C. L'ENJEU DE LA RÉGULATION DES PLATEFORMES
1. Le contrôle administratif des plateformes
a) Les chartes : « mieux que rien »... mais presque rien
Les rapporteurs sont très réservés à l'égard de la charte de responsabilité sociale introduite par la LOM du 24 décembre 2019, qui apparaît, aux yeux de nombreuses personnes auditionnées dans le cadre de la présente mission d'information, comme un outil de régulation insuffisant .
Premièrement, cette charte est facultative et son établissement est à la discrétion de chaque plateforme.
Deuxièmement, la charte est rédigée unilatéralement par la plateforme, qui n'a qu'une obligation de consultation « par tout moyen » des travailleurs indépendants.
Une garantie est toutefois prévue par l'article L. 7342-9 du code du travail : une fois établie, la charte devra être transmise à la plateforme à l'autorité administrative en vue de son homologation. Ceci permettra notamment aux services du ministère du travail d'avoir une visibilité sur le fonctionnement de ces opérateurs. Toutefois, il est probable que l'administration doive se contenter de contrôler la conformité du contenu aux thèmes prévus par la loi.
Il convient enfin de rappeler que ce dispositif ne concerne que les plateformes opérant dans les secteurs des VTC et de la livraison.
Le contenu des chartes de responsabilité sociale Aux termes de l'article L. 7342-9 du code du travail, la charte précise notamment : 1° Les conditions d'exercice de l'activité professionnelle des travailleurs avec lesquels la plateforme est en relation, en particulier les règles selon lesquelles ils sont mis en relation avec ses utilisateurs ainsi que les règles qui peuvent être mises en oeuvre pour réguler le nombre de connexions simultanées de travailleurs afin de répondre, le cas échéant, à une faible demande de prestations par les utilisateurs. Ces règles garantissent le caractère non exclusif de la relation entre les travailleurs et la plateforme et la liberté pour les travailleurs d'avoir recours à la plateforme et de se connecter ou se déconnecter, sans que soient imposées des plages horaires d'activité ; 2° Les modalités visant à permettre aux travailleurs d'obtenir un prix décent pour leur prestation de services ; 3° Les modalités de développement des compétences professionnelles et de sécurisation des parcours professionnels ; 4° Les mesures visant notamment : a) à améliorer les conditions de travail ; b) à prévenir les risques professionnels auxquels les travailleurs peuvent être exposés en raison de leur activité ainsi que les dommages causés à des tiers ; 5° Les modalités de partage d'informations et de dialogue entre la plateforme et les travailleurs sur les conditions d'exercice de leur activité professionnelle ; 6° Les modalités selon lesquelles les travailleurs sont informés de tout changement relatif aux conditions d'exercice de leur activité professionnelle ; 7° La qualité de service attendue, les modalités de contrôle par la plateforme de l'activité et de sa réalisation et les circonstances qui peuvent conduire à une rupture des relations commerciales entre la plateforme et le travailleur répondant aux exigences de l'article L. 442-1 du code de commerce ainsi que les garanties dont le travailleur bénéficie dans ce cas ; 8° Le cas échéant, les garanties de protection sociale complémentaire négociées par la plateforme dont les travailleurs peuvent bénéficier. |
Si elles résultent d'un compromis pragmatique du point de vue du Gouvernement, ces chartes risquent donc de n'avoir qu'un faible apport en matière de protection des travailleurs et pourraient avoir pour effet de complexifier les relations entre les acteurs au lieu de les clarifier.
Promue par les plateformes, la charte répond prioritairement à un enjeu de sécurisation juridique pour ces dernières , qui considèrent qu'elles augmentent les risques de requalification en salariat en développant des mécanismes de responsabilité sociale à l'intention de leurs partenaires indépendants. Il a été démontré plus haut ( partie I.C.4 ) que cette préoccupation est probablement infondée.
Il est ainsi précisé que l'existence d'une telle charte, si elle est homologuée par l'autorité administrative, ne peut caractériser l'existence d'un lien de subordination juridique entre la plateforme et les travailleurs et, par conséquent, l'existence d'un contrat de travail. En revanche, le Conseil constitutionnel a censuré la disposition prévoyant que le respect des engagements pris par les plateformes dans ce cadre ne pourrait lui-même caractériser l'existence d'un lien de subordination 108 ( * ) . Au regard des attentes des plateformes, le Conseil a ainsi privé d'une grande partie de sa portée ce dispositif.
La censure partielle de la loi d'orientation des mobilités L'article 44 précisait que, lorsqu'une charte déterminant les conditions et modalités d'exercice de la responsabilité sociale d'une plateforme est homologuée par l'autorité administrative, le fait que la plateforme ait établi une telle charte et qu'elle respecte les engagements qu'elle contient ne peut caractériser l'existence d'un lien de subordination juridique entre la plateforme et un travailleur indépendant. Dans sa décision du 20 décembre 2019, le Conseil constitutionnel a relevé qu'une partie des éléments susceptibles de figurer dans la charte font aujourd'hui partie du faisceau d'indices utilisé par le juge pour apprécier l'existence d'une relation de subordination et requalifier une prestation de service en contrat de travail. Ainsi, une plateforme aurait été en mesure de restreindre unilatéralement le pouvoir d'appréciation du juge, faculté qui ne saurait revenir qu'au législateur. Le Conseil constitutionnel a donc censuré les dispositions qui faisaient obstacle à ce que le juge s'appuie sur le respect par une plateforme des engagements pris dans le cadre d'une charte pour apprécier l'existence d'une relation de subordination juridique. En revanche, le juge ne pourra pas se baser sur la simple existence formelle d'une charte pour établir un tel lien de subordination. |
b) L'agrément, un outil pertinent pour réguler certains secteurs
Parmi les voies possibles de régulation des plateformes, les rapporteurs ont étudié la proposition de soumettre à un agrément leur activité de mise en relation .
Dans leur rapport de 2018 sur le secteur du T3P 109 ( * ) , l'IGAS et le CGEDD ont en effet émis l'idée d'un dispositif d'autorisation préalable des plateformes.
Cette possibilité existe en droit français moyennant des règles qui en posent les conditions. Si le principe est la liberté d'entreprendre, le Conseil constitutionnel reconnaît qu'il est loisible au législateur d'y apporter « des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi » 110 ( * ) . De fait, il existe de nombreux exemples d'activités économiques encadrées par un régime d'autorisation préalable, d'agrément, de licence ou d'approbation.
À titre d'exemple, le rapport IGAS-CGEDD fait un rapprochement entre les plateformes et le secteur des jeux en ligne, secteur « qui fait largement appel aux nouvelles technologies, qui comporte de nombreux opérateurs basés hors du territoire français, ce qui conduit à prévoir la désignation de personnes domiciliées en France, et pour lequel des conditions d'honorabilité des acteurs sont requises ». Les entreprises de ce secteur sont soumises à l'agrément d'une autorité administrative indépendante dotée de pouvoirs importants de contrôle et de sanction, l'Autorité de régulation des jeux en ligne (ARJEL).
Pour le secteur des VTC, il est possible de s'appuyer sur deux exemples internationaux .
À Londres, l'agence Transport for London (TfL), placée sous l'autorité du maire du Grand Londres, délivre une licence payante d'une durée maximale de cinq ans aux véhicules, aux chauffeurs et aux plateformes. L'agence dispose d'une large gamme de sanctions, de l'avertissement au retrait de licence. Ainsi, TfL a récemment suspendu la licence d' Uber , en reprochant à la plateforme des failles dans son contrôle de la sécurité des courses. Uber a fait appel de cette décision.
À New York, la Taxi and Limousine Commission (TLC) a également mis en place une licence d'une durée de trois ans pour les plateformes de mise en relation. Chaque véhicule, lui-même soumis à agrément, est affecté exclusivement à une seule plateforme, qui contrôle sa conformité à la réglementation, mais une plateforme peut mettre en relation un client avec un véhicule rattaché à une autre plateforme.
Une telle proposition semble pertinente dans certains secteurs comme celui des transports urbains , dans une logique de régulation de l'offre et de sécurité des usagers. L'agrément pourrait alors relever des autorités organisatrices de mobilité (AOM) dans le cadre de leur compétence de régulation des transports qui serait étendue aux T3P.
Cette proposition a également pu être évoquée concernant les plateformes de placement ou d' « intermédiation en ressources humaines ».
Elle présente néanmoins des inconvénients : une certaine lourdeur administrative, et un risque de favoriser les acteurs les plus importants en érigeant des barrières à l'entrée.
Pour remplir leurs objectifs, de tels agréments devraient de préférence être temporaires , sectoriels et, lorsque cela est possible, de niveau national plutôt que local.
L'opportunité de la mise en place de tels agréments déborde l'objet du présent rapport d'information ainsi que les compétences de la commission des affaires sociales. Dans les cas où elle s'avèrerait pertinente, il serait possible d'y introduire des critères sociaux , tels que des garanties en matière de prévention et de couverture des accidents du travail ou des maladies professionnelles à défaut d'assurance obligatoire contre ces risques. Les rapporteurs considèrent cependant qu'en matière de droit social, il est préférable d'édicter des règles générales et impératives, à l'image des propositions développées plus haut.
Un tel agrément pourrait également contenir des garanties en matière de tarification de manière à assurer un revenu décent aux travailleurs.
Considérant qu'il appartient aux plateformes de se valoriser, certaines d'entre elles ont avancé l'idée alternative d'un « label de plateforme responsable » qui permettrait de promouvoir les meilleures pratiques en matière de revenu des travailleurs ou d'avantages sociaux. Un tel outil présenterait toutefois les inconvénients de l'agrément sans offrir les mêmes garanties en cas de manquement.
Recommandation n° 8 : Dans les secteurs où un régime d'autorisation préalable s'avèrerait nécessaire, introduire dans l'agrément des critères sociaux liés notamment à la santé et à la sécurité ainsi qu'au revenu des travailleurs. |
2. Sécuriser les bonnes pratiques des plateformes
a) La sécurisation des plateformes face au risque de requalification
Certaines initiatives vertueuses des plateformes peuvent être inhibées par des risques juridiques réels ou supposés.
En particulier, les récentes décisions de justice tendant à requalifier en contrat de travail la relation de plusieurs plateformes avec des chauffeurs de VTC ou des livreurs pourraient dissuader ces plateformes de développer des dispositifs sociaux comportant une part de contrainte pour les travailleurs.
Or, il est parfois nécessaire de protéger les travailleurs malgré eux. En particulier, dans certaines activités qui sont en elles-mêmes peu qualifiantes, ne permettent pas d'acquérir des compétences spécifiques et n'offrent pas de perspective de développement professionnel, il serait bénéfique que la plateforme puisse prévoir, dans le cadre de sa responsabilité sociale à l'égard des travailleurs, des obligations de formation.
Une disposition prévoyant que de telles obligations ne peuvent pas être considérées par le juge comme un indice de lien de subordination devrait, pour être opérante, être inscrite dans la loi.
Recommandation n° 9 : Inscrire dans le code du travail que, dans certaines activités considérées comme peu qualifiantes, le fait pour une plateforme de prévoir des formations obligatoires pour les travailleurs indépendants ne peut pas être un indice de lien de subordination. |
Pour éviter toute mauvaise surprise vis-à-vis des Urssaf ou de l'inspection du travail, dont les contrôles sont devenus récurrents, la piste d'une validation a priori de la qualification de la relation de travail sous la forme d'un rescrit pourrait également être suivie.
Le « rescrit Pôle emploi » concernant les mandataires sociaux fournit dans cette perspective un exemple probant. Introduit par la loi du 10 août 2018 111 ( * ) , il permet aux employeurs de demander à Pôle emploi de se prononcer explicitement sur l'assujettissement ou non à l'assurance chômage des mandataires sociaux ou des personnes titulaires d'un mandat social.
Pôle emploi se prononce dans un délai de deux mois et sa décision est notifiée à l'employeur et à la personne concernée.
La décision est opposable pour l'avenir à l'employeur, à Pôle emploi et aux organismes recouvrant les contributions d'assurance chômage, tant que la situation de fait exposée dans la demande ou la législation n'ont pas changé. Si Pôle emploi conclut au non-assujettissement du mandataire social, aucune action, poursuite ou recouvrement des contributions d'assurance chômage pendant toute la période couverte par cette décision n'est possible .
Les plateformes peuvent d'ores et déjà demander aux Urssaf le rescrit social prévu par l'article L. 243-6-3 du code de la sécurité sociale, mais cette procédure qui concerne tout cotisant ou futur cotisant ne leur est pas spécialement adressée.
Une procédure spécifique de rescrit permettant aux plateformes de demander à l'administration de se prononcer ex ante sur le caractère non-salarié de l'emploi de leurs partenaires sécuriserait la relation de travail et la pérennité de leur activité , étant entendu qu'elle ne lierait pas le juge en cas de contentieux avec un travailleur.
Un organisme ad hoc pourrait être chargé de cette procédure qui concerne à la fois le droit du travail et le droit de la Sécurité sociale.
Recommandation n° 10 : Créer à destination des plateformes une procédure de rescrit portant sur le caractère salarié ou non de la relation avec les travailleurs. |
b) La sécurisation des obligations sociales des travailleurs
Introduit par la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2018 112 ( * ) , l'article L. 613-6 du code de la sécurité sociale permet aux travailleurs de mandater la plateforme afin de réaliser pour leur compte les démarches déclaratives de début d'activité, la déclaration du chiffre d'affaires ou des recettes réalisés par son intermédiaire ainsi que le paiement des cotisations et contributions de sécurité sociale auprès des organismes de recouvrement concernés.
Dans ce cas, les cotisations et contributions sociales sont prélevées par la plateforme sur le montant des transactions effectuées par son intermédiaire.
Cette démarche qui peut permettre aux travailleurs de s'acquitter plus simplement de leurs obligations sociales est à ce jour peu utilisée. Or, selon le Syndicat des chauffeurs privés - VTC, les travailleurs de plateformes seraient très peu informés de leurs obligations fiscalo-sociales.
Pour l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS), cette possibilité de mandatement des plateformes est une voie de sécurisation intéressante à encourager.
Afin de simplifier et de fiabiliser les démarches des travailleurs concernés, ceux-ci pourraient être tenus de désigner une plateforme de référence afin de réaliser leurs démarches déclaratives ainsi que le paiement de leurs charges sociales. Il leur reviendrait de compléter par eux-mêmes ces démarches s'ils ont d'autres activités par ailleurs. Les plateformes seraient pour leur part tenues d'accepter de jouer ce rôle de « tiers de confiance ».
Recommandation n° 11 : Rendre obligatoire le mandatement par les travailleurs d'une plateforme pour la réalisation de leurs démarches déclaratives et le paiement de leurs charges sociales. |
3. La voie du dialogue social
a) Un paysage social atomisé
La construction d'une représentativité des travailleurs de plateformes apparait comme une voie possible de régulation.
En effet, de nombreuses revendications de ces travailleurs, concernant notamment les tarifs et les conditions de travail, pourraient être satisfaites s'ils s'organisaient pour peser face aux plateformes. Selon le collectif Sharers & Workers , la première revendication des chauffeurs VTC vis-à-vis des plateformes est ainsi de pouvoir négocier les prix en adéquation avec les coûts induits par leur activité.
Comme dans les entreprises classiques, le droit des travailleurs de plateformes pourrait se construire par le dialogue social, au moyen d'accords collectifs, éventuellement au sein de branches professionnelles.
Dans cette optique, l'article 48 de la LOM habilite le Gouvernement à prendre par ordonnance, dans un délai de douze mois, soit d'ici au 24 décembre 2020, des mesures déterminant « les modalités de représentation des travailleurs indépendants définis à l'article L. 7341-1 du code du travail recourant pour leur activité aux plateformes (...) et les conditions d'exercice de cette représentation ».
En janvier 2020, le Gouvernement a missionné Jean-Yves Frouin, ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation, « afin de définir les différents scénarios envisageables pour construire un cadre » permettant cette représentation.
Des obstacles se dressent toutefois face à un développement du dialogue social : le droit de la concurrence, d'une part ; l'atomicité des travailleurs et leur désir d'indépendance, d'autre part ; enfin, la volonté d'autonomie des plateformes.
La première limite vient de ce que le droit de l'Union européenne considère comme une entrave à la libre concurrence toute entente entre travailleurs indépendants en tant qu'ils constituent des entreprises. L'article 101, paragraphe 1, du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) dispose en effet que « sont incompatibles avec le marché intérieur et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d'associations d'entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché intérieur ». Toutefois, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) a jugé en 2004 que « la disposition d'une convention collective de travail (...) prévoyant des tarifs minimaux pour les prestataires de services indépendants (...) qui effectuent pour un employeur, en vertu d'un contrat d'entreprise, la même activité que les travailleurs salariés de cet employeur, ne relève pas du champ d'application de l'article 101, paragraphe 1, TFUE uniquement si ces prestataires constituent de “faux indépendants”, à savoir des prestataires se trouvant dans une situation comparable à celle desdits travailleurs » 113 ( * ) . On peut se demander ce qu'il en est lorsque le droit national considère les travailleurs concernés comme de véritables indépendants tout en reconnaissant une situation de dépendance économique.
Pour Sharers & Workers , il est nécessaire de dépasser cette opposition entre le droit de la concurrence et le droit du travail en tenant compte de la position de faiblesse relative des travailleurs indépendants des plateformes. Il convient notamment de relever l'affirmation par le droit international du travail du fait que la liberté d'association et le droit à la négociation collective s'appliquent également aux travailleurs indépendants. Ainsi, aux termes de la convention n° 87 de l'Organisation internationale du travail (OIT), « les travailleurs et les employeurs, sans distinction d'aucune sorte, ont le droit, sans autorisation préalable, de constituer des organisations de leur choix, ainsi que celui de s'affilier à ces organisations, à la seule condition de se conformer aux statuts de ces dernières ».
La deuxième limite tient à l'apparent isolement des travailleurs qui a jusqu'à présent empêché leur structuration. Certaines organisations, telles que le Collectif des livreurs autonomes parisiens (CLAP), ont néanmoins émergé depuis plusieurs années et acquis une certaine résonnance médiatique, ainsi qu'une forme de reconnaissance de la part de certaines plateformes. Elles semblent toutefois composées d'un noyau très restreint de travailleurs, actifs ou non, et leur audience ne se mesure qu'au nombre de leurs interactions sur les réseaux sociaux.
De manière générale, la catégorie des travailleurs indépendants possède une forte identité individuelle. Ainsi, les chauffeurs réunis au sein du Syndicat des chauffeurs privés - VTC revendiquent une identité entrepreneuriale et souhaitent être reconnus comme une organisation patronale. En outre, les jeunes travailleurs qui ont choisi le statut d'indépendant sont particulièrement éloignés du syndicalisme, et leur culture de l'immédiateté ne les incite pas à s'inscrire dans une démarche de défense d'intérêts collectifs. Pour les sociologues Sarah Abdelnour et Sophie Bernard, « les chauffeurs Uber ont ainsi tendance à se penser davantage comme concurrents que comme solidaires » 114 ( * ) .
Néanmoins, plusieurs organisations syndicales représentatives au niveau national et interprofessionnel ont indiqué aux rapporteurs avoir entrepris d'investir le champ des plateformes après que des travailleurs les avaient approchés. La CFDT a notamment annoncé, en novembre 2019, un rapprochement avec l'Union des autoentrepreneurs (UAE) afin de créer un nouveau syndicat destiné à représenter les travailleurs indépendants des plateformes.
En outre, des tentatives de structuration des collectifs existants se dessinent, à l'image de l'association Indépendants.co , récemment créée afin de « fédérer les travailleurs indépendants » et de « faire entendre leur voix ».
La troisième limite est liée à la volonté d'autonomie des plateformes et à la tendance de ces acteurs à mettre les pouvoirs publics devant le fait accompli.
Ainsi, les chartes de responsabilité sociale, qui doivent lorsqu'elles existent préciser les « modalités de partage d'informations et de dialogue entre la plateforme et les travailleurs sur les conditions d'exercice de leur activité professionnelle » ainsi que les « modalités selon lesquelles les travailleurs sont informés de tout changement relatif aux conditions d'exercice de leur activité professionnelle », se veulent un outil très souple de dialogue social à la disposition des plateformes de VTC et de livraison : l'article L. 7342-9 du code du travail prévoit simplement que « la plateforme consulte par tout moyen les travailleurs indépendants sur la charte qu'elle a établie » préalablement à sa demande d'homologation du document par l'autorité administrative ; la charte peut donc entrer en vigueur sans qu'un quelconque accord soit nécessaire, sinon celui du travailleur indépendant qui entre en relation commerciale avec la plateforme.
Avant même l'établissement de leur charte, certaines plateformes ont tenté de mettre en place de manière unilatérale des instances de dialogue. Ainsi Deliveroo a-t-il créé, en novembre 2019, un « Forum » des livreurs, instance de consultation réunissant vingt-cinq représentants élus des travailleurs ainsi que la direction de la plateforme. Les associations de livreurs contestent toutefois la représentativité de ce forum.
b) Vers un modèle ad hoc de représentation des travailleurs
Pour le Conseil national du numérique (CNNum), le développement de l'économie des plateformes constitue une opportunité pour repenser le dialogue social et en renouveler les modalités , tout en remplissant la finalité de rétablir une symétrie entre les travailleurs et les plateformes.
L'enjeu est en effet de parvenir à construire un cadre de représentation sans le calquer sur celui du salariat , qui correspond à une situation juridique très différente.
• Parmi les problèmes à résoudre pour élaborer un modèle de représentation ad hoc , se pose d'abord la question de l'échelle pertinente .
D'une part, il apparait souhaitable que cette représentation soit mise en place au niveau du secteur professionnel . En effet, la seule plateforme ne saurait constituer un cadre suffisant, ne serait-ce que parce que les travailleurs utilisent couramment plusieurs plateformes de manière simultanée ; par ailleurs, il a déjà été démontré qu'une plateforme peut cesser subitement d'opérer. A l'inverse, une représentation située à un niveau interprofessionnel ne paraît pas à ce stade répondre à la problématique en raison de la pluralité des modèles de plateforme.
D'autre part, cette représentation se devrait d'être territoriale , à une échelle pertinente déterminée en fonction du secteur. En effet, les plateformes se sont organisées sur de multiples marchés locaux avec leurs caractéristiques et leurs règles propres, notamment dans le secteur de la mobilité. Comme dans le cas des très petites entreprises (TPE), une dimension territoriale du dialogue social permettrait ainsi de tenir compte de la diversité des situations.
Pour leur part, les travailleurs indépendants ne disposent probablement pas de la disponibilité pour participer à des instances de représentation à un niveau national.
Les « élections TPE » Tous les quatre ans, les salariés des entreprises de moins de onze salariés ainsi que les employés à domicile sont appelés à voter dans le cadre d'un scrutin régional « sur sigle » 115 ( * ) . Ce vote contribue, directement ou indirectement : - en étant additionné avec les résultats des élections professionnelles, à mesurer l'audience des syndicats de salariés, qui constitue un des critères de leur représentativité ; - à désigner les salariés qui siégeront dans les commissions paritaires régionales interprofessionnelles (CPRI) ; - à déterminer la répartition des conseillers prud'hommes représentant les salariés. Mises en place le 1 er juillet 2017, les CPRI sont composées de vingt membres, dont dix désignés par les organisations syndicales de salariés et dix par les organisations professionnelles d'employeurs. Entre les organisations syndicales de salariés, la répartition des sièges s'effectue proportionnellement aux voix obtenues à l' « élection TPE ». |
• Il convient ensuite de définir quels acteurs doivent être représentés . L'enjeu étant en effet de donner un cadre à la discussion entre travailleurs et plateformes, ces dernières devraient également avoir leur propre représentation.
Deux organisations professionnelles d'employeurs sont actuellement représentatives de la branche du numérique, de l'ingénierie, du conseil et de l'événement 116 ( * ) . À ce titre, elles comptent des plateformes parmi leurs membres.
Toutefois, c'est en tant que plateformes et non en tant qu'employeurs que ces opérateurs devraient être représentés dans le cadre qu'il faut aujourd'hui construire. Des règles de représentativité spécifiques devraient donc être définies à cette fin.
Les règles de représentativité des organisations patronales Le cadre juridique de la représentativité des organisations professionnelles d'employeurs a été fixé en 2014 dans le but de renforcer la légitimité de la négociation collective et du dialogue social 117 ( * ) . Il a été modifié pour la dernière fois par la loi « El Khomri » du 8 août 2016 118 ( * ) , à la suite de l'accord intervenu le 2 mai 2016 entre la CGPME, le MEDEF et l'UPA. L'article L. 2151-1 du code du travail dispose que la représentativité des organisations professionnelles d'employeurs est déterminée d'après les critères cumulatifs suivants : - le respect des valeurs républicaines ; - l'indépendance ; - la transparence financière ; - une ancienneté minimale de deux ans dans le champ professionnel et géographique couvrant le niveau de négociation ; - l'influence, prioritairement caractérisée par l'activité et l'expérience ; - l'audience, qui se mesure en fonction du nombre d'entreprises adhérentes ou de leurs salariés soumis au régime français de sécurité sociale et suivant des règles distinctes selon le niveau de négociation (branche, national et interprofessionnel ou national et multi-professionnel). Au niveau de la branche professionnelle, sont représentatives les organisations professionnelles d'employeurs satisfaisant aux critères mentionnés ci-dessus, et, s'agissant du critère d'audience : - qui disposent d'une « implantation territoriale équilibrée au sein de la branche » ; - dont les entreprises et les organisations adhérentes à jour de leur cotisation représentent soit au moins 8 % de l'ensemble des entreprises adhérant à des organisations professionnelles d'employeurs de la branche, soit au moins 8 % des salariés de ces mêmes entreprises 119 ( * ) . |
Ainsi, le critère de l'audience pourrait difficilement, s'agissant des plateformes, reposer sur un pourcentage consolidé du nombre de travailleurs affiliés car ces derniers peuvent être actifs sur l'ensemble des plateformes d'un même secteur.
Il serait en revanche possible de définir cette représentativité à l'aune d'un critère de nombre de transactions .
Par ailleurs, dans les secteurs concernés par le placement de travailleurs indépendants pour des missions courtes, tels que l'événementiel, l'animation commerciale, la vente ou la logistique, ou par la mise à disposition de freelances , pourraient également être présentes les organisations professionnelles représentatives au titre de la représentation des entreprises utilisatrices .
Enfin, les représentants des travailleurs de plateformes devraient être élus . Compte tenu de la brièveté de la durée moyenne de collaboration avec les plateformes, l'ancienneté pour prendre part aux élections devrait être définie à un niveau relativement bas, à l'instar de celui prévu dans le code du travail pour les intérimaires (trois mois de mission au cours de la dernière année civile) 120 ( * ) . Elle pourrait en outre reposer sur un autre critère que celui de la durée du travail.
À titre indicatif, l'ancienneté nécessaire pour être candidat à un siège au sein du Forum Deliveroo a été définie sur la base d'un nombre minimum de commandes au cours des douze dernières semaines.
L'élection pourrait avoir lieu tous les deux ou trois ans afin d'assurer à la fois la capacité de l'instance de représentation à travailler dans la durée et un renouvellement suffisant compte tenu du rythme de rotation du corps électoral.
Recommandation n° 12 : Créer des instances de dialogue social à un niveau à la fois sectoriel et local réunissant des représentants des travailleurs indépendants et des représentants des plateformes, voire le cas échéant des entreprises utilisatrices. |
Les conclusions de la mission confiée à M. Jean-Yves Frouin permettront d'éclairer les pouvoirs publics quant à la mise en oeuvre de cette recommandation.
c) Les modalités de la négociation d'accords
• Actuellement définis de manière non contraignante à la discrétion des plateformes de mobilité, les huit thèmes des chartes de responsabilité sociale pourraient devenir des thèmes de négociation en vue de la conclusion d'accords collectifs.
En particulier, les modalités visant à définir un « prix décent » pourraient être un axe fécond car répondant à une revendication majeure des travailleurs, notamment dans les secteurs du VTC et de la livraison.
À cet égard, les expériences visant à permettre au travailleur de fixer lui-même le prix de sa prestation semblent se révéler peu concluantes. Selon Uber , un tel mode de fonctionnement conduit en effet à tirer les prix à la baisse.
De même ces négociations pourraient-elles utilement aborder les modalités de développement des compétences professionnelles, en particulier dans les métiers les moins susceptibles d'offrir des débouchés stables.
Elles pourraient également porter sur l'amélioration des conditions de travail et notamment sur la prévention des risques professionnels, ce qui contribuerait à réguler les professions les plus concernées par le risque d'accident.
Recommandation n° 13 : Définir des thèmes de négociation obligatoires au sein de ces instances, tels que les modalités de fixation du tarif, les modalités de développement des compétences professionnelles et l'amélioration des conditions de travail. |
• Toutefois, la difficulté majeure de la conception de tels accords porte sur leur applicabilité à des travailleurs indépendants.
À titre de comparaison, les conventions et accords collectifs de branche s'appliquent en principe aux entreprises qui ont adhéré. Une convention ou un accord peut toutefois être étendu par arrêté du ministre chargé du travail ; ses stipulations deviennent alors obligatoires pour tous les salariés et employeurs compris dans le champ d'application de cette convention ou de cet accord. L'extension est soumise au droit d'opposition d'une ou de plusieurs organisations professionnelles d'employeurs reconnues représentatives au niveau considéré, dont les entreprises adhérentes emploient plus de 50 % de l'ensemble des salariés pris en compte 121 ( * ) .
Un tel mécanisme d'extension par arrêté pourrait être imaginé s'agissant des accords concernant les travailleurs de plateformes. La collectivité correspondant au niveau territorial de la négociation pourrait être compétente pour procéder à cette extension.
Les accords signés dans ce cadre seraient ainsi applicables en deux temps, d'abord aux travailleurs indépendants appartenant aux organisations signataires, puis en cas d'extension à l'ensemble des travailleurs du secteur.
Ils pourraient s'appliquer aux plateformes suivant les mêmes modalités.
Recommandation n° 14 : Prévoir un mécanisme d'extension des accords conclus dans ce cadre à l'ensemble des travailleurs indépendants du secteur. |
* 108 Décision n° 2019-794 DC du 20 décembre 2019.
* 109 « La régulation du secteur des voitures de transport avec chauffeur et des taxis », Rapport IGAS-CGEDD, décembre 2018.
* 110 Décision n° 2018-771 DC du 25 octobre 2018.
* 111 Loi n° 2018-727 du 10 août 2018 pour un État au service d'une société de confiance - Article 21.
* 112 Loi n° 2017-1836 du 30 décembre 2017 de financement de la sécurité sociale pour 2018 - Article 15.
* 113 CJUE, 4 décembre 2004, FNV Kunsten Informatie en Media c. Pays-Bas, C-413/13.
* 114 « Quelles résistances collectives face au capitalisme de plateforme ? », in Les Nouveaux Travailleurs des applis , sous la direction de S. Abdelnour et D. Méda, Puf, 2019.
* 115 Ils votent pour l'organisation syndicale de leur choix et non pour une personne rattachée à un syndicat.
* 116 Il s'agit de la fédération SYNTEC et de la fédération CINOV.
* 117 Loi n° 2014-288 du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l'emploi et à la démocratie sociale.
* 118 Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels.
* 119 Art. L. 2152-1 du code du travail.
* 120 Art. L. 1251-54 du code du travail.
* 121 Art. L. 2261-19 du code du travail.