C. COMPTE RENDU DE LA RÉUNION DU 22 OCTOBRE 2019

1. Audition de MM. Antoine Troesch, directeur de l'investissement de la Banque des Territoires, Laurent Depommier-Cotton, directeur du département Transition numérique, Philippe Blanchot, directeur des relations institutionnelles, et Gael Serandour, responsable du domaine infrastructures numériques

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - Monsieur le Président, Mes chers collègues, Messieurs, Nous poursuivons notre série d'auditions consacrées à la question : « Comment garantir un accès efficient des PME à des réseaux et services numériques ? ». Ces auditions s'inscrivent dans la continuité du rapport de notre collègue Pascale Gruny sur l'accompagnement de la transition numérique des PME. À l'occasion de ces travaux, nous avons été frappés par la répétition des « stratégies nocives » des grands opérateurs historiques dont les premières victimes sont les PME (coûts élevés pour être raccordés à la fibre, immeubles d'entreprises régulièrement « oubliés », service universel dégradé...). Le rapport soulignait également le rôle très positif joué par Kosc, nouvel opérateur neutre sur le marché de gros pour les entreprises. Aussi les récentes décisions quasi-concomitantes de l'Autorité de la concurrence et de la Banque des Territoires nous ont interpellés car elles placent Kosc dans une situation très délicate et nous avons entendu à cet égard les vives inquiétudes des agrégateurs de réseaux et de services de télécommunication. La disparition de Kosc ou son rachat par un grand opérateur également présent sur le marché de détail serait en quelque sorte un retour en arrière et le signal qu'une meilleure concurrence sur le marché des télécoms semble quasi-impossible.

Pour alimenter notre réflexion, nous avons déjà entendu, au cours des deux dernières semaines, les représentants de Kosc, des entreprises de services numériques, la Présidente de l'Autorité de la concurrence (ADLC) et le Président de l'Arcep. Même si nous comprenons les contraintes juridiques s'imposant à l'ADLC, les propos de sa Présidente ne nous ont pas rassurés car ils donnent le sentiment que l'Autorité ne prend pas en compte l'impact économique de ses décisions et qu'elle n'a pas à se préoccuper des conséquences qui affaibliraient la concurrence. Si l'on ajoute à cela des procédures d'instruction longues et des sanctions peu dissuasives, on peut avoir l'impression que l'on laisse finalement les grands opérateurs devenir des « entreprises multirécidivistes ».

Pour le Président de l'Arcep, la situation concurrentielle sur le marché télécoms des entreprises n'est pas satisfaisante et si le modèle wholesale only n'est pas le seul, il permet d'éviter les discriminations. Ce fait est confirmé par l'OCDE. Dans ce contexte, et soucieux que les acteurs publics défendent l'intérêt général dans ce domaine, nous sommes heureux de pouvoir vous entendre aujourd'hui, Messieurs. La Banque des Territoires a pour mission de cofinancer des projets d'initiative publique ou privée dans le domaine des services numériques, porteurs de solutions innovantes pour les territoires et le développement de la "Société numérique".

Peut-être pouvez-vous commencer par nous indiquer votre stratégie dans le domaine des télécoms d'entreprises, et nous présenter vos actions passées, présentes et à venir dans ce domaine. Patrick Chaize puis d'autres sénateurs présents vous poseront ensuite leurs questions.

M. Antoine Troesch, directeur de l'investissement de la Banque des Territoires. - Je vous remercie et propose, pour démarrer cette audition, d'évoquer notre stratégie d'accompagnement à la transition numérique des PME au sein des territoires. Cette problématique se pose de manière particulièrement aiguë depuis les difficultés rencontrées par l'entreprise Kosc. Nous ne nous défausserons en aucun cas et répondrons à toutes les questions et interrogations que vous pourrez formuler.

La Banque des Territoires, créée en mai 2018, a récupéré une partie des activités anciennement dévolues à la Caisse des dépôts qui accompagne la transition numérique des territoires depuis une quinzaine d'années. Elle a elle-même accompagné le Plan France Très Haut Débit (PFTHD). La Banque des Territoires a, à cet effet, joué un rôle majeur dans le développement des Réseaux d'Initiative Publique (RIP) en finançant une dizaine de millions de prises sur les 16 millions que compte la « zone RIP » : 6 millions ont été financés à travers nos participations en fonds propres dans un peu plus d'une cinquantaine de RIP et le reste en prêts au dispositif. Notre première attention s'est portée sur la bonne exécution de ce Plan France Très Haut Débit. Nous avons tenté de nous comporter en investisseur avisé. Notre contribution a, à cet égard, excédé la simple valorisation de nos investissements. Nous nous sommes ainsi attachés à ce que l'ensemble des opérateurs et entreprises concernés puissent se développer de manière efficiente et que les réseaux remplissent leurs objectifs en termes de nombre de prises déployées mais aussi de délais et de qualité de service Nous sommes, au final, globalement satisfaits du cours pris par les événements, même si le déploiement numérique s'avère un combat de tous les instants.

Nous accompagnons également les territoires en aidant les collectivités territoriales à réfléchir à leur stratégie numérique. Nous consacrons des sommes substantielles à la question de l'ingénierie, c'est-à-dire au financement d'études en amont. Ces études visent à aider les collectivités à penser leur transition numérique. Nos réflexions ont également porté sur le développement du wifi territorial, de la 5G ainsi que sur des questions d'infrastructures. Notre démarche vise ainsi à répondre, avec agilité et cohérence, aux besoins des territoires en matière d'offre numérique, notamment via un soutien au plus près aux entreprises. Nous agissons, entre autres, par le biais d'investissements dans des Corporate Ventures .

Notre soutien à Kosc s'inscrit dans le cadre de ce soutien au déploiement numérique des entreprises. Je rappelle qu'entre l'investissement de Bpifrance et celui de la Banque des Territoires, ce sont au total plus de 60 % des fonds levés par Kosc qui ont été investis par le groupe Caisse des Dépôts.

La société Kosc est tout d'abord composée d'une société-mère, Kosc Services, au sein de laquelle la Banque des Territoires n'est pas actionnaire : c'est un point essentiel pour le dossier. L'actionnariat y est réparti entre le groupe OVH, des actionnaires individuels dont le dirigeant Yann de Prince, et Bpifrance. La société est par ailleurs constituée d'une filiale créée à l'occasion de l'investissement de la Banque des Territoires, Kosc Infrastructures, dans laquelle nous sommes présents à hauteur de 24 %. J'insiste donc sur le fait que la Banque des Territoires n'est présente qu'au niveau de l'actionnariat de la filiale d'infrastructures.

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - C'est avec cette participation et celle de Bpifrance que vous atteignez 60 % des fonds ?

M. Antoine Troesch. - Le fléchage des 60% s'analyse de la façon suivante : Bpifrance a investi en actionnariat mais également en prêts à la maison mère, Kosc Services ; pour ce qui nous concerne, c'est dans le cadre de notre investissement décidé en 2017, que nous avons effectivement injecté 20 millions d'euros sous forme de fonds propres pour contribuer au financement de l'infrastructure de Kosc.

Je vous ai, dans mon introduction, promis de faire preuve de la plus grande transparence. Or permettez-moi simplement de rappeler, comme vous le savez déjà, que la société Kosc se trouve actuellement en procédure de conciliation. Une certaine confidentialité entoure cette procédure.

De façon générale, notre stratégie a toujours consisté à soutenir le développement d'une offre numérique haut débit à destination des PME. En dépit des difficultés récentes rencontrées par Kosc, nous sommes toujours porteurs de cette vision. Elle explique les sommes substantielles investies par la Banque des Territoires dans l'infrastructure de Kosc.

Au cours de l'année 2019, un certain nombre d'éléments nous ont toutefois incités à une certaine prudence et convaincus de la nécessité d'un nouveau projet pour Kosc. Le premier élément est que Kosc Services n'a pas réussi sa levée de fonds. Sans entrer dans le détail de ce point, il faut rappeler la situation de contentieux avec la société SFR, faisant peser un risque important sur la société. Le deuxième élément est le changement de stratégie du groupe OVH. J'ai lu le compte rendu de l'audition de Yann de Prince : on ne peut être que d'accord avec ses propos sur OVH. Comme il vous l'a dit 90 % du chiffre d'affaires de la société Kosc est issu d'OVH. Je ne veux pas parler au nom de ce groupe mais il y a très clairement un changement d'orientation qui fait obstacle à l'alignement actionnarial qui aurait été nécessaire pour la continuité de Kosc sans heurts.

Il est dit que la Banque des Territoires a manqué à ses devoirs fin juillet en ne suivant pas une augmentation de capital. Je tiens à rappeler que ce n'est pas la décision d'un jour et d'une personne mais le résultat d'un processus itératif entre l'ensemble des actionnaires de Kosc. Or ces derniers ne sont pas parvenus à se mettre d'accord sur un scénario de financement. C'est la raison pour laquelle son PDG a décidé de lancer cette procédure de conciliation. Cette procédure ne fait, en réalité, qu'accélérer un scénario bénéficiaire pour l'intérêt général et pour la concurrence sur ce marché. Nous pensons que Kosc a besoin, pour réussir, de s'adosser à un acteur industriel plus important qu'elle. C'est un enjeu majeur et votre Délégation le sait bien. L'adossement de Kosc à un investisseur de poids, pour des investissements pouvant s'élever à des dizaines de millions d'euros, est la condition essentielle pour la poursuite de son développement, au sein de ce marché fortement concurrentiel.

Notre conviction est donc que la situation de crise rencontrée par Kosc n'a fait qu'accélérer l'adossement de cette entreprise à un projet industriel de grande envergure. Nous sommes optimistes sur le fait qu'une offre, au minimum, permettra à Kosc de s'inscrire dans un nouveau scénario industriel, à la fois positif et porteur. Il s'agit de notre vision à date.

Vous pouvez, légitimement, vous interroger sur le bien-fondé d'une stratégie du « compte-gouttes » visant à instiller, au fur et à mesure des besoins, des sommes modestes dans cette entreprise et non à investir de façon plus massive compte tenu de notre vision. L'explication d'une telle stratégie s'explique par la menace actuelle posée pour Kosc par SFR, notamment la saisie conservatoire des comptes. Si la Banque des Territoires décidait de s'engager sur des investissements plus lourds, elle pourrait se heurter à un risque juridique et pourrait, de ce fait, perdre ces sommes, à moins que ces dernières n'aboutissent, au final, dans les comptes du groupe SFR.

Les jours qui viennent seront donc décisifs pour l'avenir de Kosc. Ce dossier se gère au jour le jour, pour ne pas dire heure par heure. La Banque des Territoires est certes un investisseur public, mais elle est également un investisseur avisé qui doit gérer sérieusement les fonds qui lui sont confiés. Elle continuera à jouer son rôle de soutien en essayant de trouver une sortie par le haut à ce dossier complexe.

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - Je vous remercie pour ces éclairages.

M. Patrick Chaize, président. - Je vous remercie également pour votre exposé. En dépit du grand nombre de précisions apportées, je souhaiterais obtenir des informations complémentaires. Vous avez notamment déclaré que la Banque des Territoires n'était qu'un simple actionnaire parmi d'autres de Kosc. Je me permets de regretter cet état de fait. Il me semble que son ambition doit aller au-delà. Si vous m'autorisez cette métaphore dans l'air du temps, la naissance de Kosc s'est apparentée à une véritable « procréation assistée ». Au même titre que d'autres acteurs, la Banque des Territoires a été invitée à cette conception. Elle aurait dû, à cet égard, jouer un rôle prépondérant dans ce dossier.

Je m'interroge, plus globalement, sur votre vision du modèle Kosc. Ce modèle vous parait-il viable à long terme ? Si c'est le cas, comment expliquez-vous qu'on ait pu aboutir à une telle situation de crise ? La Banque des Territoires n'aurait-elle pas dû, selon vous, davantage anticiper cette situation ?

De même, avez-vous suivi au fur et à mesure de ses différents développements les difficultés rencontrées par Kosc dans ses relations avec SFR pour le transfert de Completel ? Il ne s'agit pas de dire qui porte la responsabilité de ces difficultés - à titre personnel j'estime qu'elles sont partagées - mais de savoir si vous avez été en mesure d'alerter de la situation ?

Vous avez, par ailleurs, évoqué l'aspect bénéfique, à terme, de la procédure en cours pour l'entreprise. J'y vois, au contraire, une situation potentielle de risques. Ce risque est que le modèle Kosc d'opérateur indépendant et alternatif disparaisse avec une éventuelle reprise par une entreprise intégrée. Parmi les offres de reprises que vous avez précédemment évoquées, quelles sont celles qui vous paraissent les plus pertinentes ? Au final, quel modèle serait préférable ?

Je souhaiterais également vous adresser des questions annexes au dossier Kosc. Quelle est votre vision sur l'articulation idéale entre les deux « géniteurs » ayant présidé à la naissance de Kosc, à savoir l'Arcep et l'Autorité de la concurrence ? Pensez-vous que ces deux acteurs fonctionnement harmonieusement ? Dans le cas contraire, que faudrait-il faire pour améliorer, le cas échéant, cette collaboration et, ainsi, favoriser la vision partagée d'un fonctionnement plus rationnel ?

Vous avez enfin évoqué le cas du groupe OVH que nous allons auditionner. Pensez-vous qu'il n'aurait pas dû être du ressort de la Banque des Territoires d'alerter Kosc sur le risque encouru par un changement drastique de stratégie de la part de l'un de ses actionnaires principaux qui détenait l'avenir de la société ?

M. Antoine Troesch. - Nous sommes, tout comme vous, attachés à dégager un modèle viable qui soit sous-tendu par une égalité d'accès au numérique dans les différents territoires. Nous nous sommes, de fait, engagés au-delà de notre seul rôle d'actionnaire. Il reste toutefois difficile d'affirmer, à ce stade, qu'il existe un modèle soutenable pour une entreprise telle que Kosc.

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - Si je vous suis bien, vous n'avez pas encore de réponse, à ce stade, concernant la viabilité d'un modèle alternatif ?

M. Antoine Troesch. - Tout à fait. Nous en sommes encore au stade de la réflexion. Notre conviction est la nécessité aujourd'hui pour Kosc de s'adosser à un projet industriel plus solide. Nous avons dû choisir entre deux risques. Le premier était de dépenser de l'argent à perte dans des investissements hasardeux. Le second était d'adosser Kosc à un acteur industriel puissant avec le danger, afférent, d'un accroissement du processus de concentration dans le secteur des télécommunications. Sur ce point je voudrais citer le président de l'Arcep qui indique qu'un opérateur tel que Kosc apparaît souhaitable mais non indispensable au sein de ce marché.

M. Patrick Chaize, président. - Ce n'est pas ce qu'il a dit lors de son audition devant nous, ni devant la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire quelques semaines auparavant. Il a précisé au contraire, que Kosc était un modèle idéal.

M. Antoine Troesch. - En tant qu'investisseurs nous n'avons pas été convaincus, à date, de la soutenabilité du business plan. Il existe un certain nombre d'alternatives tout à fait viables au scénario de « l'ingestion » de Kosc par un grand opérateur. Un certain nombre de sociétés, aux profils des plus divers, ont fait part de leur intérêt pour le projet de reprise. Cette diversité d'offres explique notre optimisme actuel. Mais nous demeurons toujours, à ce stade, sans aucune certitude quant à l'issue de procédure de conciliation. Vous nous avez interrogés sur la nature de l'offre de reprise qui serait, à nos yeux, la plus pertinente. Cette offre ne serait pas, selon nous, celle qui permettrait d'optimiser et valoriser les titres de Kosc Services, mais, au contraire, celle qui reposerait sur un projet solide et qui permettrait une compatibilité entre l'actuel management et celui du repreneur. Nous nous intéressons, à cet égard, à la qualité de la reprise des anciens personnels, au paiement des créanciers et des fournisseurs, mais surtout à l'élaboration du futur business plan. L'objectif, en effet, est que les actionnaires continuent, dans le nouveau contexte, à investir dans Kosc. Nous sommes d'ailleurs, à titre personnel, tout à fait enclins à rester et à continuer de soutenir cette entreprise si les offres répondent aux critères que je viens de vous énoncer.

M. Laurent Depommier-Cotton, directeur du département Transition numérique. - Je souhaiterais, pour ma part, revenir sur la définition du modèle économique. Au moment de « l'accouchement provoqué », la conviction de l'ensemble des acteurs sur ce dossier était que le modèle de départ était un modèle extrêmement difficile et incertain. Je vous rappelle que Kosc est un opérateur qui utilise notamment les infrastructures FttH d'Orange pour délivrer à ses utilisateurs une offre sur-mesure négociée avec l'appui du régulateur. Or, sur la durée, cet opérateur ne pourra se passer du soutien du régulateur, en particulier quand cette offre devra être renégociée. Il s'agit donc d'un soutien dans la durée du régulateur sectoriel, on parle ici de plusieurs mandats de présidents de l'Arcep. J'ajoute qu'au-delà de Yann de Prince, d'OVH et de la BPI, lorsqu'il a fallu trouver d'autres investisseurs, notamment pour financer le réseau, nous étions les seuls, personne à part nous ne voulait financer le projet. Aujourd'hui cela reste un modèle sous tension dont l'efficacité repose sur la constance du soutien du régulateur. Kosc est par ailleurs pris en étau entre l'offre d'Orange et celle qu'il propose à ses clients et a demandé au régulateur d'intervenir à ce sujet. Ce que nous pouvons espérer, à ce stade, est que la reprise de l'entreprise par un nouvel industriel permette de créer des synergies avec le repreneur et que ces synergies permettent à terme, de bonifier le modèle de Kosc. Compte tenu des acteurs qui s'intéressent aujourd'hui au dossier, ces synergies sont manifestes.

L'avenir de cette entreprise me semble donc conditionné à une double contrainte : la création de synergies avec le futur repreneur et un pari sur le soutien continu du régulateur sectoriel. Vous comprendrez, par ailleurs, qu'il nous est difficile, au nom de la Banque des Territoires, de porter un jugement sur l'articulation entre les différentes autorités impliquées dans ce dossier. Il s'agit, en effet, d'un dossier extrêmement technique, par exemple quant à la question des liens inter-bâtiments dans les centres d'Orange qui n'étaient peut-être pas explicitement visés dans l'obligation définie par l'Autorité en 2014, et qui a pu permettre à SFR de plaider la bonne foi. Ces sujets nécessitent une excellente articulation entre l'Autorité de la concurrence et l'opérateur sectoriel qui est normalement plus à même d'apprécier ces questions techniques qui peuvent permettre à l'opérateur soumis à des engagements d'échapper à ces engagements puisque souvent, comme le dit l'expression, « le diable est dans les détails ». Si nous ne sommes pas du tout en mesure d'évaluer la qualité de cette collaboration, elle nous semble, en revanche, indispensable, en particulier à la lumière de la récente décision de l'Autorité.

M. Antoine Troesch. - J'ajoute que nous avons pleinement joué notre rôle d'alerte. Quand nous faisons un accompagnement actionnarial, nous essayons, par le biais de nos équipes et de leur expertise, d'être très proches de la société concernée. Il nous était, en revanche, difficile d'anticiper la réaction de l'Autorité de la concurrence. L'affaire n'est d'ailleurs par complètement terminée, entre ce que réclame SFR à Kosc et ce que Kosc réclame à SFR. On parle de 20 million d'euros d'un côté et de 60 millions de l'autre : vous imaginez bien l'incertitude que cela fait peser sur la société. Je souhaite que le projet de reprise permette de sortir, par le haut, de cette impasse du contentieux avec SFR.

M. Laurent Depommier-Cotton. - Pour revenir sur notre rôle d'alerte dans ce dossier, notre position dans la filiale Infrastructures de Kosc nous a permis de voir très nettement que le réseau n'était pas livré. Nous avons pris la décision de devenir actionnaire de Kosc fin 2017 mais n'avons versé des fonds dans l'entreprise qu'en mars 2018 car tant que le réseau n'était pas livré, ce n'était pas la peine d'investir ces fonds. Nous avons donc suivi cette phase au plus près et nous étions complètement alignés avec les actionnaires d'en haut. Je reconnais, en revanche, que nous avons réalisé un peu tard la mesure du désalignement actionnarial dans la société. Ce désalignement entre les actionnaires est une des causes de l'échec de la levée de fonds du premier semestre. Nous n'y étions pas associés car nous ne sommes pas actionnaires de la société-mère, mais bien de la société-fille, la société « du bas ». Face à ce constat d'une impasse financière pour la société « du haut », il nous est alors apparu que la meilleure porte de sortie pour l'ensemble du groupe était d'accélérer son processus de transition actionnariale, de faire rentrer rapidement un nouvel actionnaire industriel plus puissant et capable d'apporter des synergies. Cela plutôt que de le financer à perte dans l'espoir de gagner du temps pour que les actionnaires « d'en haut » puissent continuer à s'expliquer entre eux sur l'orientation à donner à Kosc Services, explications qui duraient depuis plusieurs mois déjà.

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - Il est indéniable qu'au départ, aucun acteur n'avait souhaité participer au financement de Kosc. Vous avez estimé qu'il aurait fallu, dès le départ, adosser Kosc à un projet industriel. Pour quelle raison cet adossement n'a-t-il pas conditionné le lancement du projet ?

M. Laurent Depommier-Cotton. - L'idée de départ était d'utiliser les réseaux FttH d'Orange pour créer des services activés à destination des entreprises, idée amenée et défendue par Yann de Prince. J'ajoute que l'actionnaire industriel de référence, à l'origine, était la société OVH.

M. Antoine Troesch. - La stratégie de départ était ainsi fondée sur la rencontre entre un entrepreneur créatif, Yann de Prince, et un investisseur, en l'occurrence OVH, le premier devant diriger l'entreprise pendant quelques années avant de revendre ses parts à OVH. Le pacte d'actionnaires tourne autour de cette relation car OVH avait à l'époque comme stratégie de combiner des services cloud et télécoms, essentiellement en France. Quelques mois après, OVH a complètement changé de stratégie et est devenu un acteur de cloud mondial qui s'est désintéressé des télécoms en France. Dès lors, la nécessité d'adosser Kosc à un nouvel actionnaire industriel solide s'est imposée comme une urgence.

M. Laurent Depommier-Cotton. - Il s'agit effectivement du point majeur de ce dossier. Un actionnaire industriel qui change de stratégie, cela arrive, je concède que nous en avons peut-être pris acte un peu tardivement, mais il existe également des jeux, comme des clauses de pactes d'actionnaires, qui font que tout n'est pas lisible immédiatement. À partir du moment où nous avons eu cette conviction, la nécessité d'un nouvel actionnaire industriel s'est imposée. Mais il n'est pas toujours possible d'anticiper ces revirements dès le départ d'un projet, surtout lorsqu'on dirige un portefeuille de plus de mille lignes. Notre rôle n'a, en l'espèce, pas varié. Il a consisté à nous montrer à la fois agiles et positifs et à continuer, en dépit des aléas, à porter nos convictions. C'est la raison pour laquelle les jours qui viennent sont décisifs pour savoir si nous pourrons accompagner un nouveau projet. Nous ne sommes toutefois pas assurés, à ce stade, de ce scénario et du devenir de cette entreprise compte tenu de certains éléments nouveaux comme la saisie conservatoire et la décision juridique en suspens, il n'est pas du tout certain que l'entreprise n'aille pas « au tapis » dans les heures et les jours à venir. Nous sommes mobilisés et nous avons bon espoir de sortir de ce dossier par le haut.

M. Laurent Depommier-Cotton. - Nous avons constaté, au cours de l'été 2019, une baisse d'investissement du groupe OVH dans ce projet. Et quand je parle de « baisse d'investissement », c'est peut-être un peu trop loin dans l'euphémisme. Leur vision, pour Kosc, est celle d'une reprise de l'entreprise par un grand opérateur. Celle de Yann de Prince, à rebours, visait à trouver un partenaire financier avec lequel il ne serait pas contraint de partager le pouvoir industriel. Au niveau de la Banque des Territoires nous ne voulions ni du premier, ni du second scenario, pour différentes raisons.

M. Antoine Troesch. - Il est difficile, comme vous le savez, de lutter contre les forces du marché et décréter qu'un investisseur privé se présentera. Si j'avais été dans un fond privé, compte tenu des risques inhérents au business model, de la qualité d'exécution qui n'a hélas, pas été parfaite, du risque de contentieux vis-à-vis de SFR, et surtout, début juillet, les prémices de la décision adverse de l'ADLC et la position de OVH, je me serais posé des questions ; c'est cette accumulation qui a causé ce renversement brutal. Nous espérons que de manière toute aussi rapide, l'entreprise pourra sortir positivement de la situation dans laquelle elle se trouve aujourd'hui.

M. Raymond Vall. - Je m'interroge, pour ma part, sur la façon de recourir à vos services ainsi que les outils qui sont à votre disposition pour désenclaver certains territoires, pour l'heure exclus de l'offre numérique. Il m'apparaît en effet nécessaire de poursuivre ce mouvement de désenclavement, en raison de l'injustice numérique qui frappe certains territoires comme le Gers. Comme d'autres départements, le Gers poursuit son désenclavement numérique grâce à la fibre avec l'opérateur historique, mais avec une vraie injustice issue de l'existence de zones rentables qui ne contribuent pas et de zones non rentables qui sont littéralement « étrillées ». 90 million d'euros de travaux, 50% de subventions de l'État et le reste financé par les départements et les EPCI. L'EPCI auquel j'appartiens financera ce déploiement à hauteur de 160 000 euros et cela pendant 15 ans, c'est le prix à payer pour obtenir un minimum de débit. Il se trouve qu'entre Toulouse Aérospatiale et Langon, un itinéraire à grand gabarit a été mis en place pour transporter des pièces de l'A380, cet itinéraire va être désarmé mais dans son sous-sol demeureront des fourreaux vides où il serait possible de faire passer la fibre. Nous avons un opérateur, une PME, qui se propose de faire passer cette fibre sur 220 km pour pouvoir amener du très haut débit à un territoire qui n'a aucun espoir de se désenclaver ni sur le plan ferroviaire, ni sur le plan routier. Il est tout à fait possible pour environ un million d'euros de déployer cette fibre sur cet axe et ainsi lui faire jouer ce rôle de désenclavement, pour lutter contre la désertification médicale, mettre en place le télétravail, et profiter aux services dans leur ensemble. La Banque des Territoires serait-elle susceptible de soutenir ce type de projet, qui par ailleurs a le soutien du Premier ministre, et bien entendu des autorités locales, puisque l'autorisation de faire passer la fibre a été demandée et sera accordée ?

M. Laurent Depommier-Cotton. - Nous sommes tout à fait décidés à soutenir ce type de projets et je vous prie dès lors de nous mettre en contact avec les interlocuteurs référents pour que nous l'examinions. Votre demande m'évoque nos actions passées, au moment du lancement des réseaux de première génération, car nous avions investis dans 30 réseaux d'initiative publique de première génération qui permettent de raccorder plusieurs dizaines de milliers d'entreprises et qui sont aussi des réseaux longue distance, qui devaient être raccordés à un noeud de réseau majeur, comme Toulouse dans votre cas. Nous sommes effectivement en mesure d'agir dans la mesure où existent des fourreaux permettant, à bas coût, de faire passer la fibre et de desservir certaines zones d'activité proche de cet itinéraire et donc des entreprises encore enclavées. Ce type d'actions me semble, en revanche, plus complexe à mettre en place à destination des particuliers. Il nous est même permis d'envisager la mise en place de points hauts de téléphonie et d'autres types d' infrastructures ad hoc pour les entreprises, comme celles qui existent le long de l'A75 avec la mise en place d'une infrastructure d'initiative publique montée par un syndicat mixte de plusieurs départements traversés par l'A75 entre Clermont-Ferrand et Montpellier. Il y a donc une fibre optique dans l'A75 avec des sorties dans les zones d'activité à proximité.

M. Raymond Vall. - Ce projet est porté dans le cadre de la démarche « Territoires d'industrie » et lorsque cet itinéraire croise des voies ferrées cela ne pose pas de problème grâce à l'accord des régions Occitanie et Aquitaine, mais lorsque ce n'est pas le cas, la situation se complique. Ce volet d'accompagnement de l'infrastructure pourrait-il s'établir dans le cadre d'un partenariat qui inclurait un soutien en termes d'ingénierie ?

M. Laurent Depommier-Cotton. - Oui, tout à fait. Ces soutiens sont même notre raison d'être, nous ne sommes pas uniquement investisseur mais également apporteur de solutions là où il n'en existe pas.

M. Antoine Troesch. - Je me permets de rappeler que nous sommes actuellement l'opérateur de référence sur le programme « Territoires d'industrie ». Nous avons fléché 500 million d'euros de fonds propres à investir sur le programme dans les 140 Territoires d'industries. Nous ferons le maximum pour instruire les projets comme celui-là par la positive et nous mettrons tout en oeuvre pour tenter de lever les obstacles qui se présentent à vous. Notre mission est, en effet, d'intervenir en cas de carence des acteurs privés, c'est d'ailleurs ce que nous avons fait pour Kosc. Notre doctrine est, par essence, diligente mais encadrée d'une certaine rigueur car nous investissons les fonds propres de la Caisse des dépôts. Nous intervenons à des moments critiques où le couple risque/rentabilité ne fonctionne plus pour l'investisseur privé. Nous avons bien sûr des exigences de rentabilité, mais nous nous targuons d'être des fournisseurs de solutions à un moment où les projets sont loin d'être « dérisqués », comme dans votre cas. Nous avons ainsi récemment voté pour la création d'une enveloppe de 26 millions d'euros à destination de l'ingénierie du programme territoires d'industrie. Il nous est donc tout à fait possible de dégager les fonds nécessaires à la réalisation d'études indispensables à ce type de projets de désenclavement, puis de lui trouver un modèle économique qui peut comporter une part de subvention, sans pour autant, mettre financièrement à genoux les collectivités.

M. Raymond Vall. - Je vous remercie pour cette réponse.

M. Patrick Chaize, président. - Je souhaiterais, à présent, vous interroger sur un certain nombre de questions d'actualité. Il existe un risque non négligeable que l'entreprise Kosc cesse ses activités dans les heures qui viennent. Dans ce cas, que faire ? Comment une telle transition se gère-t-elle ? Les PME utilisatrices pourraient se voir, de fait, pénalisées par une telle cessation d'activité. Quels remèdes et solutions la Banque des Territoires pourrait-elle fournir pour assurer le maintien du service pour les entreprises partenaires ? Le président de l'Arcep nous a assuré que ce type de cessation brutale de services n'était jamais arrivé, mais la question demeure et je pense qu'il faut l'anticiper. Plus généralement, si le modèle Kosc ne s'avère, au final, pas viable, quel modèle doit-on mettre en oeuvre pour garantir aux PME l'accès au réseau fibre?

M. Antoine Troesch. - OVH s'est déclaré soucieux d'assurer une continuité de services car il s'agit de leurs clients. Nous sommes, pour notre part et pour les semaines à venir, disposés à permettre la continuité de l'entreprise en accord, naturellement, avec les autres actionnaires de l'entreprise. C'est tout l'enjeu des discussions qui auront lieu ce soir avec les autres actionnaires. Demeure la difficulté des actions juridiques menées par le groupe SFR et, quand bien même nous déciderions de soutenir cette continuité de services dans l'attente d'une reprise par un opérateur industriel, il n'est pas certain que nous puissions le faire techniquement, compte tenu des actions en cours et de la saisie des comptes par le groupe Altice.

M. Laurent Depommier-Cotton. - En dépit de ces obstacles, nous sommes pleinement confiants dans une reprise de Kosc. Il est difficile d'imaginer que le réseau soit coupé. Jamais les clients d'un opérateur n'ont été coupés à cause de ses difficultés financières. Il ne devrait donc pas, à mon sens, se produire de rupture de services pour les clients et entreprises-partenaires de Kosc. Je n'ai aucun doute sur le fait que le groupe OVH fera tout son possible pour éviter une rupture de réseaux pour ses clients. Nous croyons, plus généralement, à la pérennité du modèle Kosc, avec le soutien du régulateur sur le long terme et dans la mesure où, comme je l'ai dit, l'entreprise s'adosse à un repreneur industriel puissant afin qu'elle puisse, avec lui, créer un certain nombre de synergies efficientes.

M. Patrick Chaize, président. - Vous n'envisagez donc pas, en l'espèce, de modèle alternatif ?

M. Laurent Depommier-Cotton. - Ce modèle économique est tributaire des conditions de marché ainsi que de l'accès aux infrastructures d'Orange et des synergies qui pourraient être trouvées sur le réseau backbone .

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - Orange pourrait-il profiter de cette situation de crise pour faire monter les enchères ?

M. Laurent Depommier-Cotton. - Dans l'histoire des télécoms, soit les prix baissent, soit le niveau de services augmente à isocoût. Si l'opérateur Kosc voit les prix du marché baisser, prix auquel il doit vendre, et qu'il n'est pas en mesure d'obtenir l'appui du régulateur pour que Orange adapte lui-même les prix auxquels il lui met son réseau à disposition, Kosc se retrouvera alors dans une impasse. L'entreprise a tout de même bénéficié jusqu'ici d'environ 70 millions d'investissements ce qui est à la fois beaucoup et peu puisque l'idée était largement de réutiliser ce réseau d'Orange.

M. Antoine Troesch. - Nous croyons à la reprise de l'entreprise par un opérateur industriel car aujourd'hui entre le niveau facturé et le coût d'accès, il existe une marge tout à fait suffisante pour que le modèle de Kosc, s'il est bien exécuté, bien financé, bien opéré, soit viable au moins pour un horizon à court - moyen terme. Plus tard, si les prix baissent drastiquement, ce qui serait dans l'intérêt du consommateur, la question de cette viabilité se poserait à nouveau. Sur le papier ce modèle est tout à fait viable mais dans la réalité pas encore tout à fait, mais nous souhaitons nous engager pour assurer la viabilité de ce modèle dans lequel nous croyons.

M. Laurent Depommier-Cotton. - Nous croyons d'autant plus à ce modèle que nous voyons votre préoccupation quant à ce dossier, nous vous voyons interpeller les différentes autorités et en faisant cela, vous travaillez à la pérennité de ce modèle.

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - Nous travaillons surtout à ce que les entreprises puissent profiter de services numériques compétitifs. J'ajoute que les dirigeants de Kosc n'ont pas eu de propos indélicats à l'égard d'Orange. Ils nous ont même assuré qu'il s'agissait d'un partenariat qui fonctionnait bien. Je vous remercie pour la qualité de cet échange.

2. Audition de MM. Michel Paulin, directeur général d'OVH, et Grégoire Kopp, conseiller spécial et chef de cabinet de M. Octave Klaba, fondateur d'OVH

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - Monsieur le Président, Mes chers collègues, Messieurs, nous poursuivons notre série d'auditions consacrées à la question : « Comment garantir un accès efficient des PME à des réseaux et services numériques ? ». Ces auditions s'inscrivent dans la continuité du rapport de notre collègue Pascale Gruny sur l'accompagnement de la transition numérique des PME. A l'occasion de ces travaux, nous avons été frappés par la répétition des « stratégies nocives » des grands opérateurs historiques dont les premières victimes sont les PME (coûts élevés pour être raccordés à la fibre, immeubles d'entreprises régulièrement « oubliés », service universel dégradé...). Le rapport soulignait également le rôle très positif joué par Kosc, nouvel opérateur neutre sur le marché de gros pour les entreprises. Aussi les récentes décisions quasi-concomitantes de l'Autorité de la concurrence et de la Banque des Territoires nous ont interpellés car elles placent Kosc dans une situation très délicate. La disparition de Kosc ou son rachat par un grand opérateur également présent sur le marché de détail serait en quelque sorte un retour en arrière et le signal qu'une meilleure concurrence sur le marché des télécoms semble quasi-impossible.

Pour alimenter notre réflexion, nous avons déjà entendu au cours des deux dernières semaines les représentants de Kosc, des entreprises de services numériques, la Présidente de l'Autorité de la concurrence, le Président de l'Arcep et à l'instant la Banque des Territoires. Pour le Président de l'Arcep, la situation concurrentielle sur le marché télécoms des entreprises n'est pas satisfaisante et si le modèle wholesale only n'est pas le seul, il permet d'éviter les discriminations. Ce fait est confirmé par l'OCDE.

Dans ce contexte, et soucieux de l'intérêt général dans ce domaine, nous sommes heureux de pouvoir vous entendre aujourd'hui, Messieurs. OVH est un acteur privé majeur dans le domaine du numérique. Peut-être pouvez-vous commencer par nous indiquer votre stratégie dans le domaine des télécoms d'entreprises, et nous présenter vos actions passées, présentes et à venir dans ce domaine, ainsi que leur impact sur l'écosystème. Patrick Chaize, président du groupe d'étude sur le numérique, puis d'autres sénateurs présents vous poseront ensuite leurs questions.

M. Michel Paulin, directeur général d'OVH. - Je souhaiterais, pour commencer, vous remercier de nous accueillir dans le cadre de ces auditions. J'ajoute, de manière liminaire, que le groupe OVH s'appelle désormais OVH Cloud . 75 % de notre chiffre d'affaires est, en effet, corrélé au cloud . Le cloud , comme vous le savez peut-être, ce sont de grands data centers qui permettent la gestion ainsi que le stockage de données pour le compte d'acteurs significatifs tels que des éditeurs de logiciels, des intégrateurs de systèmes - nous avons ainsi des partenariats avec CAP, Sopra ou Accenture, ou directement avec de grandes entreprises mais surtout avec des PME. Ces dernières représentent le coeur de cible historique du groupe. Nos services s'adressent à environ 1,5 million de clients dans le monde, notamment via notre activité d'hébergement de sites internet. Nous sommes d'ailleurs responsables de l'hébergement d'un tiers des sites en France, qui sont pour l'essentiel ceux de PME. Nous sommes très attachés à garantir l'accès des PME à des services numériques de qualité. Nous pensons qu'OVH a modestement contribué à cet objectif grâce aux différentes composantes de notre offre : l'accès à des tarifs extrêmement compétitifs, et à des services à la fois très innovants et très modernes. Nous visons toujours le meilleur rapport entre la performance, l'innovation et les prix.

Au-delà de l'activité d'hébergement, nous sommes également présents dans le cloud . Dans le cadre de cette activité, nous nous situons dans le « top 10 » mondial. J'ajoute qu'au sein de ce classement, nous sommes, malheureusement, la seule entreprise européenne. Il s'agit, selon nous, d'un véritable sujet de souveraineté nationale. Nous avons la ferme intention de tenir notre rang d'acteur européen majeur et influent dans un secteur aujourd'hui phagocyté par les Américains et les Chinois. Notre objectif est de fournir aux PME et TPE les solutions les plus innovantes dans le domaine du numérique, et plutôt dans le cloud . Je précise que nous ne sommes plus un opérateur de télécommunications.

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - Est-ce récent ?

M. Michel Paulin. - Cela date d'avant mon arrivée, il y a 4 ou 5 ans. OVH a alors décidé de confier ses clients et son réseau à Kosc, qui est aujourd'hui notre fournisseur de prestations de réseau. Ce n'est donc pas le coeur de notre activité. Puisque ce dernier était une alternative crédible d'infrastructure pour les opérateurs télécoms, il nous paraissait important de pouvoir mutualiser nos compétences et de contribuer, de fait, à l'émergence d'une concurrence dans ce secteur. C'est en ce sens que nous avons aidé Kosc ; je ne connais pas tous les détails de l'accord de l'époque. Nous sommes actionnaires car nous avons apporté un certain nombre d'actifs, mais Kosc est surtout un fournisseur pour nos clients qui ont un besoin de connectivité. Cette connectivité figure parmi les différentes options de nos services de cloud . Elle est toutefois d'un niveau modeste dans la mesure où elle ne s'adresse qu'à quelques dizaines de milliers de personnes sur nos 1,5 million de clients au total. Je précise qu'un cloud sans connectivité est inopérant. Il nous semble donc qu'une concurrence saine est essentielle pour tous les acteurs, pour pouvoir offrir une connectivité accessible sur tout le territoire dans des conditions économiques satisfaisantes. Kosc répondait à cet objectif en offrant une alternative à des acteurs beaucoup plus importants, au premier rang desquels Orange, l'acteur dominant du marché, et SFR - les autres acteurs étant beaucoup plus marginaux. C'est donc dans ce cadre qu'OVH continue à fournir des services de télécommunication sans être un acteur d'infrastructure. Elle le propose en option à ses clients sans que cela ne constitue son coeur de métier.

Je rappelle que les activités de connectivité représentent, in fine, moins de 10 % de notre chiffre d'affaires total. En outre OVH établit une ligne franche entre d'une part l'activité d'infrastructure et de connectivité, qui requiert une importante capacité d'investissement - il est sain qu'un autre acteur y contribue car nous investissons déjà 1,5 milliard d'euros en cinq ans essentiellement en France - et d'autre part les autres services (ni fibre ni DSL) que nous fournissons sur la base de notre propre infrastructure - c'est le cas par exemple de la voix sur IP, service non offert par Kosc. Nous nous focalisons donc sur les services de cloud et les options de télécommunications, mais ne sommes pas et ne souhaitons pas être un acteur d'infrastructure dès lors que nous pouvons nous appuyer sur des acteurs spécialisés dans ce domaine.

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - Je vous remercie pour ces précisions. Pouvez-vous, à présent, nous éclairer sur la structure du capital du groupe OVH ?

M. Michel Paulin. - OVH est détenu à hauteur de 80 % par la famille d'Octave Klaba, le fondateur, les 20 % restants étant répartis équitablement entre deux fonds d'investissement, KKR et Towerbrook.

M. Patrick Chaize, président. - Je vous remercie pour cette présentation. Je souhaiterais, pour ma part, revenir sur le contexte ayant présidé, à l'origine, à votre actionnariat dans société Kosc. Pour quelle raison avez-vous opté, au départ, pour un tel partenariat ? D'après les différents témoignages que nous avons pu recueillir à l'occasion de ces auditions, il semble que le groupe OVH ait changé de stratégie depuis le début de cette collaboration. Corroborez-vous ce changement de cap ? Votre modèle initial ne correspondait-il plus à votre projet initial d'entreprise ?

Comme vous le savez, la situation présente de la société Kosc est pour le moins complexe. Les difficultés qu'elle rencontre actuellement risquent, en effet, d'aboutir à une dégradation de sa situation, susceptible d'aller jusqu'à la liquidation de l'entreprise. Notre inquiétude porte principalement sur les conséquences d'une éventuelle liquidation pour vos clients, utilisateurs des réseaux Kosc. Quelles solutions avez-vous imaginées, à cet égard, pour assurer une continuité de service aux clients ? Par ailleurs, quelles sont vos attentes relatives aux discussions en cours sur l'avenir de Kosc ? Avez-vous compris la position tenue, dans ce dossier, par la Banque des Territoires, qui a été sollicitée cet été pour pouvoir apporter un financement complémentaire ? Partagez-vous leurs options ? Enfin, de manière plus générale, le business model de Kosc vous paraît-il être un modèle viable et susceptible de répondre aux besoins des clients?

M. Michel Paulin. - Je vais tenter de répondre, de manière organisée, à ces nombreuses questions. Pour commencer, je souhaiterais revenir sur le changement de stratégie qui nous est imputé. Je récuse fortement l'idée d'un changement de cap de la part d'OVH. Je rappelle que lorsque notre groupe a décidé de s'associer à Kosc, c'était parce qu'il avait fait le diagnostic que l'activité de connectivité n'était pas son coeur de métier et que l'existence d'un acteur spécialisé dans les infrastructures était nécessaire. Notre stratégie a, dès lors, consisté à apporter nos clients et nos actifs pour permettre à Kosc de progresser en étant focalisé sur cette activité. Tout en restant l'acteur de référence, nous avons d'ailleurs oeuvré pour que d'autres acteurs interviennent auprès de Kosc, en disant que notre finalité n'était pas d'investir de façon permanente puisqu'au contraire nous favorisions la mutualisation. Il était hors de question, dans notre plan initial, qu'OVH soit celui qui représente plus de 95% du chiffre d'affaires de Kosc comme c'est le cas aujourd'hui : notre stratégie consistait à l'aider à se développer en mutualisant, à trouver d'autres clients.

Ce modèle initial n'a pas, contrairement à ce qu'affirment certains, évolué entre-temps. Il n'a jamais changé. Nous avons toujours dit qu'OVH n'avait pas vocation à garder une position d'actionnariat forte ; nous souhaitions avoir un fournisseur fiable qui garantisse un accès à la connectivité compétitif à l'ensemble du territoire. Kosc nous semblait - et nous semble toujours d'ailleurs - capable de garantir cet objectif. Nous avons toujours indiqué notre position d' « aidant » et nous sommes aujourd'hui très inquiets pour nos clients. Ils risquent, en effet, d'être ceux qui seront les plus pénalisés par cette situation de crise. J'ajoute que nous n'avons pas, pour l'heure, de rôle actif de management - nous n'en avons jamais voulu, et sommes uniquement positionné dans un contrat clients/fournisseurs. Notre objectif, depuis le départ, est d'être de moins en moins un actionnaire et de plus en plus un fournisseur. Le schéma initial ne s'est malheureusement pas déroulé comme prévu ; nous pourrons revenir sur les causes. Nous essayons toujours de garantir la pérennité du service à nos clients avec Kosc.

Le choix opéré par la Banque des Territoires a surpris tout le monde, et, au premier chef, OVH en tant que client de Kosc mais aussi en tant qu'actionnaire. Ce n'est pas le scénario que nous avions compris, jusqu'à la veille de la décision. Nous avons été pris de court, ce que d'autres ont dû vous confirmer. Aujourd'hui notre position est très claire : nous souhaitons trouver des solutions de long terme pour nos clients. C'est notre unique préoccupation. Il nous paraît important, dans cette optique, qu'il existe des solutions alternatives aux deux acteurs dominants sur le marché des télécoms. Kosc aurait pu être cette alternative, mais son système n'a pas fonctionné - il faudrait une analyse complète pour comprendre les raisons de cet échec. Notre vocation, je le répète, est d'être des « aidants » dans la recherche de solutions pérennes pour nos clients.

M. Patrick Chaize, président. - Sans faire une analyse exhaustive, comment expliquez-vous ce dysfonctionnement ?

M. Michel Paulin. -J'avais participé, avec d'autres, à l'aventure de LDCOM et à la création d'une alternative à Orange, qui possédait un monopole sur le marché. Cette expérience a montré que la clé pour réussir passe par la mutualisation avec de nombreux clients. C'est ce qui a motivé le choix d'OVH de se diriger vers un acteur spécialisé, car il est évident que le groupe OVH seul est bien incapable de constituer un opérateur alternatif aux acteurs dominants sur le marché. OVH sera toujours trop « petit » pour devenir un acteur alternatif de télécommunications. Ce n'est, d'ailleurs, aucunement son ambition. Une masse critique de clients est, à cet égard, nécessaire, pour survivre et garantir une qualité de services sur le long terme.

On pourrait discuter des raisons pour lesquelles Kosc n'a pas réussi la mutualisation nécessaire pour pouvoir rapidement créer une infrastructure alternative, ayant un effet de taille suffisant pour être pérenne à long terme. Je ne saurais dire si son échec se justifie par un manque de temps ou des distorsions de la concurrence. Le marché des télécoms est particulièrement exigeant et difficile ; encore une fois, c'est la raison pour laquelle il faut réussir à mutualiser un maximum de clients, ce que OVH est incapable de fournir, car ce n'est pas le coeur de métier de notre entreprise. OVH, par exemple, ne lance pas de campagne marketing pour son volet télécoms. Il s'agit simplement d'une option supplémentaire que nous offrons à nos clients. Sur 1,5 million de clients - qui ne sont pas tous en France - seul un petit pourcentage est aujourd'hui raccordé à la fibre.

Nous sommes convaincus que tout projet d'infrastructure pérenne nécessite la mutualisation de nombreux acteurs, comme c'est d'ailleurs le cas dans une délégation de service public. Seul ce modèle mutualisé permettra de survivre financièrement et de continuer à mener une politique d'investissements. Kosc n'a pas réussi ce pari. En revanche nous mettrons tout en oeuvre pour l'aider à trouver une solution à la fois pérenne et surtout rapide, car nous n'avons pas d'autre alternative pour nos clients. Enfin j'explique la décision de la Banque des Territoires par le caractère soudain et imprévu des événements récents. Ils n'ont fait qu'accélérer le refinancement de Kosc qui était déjà envisagé.

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - Quelle est aujourd'hui la nature de vos échanges actuels avec les dirigeants de Kosc ?

M. Michel Paulin. - Nous étions avant tout, avant cette procédure, de simples clients de Kosc. Tous nos clients bénéficient, en effet, des infrastructures Kosc, même lorsqu'ils passent par les portes nationales d'Orange ou de SFR. Notre choix, au départ, était d'être des actionnaires de référence certes, mais passifs. Nous étions favorables à une recapitalisation de l'entreprise par la Banque des Territoires, car nous ne souhaitions pas investir davantage dans le projet. Nous avons aujourd'hui deux préoccupations majeures, qui sont la recherche d'une situation optimale pour nos clients et les incertitudes liées à notre position d'actionnaire.

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - Il s'agit d'une explication pragmatique.

M. Patrick Chaize, président. - Je vous remercie pour ces explications très éclairantes sur la situation actuelle. Le but de ces auditions est, en effet, de recueillir les informations à la source.

M. Michel Paulin. - Il nous apparaît, plus que jamais, nécessaire d'offrir au public un maximum d'alternatives dans ce secteur. La concurrence a prouvé son utilité dans nombre de domaines, bien au-delà de celui des télécommunications. Ce postulat motive notre action d'« aidant » et il est évident que nous continuerons à agir selon cet état d'esprit constructif. En fonction du cours pris par les discussions - nous n'avons pas d'informations très claires sur les différents types de scénario, nous arrêterons notre décision et prendrons nos responsabilités. Mais, je le répète, notre objectif premier est de garantir la pérennité de service à nos clients.

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - L'idée d'un rachat de Kosc par OVH était-elle totalement exclue ?

M. Michel Paulin. - Totalement. Pourquoi notre groupe confierait-il une partie de ses actifs pour les racheter par la suite ? Nous sommes actionnaires de Kosc Services, pas de Kosc Infrastructures. Un tel rachat ne répondrait donc à aucune logique puisque nous ne sommes pas opérateur d'infrastructures télécoms, ce n'est pas notre objet social. En revanche, un certain nombre de mécanismes au sein des pactes d'actionnaires autorisent certaines préemptions ainsi que la protection des actionnaires existants au moment de la vente de certains actifs. Mais cela n'implique aucun engagement, encore moins dans la filiale d'infrastructure dont nous ne sommes pas actionnaires.

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - Merci encore d'avoir clarifié ces éléments.

3. Audition de MM. Jacques Garau, directeur général de CMA France (Chambre de Métiers et de l'Artisanat), Salim Shadid, directeur du service numérique, et Samuel Deguara, directeur des relations institutionnelles

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - Monsieur le Directeur général, Messieurs,

Vous avez souhaité être auditionné par notre Délégation et le groupe Numérique, présidé par Patrick Chaize, en indiquant que les entreprises artisanales étaient concernées par l'accès des PME à la fibre, et c'est dans ce cadre que nous avons le plaisir de vous écouter aujourd'hui. Je vous laisse immédiatement la parole afin de connaître vos préoccupations.

M. Jacques Garau, directeur général de CMA France. - Je vous remercie de nous auditionner. Je souhaiterais, pour commencer, réaffirmer l'importance de ce dossier pour les entreprises artisanales. Lors de notre séminaire de travail du 8 octobre 2019, la stratégie pour l'artisanat que souhaite développer le Gouvernement et ses ramifications numériques ont été évoquées, or, celles-ci ne sauraient voir le jour si les artisans n'ont pas accès au haut débit ou au très haut débit. Il s'agit d'une préoccupation majeure soulevée à l'occasion du déploiement du Plan Fibre de 2013 et du retard que nous constatons au niveau national. Les entreprises artisanales expriment certes une grande diversité de besoins en matière de connectivité. La montée en puissance des plateformes a, en outre, montré l'émergence de nouvelles formes de commercialisation qui concerne également les entreprises artisanales. Une connexion internet viable demeure, pour nous, le préalable à l'accès à ces plateformes. L'usage du numérique est, de même, de plus en plus présent dans le fonctionnement quotidien de l'entreprise artisanale : les opérations de gestion logistique, comme l'acheminement des produits destinés à la transformation, mais également la gestion d'entreprise, la relation avec les différentes administrations ou encore la commercialisation des produits via les plateformes. Aujourd'hui, un grand nombre d'entreprises artisanales passent par des abonnements numériques destinés aux particuliers. Pendant longtemps, cela était suffisant. La situation se présente différemment désormais compte tenu des nouveaux besoins que je viens d'évoquer mais aussi dans la mesure où ces artisans développent leur activité à l'export. Nous représentons, à cet égard, une part non négligeable des exportations de notre pays. Nous devons ainsi améliorer notre capacité à communiquer avec nos clients. En bref, les besoins des entreprises artisanales évoluent. Les 15 000 entreprises industrielles que nous représentons, pour la plupart situées dans votre département Mme la présidente, sont par ailleurs les sous-traitantes de grands groupes, de multinationales comme Airbus. Pas un avion d'Airbus ne vole sans que soit intervenue une entreprise artisanale ! Cela paraît incroyable mais elles interviennent sur des activités souvent très pointues comme les traitements de surfaces métalliques ou la découpe « jet d'eau ». Dans ce contexte, il est difficilement concevable qu'elles ne puissent avoir accès au très haut débit, particulièrement à l'heure du développement de la 5G et des objets intelligents. Cet accès s'avère crucial si nous souhaitons que la filière artisanale, créée par la loi Pacte, puisse innover et se développer efficacement. J'ai dans ce contexte, récemment visité un fablab situé dans la CMA de l'Ariège qui agit comme véritable site ressource pour les entreprises qui peuvent y faire de la conception, utiliser des imprimantes 3D et être accompagnées. C'est la condition sine qua non si nous désirons rester dans la course. Nous nous trouvons malheureusement bien loin aujourd'hui de cet objectif.

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - Nous entendons naturellement votre souhait que les entreprises artisanales françaises, dont les 15 000 entreprises artisanales industrielles puissent, au plus vite, avoir accès au haut débit et être desservies par la fibre, ce qui est pour elles une nécessité de développement. Cet accès est aujourd'hui possible par le biais des deux grands opérateurs présents sur ce secteur. Toutefois, l'arrivée d'un opérateur de gros, Kosc, sur ce secteur, a permis d'offrir aux entreprises la possibilité d'un raccordement à la fibre entreprise, accès qui profite à plusieurs dizaines de milliers d'entreprises en France. La menace qui pèse aujourd'hui sur Kosc, et son risque de disparition, est la raison d'être de ces auditions. Nous souhaitons, en effet, sortir par le haut de ces difficultés face à la nécessité absolue qui existe pour les PME de conserver cet accès à prix compétitif à la fibre. Avez-vous eu écho de la part des entreprises artisanales de leur éventuel recours à des sociétés alternatives et, plus généralement, de leurs inquiétudes relatives à la situation présente ?

M. Jacques Garau. - Je rappellerai quelques données de base concernant les entreprises artisanales. Elles sont implantées à 38 % dans les grandes agglomérations, dans des zones denses dans lesquelles Orange, par exemple, déploie la fibre, à 25 % dans des agglomérations de 10 000 à 200 000 habitants et, enfin, à 37 % dans des communes de moins de 10 000 habitants, dont 23 % de communes rurales. Le poids de ces communes rurales varie selon les régions. Nous souhaitons que le calendrier de déploiement de la fibre soit tenu et que l'échéance prévue de 2022 respectée. Ce raccordement préoccupe particulièrement les créateurs d'entreprises. Il s'agit, pour ces derniers d'un sujet essentiel quant à leur implantation. Ceux déjà implantés souffrent, de leur côté, des retards dans le calendrier de ce déploiement. Certaines zones, telles que les périphéries d'agglomérations, sont confrontées à des situations ubuesques, où les grands opérateurs prennent du retard dans leur déploiement en zones très denses et sont rattrapés par le RIP, face à cela les communes suburbaines situées entre la zone très dense et la zone RIP se retrouvent défavorisées, alors même qu'il s'agit de zones où l'artisanat est extrêmement présent (car le foncier y est moins cher). Elles ne peuvent, compte tenu de leurs besoins, souscrire à des abonnements de particuliers alors qu'ils ne prévoient pas l'engagement de services que l'on retrouve dans les abonnements professionnels. Nous sommes particulièrement attentifs à la qualité, à la continuité, tout comme au coût de ces services. Si Kosc devait disparaître, nombre d'entreprises artisanales risqueraient d'être confrontées à une rupture de services. Cet impact serait plus significatif pour elles que pour des entreprises de plus grande taille.

M. Patrick Chaize, président. - Quelle est, plus généralement, votre vision du déploiement de l'accès au numérique sur le territoire? Certains secteurs sont-ils, en la matière, plus concernés que d'autres ? Dans quelle mesure l'aspect territorial joue-t-il dans ce domaine ? Quelle est, enfin, votre appréciation sur le statut (public ou privé) du porteur de projet ?

M. Jacques Garau. - Le déploiement se déroule, pour l'heure, de manière hétérogène, ce qui crée des distorsions économiques entre les entreprises. Ce déploiement non uniforme pose question, même si nous sommes naturellement conscients des contraintes techniques et économiques en la matière. Les Réseaux d'Initiative Publique (RIP) assurent une qualité de dialogue entre les utilisateurs des différents territoires ; les collectivités sont étroitement associées à ces discussions via les différents conseils départementaux et régionaux. J'ajoute que les RIP possèdent une connaissance très fine de ces différentes zones d'activité dans la mesure où elles en assurent la gestion. La logique de déploiement en zone très dense est différente. On peut légitimement s'interroger sur certains choix faits en la matière, motivés, entre autres, par les contraintes techniques inhérentes à la fibre. Il s'agit, en effet, avant tout d'un sujet d'ingénierie corrélé aux questions de bâtiments et d'infrastructures. Le coût de la fibre est, en effet, tributaire des infrastructures existantes ou à construire, et de l'obtention des autorisations ; cela représentent plus de 50 % du coût.

Le sujet s'avère donc complexe. Il est, certes, toujours possible de regretter que les engagements pris au départ n'aient pas été tenus quant à la vitesse de déploiement. Cette complexité est parfois incompréhensible pour le client : que penser quand la rue voisine bénéficie de la fibre mais pas celle où se trouve son entreprise? Les RIP ont, à cet égard, fait un effort de pédagogie louable à destination des entreprises.

M. Patrick Chaize, président. - Vous considérez donc que les RIP sont plus efficients et prennent bien en compte les besoins des secteurs économiques ?

M. Jacques Garau. - J'ai, personnellement, vécu de manière très concrète la question de ce déploiement en tant que secrétaire général pour les affaires régionales (SGAR), d'abord en Alsace puis dans le Grand Est. J'ai pu, à cette occasion, mesurer la complexité du sujet et l'insatisfaction des élus quant au manque de visibilité sur les déploiements de la fibre par Orange. A contrario , les RIP émanant des collectivités locales ont permis que ses dernières s'emparent du sujet. Elles ont mené des concertations très larges avec, notamment, les chambres d'artisans qui ont pu faire valoir leurs spécificités et mettre en avant les zones d'activités où les entreprises artisanales sont implantées. Grâce à leur action, beaucoup d'élus seront désormais attentifs à ce que les zones d'activités soient rapidement connectées. Cet enjeu est d'autant plus important pour eux que la question des emplois est étroitement corrélée à cet accès. Il était difficile de s'attendre aux mêmes logiques de déploiement pour les opérateurs privés car on sait qu'Orange déploie la fibre sur ses fonds propres. La logique qui prévaut est différente dans le cas des communes moyennes ou rurales. Les choix opérés par les collectivités dans le cadre des RIP semble, pour l'heure, donner satisfaction, tant en vitesse de déploiement qu'en qualité de concertation. Notre rôle aujourd'hui est d'assurer la continuité des réseaux mobiles pour les entreprises artisanales, dans le contexte d'un développement de la 5G. Nous avons fait le choix de développer la fibre partout quand il aurait peut-être fallu, à mon sens, développer dans un premier temps la fibre d'une part, et la 4G d'autre part, dans les zones plus difficiles d'accès.

M. Patrick Chaize, président. - L'accès à la fibre est en réalité un préalable à la 4G et 5G. Il s'agit de réseaux complémentaires qui ne peuvent être concurrents. Les questions du mobile ou du fixe doivent être dissociées au risque de dégrader la qualité des deux types de réseaux.

M. Jacques Garau. - Elles sont selon moi complémentaires. Un accès dégradé au numérique est ainsi parfois plus souhaitable que pas d'accès du tout.

M. Patrick Chaize, président. - Mais aujourd'hui dans certains territoires, c'est plutôt tout ou rien, car sans la fibre pas de réseau 4G, les deux étant imbriqués.

M. Jacques Garau - Je précise que cette question de la complémentarité entre fixe et mobile n'a pas été posée comme principe de départ.

M. Patrick Chaize, président. - Elle a été posée. Les dysfonctionnements et retards s'expliquent par les réalités techniques sur le terrain.

M. Salim Shadid, directeur du service numérique. - La fibre est nécessaire pour raccorder les équipements entre eux. En l'absence de connexion et d'opérateurs en capacité de relier à la fibre le fameux « dernier kilomètre », il est toujours possible de s'appuyer sur des réseaux mobiles.

M. Patrick Chaize, président. - Aujourd'hui ces opérateurs existent, et il y a de tels projets de raccordement dans tous les départements français. Il faut en garantir les financements. Il reste aujourd'hui 25 départements, soit le quart du territoire national, où le raccordement ne s'effectue pas à 100 %. Ce chiffre n'est pas négligeable.

M. Jacques Garau. - Dans le cadre de notre contractualisation avec l'État, nous avons tenté d'accélérer la digitalisation dans les entreprises. Mais l'accès, pour elles, au très haut débit constitue un préalable en vue de stimuler cet accompagnement. Notre sujet, je le rappelle, est d'assurer la meilleure mise en oeuvre possible du numérique au sein des entreprises artisanales. Or dans certaines zones rurales, la création d'un écosystème numérique est indispensable. En l'absence d'accès au haut débit, l'implantation d'entreprises est inenvisageable, autant pour les entreprises artisanales que pour les services et les conseils dont elles ont besoin. Le premier objectif des chambres artisanales sera donc d'effectuer un premier audit de ces écosystèmes avant de nous tourner vers les entreprises spécialisées dans les services numériques aux entreprises, mais celles-ci ne sont pas présentes sur l'ensemble du territoire. Je ne vous cache pas qu'il existe, aujourd'hui en France, une véritable fracture numérique.

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - Je vous remercie pour ce témoignage.

4. Audition de MM. Justin Menezes, associé au sein du cabinet d'audit Mazars, mandataire de contrôle agréé auprès de l'Autorité de la concurrence et Philippe Nataf, expert fusions-acquisitions, membre de l'équipe du mandataire

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - Je vous remercie d'avoir répondu à notre demande d'audition relative, au « dossier Kosc » dont nous avons été saisis dans le cadre de nos travaux sur la numérisation des PME. Vous êtes mandataires agréés par l'Autorité de la concurrence, que nous avons d'ailleurs déjà auditionnée, dans le cadre de l'auto saisine visant à contrôler le respect des obligations de SFR, s'agissant du transfert du réseau Completel. Nous souhaiterions vous entendre à ce sujet, en commençant par nous préciser les actions que vous avez conduites dans le cadre du mandat qui vous a été confié, puis par nous indiquer la nature de ce mandat ainsi que les étapes de votre calendrier. Puis vous nous donnerez vos éventuelles conclusions ou votre analyse de la situation telle qu'elle se présente aujourd'hui, sachant que nous avons déjà entendu la présidente de l'Autorité de la concurrence, l'Arcep, Kosc, OVH et la Banque des Territoires. Nous sommes impatients de vous écouter aujourd'hui.

M. Justin Menezes, associé au sein du cabinet d'audit Mazars. - Madame la Présidente, Mazars est un cabinet international d'audit et de conseil de premier plan d'origine française. En août 2015, Mazars Londres a acquis CompetitionRx, un des cabinets leaders dans le domaine du droit de la concurrence, de la mesure de datas et du contrôle des engagements. Auparavant, c'est-à-dire à la fin de 2014, CompetitionRx, aujourd'hui Mazars Royaume-Uni, a été choisi par Numéricable-Altice et SFR, et agréé par l'Autorité de la concurrence, pour mener la mission de mandataire de contrôle sur la fusion entre Numéricable et SFR. Les engagements pris par SFR-Numéricable sont de deux types : des engagements dits comportementaux d'une part, mais aussi des engagements structurels, c'est-à-dire des cessions d'actifs. C'est la raison pour laquelle nous nous sommes adjoint les services de Philippe Nataf, ici présent, qui est spécialiste des fusions-acquisitions. De l'e-mail que vous nous avez adressé, je comprends que vous vous intéressez ce soir à la décision de l'Autorité du 6 septembre 2019 clôturant la saisine d'office de l'Autorité de la concurrence concernant la cession du réseau DSL de Completel. Nous vous remercions de votre invitation et nous efforcerons de répondre aux questions.

Je tiens cependant à préciser que nous sommes tenus par le secret des affaires. Nous ne pourrons pas partager d'éléments sur les documents que nous avons produits à l'intention du service de concentration de l'Autorité et de SFR-Numéricable. L'Autorité de la concurrence pourra éventuellement partager ces éléments avec vous. En revanche, M. Nataf et moi-même serons heureux d'évoquer notre rôle en tant que mandataire de contrôle et sur la manière dont nous l'avons exercé, notamment dans le cadre de la cession du réseau DSL de Completel. M. Nataf, qui a été plus proche du dossier, répondra à vos questions sous mon contrôle ; il était le membre d'équipe responsable du contrôle du respect des engagements.

M. Patrick Chaize, président. - Je vous remercie pour ces précisions liminaires. Ma première question pourra vous paraître quelque peu brutale, mais je souhaiterais connaître votre regard sur la décision de l'Autorité de la concurrence prise en septembre 2019 sur le dossier Kosc, sachant que votre mission était engagée et avait mis en évidence un certain nombre d'éléments sur le sujet.

M. Philippe Nataf, expert fusions-acquisitions, membre de l'équipe mandataire. - Il serait difficile pour nous de donner un regard sur une décision de l'Autorité. Je peux peut-être vous préciser quel a été notre rôle, comme madame la Présidente l'a demandé initialement. Notre rôle intervient, en effet, très en amont de cette décision. Je peux peut-être vous préciser le rôle du mandataire en général, qui s'est appliqué sur ce cas particulier. Comme l'a dit M. Menezes, il existait un certain nombre d'engagements, dont l'un était la cession du réseau DSL de Completel. Je rappelle que le rôle du mandataire est de suivre la mise en place des engagements pris par la partie notifiante quand il y a une fusion entre deux sociétés, en l'occurrence Numéricable et SFR. Notre mandat est calé sur la durée des engagements, qui sont des engagements de cinq ans dans ce cas précis. Sur le sujet particulier de Kosc, le rôle du mandataire a été de suivre cette cession et de rassembler des éléments pour informer de l'évolution le service des concentrations. Cette opération n'a pas été facile, car, comme les personnes que vous avez auditionnées ont pu vous le dire, il s'agit d'une opération inédite de grande ampleur, d'autant plus que l'acquéreur ne possédait pas initialement de réseau. Kosc était une start-up avec des actionnaires très puissants, mais demeurait tout de même une start-up.

Il ne s'agissait pas simplement de transférer un réseau (essentiellement ce que l'on appelle les noeuds de raccordement), il a fallu aussi développer un projet, créer un backbone . L'opération était complexe et le rôle du mandataire a été aussi d'aplanir la relation entre l'acquéreur et le cédant. Parce que, et vous en avez été informés, il y a par ailleurs une procédure au tribunal de commerce. Donc la relation s'est tendue à un moment donné et nous avons eu pour rôle d'accompagner les parties dans l'« allumage » du réseau, puisque nous recevons les commentaires des tiers, et le commentaire du tiers le plus concerné, qui était l'acquéreur, était « je n'arrive pas à démarrer mon réseau ». Donc notre rôle a été d'abord de mettre en place ce que l'on a appelé une task force pour que les parties se parlent et pour que les problèmes soient résolus aussi rapidement que possible. Nous avons demandé à la partie notifiante de mobiliser des personnes au sein de sa structure, jusqu'au directeur exécutif en charge des opérations, de façon à avoir, quand il y avait rupture d'un signal ou non continuité, une action immédiate du vendeur. Notre rôle était également un rôle d'alerte, puisqu'il y a eu auto saisine. Nous avons signalé un doute et une interrogation. Nous ne pouvons pas donner plus de détails, étant tenus par le secret des affaires. Nous avons ainsi informé le service des concentrations de la situation, après avoir essayé d'aplanir les différends et l'Autorité, plus particulièrement son service des concentrations, a décidé de s'auto saisir. C'est là que notre rôle s'est arrêté. L'autorité mène son enquête, qui va des auditions des parties jusqu'à des questionnaires, des échanges auxquels nous n'avons pas participé. Les services instruisent et présentent leur rendu au Collège de l'Autorité qui prend une décision. Nous avons eu quelques auto-saisines sur ce dossier et le Collège peut sanctionner ou clôturer sans sanction. Notre rôle se situe très en amont. C'est un rôle d'information, de suivi. Nous essayons d'arrondir les angles et, en cas de doutes, nous en informons l'Autorité, qui décide ou pas de s'auto saisir. C'est la décision des services d'instruction.

M. Patrick Chaize, président. - Je prends acte de votre réponse. Mais excusez-moi d'insister, si vous avez orienté l'Autorité à se saisir de ce dossier, c'est que vous avez, dans vos travaux préliminaires, eu un certain nombre d'éléments qui vous permettaient de le faire. Aujourd'hui, pouvez-vous dire que ces éléments n'étaient pas suffisants ou n'ont-ils pas été suffisamment creusés ? Vous avez le droit d'avoir un avis, malgré le secret des affaires, vous êtes ici devant une commission parlementaire, avec tout le sérieux et la réserve dont on dispose. Nous avons conscience de notre devoir de réserve en la matière. Ce que l'on a pu entendre dans ces auditions, c'est que l'un des acteurs, qui est Kosc, a souvent évoqué vos travaux comme étant une source rassurante le concernant. Ces propos n'engagent qu'eux. Mais, ce qui m'intéresse est que vous puissiez venir challenger ces propos, pour peut-être les assouplir, les atténuer ou au contraire les confirmer. C'est pourquoi j'insiste sur ma question : est-ce que finalement cette décision de l'ADLC, même si j'entends que vous n'avez pas à la commenter, est en cohérence avec vos travaux ?

M. Philippe Nataf. - Nous sommes tenus par un contrat, par un mandat qui ne nous permet pas de divulguer le contenu des rapports, y compris dans ce dossier.

M. Patrick Chaize, président. - Vous pouvez tout de même donner une appréciation personnelle, un avis dans cette affaire.

M. Philippe Nataf. - Cela ne relève pas d'un avis personnel ou d'une opinion. Il y a un travail, mené par les services d'instruction, auquel nous n'avons pas eu accès. Nous ne pouvons donc pas avoir un avis car je n'ai pas les éléments pour juger.

M. Patrick Chaize, président. - Quels sont les éléments qui vous ont permis de pousser l'Autorité de la concurrence à s'auto saisir de cette affaire ?

M. Philippe Nataf. - Je ne peux pas donner les éléments dans les détails. Je peux en revanche parler des questions de calendrier. La cession a été organisée en plusieurs parties. La date échéance était le 31 mars 2017. Nous avons eu, un peu avant cette date, de la part de Kosc, des signaux négatifs ; ils n'arrivaient pas à allumer et évoquaient des ruptures de liaisons optiques. Notre rôle était de vérifier que les engagements étaient bien respectés à la lettre mais, au-delà de tout ça, le but était qu'un concurrent émerge sur le marché et donc que le réseau soit fonctionnel. Nous avons convenu de dialoguer avec les deux parties prenantes deux fois par semaine à partir de là, à travers des conférences téléphoniques et des réunions, pour essayer de résoudre la situation. C'est un effort qui a été mené avec l'accord de tous jusqu'au 22 décembre 2017. À l'issue de cette phase, Kosc nous a annoncé toujours constater des pertes de signal. Nous ne pouvons pas vous donner le détail de nos rapports, mais globalement, Kosc était toujours demandeur d'efforts supplémentaires en expliquant que son réseau n'était toujours pas fonctionnel.

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - Il n'empêche que vous êtes témoin du fait que, tout au long de la mise en oeuvre, le réseau n'était pas opérant à 100 %. Est-ce correct ?

M. Philippe Nataf. - Ce n'est pas parce qu'il n'est pas opérant que la responsabilité incombe à l'une ou à l'autre des parties, il faut aller plus loin. C'est l'objet de l'enquête qui a démarré au moment de l'auto saisine. Nous avons constaté une situation. Notre rôle est un rôle d'alerte. C'est à l'Autorité de tirer une conclusion, après instruction et après présentation au Collège. Nous nous situons vraiment très en amont.

M. Patrick Chaize, président. - J'espère que vous allez pouvoir répondre à cette question. À propos du rôle partagé de l'ADLC et de l'Arcep, selon vous, est-ce que l'Arcep aurait pu ou du jouer un rôle dans le déroulement de ce dossier ? Formulé autrement, l'Autorité de la concurrence aurait-elle du saisir l'Arcep sur une question de régulation qui est hors de son domaine de compétence ?

M. Philippe Nataf. - Je ne suis pas en mesure de répondre à cette question. J'en serais bien incapable, car je n'ai pas la formation pour y répondre, cette question étant davantage d'ordre juridique ou institutionnel. En revanche, ce que je peux vous dire, c'est que le sujet est extrêmement technique, et donc nous avons nous-mêmes fait appel à l'Arcep pour avoir des éclairages et des opinions. Tout au long du suivi des engagements, l'Arcep nous a toujours répondu avec beaucoup de pédagogie, beaucoup de patience, nous aidant dans notre compréhension.

M. Patrick Chaize, président. - Cela signifie que sur ce dossier, il y avait un certain nombre d'aspects qui étaient plus techniques que juridiques et liés à la concurrence.

M. Philippe Nataf. - J'ai lu les minutes de votre entretien avec Etienne Chantrel qui parlait des RNO/RVO. Au-delà de l'aspect concurrentiel, il faut savoir de quoi on parle et, pour nous, il fallait que quelqu'un nous explique. C'est l'Arcep qui traduit en langage courant toutes ces abréviations et qui nous permet de comprendre. Ensuite, se pose la question de savoir qui a mené telle mesure, est-ce que celui-ci a tort ou non. Il faut d'abord comprendre le sujet technique pour ensuite émettre une alerte, comme nous l'avons fait, puisqu'il y a eu auto saisine.

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - Sur un point technique, l'Autorité de la concurrence nous a dit que pour que le réseau fonctionne, il fallait qu'Orange livre les liens intra-bâtiments. Kosc nous dit qu'il aurait fallu des mandats de SFR pour pouvoir les obtenir. Il s'agit d'un véritable triangle décisionnel, particulièrement complexe. Pouvez-vous nous préciser les prérogatives de chaque partie ?

M. Philippe Nataf. - Le mandat de lien inter-bâtiment doit être demandé par le propriétaire du matériel qui est dans le RNA. C'est effectivement à Kosc de le demander, en ayant obtenu des informations de SFR.

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - SFR n'aurait donc pas donné ces informations ?

M. Philippe Nataf. - Je ne peux pas rentrer dans ce détail.

M. Patrick Chaize, président. - Il nous est difficile d'appréhender ce dossier, en l'absence de réponses précises de votre part. Quelle est, de manière plus générale, votre vision de la concurrence sur le marché de gros des télécommunications ?

M. Philippe Nataf. - J'ai compris, des voeux du président de l'Arcep en janvier 2019, qu'il était heureux qu'un nouvel acteur arrive sur le marché. C'était aussi l'objectif de la décision. Personnellement, je ne peux que constater le souhait formulé par les institutions de l'émergence d'un nouvel acteur. Je ne peux qu'approuver, étant moins spécialiste qu'eux.

M. Patrick Chaize, président. - Pour poursuivre, en cas de liquidation de l'entreprise Kosc, à votre sens, quelles pourraient être les conséquences sur le marché entreprises ?

M. Philippe Nataf. - Plusieurs étapes précèdent une éventuelle liquidation, qu'entendez-vous par ce terme ?

M. Patrick Chaize, président. - Je parle de l'étape définitive, l'étape ultime. D'après les informations dont nous disposons à ce jour, l'option de la liquidation n'est pas à écarter. Évidemment, il faudra d'abord passer des étapes, mais certaines ont déjà été passées. On s'y dirige, à mon sens, en considérant les démarches parallèles de SFR sur Kosc, mesures évoquées par le président de Kosc devant nous. Depuis septembre. Il essaye tant bien que mal de trouver des solutions pour pouvoir passer la période, mais cela ne durera pas très longtemps.

M. Philippe Nataf. - Je ne sais pas du tout à quel stade Kosc se trouve. Toute société peut entrer en règlement judiciaire. La liquidation est vraiment l'étape ultime. Lorsqu'il y a un actif comme celui en question, il est rare d'arriver jusqu'à cette extrémité. J'ai lu qu'une banque d'affaires a été mandatée, je crois que Yann de Prince vous l'a dit. Il faudrait plutôt interroger cette dernière.

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - Vous ne voyez donc pas du tout la liquidation sèche, mais vous pensez que, compte tenu des actifs, il y aura automatiquement une reprise pour qu'il y ait continuité. C'est votre sentiment ?

M. Philippe Nataf. - Quand il y a un actif, c'est souvent le cas, on ne va pas forcément à la liquidation. Mais je ne connais pas la situation précise, donc j'ai du mal à me projeter. Je suis peut-être trop optimiste. Ce n'est pas du tout dans mon périmètre.

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - Sur un point concret, dans les documents que vous avez remis à l'Autorité de la concurrence, est-ce que certains pourraient-nous être communiqués par l'Autorité ?

M. Philippe Nataf. - Il faut leur demander. Tout au long des 5 ans, on émet des notes et des rapports à l'Autorité de la concurrence. Nous sommes rémunérés par la partie notifiante. Nous sommes indépendants, comme vous avez pu le comprendre, en ayant un rôle proche de celui du commissaire aux comptes, rémunéré par la société pour vérifier ses comptes. Nous transmettons des informations à l'Autorité et des versions expurgées -dans ce cas précis il y a des informations sur Kosc - adressées à la partie notifiante - ici SFR - Numéricable. Ces informations sur Kosc sont évidemment couvertes par le secret des affaires. C'est à l'Autorité de vous répondre.

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - Est-ce que vous avez d'autres points pour nourrir notre réflexion, après avoir déjà entendu beaucoup d'acteurs ?

M. Justin Menezes. - Je suis mandataire, la plupart de mes affaires étant auprès de la Commissions européenne, mais également des Autorités de la concurrence en Chine, aux États-Unis ou en Amérique du Sud. Ce mandat, comme d'autres mandats, est un mélange entre engagements comportementaux et structurels. Nous devons rédiger des rapports trimestriels. Parfois, il faut également rédiger des rapports ad hoc . La plupart des Autorités de la concurrence fonctionnent comme ici, en France. Ils lisent les rapports et éventuelles questions. En ce qui concerne les processus qui sont menés en cas d'infraction des engagements, le mandataire ne partage pas les délibérations des Autorités. Parfois elles demandent encore plus de preuves pour soutenir les conclusions de l'enquête, mais le mandataire n'est jamais concerté pour la décision.

M. Philippe Nataf. - Je n'ai qu'une expérience avec la commission européenne. Comme expliqué au début de l'audition, notre rôle s'arrête à l'auto saisine. Nous pouvons avoir des demandes pour éviter de refaire le même travail de production de documents, d'explications ou d'informations. En revanche, nous ne participons pas du tout à l'enquête. C'est totalement distinct. Les services d'instruction de l'Autorité mènent l'enquête et nous ne sommes pas invités aux délibérations du Collège. Nous n'assistons même pas à la présentation des conclusions. Nous découvrons la décision, comme vous, le jour où elle est publiée.

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - Compte tenu de l'expérience que vous avez sur ce dossier, dans le domaine de la concurrence dans les télécoms, pensez-vous qu'il pourrait y avoir des dispositions législatives dans l'intérêt général du bon fonctionnement des télécoms avec une concurrence adaptée et suffisamment large ? Est-ce que cela vous inspirerait des propositions ?

M. Philippe Nataf. - Il faudrait, pour cela, établir des comparaisons avec d'autres pays. Je ne suis pas en mesure de le faire. Je n'ai pas vraiment d'opinion. Je ne peux pas vous donner de propositions, je n'en ai pas la capacité.

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - Plus concrètement, sur ce dossier, que vous connaissez bien depuis le début, est ce que la décision rendue par l'Autorité de la concurrence vous a surpris ?

M. Philippe Nataf. - Je vous ai déjà répondu, je ne peux pas commenter une décision de l'Autorité. D'autant plus que je n'ai pas eu accès aux éléments de l'enquête.

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - Mais, avec votre connaissance du dossier que vous suivez depuis le début des engagements, est ce que les événements vont dans le sens que vous auriez pu imaginer ou au contraire ils vous surprennent ?

M. Philippe Nataf. - Quelle que soit la décision, on la découvre. Notre rôle s'arrête au moment de l'auto saisine. On ne sait pas ce qu'il se passe. L'Autorité peut vous demander des choses, en revanche, nous ne demandons pas à l'Autorité des informations sur le déroulement de l'enquête.

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - Quel est votre ressenti par rapport à l'avis qu'elle a rendu ? Cela ne vous a pas interpelé ou surpris ?

M. Philippe Nataf. - C'est une auto saisine sur le respect des engagements par SFR. On ne peut que se réjouir qu'une partie notifiante respecte ses engagements. Ensuite, le jugement de l'Autorité ne se discute pas publiquement. Peut-être que l'on peut le faire en privé mais je discute rarement avec mes amis d'une décision de l'Autorité de la concurrence.

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - En ayant travaillé 5 ans sur le dossier, on peut dire que vous êtes devenus des spécialistes du sujet.

M. Philippe Nataf. - Je ne suis pas spécialisé dans quoi que ce soit. On a essayé de comprendre de quoi il s'agissait. On ne peut pas, contrairement à monsieur le Président, se prétendre spécialistes des télécoms.

Mme Élisabeth Lamure, présidente. - Je vous remercie pour ces échanges.

Page mise à jour le

Partager cette page