C. UN DÉFICIT DE PROTECTION SOCIALE QU'IL CONVIENT DE RELATIVISER
1. Une protection sociale en partie universelle
En matière de protection sociale, les règles applicables aux travailleurs indépendants varient en fonction du régime juridique choisi par ces travailleurs .
Ainsi, les dirigeants de société par action simplifiée unipersonnelle (SASU), statut choisi par un nombre important de chauffeurs VTC, sont « assimilés salariés » au regard de la législation de sécurité sociale et sont affiliés au régime général 37 ( * ) . Ils bénéficient de la même protection sociale que les salariés, à l'exception de l'assurance chômage.
De manière générale, les travailleurs sous un régime d'indépendant bénéficient de couvertures obligatoires du même type que celle des salariés concernant les principaux risques : maladie, maternité, retraite de base et complémentaire, invalidité-décès, prestations familiales, formation professionnelle.
Le renforcement des droits sociaux des travailleurs indépendants au cours des dernières années a cependant suivi plusieurs logiques distinctes :
- pour les droits de nature universelle, tels que les frais de santé ou la politique familiale, les régimes des indépendants ont été alignés sur le régime général ;
- pour les droits de nature plus contributive (retraites, prestations en espèces), les droits acquis sont généralement plus faibles, en raison d'un effort contributif moins élevé 38 ( * ) .
Ainsi, en cas d' arrêt de travail , les travailleurs indépendants perçoivent une indemnité journalière (IJ) égale à 1/730 e du revenu d'activité annuel moyen des trois dernières années civiles (contre 50 % du salaire journalier pour les salariés) après un délai de carence de sept jours (contre trois jours pour les salariés, pouvant être pris en charge par l'employeur dans le cadre des conventions collectives de branche), ou, depuis le 1 er janvier 2018, de trois jours en cas d'arrêt de travail dépassant sept jours ou d'hospitalisation. Les micro-entrepreneurs gagnant moins de 3 806,80 euros par an ne perçoivent toutefois aucune indemnité journalière.
La loi de financement de la sécurité sociale pour 2019 39 ( * ) a aligné la durée du congé de maternité des travailleuses indépendantes avec celle bénéficiant aux salariées. Le versement de l'indemnisation est désormais conditionné à un arrêt d'une durée minimale de huit semaines.
La Sécurité sociale des indépendants (issue de la suppression du régime social des indépendants, le RSI) a été intégrée au régime général au 1 er janvier 2020, sans modifier pour autant la nature de leur couverture sociale.
2. Une couverture sociale pourtant incomplète
Il n'en reste pas moins que certaines protections ne sont pas assurées aux travailleurs indépendants.
En premier lieu, la Sécurité sociale des indépendants n'assure pas les accidents du travail et les maladies professionnelles. Tout travailleur indépendant a cependant la possibilité de souscrire auprès de la Sécurité sociale une assurance volontaire et individuelle contre ce risque, moyennant le paiement d'une cotisation 40 ( * ) . Celle-ci est calculée sur la base d'un revenu annuel de référence qui ne peut être inférieur à 18 575,56 euros au 1 er avril 2019. Le taux de cotisation est le taux collectif fixé pour l'activité professionnelle exercée par cet assuré diminué de 20 %.
En deuxième lieu, la généralisation de la complémentaire santé , désormais obligatoire pour tous les salariés et financée à hauteur de 50 % au moins par l'employeur, ne concerne pas les indépendants ; il revient donc à ces derniers de souscrire une assurance complémentaire.
En troisième lieu, jusqu'en 2019, les indépendants ne bénéficiaient d'aucune protection contre la perte d'activité , n'étant pas affiliés à l'assurance chômage. Toutefois, depuis le 1 er novembre 2019, une allocation aux travailleurs indépendants est versée par Pôle emploi, sous conditions de ressources 41 ( * ) , de durée d'activité 42 ( * ) et de revenus antérieurs d'activité 43 ( * ) , aux non-salariés dont l'activité a cessé du fait d'une liquidation judiciaire ou d'un redressement judiciaire. Ces conditions restrictives excluent de fait la grande majorité des travailleurs de plateformes du bénéfice de ce dispositif.
L'ouverture du droit au chômage pour les indépendants La loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel du 5 septembre 2018 44 ( * ) a inséré dans le code du travail (art. L. 5424-24 et suivants) des dispositions relatives à l'allocation chômage des travailleurs indépendants. Les conditions d'application de cette loi ont été précisées par le décret du 26 juillet 2019 45 ( * ) qui a réformé l'assurance chômage à la suite de l'échec des négociations conventionnelles des partenaires sociaux. Cette allocation, distincte de l'allocation de retour à l'emploi et financée par des recettes fiscales, est ouverte aux indépendants justifiant d'une activité d'au moins deux ans ayant généré un revenu d'au moins 10 000 euros par an et dont les ressources personnelles sont inférieures au montant du revenu de solidarité active (559,74 euros par mois). Elle est versée pendant six mois au maximum aux travailleurs indépendants ayant perdu leur emploi du fait du placement en liquidation ou en redressement judiciaire de leur entreprise. Son montant est forfaitaire, fixé à 800 euros par mois. Ces conditions rendent peu probable un recours autre que ponctuel par les travailleurs de plateformes qui, s'ils peuvent justifier d'un revenu antérieur suffisant, font rarement l'objet d'une procédure de redressement ou de liquidation judiciaire. Au demeurant, son montant forfaitaire et sa durée de versement limitée à 6 mois rendent cette allocation spécifique nettement moins favorable que l'allocation versée aux salariés bénéficiant de l'assurance chômage. |
Tableau récapitulatif des couvertures sociales des salariés et non-salariés
Type de couverture |
Non-salariés |
Salariés |
Frais de santé |
Sécurité sociale |
|
Arrêts de travail |
IJ égale à 1/730 e du revenu d'activité annuel moyen des trois dernières années civiles Délai de carence de 7 jours (3 jours en cas d'arrêt de plus de 7 jours) Aucune IJ pour les micro-entrepreneurs gagnant moins de 3 806,80 euros par an |
IJ égale à 50 % du salaire journalier
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Congé de maternité |
Durée alignée sur celle des salariées Indemnisation conditionnée à une durée minimale de 8 semaines |
Durée d'indemnisation de 16 semaines |
Complémentaire santé |
Pas de couverture obligatoire |
Obligation pour l'employeur de proposer une couverture complémentaire à tous ses salariés Participation financière de l'employeur au moins égale à 50 % de la cotisation |
Prestations familiales |
Sécurité sociale |
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Validation de trimestres pour la retraite de base |
Cotisation minimale de retraite de base (égale à 827 euros par an en 2019) permettant d'acquérir trois trimestres pour les indépendants percevant de faibles revenus Les micro-entrepreneurs doivent avoir réalisé des montants minimaux de chiffre d'affaires |
Validation d'un trimestre pour chaque tranche de salaire de 150 SMIC horaire |
Accidents du travail / maladies professionnelles |
Pas de couverture obligatoire |
Branche AT-MP de la Sécurité sociale |
Chômage/ perte d'activité |
Allocation aux travailleurs indépendants |
Assurance chômage |
3. Une équité en question
Cette couverture sociale incomplète, qui résulte d'un compromis acceptable pour les indépendants traditionnels, dans le cadre d'une logique d'auto-assurance et compte tenu d'une certaine hostilité aux prélèvements, peut s'avérer plus problématique dans le cas de travailleurs précaires avec de faibles revenus . Le rapport aux cotisations sociales semble d'ailleurs plus conflictuel pour ces « petits indépendants », comme le montre une enquête sociologique menée en 2016 et 2017 auprès d'usagers des guichets sociaux 46 ( * ) .
De manière générale, le retour sur prélèvement apparait moins favorable pour les travailleurs indépendants que pour les salariés s'agissant des revenus de remplacement, selon le Haut Conseil du financement de la protection sociale (HCFiPS), et ce constat est particulièrement net pour les indépendants ayant de faibles rémunérations .
Pour un revenu net proche du niveau du SMIC, le niveau des prélèvements sociaux acquittés par un travailleur indépendant apparait, dans la plupart des cas, supérieur à celui acquitté par un salarié et son employeur 47 ( * ) . Cet écart résulte, d'une part, des règles d'assiette applicables aux travailleurs indépendants, pour lesquels la CSG et la CRDS 48 ( * ) sont assises sur le revenu net majoré des cotisations, et, d'autre part, de l'existence d'allégements généraux de cotisations patronales sur les salaires proches du SMIC.
En sens contraire, à niveau de prélèvements identiques, les travailleurs indépendants s'ouvrent moins de droits directs que les salariés. En particulier, le revenu pris en compte pour la retraite est plus faible pour l'indépendant que pour le salarié. Le projet de loi instituant un système universel de retraites pourrait répondre en partie à ce déséquilibre.
Les dispositions du projet de loi instituant un
système universel de retraites
L'article 4 du projet de loi étend à tous les travailleurs indépendants le système universel de retraite par points visant à ce qu'« un euro cotisé donne les mêmes droits, quel que soit le moment où il a été versé, quel que soit le statut de celui qui a cotisé ». Les articles 20 et 21 visent à établir progressivement un barème de cotisation unique pour l'ensemble des travailleurs indépendants et à fixer des taux alignés sur ceux des salariés. Cette réforme s'accompagne d'une simplification des modalités de calcul et de déclaration des cotisations et contributions sociales (CSG-CRDS) des travailleurs indépendants, en mettant fin à la circularité actuelle du calcul de l'assiette actuelle des cotisations et de celle de la CSG. L'article 22 prévoit de maintenir une cotisation minimale d'assurance vieillesse obligatoire pour tous les travailleurs indépendants. Pour les micro-entrepreneurs, il substitue à l'option pour le paiement de la cotisation minimale d'assurance vieillesse, une option pour s'acquitter d'un montant supplémentaire de cotisations permettant de se garantir l'acquisition d'un nombre minimal de points. |
L'existence de ces iniquités, ainsi que la méconnaissance de leurs droits par de nombreux travailleurs, semblent contribuer à la persistance du sentiment, pourtant en grande partie infondé, selon lequel les indépendants ne bénéficieraient d'aucune protection.
4. Les protections spécifiques accordées aux travailleurs des plateformes numériques
a) La reconnaissance législative d'une responsabilité sociale des plateformes
Les lacunes de la protection sociale des travailleurs indépendants ont poussé le législateur à réagir devant l'irruption des plateformes de travail.
La loi « El Khomri » du 8 août 2016 49 ( * ) a fait des travailleurs de plateformes répondant à la définition de l'article 242 bis du code général des impôts, l'une des catégories protégées par des règles spécifiques au sein de la septième partie du code du travail.
L'article L. 7342-1 du code du travail dispose ainsi que, lorsqu'elles déterminent les caractéristiques de la prestation de service ou du bien fourni et fixent son prix, les plateformes ont, à l'égard des travailleurs concernés, une responsabilité sociale .
Cette responsabilité sociale s'exerce par la prise en charge des éventuelles cotisations d'assurance souscrite à titre volontaire par le travailleur contre le risque d'accident du travail , à hauteur de la cotisation due au titre de l'assurance volontaire de la Sécurité sociale 50 ( * ) . Elle s'accompagne d'une contribution de la plateforme à la formation professionnelle et de la prise en charge des frais d'accompagnement à la validation des acquis de l'expérience (VAE) 51 ( * ) . Toutefois, le travailleur ne peut bénéficier de ces prises en charge que s'il a réalisé sur une plateforme un chiffre d'affaires au moins égal à 13 % du plafond annuel de la sécurité sociale, soit 5 268,12 euros en 2019, si bien que ces dispositions semblent concerner peu de travailleurs en pratique .
La loi du 24 décembre 2019 d'orientation des mobilités (LOM) 52 ( * ) a complété ces dispositions en prévoyant l'abondement du compte personnel de formation (CPF) des travailleurs par les plateformes sur lesquelles ils réalisent un chiffre d'affaires supérieur à un seuil fixé par décret.
Cette loi a par ailleurs introduit des dispositions spécifiques aux secteurs des VTC et de la livraison de marchandises, et notamment la possibilité pour les plateformes d'établir une charte déterminant les conditions et modalités d'exercice de leur responsabilité sociale 53 ( * ) . Une telle charte a vocation à préciser, dans le respect des dispositions législatives, les droits et obligations des travailleurs indépendants en relation avec chaque plateforme, notamment « l es modalités visant à permettre aux travailleurs d'obtenir un prix décent pour leur prestation de services » , « les modalités de développement des compétences professionnelles et de sécurisation des parcours professionnels » , les mesures visant à « améliorer les conditions de travail » et « prévenir les risques professionnels auxquels les travailleurs peuvent être exposés en raison de leur activité ainsi que les dommages causés à des tiers » , ainsi que, « le cas échéant, les garanties de protection sociale complémentaire négociées par la plateforme dont les travailleurs peuvent bénéficier ».
b) Les initiatives des plateformes
Sans attendre l'élaboration de telles chartes, les principales plateformes ont développé certains avantages sociaux innovants au profit de leurs partenaires indépendants. Ces initiatives peuvent faire l'objet d'une concurrence entre les plateformes dans l'optique d'attirer le plus grand nombre de travailleurs.
Ainsi, Uber offre gratuitement à ses chauffeurs et coursiers une assurance couvrant notamment les frais médicaux et la perte de revenus en cas d'arrêt de travail dû à une maladie ou à des blessures corporelles survenues pendant ou en dehors des courses, comprenant également une indemnité forfaitaire en cas de naissance d'un enfant. Les chauffeurs et coursiers bénéficient également d'offres de formation professionnelle. De même, Deliveroo propose une couverture maladie à ses livreurs en complément de l'indemnisation de la Sécurité sociale.
Pour leur part, les partenaires de Brigad (dits « Brigaders ») ont accès à une complémentaire santé à un tarif négocié, avec un remboursement progressif par la plateforme en fonction du niveau d'activité du travailleur.
Contrairement à une idée fréquemment avancée par les plateformes, le développement de tels avantages sociaux au profit de travailleurs indépendants ne semble pas comporter de risque juridique pour ces opérateurs. L'existence de tels avantages et, plus généralement, l'environnement social ne sont en effet jamais retenus par le juge au sein du faisceau d'indices permettant d'établir un lien de subordination, le critère de l'appartenance à un service organisé étant fondé sur la prestation elle-même.
Si elles peuvent être bénéfiques aux travailleurs, ces initiatives restent toutefois en deçà d'une véritable protection sociale face aux risques majeurs, en particulier celui d'accident du travail .
* 37 Art. L. 311-3 du code de la sécurité sociale.
* 38 Cf. rapport du HCFIPS sur la protection sociale des non-salariés et son financement, octobre 2016.
* 39 Loi n° 2018-1203 du 22 décembre 2018 de financement de la sécurité sociale pour 2019.
* 40 Art. L. 743-1 du code de la sécurité sociale.
* 41 L'intéressé doit bénéficier de ressources personnelles inférieures au montant du revenu de solidarité active (RSA).
* 42 Le bénéficiaire doit avoir exercé une activité non salariée pendant au moins deux ans au titre d'une seule et même entreprise.
* 43 Au moins 10 000 euros par an en moyenne sur les deux dernières années au titre de l'activité non salariée.
* 44 Loi n° 2018-771 du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel.
* 45 Décret n° 2019-796 du 26 juillet 2019 relatif aux nouveaux droits à indemnisation, à diverses mesures relatives aux travailleurs privés d'emploi et à l'expérimentation d'un journal de la recherche d'emploi.
* 46 A. Spire, « Consentement et résistance au recouvrement social », Droit Social, Dalloz, 2019.
* 47 En dehors du cas des travailleurs rattachés au régime général en vertu de l'article L. 311-3 du code de la sécurité sociale.
* 48 Contribution sociale généralisée et contribution pour le remboursement de la dette sociale.
* 49 Loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels.
* 50 Art. L. 7342-2 du code du travail.
* 51 Art. L. 7342-3 du code du travail.
* 52 Loi n° 2019-1428 du 24 décembre 2019 d'orientation des mobilités.
* 53 Art. L. 7342-9 du code du travail.