B. LA RÉMUNÉRATION DES SPÉCIALISTES EN VALEUR DU TRÉSOR DANS LE CADRE DES SYNDICATIONS EST ADAPTÉE À LEUR RÔLE ET DOIT TENIR COMPTE DES AVANTAGES QUI DEMEURENT ATTACHÉS À CE STATUT

1. Les syndications, une procédure d'émission rémunérée

Comme ce fut précédemment expliqué, les syndications se distinguent aussi des adjudications en ce qu'elles impliquent une rémunération des spécialistes en valeur du Trésor, en raison de leur rôle de garant . S'ils ne sont en effet pas acheteurs directs, ils sont garants de leur groupe d'investisseurs finaux. Si l'un de ces investisseurs venait à faire défaut, le SVT devrait prendre le papier à son compte (cf. supra ). Cette rémunération est plus élevée pour les chefs de file , chargés de remplir des missions spécifiques lors d'une syndication et surtout de placer davantage de titres de dette. Le montant des commissions versées par l'Agence France Trésor est toujours déterminé selon une même règle 44 ( * ) , soit un multipliant un taux, qui dépend de la maturité du titre émis, par la taille émise. La grille des taux est confidentielle, le risque étant proportionnellement croissant à la durée du titre 45 ( * ) .

En 2020, d'après les informations transmises au rapporteur spécial, l'AFT se serait acquittée de 27,5 millions d'euros de frais et commissions de gestion de la dette . Le montant de commissions versées aux SVT depuis le 1 er janvier 2016 s'élève à 133,1 millions d'euros , pour 70,5 milliards d'euros émis par syndication, soit un ratio 0,189 % . Bien que non négligeable, le montant versé demeure donc plutôt limité et doit également être rapporté aux avantages que procure une syndication pour l'émission de produits innovants ou de titres de long-terme, en diminuant les risques pour l'émetteur.

Selon des données publiées par Bloomberg en juin 2020 46 ( * ) , les primary dealers auraient perçu de l'ordre de 500 millions d'euros au premier semestre de l'année 2020 grâce au recours accru aux syndications en Europe du fait de la crise sanitaire et économique. Si, d'après les informations transmises au rapporteur spécial, ce montant semblerait correct, il ne correspondrait toutefois pas aux seules émissions souveraines, mais également aux émissions des agences publiques et supranationales de la zone euro, qui recourent habituellement davantage aux syndications. Il convient également, pour apprécier la portée de ce chiffre, de le comparer au total du volume émis par l'ensemble des acteurs concernés.

Ainsi, pour le premier trimestre 2020 47 ( * ) , le service d'information financière Bond Radar estime que les commissions versées auraient approché 300 millions d'euros, pour un total d'émissions syndiquées
de 175 milliards d'euros, soit un ratio de 0,17 %. Au premier trimestre 2021 , le ratio serait de 0,19 % du montant émis , soit 400 millions d'euros versés aux primary dealers pour 215 milliards d'euros de dettes émises par syndication 48 ( * ) .

Pour les spécialistes en valeur du Trésor, ces commissions constituent également un moyen de couvrir une partie de leurs dépenses , alors même qu'ils estiment que les coûts supportés à ce titre sont en augmentation. Ces frais proviennent à la fois des dépenses de personnel et de fonctionnement engagées par les établissements pour accomplir cette activité et des coûts engagés lors des adjudications à cause du phénomène de surenchère.

2. Les surenchères, un renchérissement du coût des adjudications pour les spécialistes en valeur du Trésor
a) Un statut avantageux

L'Association pour les marchés financiers en Europe a constaté une baisse du nombre moyen de primary dealers ces dernières années (16 en moyenne par pays en 2019). Selon les établissements financiers, cette baisse s'expliquerait par le fait que cette activité serait de moins en moins rentable et attractive, en particulier du fait du coût des adjudications , qui ne serait pas entièrement compensé par les rémunérations perçues à l'occasion des syndications. Ils soulignent un risque « d'essoufflement » des banques, avec la possibilité qu'elles se détournent des valeurs du Trésor et de l'animation du marché secondaire, et donc que les taux remontent 49 ( * ) . Il semble que ce risque ne se soit pas matérialisé : les ratios de couverture demeurent très élevés , dans un contexte de taux extrêmement faibles, favorisé par une appétence très forte des investisseurs pour les actifs sûrs.

Ce « coût » des adjudications provient du phénomène de surenchère ( overbidding et overpricing ), lié à la compétition entre les SVT , que ce soit pour obtenir le plus grand nombre de titres émis ou pour bien figurer dans les classements annuels des SVT produits par chaque pays. Dans ce phénomène de surenchère, non seulement les ordres sont de plus en plus gros, mais les prix proposés sont supérieurs aux prix offerts sur le marché secondaire au moment de l'adjudication, entrainant potentiellement une perte pour les SVT ( overpricing ).

Ces deux tendances ne sont pas nouvelles : cela fait désormais près de 10 ans que les primary dealers estiment que cette activité est de moins en moins rentable, du fait de la compétition sur les adjudications 50 ( * ) , qui entraine avec elle le phénomène dit de la « malédiction du vainqueur » 51 ( * ) . Dans une étude de 2019 portant sur la situation espagnole, Francisco Alvarez et Cristina Mazon montrent que, de 2005 à 2007, les primary dealers espagnols se sont positionnés pour 52 % de leurs ordres au-delà du prix le plus bas demandé sur le marché secondaire au moment de l'adjudication 52 ( * ) . Dans une étude similaire de 2009 portant sur les adjudications de 12 pays en 2004, Riccardo Pacini avait constaté des overpricing dans 97 % des cas 53 ( * ) .

Les surenchères lors des adjudications se sont par ailleurs accrues en 2020 54 ( * ) , ce qui peut paraître étonnant : la hausse du volume émis par les gestionnaires de dette en 2020, pour couvrir des déficits aggravés par la crise économique et sanitaire, aurait pu au contraire conduire à une baisse des surenchères. Cette hausse s'explique en réalité par le fait que, dans ce contexte de crise, certains États ont choisi d'avoir recours à davantage de syndications, et donc à davantage d'opérations rémunérées pour les primary dealers . Or, comme l'ont rappelé les représentants de la Société générale, l'un des 15 SVT français, au rapporteur spécial, la participation aux syndications est tout à fait essentielle puisque les émetteurs souverains sont les plus gros émetteurs, loin devant les entreprises.

Les SVT ont donc accru leurs enchères, et à des prix d'autant plus bas qu'ils souhaitaient maximiser leur chance d'être sélectionnés comme chef de file pour ces opérations . Ce lien entre l'existence de règles régissant les obligations et les privilèges des participants et la surenchère a également été souligné par la littérature académique 55 ( * ) .

b) Des compensations lors des adjudications

Le rapporteur spécial tient ici à rappeler que cette compétition entre les SVT sur le marché primaire est aussi et surtout un avantage pour le contribuable , puisqu'elle permet d'obtenir le meilleur taux à l'émission. Ces coûts sont difficiles à apprécier et ne peuvent, comme c'est parfois la tentation, être seulement appréciés en comparant le prix de marché à l'instant de l'adjudication et son prix moyen pondéré.

En France , les SVT bénéficient par exemple depuis de nombreuses années des offres non compétitives 2 (ONC 2). Ce mécanisme a été mis en place par l'AFT au profit des SVT actifs lors des adjudications. Ils ont ainsi la possibilité de déposer des ONC le lendemain de l'adjudication, afin d' acquérir un montant de titres au même prix que la veille , en réalisant donc un profit si la valeur des titres a augmenté depuis l'adjudication ou si le prix des titres est supérieur au prix moyen pondéré résultant de l'adjudication. Les droits alloués à chaque SVT dans le cadre des ONC dépendent alors de la part de marché obtenue lors des trois précédentes adjudications. Ces ONC peuvent être considérées comme un « privilège » pour les SVT, puisqu'elles « ne comportent aucun risque ni de prix, ni de quantité » 56 ( * ) . Il est certes possible que la valeur de ce privilège soit moindre qu'escomptée pour les SVT, ces derniers pouvant intégrer la valeur de cette option dans le prix proposé lors de l'adjudication, ce qui a pour effet indirect d'accroître la concurrence entre les SVT, au bénéfice in fine du Trésor et donc du contribuable.

Par ailleurs, les transactions des primary dealers sur le marché secondaire s'inscrivent dans ce que l'AFT désigne sous l'expression de « cycle d'adjudication », soit les variations de prix pour les titres émis. Il est généralement constaté une dépréciation relative dans les jours précédents l'adjudication, le marché se préparant à absorber les titres, puis une tendance à l'appréciation des titres dans les jours qui suivent. Les SVT peuvent bénéficier de ces variations dans leur gestion des titres ainsi acquis.

Il pourrait par ailleurs être tout à fait défendu que réduire les rémunérations lors des syndications pourrait limiter le phénomène de surenchère, mais les spécialistes en valeur du Trésor ne sont, pour des raisons évidentes, pas favorables à une telle évolution.

Le rapporteur spécial considère donc que l'équilibre du modèle tel qu'il est proposé aujourd'hui ne doit pas être remis en cause . Cet équilibre n'empêche pas pour autant l'AFT de suivre avec attention le phénomène de surenchère lors des adjudications, afin de pouvoir détecter toute menace sur l'équilibre du système des SVT, et notamment une concentration excessive sur un nombre trop limité d'acteurs 57 ( * ) . Une surenchère excessive présente en effet le risque de fragiliser le modèle d'agence du placement de la dette via des SVT et de réduire la participation des investisseurs finaux, participation qui doit être garantie pour augmenter la demande lors des adjudications.

Cette posture de veille semble pour le moment tout à fait satisfaisante au rapporteur spécial. À titre d'exemple, si l'Italie a mis en place un système complexe pour rémunérer les SVT lors des adjudications, elle ne parvient pas totalement à lutter contre le phénomène de surenchère 58 ( * ) , de surcroît au prix d'un coût supplémentaire pour l'État et donc pour le contribuable italien.

3. Un statut qui demeure profitable

Le rapporteur spécial rappelle ainsi que l'activité de spécialiste en valeur du Trésor présente des avantages indéniables pour les établissements, même s'ils ne sont pas tous immédiatement comptables . Il convient ici d'adopter une vue d'ensemble, et de ne pas seulement mettre en balance d'une part les coûts supportés lors des adjudications, et d'autre part les commissions obtenues lors des syndications.

Le statut de SVT demeure prestigieux et constitue un atout pour les banques actives sur le marché obligataire , en renforçant leur visibilité. Les SVT peuvent par exemple être privilégiés par rapport aux
non-SVT lors des syndications des autres acteurs publics
59 ( * ) , avec une rémunération en conséquence, ou encore peuvent être repérés par d'autres émetteurs, en particulier s'ils ont été bien classés dans un pays et si celui-ci fait partie des « gros » emprunteurs. À titre d'exemple, la Commission européenne s'appuiera sur les établissements financiers qui disposent déjà de ce statut auprès d'un émetteur européen pour constituer son propre réseau de primary dealers pour les émissions qu'elle réalisera dans le cadre du financement du plan de relance européen NextGenerationEU .

Par ailleurs, le phénomène de surenchère n'étant pas récent, ces « pertes » constatées lors des adjudications sont connues et certainement intégrées : il ne fait aucun doute pour le rapporteur spécial que les établissements financiers ne proposeraient pas de nouveau leur candidature pour obtenir le statut de SVT si les coûts comptables excédaient l'ensemble des avantages attendus d'une telle activité , l'altruisme n'ayant pas sa place ici. Être SVT donne une certaine image sur le marché, l'établissement apparaît comme une « banque globale [qui détient] en portefeuille l'ensemble des titres pouvant séduire un investisseur » 60 ( * ) .

Observation n° 2 : le rapporteur spécial considère que le système actuel de partenariat entre l'Agence France Trésor et les spécialistes en valeur du Trésor (SVT) ne fait pas de « perdant », que ce soit du côté de l'émetteur ou des établissements bancaires. La répartition aujourd'hui opérée entre adjudications et syndications permet d'assurer au mieux la sécurité des émissions françaises et de préserver les intérêts financiers du contribuable, tandis que le statut de SVT demeure favorable et avantageux pour les établissements qui en bénéficient.


* 44 Selon les informations transmises en réponse au questionnaire du rapporteur spécial.

* 45 Ces deux critères de taille de la transaction et de maturité de l'obligation sont également pris en compte pour le calcul des commissions versées par la Finlande, l'Italie ou encore le Royaume-Uni, selon les données figurant dans le rapport précité de l'OCDE « Sovereign borrowing outlook for OECD countries », 2021.

* 46 Reprises dans Les Échos, « Coronavirus : les levées de dette des États européens ont déjà rapporté 500 millions aux banques », 17 juin 2020.

* 47 Les syndications ayant traditionnellement davantage lieu au début de l'année.

* 48 Selon les informations transmises en réponse au questionnaire du rapporteur spécial.

* 49 Voir par exemple Benjamin Lemoine, « Les dealers de la dette souveraine », Sociétés contemporaines, n° 92, 2013, pp.59-88. Dans cette étude, l'auteur cite anonymement un ancien banquier qui estimait que le gain pour l'État de cette mise en concurrence des banques était alors de 60 millions d'euros, dans un environnement de taux plus élevés qu'aujourd'hui et sur des volumes d'émission moindres.

* 50 Ibid.

* 51 Phénomène décrit par Capen, Clapp et Campbell (« Competitive bidding in high-risk situations », Journal of petroleum technology, 1971). Lors d'une enchère commune, et en situation d'informations incomplètes (aucun acteur ne connait l'offre [montant et prix] des autres acteurs), les gagnants tendent à avoir un retour sur investissement plutôt bas, du fait d'estimations trop élevées sur les rendements attendus.

* 52 Francisco Alvarez et Cristina Mazon, « Overpricing in Spanish treasury auctions », Annals of economics and finance, 2019, pp.199-220.

* 53 Riccardo Pacini, « Auctionning Governement securities : the puzzle of overpricing », 2009.

* 54 Global Capital, « Sovereign auction competition stiff despite supply glut », 30 juin 2020.

* 55 Francisco Alvarez et Cristina Mazon, op.cit.

* 56 Raphaële Préget, « Les offres non compétitives dans les enchères du Trésor », Annales d'économie et de statistiques, n° 70, juin 2003, pp.155-179.

* 57 Un risque également relevé par Francisco Alvarez et Cristina Mazon, op.cit. De même, l'existence d'un nombre suffisamment élevé de SVT, et donc d'un degré de compétition suffisant entre eux, est, dans la littérature économique, considéré comme l'un des critères permettant d'assurer un taux de couverture élevé des adjudications (voir Roel Beetsma, Massimo Giuliodori, Jesper Hansen et Franck de Jong, « Determinants of the bid-to-cover ratios in Eurozone sovereign debt auctions », Journal of empirical finance, 2020, pp.96-120).

* 58 D'après les informations transmises en réponse au questionnaire du rapporteur spécial.

* 59 Ce qu'a également indiqué au rapporteur spécial le directeur général de la SFIL lors de son audition. Lors de la formation du syndicat bancaire pour chacune de leur opération, être un SVT n'est absolument pas un prérequis, mais un critère bienvenu.

* 60 Benjamin Lemoine, « Les dealers de la dette souveraine », Sociétés contemporaines, n° 92, 2013, pp.59-88.

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