III. L'INFORMATIQUE, COURROIE DU SYSTÈME DE RECOUVREMENT, FAIT AUJOURD'HUI FACE À UN BESOIN URGENT DE MODERNISATION
A. LE LOGICIEL AMD N'EST PLUS ADAPTÉ AU PÉRIMÈTRE ET AUX ENJEUX ACTUELS DU RECOUVREMENT ET DOIT ABSOLUMENT ÊTRE RÉNOVÉ
1. AMD : un logiciel trop limité pour la mission du recouvrement
L'application AMD [amendes] est l'application historique dédiée au recouvrement des amendes , et maintenant aux forfaits de post-stationnement. C'est un outil de conception ancienne , déployé depuis plus de 25 ans.
La première difficulté est l 'inadaptation du logiciel AMD au volume des amendes et des forfaits de post-stationnement qui y sont aujourd'hui traités. Un logiciel créé à une époque où il y avait une amnistie sur les amendes tous les sept ans ne peut plus fonctionner aussi bien de nos jours, en particulier quand de nouveaux produits s'ajoutent à ceux déjà présents dans le système.
L'obsolescence technologique du logiciel soulève en outre trois problèmes d'utilisation . Tout d'abord, les effectifs les plus familiarisés à l'écriture du programme partent aujourd'hui à la retraite et les jeunes générations ne sont plus sensibilisées à ce langage informatique ancien, ce qui nécessite un temps de formation et d'adaptation plus long. Deuxièmement, les besoins fonctionnels des acteurs du recouvrement ne peuvent pas tous être pris en compte par AMD . Il est par exemple impossible d'enrichir les adresses des débiteurs, de rentrer les coordonnées de plusieurs employeurs, de lancer de manière automatisée des poursuites sur plusieurs amendes de circulation ou forfaits de post-stationnement, d'avoir accès aux amendes d'un contrevenant gérées par d'autres départements ou encore d'avoir une vision historicisée des tiers saisis. De même, les employeurs qui figurent dans la base de données du logiciel sont ceux de 2017, alors que le prélèvement à la source permet de connaître ceux de 2019. Enfin, le logiciel AMD ne peut pas interagir avec certaines applications comptables , ce qui oblige à des ressaisies manuelles, potentiellement sources d'erreurs.
La volumétrie importante et la complexité croissante du recouvrement, conjuguées à un système dont la conception est ancienne et sur lequel l'ajout de fonctionnalités est limité, conduisent vos rapporteurs spéciaux à insister sur la nécessité de rénover au plus vite le logiciel de recouvrement . Or, cela ne semble pas être la trajectoire aujourd'hui empruntée par le Gouvernement, le premier projet de remplacement s'étant soldé par un échec coûteux .
2. Rocade : un échec coûteux
Le projet Rocade consistait en une refonte de l'application AMD . Le budget initial alloué au projet était de 35 millions d'euros. Il devait tout d'abord être en partie financé par le compte d'affectation spéciale « Contrôle de la circulation et du stationnement routiers ». La première phase, celle de la recherche des financements et du prestataire, a pris plus du temps que ce qui avait été anticipé par le ministère.
Vos rapporteurs spéciaux ont parfois eu l'impression que la DGFiP présentait l'abandon du projet Rocade comme un « mal pour un bien » . En réfléchissant à la réorganisation de la mission recouvrement, la DGFiP aurait ainsi estimé qu'il lui serait plus bénéfique de développer une application qui mutualiserait le recouvrement forcé de différents produits, des impôts aux amendes, en passant par les produits locaux ou les recettes non fiscales. Le passage de l'approche « métier » à l'approche « débiteur » se matérialiserait ainsi par une application informatique commune. Il semblait en outre possible à la DGFiP de pouvoir rapidement livrer ce nouveau logiciel. Si vos rapporteurs spéciaux ne remettent en doute ni la véracité de cette explication, ni le bénéfice que pourrait apporter une telle application, ils constatent cependant que l'abandon du projet a été décidé tardivement, après un avis négatif de la direction interministérielle du numérique et du système d'information et de communication de l'État (Dinsic).
Les réserves exprimées par la Dinsic sur le projet Rocade - Le pilotage du projet : quasiment tout le projet, porté par l'Antai, avec une expertise métier de la DGFiP, était sous-traité, y compris la définition des modules principaux de l'application ; - La durée initiale du projet, de sept ans , était jugée trop longue par la Dinsic : il y aurait eu des évolutions technologiques entre-temps, des changements dans les exigences qui auraient requis de nombreux avenants au contrat. Cette durée estimée de sept ans avait en outre été précédée de cinq années d'études afin de déterminer le périmètre fonctionnel et technique du projet pour élaborer le cahier des charges et lancer l'appel d'offres ; - La capacité de Rocade à devenir une plateforme pour le recouvrement forcé n'était pas visible. La solution était faiblement modulable et il y n'y avait qu'un faible potentiel de mutualisation des différents « blocs » du logiciel ; - La période de transition entre le logiciel AMD et le nouveau système Rocade était porteuse de grandes incertitudes : le logiciel AMD aurait été décommissionné au plus tôt en 2026, avec, entre-temps, une utilisation en parallèle des deux logiciels, avec donc un double coût de maintenance. Source : Avis sur le projet Rocade envoyé par le Directeur interministériel du numérique et du système d'information et de la commission de l'État au Secrétariat général du ministère de l'intérieur le 20 novembre 2017. |
Cet avis avait en outre été sollicité après le lancement de l'appel d'offres pour le choix de la prestation de la maîtrise d'oeuvre, contrairement aux règles en vigueur. Le coût de cet « échec heureux » est d'au moins sept années de perdues dans la quête d'un meilleur recouvrement des amendes de circulation et des forfaits de post-stationnement . C'est aussi, d'après les données transmises par la DGFiP à la Dinsic en amont de sa saisine, plus d'1,7 million d'euros investis , auxquels s'ajoutent près de 350 000 euros (AE=CP) au titre du marché d'assistance à maîtrise d'ouvrage du projet, notifié à la société bénéficiaire le 11 avril 2017 pour une durée de 48 mois, avant d'être résilié par décision du 14 mars 2018.
Le coût du projet Rocade : une source d'incertitudes Vos rapporteurs spéciaux ont eu de grandes difficultés à obtenir des données fiables et agrégées sur le coût du projet Rocade : - Selon la DGFiP, le coût s'est élevé à 1,04 million d'euros (879 000 euros pour les spécifications générales et 158 000 euros pour l'assistance au pilotage) ; - Selon la Dinsic, qui tient compte des coûts directs et indirects cumulés pour 2017, les sommes engagées seraient de l'ordre de 1,75 million d'euros (1,034 million d'euros hors titre 2 et 713 000 euros pour le titre 2) ; - Selon l'Antai, qui avait bénéficié d'un abondement de son budget de cinq millions d'euros (AE=CP), le décompte définitif du marché d'assistance à maîtrise d'ouvrage de projet s'élève à 346 254 euros. |
3. RocSP : un remplaçant qui se fait attendre...
Tel qu'il a été présenté à vos rapporteurs spéciaux, le logiciel RocSP (recouvrement du service public), en charge de remplacer AMD, semble prometteur : outil commun de recouvrement, vision consolidée du compte du redevable, approche globale et coordonnée des actions en recouvrement à engager, recouvrement supplémentaire du fait de l'impact de la mutualisation des créances sur le seuil des poursuites. Le gain estimé serait ainsi de près de 200 millions d'euros par an. Cependant, ce remplaçant se fait attendre.
Le projet de la DGFiP s'appuie sur un succès : l'application RSP, chargée du recouvrement forcé des impôts des professionnels . Alors qu'il fonctionne pleinement depuis juin 2018, ce logiciel, lancé dès 2009, semble avoir donné toute satisfaction aux agents de la DGFiP. L'objectif serait donc d'étendre progressivement les fonctionnalités de cette application à l'ensemble des créances que doit recouvrer la DGFiP , afin d'en mutualiser les bénéfices. Une première étape est en cours et concerne les créances fiscales des particuliers (une expérimentation sera menée au second semestre de l'année 2020 pour une mise en oeuvre en 2021). RocSP devrait ensuite intégrer les amendes d'ici la fin de l'année 2022 / le début de l'année 2023.
Le logiciel RSP L'arrêté du 13 septembre 2013 relatif à la mise en service par la DGFiP d'un traitement automatisé de gestion du recouvrement contentieux des impôts et d'aide à l'organisation du contentieux de recouvrement est à l'origine de l'application « refonte des systèmes de paiement » (RSP). Ce traitement permet aux agents habilités de consulter l'ensemble des créances, des paiements intervenus sur ces créances et la situation fiscale des redevables concernés ; de créer, gérer et consulter l'ensemble des actions de recouvrement entreprises à l'encontre de ces redevables ; de renseigner et de consulter les informations relatives aux tiers détenteurs et aux informations nécessaires aux actions en recouvrement ; de traiter les créances des redevables pouvant être admises en non-valeur. Source : légifrance |
Vos rapporteurs spéciaux attendent néanmoins de voir comment les procédures de poursuites seront utilisées et comment les agents de la DGFiP prendront en compte la nature très différente des produits qu'ils devront recouvrer, ainsi que la priorité qui sera donnée à chacun et la façon dont se coordonneront les équipes en charge du recrutement.
Le bon fonctionnement de RSP pour les professionnels et son extension aux créances des particuliers demandent à la fois des effectifs (près de 25 équivalents temps plein) et des moyens . La DGFiP a en effet fait le choix, contrairement au projet Rocade, de très peu externaliser et de recourir davantage aux compétences internes. Quant aux moyens financiers, la DGFiP travaille en étroite coopération avec la direction du budget. L'objectif serait, comme pour Rocade, de mettre à contribution le compte d'affectation spéciale « Contrôle de la circulation et du stationnement routiers » étant donné qu'une partie majeure des gains escomptés proviendrait des amendes de circulation 18 ( * ) .
Pour le moment, cela ne semble pas être le chemin pris par le Gouvernement. En effet, le projet devrait être financé par les crédits accordés à la DGFiP et, le cas échéant, par le Fonds pour la transformation de l'action publique 19 ( * ) . En effet, le budget dédié aux projets informatiques de la DGFiP est trop faible pour lui permettre de couvrir un tel besoin de financement et finance surtout les opérations de maintenance 20 ( * ) . Vos rapporteurs spéciaux constatent, avec une certaine inquiétude, que des études sont encore en cours pour préciser le coût total du projet, aux alentours de 50 millions d'euros. Alors que les coûts des projets informatiques sont régulièrement dépassés, vos rapporteurs spéciaux ayant pu le constater dans leur examen du projet de loi de règlement pour 2018 21 ( * ) , ce manque de précision ne peut qu'appeler à faire preuve de prudence.
Le projet RocSP a-t-il bien appris des échecs de Rocade ? Conformément à la procédure dite de « l'article 3 », la DGFiP soumettra le projet RocSP à l'avis de la Dinsic d'ici la fin de l'année 2019 . Vos rapporteurs spéciaux notent toutefois quelques éléments d'amélioration par rapport aux lacunes qui avaient conduit la Dinsic à émettre un avis négatif sur Rocade : un meilleur pilotage du projet, puisque la DGFiP a décidé d'assurer elle-même le suivi du projet ; une externalisation moins importante ; une construction « agile » 22 ( * ) ...
Ils regrettent toutefois que d'autres recommandations n'aient pas été mieux prises en compte, s'agissant par exemple de la nécessité de se rapprocher des trésoreries pour connaître leurs besoins ou de l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss) pour apprendre de ses bonnes pratiques . Cette recommandation n'a été suivie qu'a minima pour RocSP : réutilisation des besoins exprimés pour Rocade ; quelques contacts seulement avec l'Acoss. En effet, si la Dinsic reconnait que les missions de recouvrement de l'Acoss et de la DGFiP sont différentes, il aurait au moins été bénéfique de partager réflexions et bonnes pratiques.
La Dinsic et les projets informatiques de l'État La Dinsic est juridiquement rattachée au Secrétariat général du gouvernement (son budget est porté par le programme 129), mais fonctionnellement placée sous l'autorité du secrétaire d'État chargé du numérique, lui-même rattaché au ministère de l'action et des comptes publics. Cette situation devrait être prochainement clarifiée. La Dinsic intervient au niveau stratégique pour tous les projets informatiques qui relèvent du périmètre de l'État. Si les ministères et leurs directions en charge des systèmes d'information demeurent opérationnellement compétents, la Dinsic a davantage un rôle d'animation et de conseil. Les ministères doivent également lui soumettre pour avis tous les projets dont le coût est supérieur à neuf millions d'euros. La Dinsic ne se prononce pas en tant que tel sur les besoins métiers des ministères et de leurs administrations, elle regarde simplement les aspects techniques du projet ainsi que les perspectives de mutualisation. Afin de garantir la sécurité et la conformité des grands projets informatiques de l'État, tout projet de plus de 9 millions d'euros doit, depuis le 1 er août 2014 être soumis pour avis conforme au directeur de la Dinsic. C'est la procédure dite de « l'article 3 » du décret n° 2014-879 relatif au système d'information et de communication de l'État. Chaque projet est alors évalué selon cinq axes : stratégie, finances, gouvernance, réalisation et planning. À terme, dans le cadre de son plan stratégique TECH.GOUV (« accélérer la transformation numérique du secteur public »), la Dinsic souhaite développer une offre de conseil interne pour davantage accompagner les projets en amont de leur construction. Enfin, tous les quatre mois, la Dinsic publie un panorama des grands projets de systèmes d'information de l'État, qui lui permet ainsi d'assurer le suivi de ces grands projets. Source : réponses au questionnaire adressé à la Dinsic |
Ce nouveau logiciel pourrait enfin permettre à la DGFiP de fournir des informations plus détaillées sur le coût du recouvrement des amendes de circulation et des forfaits de post-stationnement . C'est en tout cas ce que suggère le ministère de l'action et des comptes publics, qui estime qu'il serait aujourd'hui trop coûteux, en moyens humains et informatiques, d'affiner les données par catégorie d'amendes.
Recommandation n°13 : accélérer le déploiement du logiciel RocSP, en tirant les enseignements des échecs constatés lors du projet Rocade et en se nourrissant des expériences de l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (Acoss) et des besoins exprimés par les trésoreries. Adopter en parallèle un pilotage rigoureux du projet, afin d'éviter les dépassements de coûts et de délais fréquemment constatés pour les grands projets informatiques de l'État. |
Dans un système comme celui du recouvrement des amendes, beaucoup dépend finalement du bon fonctionnement du logiciel de recouvrement, véritable colonne vertébrale de la mission .
* 18 La loi organique n° 2001-692 du 1 er août 2001 relative aux lois de finances pourrait toutefois s'opposer à un tel procédé. En effet, l'article 21 dispose que, « sauf dérogation expresse prévue par une loi de finances, aucun versement au profit du budget général, d'un budget annexe ou d'un compte spécial ne peut être effectué à partir d'un compte d'affectation spéciale ».
* 19 Pour l'année 2019, toutefois, le projet est financé à hauteur de 500 000 euros par le Fonds de transformation ministériel du secrétariat général des ministères économiques et financiers et à hauteur de 4,65 millions d'euros par le fonds de concours « Participation au financement des projets informatiques RocSP et ICAM ». Cette dernière part correspond au transfert des crédits attribués à l'Antai au titre du projet Rocade (5 millions d'euros).
* 20 Dans sa communication sur « Les systèmes d'information de la DGFiP et de la DGDDI » (avril 2019), la Cour des comptes relève que les dépenses d'exploitation et de maintenance représentent respectivement 62 % et 20 % du budget informatique total de la DGFiP, ce qui ne laisse quasiment aucune place aux nouveaux projets.
* 21 Contribution de MM. Thierry Carcenac et Claude Nougein, rapporteurs spéciaux de la mission « Gestion des finances publiques et des ressources humaines », à l'examen du projet de loi de règlement du budget et d'approbation des comptes de l'année 2018.
* 22 C'est, pour reprendre les termes que la Dinsic utilise dans ses neuf principes clés de réussite des grands projets SI de l'État, le « Pensons grand et avançons petit ». La méthode « agile » consiste ainsi à développer successivement les modules du produit informatique. Tous les acteurs sont présents à chaque étape et valident, au fur et à mesure, les éléments livrés dans le cadre du projet. Chaque validation permet de passer à l'étape suivante. Cette méthode s'oppose à la méthode plus ancienne, dite « en V » : le maître d'ouvrage définit ses attendus et le maître d'oeuvre doit lui livrer un produit fini complet. Le risque de cette méthode est celui dit de « l'effet tunnel », avec la livraison tardive d'un projet qui ne correspond pas aux attentes des métiers, qui ont pu évoluer.