OUVERTURE DU COLLOQUE

I. M. GÉRARD LARCHER, PRÉSIDENT DU SÉNAT

Madame la Présidente de la délégation française à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, Chère collègue Nicole Trisse, Madame la Secrétaire générale adjointe du Conseil de l'Europe, Madame la Première Vice-Présidente de la délégation française, Chère Nicole Duranton, mes chers collègues sénateurs et députés ici présents, Madame la Présidente de la CNIL, Monsieur le Juge à la Cour européenne des droits de l'Homme, et un certain nombre de référents représentant ici le Conseil de l'Europe ou représentants des organismes intéressés par les questions que vous allez partager au cours de cette journée.

Je suis heureux de vous accueillir, ce matin, au Sénat pour ce colloque organisé par la délégation française à l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe dans le contexte de la présidence du Comité des Ministres du Conseil de l'Europe, présidence exercée par la France pour six mois.

C'est d'ailleurs au titre de cette même présidence française du Conseil de l'Europe, qu'avec le Président Ferrand nous avons eu le plaisir de co-présider, avec Madame la Présidente Maury Pasquier, la Conférence européenne des Présidentes et Présidents de Parlements des États membres du Conseil de l'Europe, qui fut un moment d'échange intéressant, que ce soit au cours des séances plénières ou des bilatérales, qui sont souvent des occasions de rencontre et de partage.

Il y a plus de quarante ans, en 1978, était promulguée la loi relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, texte qui visait à appréhender sur le plan juridique les conséquences des évolutions technologiques. On percevait déjà que leur application pouvait mettre en jeu la protection de la vie privée et des libertés individuelles. Depuis lors, le Sénat qui a, par tradition et par actualité, une fonction de protection des libertés individuelles et collectives, n'a cessé de traiter ces sujets. Ainsi, de nombreux travaux de contrôle, d'information et de préparation de lois ont été conduits ces dernières années sur les enjeux de souveraineté numérique, de gouvernance d'Internet, de protection des données personnelles, sans parler de la création, l'an dernier, d'un groupe d'études transversal sur le numérique, qui implique l'ensemble des commissions du Sénat.

Évidemment, le numérique, et singulièrement Internet, est une chance. Aujourd'hui, nous approchons progressivement du fait que la moitié de l'humanité serait connectée et aurait accès à une source infinie d'informations et de savoir. Au sein de cet espace collectif, le numérique contribue bien évidemment, et c'est aussi un sujet majeur pour le Sénat en termes d'aménagement et d'équilibre du territoire, à désenclaver nos territoires, et à produire de l'inclusion dans nos sociétés, ce qui requiert d'être attentif à l'exclusion engendrée en direction de ceux qui ne maîtrisent pas l'accès au numérique.

Le numérique et Internet s'imposent à tous, même à ceux qui n'en ont pas la maîtrise. Mais depuis quelques années, Internet devient aussi, à pas feutrés, une menace pour les individus et nos sociétés, écornant chaque jour un peu plus les droits de l'Homme et notre démocratie.

Internet est une menace si on ne l'aide pas à mieux se réguler. On se rend compte, par exemple, qu'il est de moins en moins acceptable que la haine soit répandue par des auteurs anonymes. Nous ne pouvons pas laisser Internet devenir ce qu'Alain Finkielkraut a appelé « le vide-ordures planétaire », ou bien encore laisser les géants du Net se saisir de nos données personnelles et de notre navigation pour orienter insidieusement nos choix, mettant ainsi en cause le principe fondamental de neutralité qui doit être attaché à Internet. À l'inverse, certains acteurs, qui ne partagent pas nos valeurs universelles, propagent sur Internet leurs idées néfastes, dévoyant ainsi la liberté d'expression et essayant d'influer sur un certain nombre de décisions politiques des pays : j'échangeais avant-hier avec la Présidente d'un des États baltes et qui me faisait part de son inquiétude à ce sujet, y compris par rapport à des voisins.

En réponse à ces difficultés, il nous faut, me semble-t-il, renouer avec les idéaux de liberté, d'ouverture et d'échange portés initialement par le monde numérique, pour créer un Internet de la sociabilité - je préfère cela à « vide-ordures planétaires » -, dans lequel nos concitoyens auraient confiance : confiance dans le traitement des données de leur vie privée, et confiance dans la qualité des contenus et dans la légalité des échanges. Il nous faut donc trouver une troisième voie, entre le modèle que je qualifierai de « californien », ouvert, libertaire et sans contrôle, et le modèle « chinois » du contrôle absolu. Il nous faut inventer un modèle européen fort de régulations coopératives, qui associerait les États, les organisations non gouvernementales et les entreprises numériques. L'Europe me semble là avoir à la fois une carte à jouer et une responsabilité. Que ce soit au niveau de l'Union européenne ou du Conseil de l'Europe, l'Europe a déjà porté des avancées concrètes ; on pense bien sûr au règlement général sur la protection des données personnelles (RGPD), qui est en passe de devenir une norme mondiale. Il a d'ailleurs amené la semaine dernière le Sénat à prendre la décision d'anonymiser un rapport public évoquant une personne mise en cause qui a depuis été totalement blanchie par une décision de justice. C'était une première.

Notre défi global est donc bien de protéger nos concitoyens, en les rendant demain propriétaires de leurs données personnelles qu'exploitent à bon compte un certain nombre de géants du Net, mais aussi par la régulation des contenus, tant les contenus manifestement illégaux, comme ceux liés au terrorisme, que les contenus haineux ou diffamatoires pour lesquels la seule appréciation des plateformes d'hébergement ne peut suffire. Il faut aussi protéger nos démocraties en garantissant une information fiable car les nouvelles technologies de l'information - devrais-je dire de la désinformation ? - peuvent être pernicieuses. Un mal se diffuse, celui de la défiance grandissante à l'égard de l'information, des médias et des journalistes.

Je l'évoquais à la tribune de Strasbourg, il y a trois semaines : la préférence irait à la rumeur, à l'intox, à ce que l'on appelle en vieux français la fake news , voire désormais, en très très vieux français, les deep fakes qui ébranlent les individus et les institutions. C'est pourquoi nous avons pris l'initiative de lancer un site de fact checking , ici au Sénat, sur notre propre institution. Nous entrons dans le quatrième mois de son fonctionnement et il s'avère vraiment utile. Mais, au-delà, il nous faut réfléchir, de façon globale, aux moyens de lutter contre ces phénomènes qui discréditent les acteurs publics et qui, en les discréditant, fragilisent au fond la démocratie.

Enfin, il va falloir réfléchir au défi que pose l'intelligence artificielle. Une éthique de l'intelligence artificielle me paraît à construire. C'est la position de la France à l'international, comme je l'évoquais devant l'ensemble des ambassadeurs de l'UNESCO, il y a deux semaines, mais aussi du Conseil de l'Europe où les actions et contributions sont déjà nombreuses.

Dans ce monde transformé par le numérique, il nous faut élever les digues qui permettent, dans le respect de nos principes, de protéger les individus, les institutions et les droits de l'Homme. N'oublions pas le principe énoncé dans l'article premier de la loi de 1978 : « L'informatique doit être au service de chaque citoyen, et non l'inverse ».

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