INTRODUCTION
Quand fut révolue l'opposition entre bloc occidental et bloc soviétique, laissant entrevoir jusqu'à la « fin de l'histoire » 3 ( * ) , les années quatre-vingt-dix virent l'essor de la démocratie libérale et du marché comme vecteurs de croissance, d'échanges et de paix, gage d'une conflictualité mondiale en reflux. Mais le XXI ème siècle allait inaugurer une ère d'incertitude.
Ce début de siècle se caractérise à la fois par l'émergence de nouveaux dangers - notamment le risque djihadiste, mais aussi le risque cyber et toute une gamme de nouvelles menaces dites « hybrides » -, par une nouvelle assertivité de puissances aux visées déstabilisatrices - Russie, Turquie et Iran pour s'en tenir à la période récente et à notre environnement proche - et par un leadership mondial américain progressivement contestée par la spectaculaire montée en puissance de la Chine. Obnubilée par le compétiteur asiatique, l'administration Obama amorçait dès 2011 un « pivot asiatique » qui, à terme, était de nature à remettre en question la priorité accordée par l'OTAN à la sécurité du territoire européen.
Certes, l'Union européenne avait graduellement mis en place, depuis le tournant des années quatre-vingt-dix, une politique de sécurité et de défense commune (PSDC). Mais ses ambitions restaient limitées. La plupart des États membres, soit qu'ils s'estiment exposés à de trop graves menaces, notamment sur le flanc Est, soit qu'ils disposent de trop faibles capacités de défense, soit les deux à la fois, continuaient pour l'essentiel à s'en remettre à la garantie de sécurité offerte aux Alliés par l'OTAN. Cette garantie, qui est d'abord celle d'Américains dont la colossale dépense militaire - de très loin la première au monde - représente 70 % de celle de l'ensemble des Alliés, était jugée incommensurablement plus rassurante, commode et, pour tout dire, économique.
C'est à la faveur d'une prise de conscience de l'effet de ciseaux résultant d'une multiplication des menaces - dont toutes ne sont pas, d'ailleurs, du ressort de l'OTAN - et du risque d'une moindre inconditionnalité de la garantie de sécurité américaine au sein de l'Alliance, que les États de l'Union européenne ont cependant été incités, dans la période récente, à en faire plus pour leur sécurité.
Les Américains eux-mêmes appellent directement à un meilleur « partage du fardeau » de la défense entre Alliés, si bien que chacun d'entre eux s'est engagé en 2014, au sommet de l'OTAN de Newport, à consacrer au moins 2 % de son PIB à la défense dans les 10 ans. C'est ainsi que, à partir de 2015, s'est inversée la tendance à la baisse des dépenses de défense dans les pays de l'UE.
DÉPENSES DE DÉFENSE EN PART DU PIB EN 2014 ET EN 2020 (%) 4 ( * )
L'administration Trump a remis ouvertement en question la garantie américaine de la couverture transatlantique. Passé le moment de choc, les Européens ont été de plus en plus nombreux à se demander si le moment n'était pas venu de relancer efficacement la PSDC, afin de parer à toute éventualité.
Il ne s'agirait pas d'une mince affaire concernant une politique à qui l'on reproche souvent sa complexité, son illisibilité, voire sa relative inefficacité (dans le sens d'une valeur ajoutée par rapport à des initiatives nationales, éventuellement combinées), et l'indifférence des citoyens européens dont elle fait l'objet.
Enfin, retour de balancier, l'administration Biden a réaffirmé avec force l'engagement américain au sein de l'OTAN. À peine raffermies, les velléités européennes de se doter d'une véritable autonomie en matière de sécurité et de défense pourraient être remises en cause.
Pourtant, les menaces situées hors du champ traditionnel de l'Alliance persistent. En outre, le trumpisme n'est pas mort, rien ne permet d'affirmer qu'il ne continuera pas à prospérer et à constituer une proposition électorale convaincante pour une majorité d'Américains, sinon pour les midterms à venir, du moins pour les prochaines présidentielles.
Qu'adviendrait-il de la protection de l'OTAN si devaient s'égrener quatre nouvelles années de suspicion des États-Unis vis-à-vis de leurs Alliés européens ? Quatre années d'une politique étrangère américaine reposant sur une contestation du multilatéralisme ? Quatre années où des puissances moyennes désinhibées, usant de toute la gamme des nouveaux moyens de la conflictualité, se sentiraient plus que jamais libres de s'engager dans toutes sortes d'aventures propres à fédérer une opinion intérieure éprouvée par les atteintes aux libertés et les difficultés économiques ?
Aujourd'hui, l'Union européenne est loin de pouvoir et de vouloir endosser le rôle de pôle mondial de stabilité, qui joindrait au respect du multilatéralisme et des droits de l'homme, le respect universel qu'inspire une puissance de premier rang. La réussite de l'administration Biden sur le plan intérieur est donc cruciale, puisque d'elle pourrait dépendre la soutenabilité politique du retour des États-Unis sur la scène mondiale que les Européens constatent aujourd'hui avec soulagement et de l'avènement d'une nouvelle pax americana - que celle-ci se déploie sous la bannière de l'ONU ou celle de l'OTAN.
Encore marqués par la subite éclaircie américaine, les Européens parient sur ce scénario favorable, assumant que la défense européenne - dans le sens d'une défense du territoire européen - lointainement envisagée par le traité d'Amsterdam ( infra ) ne puisse s'imaginer, encore aujourd'hui, qu'à un terme éloigné.
Reste que, même dans cette conjecture optimiste, certains Alliés - tels que les États-Unis, le Royaume-Uni ou la Turquie - pourraient ne pas vouloir suivre l'UE dans une opération extérieure à son territoire, dite de « gestion de crise », que celle-ci jugerait pourtant indispensable à sa sécurité. Souvenons-nous de la décision de l'administration Obama de ne pas intervenir en Syrie en 2013. L'allié américain ne souhaite pas non plus pour l'heure s'engager directement au Sahel... La multiplication des risques dans un monde devenu plus instable et imprévisible, signe d'un retour possible à des opérations exigeantes, dites « de haute intensité », dans des théâtres extérieurs intéressant l'Union européenne et beaucoup moins l'OTAN, fait l'objet d'un constat partagé. Or, dans l'état actuel de sa volonté, de ses capacités et de l'organisation de sa sécurité et de sa défense, tout porte à croire que l'UE aurait du mal à mettre en place une force d'intervention efficace et proportionnée.
L'Union européenne peut-elle se donner les moyens de tenir ce rôle minimal, en matière de gestion de crise, en complément de celui qu'exerce l'OTAN pour la défense de son territoire ? Cela fait trente ans qu'elle s'y essaie, plus ou moins.
Il n'est pas utile 5 ( * ) de remonter ici au projet de Communauté européenne de défense (CED) rejeté par la France en 1954 ou à l'Union de l'Europe occidentale (UEO) instaurée la même année 6 ( * ) . Dans l'ordre international contemporain, le constat partagé du besoin d'un dispositif européen de sécurité et de défense efficace remonte aux guerres de Yougoslavie (1991-2001), qui, avec environ 150 000 morts en 10 ans, offrirent le spectacle désolant d'une Europe incapable d'agir à ses portes sans recourir à l'OTAN, c'est-à-dire aux États-Unis.
C'est ainsi que le traité de Maastricht, entré en vigueur en 1993, introduisit la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) en tant que deuxième pilier de l'UE. En 1997, le traité d'Amsterdam donna pour tâche à la PESC « la définition progressive d'une politique de défense commune, (...) qui pourrait conduire à une défense commune », avec comme objectif de pouvoir réaliser les missions de Petersberg 7 ( * ) .
Au sommet franco-britannique de Saint-Malo, en 1998, le Royaume-Uni leva son veto à la constitution de capacités européennes de gestion de crise. En 2003, les premières missions et opérations de l'UE virent le jour .
Puis fut spécifiquement mise en place en 2004, avec le traité de Nice, la politique étrangère de sécurité et de défense (PESD), avant que ne lui succède, en 2009, avec le traité de Lisbonne, la politique de défense et de sécurité commune (PSDC) , partie intégrante de la PESC. Un poste de Haut représentant de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité (HR/VP) fut alors créé. Il a autorité sur le Service européen pour l'Action extérieure (SEAE, ou European external action service - EEAS ), constitué en 2011, qui gère les relations diplomatiques de l'UE avec les pays non membres et conduit la PESC. Depuis 2016, une attention particulière a été donnée aux instruments de la PSDC avec une nouvelle floraison d'initiatives aux fortunes variées, sachant que les décisions en matière de PESC/PSDC restent en principe adoptées à l'unanimité.
Bien entendu, une politique de défense et de sécurité ne peut se concevoir sans document stratégique, et c'est ainsi que fut adoptée en décembre 2003 la « stratégie européenne de sécurité », qui reposait déjà sur une évaluation commune de la menace et définissait des objectifs pour la promotion des intérêts de l'Union européenne en matière de sécurité. Elle fut révisée en 2007, avant que ne lui succède la « stratégie globale de l'Union européenne » (SGUE), adoptée le 28 juin 2016, qui constitue à ce jour la doctrine actualisée de l'Union européenne pour améliorer l'efficacité de la défense et de la sécurité de l'Union et de ses États membres 8 ( * ) .
Au total, le bilan de trente ans de sommets, de réunions, de votes, de traités, de plans, de création d'instances et d'instruments de toutes sortes pour renforcer et organiser la sécurité et la défense de l'UE, reste décevant . Trente années d'efforts n'auront permis, en particulier, ni un diagnostic qui soit à la fois détaillé et partagé des menaces auxquelles l'UE est exposée, ni l'existence de forces immédiatement mobilisables pour réagir à une crise, ni des modalités de décision efficaces pour engager une opération, ni un processus capacitaire suffisamment incitatif pour combler les lacunes de l'UE en termes de disponibilité et de production des matériels nécessaires. En dépit de quelques avancées prometteuses, ce furent donc, pour une large part, trente ans de gesticulations.
Et, pourtant, chacun s'accorde désormais sur la nécessité pour l'Europe d'en faire plus en matière de sécurité et de défense face à l'étendue et à la variété grandissante des menaces. Mais l'expérience montre que les divergences ne manquent pas de survenir dès qu'il s'agit d'être plus précis sur ces sujets qui requièrent généralement l'unanimité.
Le moment paraissait donc venu de se saisir à nouveau de l'ensemble des problématiques pendantes, tout en cherchant à renouveler leur approche, et par la méthode, et par la largeur de vue .
C'est dans cet esprit que l'Allemagne a proposé en 2019 la rédaction d'une « boussole stratégique », qui constituerait une forme de livre blanc pour la sécurité et de défense de l'UE.
Initié sous la présidence allemande du Conseil de l'UE au second semestre 2020 et devant aboutir au premier semestre 2022, sous la présidence française, cet exercice organise à une échelle inédite l'écoute réciproque d'experts et de représentants de l'ensemble des États membres.
Il part d'une analyse des menaces tous azimuts , du conflit conventionnel aux défauts d'approvisionnement - risque révélé par la crise sanitaire - en passant par les tentatives de déni d'accès à certains espaces, de désinformation et de piratage informatique. Pour déterminer les actions à conduire en conséquence de ces menaces, la démarche élargit la focale : au-delà des domaines classiques de la gestion de crise et des capacités civiles et militaires que celle-ci nécessite, elle est structurée pour traiter à parité de la résilience , favorisant une réponse plus complète à la diversité des menaces, et des partenariats , au rang desquels figure notamment celui de l'OTAN. Ces quatre chapitres paraissaient en effet devoir être abordés de front pour favoriser l ' avènement d'une Union européenne véritablement géopolitique, forte et libre de son destin, qui puisse exister sur l'échiquier géopolitique .
À quel stade sommes-nous parvenus du processus de cette boussole stratégique, qui semble en effet décisive pour l'avenir de l'Europe et notre sécurité collective ? Quels espoirs cette démarche peut-elle raisonnablement susciter ? Ne comporte-t-elle pas certains risques - notamment au vu des derniers développements internationaux - et comment, le cas échéant, s'en prémunir ?
Chercher des réponses oblige à s'emparer de problématiques complexes, traitées tantôt de manière parcellaire et technique par des experts s'adressant à d'autres experts, tantôt de manière plus politique mais sur le fondement d'arguments d'autorité. Parfois encore - et c'est ici le propre des dirigeants français -, ces problématiques donnent lieu à des analyses claires débouchant sur des propositions fortes, mais faisant peu de cas de l'éventail des sensibilités des partenaires européens. Le risque est que ces propositions soient reçues avec un agacement souvent perceptible, comme autant de plaidoyers pro domo pour renforcer une autonomie correspondant sûrement à la vision française de ces sujets, mais en réalité irréaliste, voire dangereuse.
Telle est donc l'objet de ce rapport : apporter des éléments de réponse argumentés à ces questions essentielles tout en les replaçant dans leur contexte pour permettre leur compréhension par les citoyens européens, dont elles engagent l'avenir.
Éclairer ainsi les termes du débat pourrait conforter les ambitions de la boussole stratégique au bénéfice d'un bien commun : une Europe libre quoique respectueuse de ses engagements, une Europe forte quoique consciente de ses limites, une Europe à la fois prospère et protectrice.
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Afin d'alimenter leurs travaux, les rapporteurs ont procédé à des auditions d'administrations françaises et européennes, d'experts, de parlementaires européens, de responsables au sein de ministères de la défense d'autres États membres de l'UE (liste annexée). Par ailleurs, ils ont adressé un questionnaire (également annexé) portant sur la boussole stratégique à toutes les ambassades de France des pays de l'UE.
* 3 « La Fin de l'histoire et le Dernier Homme », Francis Fukuyama, 1992.
* 4 Sur la base des prix et taux de change de 2015. Estimation pour 2020. Source : OTAN, « Les dépenses de défense des pays de l'OTAN (2013-2020) », octobre 2020.
* 5 Elle prévoyait une armée européenne placée sous la supervision du commandant en chef de l'OTAN, lui-même nommé par le président des États-Unis.
* 6 L'UEO disparut en 2011 pour être incorporée à l'Union européenne.
* 7 Définies en 1992 dans le cadre de l'Union de l'Europe occidentale (UEO), les missions dites « de Petersberg » regroupent les missions humanitaires ou d'évacuation de ressortissants, de maintien de la paix, de forces de combat pour la gestion des crises (y compris des opérations de rétablissement de la paix). Elles visaient effectivement à conjurer le risque que ne se reproduise l'humiliation de la Yougoslavie.
* 8 La SGUE articule l'action extérieure de l'UE autour de cinq grands axes : la sécurité de l'Union ; la résilience de l'État et de la société dans les pays voisins à l'Est et au Sud ; une approche intégrée des conflits ; les ordres régionaux de coopération ; la gouvernance mondiale au 21 e siècle. Dans le domaine de la sécurité et de la défense, la SGUE détermine trois priorités stratégiques : réagir aux crises extérieures et aux conflits ; renforcer les capacités des pays partenaires ; protéger l'Union et ses citoyens (voir encadré infra).