II. UNIFIER LE CONTENTIEUX POUR CRÉER UN VÉRITABLE TRIBUNAL DES AFFAIRES ÉCONOMIQUES
A. DONNER COMPÉTENCE EXCLUSIVE AU TRIBUNAL DE COMMERCE POUR PRÉVENIR ET TRAITER DES DIFFICULTÉS DE TOUTES LES ENTREPRISES
1. Faire évoluer l'organisation judiciaire pour créer une véritable justice économique
Dans la continuité des travaux antérieurs du Sénat , la mission préconise de revoir l'organisation judiciaire pour créer une véritable justice économique, en confiant au tribunal de commerce une compétence exclusive sur l'ensemble des mesures et procédures relevant du livre VI du code de commerce, quel que soit le statut du débiteur .
L'ensemble des entreprises et des personnes non commerçantes, quels que soient leur statut et leur secteur d'activité, relèveraient ainsi de la même juridiction lorsqu'ils sont en difficulté, ce qui permettrait un traitement plus homogène et efficace des affaires, dans une logique de « bloc de compétence » . François-Xavier Lucas, professeur à l'Université de Paris 1, a abondé dans ce sens lors de son audition par les rapporteurs, analysant la répartition des compétences comme une question « essentielle » et préconisant de mettre fin à leur éclatement entre les deux juridictions civile et commerciale, au moins pour la prévention et le traitement des difficultés des entreprises .
Une telle extension de la compétence du tribunal de commerce à l'égard des agriculteurs, des professionnels indépendants, incluant les membres des professions libérales réglementées, et des personnes morales non commerçantes a déjà été votée à deux reprises par le Sénat , dans la proposition de loi d'orientation et de programmation pour le redressement de la justice le 4 octobre 2017 157 ( * ) d'une part, puis lors de l'examen du projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme de la justice 158 ( * ) d'autre part, sans aboutir compte tenu de l'opposition du Gouvernement.
D'après les auditions des rapporteurs, ce transfert de compétence recueillerait un consensus assez large parmi les acteurs de la procédure , y compris les représentants du ministère public, ainsi qu'auprès des représentants de la Confédération des petites et moyennes entreprises (CPME) et du Mouvement des entreprises de France (MEDEF), qui appellent de leurs voeux la simplification des démarches pour les professionnels et une meilleure cohérence de la réponse juridictionnelle .
Comme l'indiquaient déjà les sénateurs Jacques Bigot et François-Noël Buffet dans leur rapport de 2017 sur la proposition de loi d'orientation et de programmation pour le redressement de la justice précitée, les représentants des juges consulaires y sont eux aussi très favorables , plaidant pour le « transfert des procédures intéressant les difficultés des entreprises, au titre d'un savoir-faire juridictionnel particulier, notamment la gestion de l'urgence et la connaissance de la matière économique, dont les magistrats professionnels des tribunaux de grande instance disposeraient moins » 159 ( * ) .
La conférence des présidents de tribunaux judiciaires s'est, elle, montrée plus réservée sur cet abandon de compétence, sans pour autant s'y opposer frontalement, mettant en garde contre une démarche guidée uniquement par la gestion des flux . Les rapporteurs précisent à cet égard que leur réflexion ne s'inscrit pas dans une telle logique mais poursuit le but d'améliorer le traitement et la qualité des décisions de justice rendues en première instance . Sur les 2,2 millions d'affaires nouvelles que connaît chaque année la justice civile et commerciale, il est peu probable que le transfert d'environ 6 000 affaires - au maximum 10 000 si on retient une fourchette haute - ait un impact très significatif sur la charge de travail globale du tribunal judiciaire.
Recommandation n° 38 : Confier au tribunal de commerce une compétence exclusive sur l'ensemble des mesures et procédures relevant du livre VI du code de commerce, quel que soit le statut du débiteur.
Pour refléter la nouvelle compétence de la juridiction, qui ne traiterait plus seulement des litiges des « commerçants », les rapporteurs proposent de reprendre la dénomination, déjà votée par le Sénat, de « tribunal des affaires économiques », de nature à faciliter son identification par tous les acteurs économiques.
Recommandation n° 39 : Renommer le tribunal de commerce « tribunal des affaires économiques », pour mettre en cohérence sa dénomination avec sa compétence étendue.
2. La nécessité de préserver les garanties actuelles bénéficiant aux agriculteurs et aux professions libérales
Si les acteurs de la procédure sont unanimement favorables à ce transfert de compétence, certaines des entreprises concernées émettent des réserves .
Lors des auditions des rapporteurs, les représentants de l'Assemblée permanente des chambres d'agriculture (APCA) ont fait part de leur opposition à un tel transfert de compétence s'agissant des agriculteurs , par ailleurs récemment proposé par un rapport de la commission des affaires économiques du Sénat 160 ( * ) , pour trois motifs principaux : ils craignent l'absence de prise en compte par les juges consulaires de la situation personnelle des agriculteurs, dont on connaît l'extrême fragilité ; la perte des adaptations actuelles des procédures collectives aux agriculteurs, ou encore d'être jugés par des juges non professionnels, qui plus est agriculteurs comme eux.
Le rapport de Georges Richelme, au nom de la mission gouvernementale sur la justice économique 161 ( * ) , relève que le « monde agricole a développé ses propres dispositifs « hors Code » en amont du règlement amiable agricole (RAA) », ce qui peut expliquer ses craintes .
Si les rapporteurs comprennent ces réserves, ils estiment que l'impératif de proximité que font valoir les représentants des chambres d'agriculture est tout aussi valable pour les ressortissants actuels des tribunaux de commerce : petits commerçants ou artisans peuvent eux aussi voir malheureusement leur vie personnelle basculer lorsqu'ils rencontrent une difficulté dans leur exercice professionnel. Les juges des tribunaux de commerce doivent donc être en mesure d'appréhender la globalité d'une situation donnée, avec ses spécificités.
Les rapporteurs rappellent en outre que les agriculteurs sont déjà soumis aux procédures du livre VI du code de commerce, le cas échéant avec des adaptations, qu'il ne s'agit nullement remettre en cause . Ainsi, par exemple, un redressement ou une liquidation judiciaires ne peuvent être ouverts qu'après un règlement amiable agricole 162 ( * ) ; la durée maximale du plan de sauvegarde ou de redressement judiciaires est fixée à quinze ans pour un agriculteur au lieu de dix 163 ( * ) ; et la cession totale ou partielle d'une entreprise en redressement ou en liquidation à ses dirigeants, parents ou alliés ou à l'exploitant personne physique, en principe interdite, peut être autorisée par le tribunal lorsqu'il s'agit d'une exploitation agricole 164 ( * ) .
Les rapporteurs sont convaincus que l'extension de compétence du tribunal de commerce aux exploitants agricoles ne doit pas remettre en cause les règles qui leur sont propres en matière de prévention et de traitement des difficultés des entreprises : elles continueraient donc à s'appliquer aux exploitants agricoles sans aucune modification.
Cette extension de compétence, corrélée avec l'intégration des agriculteurs au sein du corps électoral des juges consulaires 165 ( * ) , permettrait aux juges chargés de connaître des difficultés des exploitations agricoles de mieux appréhender le métier d'agriculteur . Des mécanismes de prévention des conflits d'intérêts existent 166 ( * ) et peuvent être de nature à rassurer ces professionnels.
Par ailleurs, les membres de certaines professions réglementées , les avocats notamment, ont également exprimé des inquiétudes lors des auditions à l'idée que leurs membres puissent relever d'une juridiction économique composée de chefs d'entreprise , méconnaissant les enjeux de ces professions.
Comme pour les agriculteurs, l'extension de l'électorat et de l'éligibilité des juges consulaires aux membres des professions réglementées doit leur permettre d'être représentés au sein du tribunal. De surcroît, le livre VI du code de commerce comporte des dispositions spécifiques aux professions réglementées , prévoyant notamment une implication des instances ordinales ou professionnelles dans la procédure , que les rapporteurs n'entendent pas remettre en cause.
Recommandation n° 40 : Maintenir les règles propres aux exploitants agricoles et aux professions libérales, y compris réglementées, en matière de prévention et de traitement des difficultés des entreprises.
Il pourrait également être utile, compte tenu de l'évolution des ressortissants de la juridiction commerciale, de former les juges consulaires aux spécificités de ces nouvelles professions, notamment s'agissant de leur modèle économique - importance du foncier et du modèle familial pour les agriculteurs par exemple - et des spécificités procédurales qui leur sont applicables.
Recommandation n° 41 : Former les juges consulaires aux spécificités des nouveaux ressortissants du « tribunal des affaires économiques ».
* 157 Dossier législatif est accessible à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl16-641.html
* 158 Dossier législatif accessible à l'adresse suivante : https://www.senat.fr/dossier-legislatif/pjl17-463.html
* 159 Rapport n° 33 (2017-2018) de Jacques Bigot et François-Noël Buffet, fait au nom de la commission des lois, sur la proposition de loi d'orientation et de programmation pour le redressement de la justice, déposé le 18 octobre 2017, p. 48.
Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/rap/l17-033/l17-033.html
* 160 Suicides en agriculture : mieux prévenir, identifier et accompagner les situations de détresse, Rapport d'information n° 451 (2020-2021) de Henri Cabanel et Françoise Férat, fait au nom de la commission des affaires économiques, déposé le 17 mars 2021, p. 149.
Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/notice-rapport/2020/r20-451-notice.html
* 161 Rapport de la mission « Justice économique » sous la direction de Georges Richelme, p. 19, consultable à l'adresse suivante : http://www.justice.gouv.fr .
* 162 Articles L. 631-5 et L. 640-5 du code de commerce.
* 163 Article L. 626-12 du code de commerce.
* 164 Article L. 642-3 du code de commerce. À ce sujet, on a néanmoins relevé la nécessité d'assouplir les règles applicables aux entreprises autres qu'agricoles (voir la deuxième partie du présent rapport).
* 165 Voir infra .
* 166 Voir infra .