pourtant particulièrement urgente et nécessaire.
C'est ainsi que le délai de déclaration de l'atteinte des seuils par les fournisseurs de services de plateforme essentiels pourrait être réduit de trois à un mois et assorti d'une sanction en cas de retard ou d'absence de déclaration (article 3§3).
La durée maximale du délai donné à la Commission pour désigner les contrôleurs d'accès qui déclarent atteindre ces seuils et ne fournissent pas d'éléments pour contester cette qualification pourrait également être divisée par deux, passant ainsi de 60 à 30 jours (article 3§4).
Dans le même esprit, le délai de mise en conformité avec les obligations figurant aux articles 5 et 6, donné à tout contrôleur d'accès désigné comme tel par la Commission, à compter de sa désignation, pourrait être utilement réduit de moitié et fixé à trois mois (article 3§8).
En revanche, dans la mesure où il n'est pas possible d'exclure qu'une enquête sur le marché puisse être complexe, le délai de douze mois accordé à cet effet à la Commission par l'article 15§1 paraît justifié, dès lors qu'il est clairement indiqué qu'il s'agit d'un délai maximal.
* 15 Les télécommunications ne sont pas concernées dans la mesure où elles sont régulées par ailleurs, par la Commission européenne et les autorités nationales compétentes comme l'Arcep en France.