EXAMEN PAR LA COMMISSION
La commission des affaires européennes s'est réunie, le jeudi 7 mars 2019, pour l'examen du présent rapport. À l'issue de la présentation faite par Mme Fabienne Keller et M. Didier Marie, le débat suivant s'est engagé :
M. Jean Bizet , président . - Merci à nos deux rapporteurs. Nous devons nous placer dans le temps long, et non juger la directive détachement à l'aune de 1996. Un certain nombre de pays d'Europe centrale et orientale jugent qu'ils ont un avantage comparatif grâce au décalage des modèles sociaux. Il faut aller vers plus de convergence des droits sociaux et lutter contre la fraude. Je suis surpris qu'au moment où les pays membres affichent une très belle unité dans le dossier du Brexit, on n'en profite pas pour rediscuter ces questions avec l'Irlande, qui continue à faire du dumping social et fiscal.
Pour le transport aérien, les progrès sont plus lents. Il y a eu des accords entre l'Union et les compagnies du Golfe, qui bénéficient d'aides d'État...
M. André Reichardt . - Merci de ce point d'étape sur un dossier qui mérite d'être suivi. Je regrette comme vous que cela avance si lentement, d'autant plus que le sujet sera d'actualité lors des élections européennes. Comme plusieurs collègues présents, je suis sénateur d'un département frontalier, où tout ce qui concerne le transport routier est regardé de près. L'Alsace est traversée du Nord au Sud par un trafic très important.
Toute règle ne fonctionne que si son application est contrôlée. Y a-t-il des contrôles et combien ? J'ai l'impression qu'il y a une fois de temps en temps des opérations coup de poing qui mettent en lumière les problèmes - ce qui ne fait que nourrir les mécontentements - et puis on n'en entend plus parler.
M. Pierre Cuypers . - Les nouveaux chronotachygraphes sont nécessaires aux contrôles.
Mme Fabienne Keller , rapporteure . - Merci de rappeler l'enjeu spécifique de l'Alsace, où la circulation de camions augmente de manière exponentielle. Comme il y a un péage en Allemagne, et que les deux autoroutes sont distantes de quelques kilomètres, les poids-lourds qui veulent circuler entre Karlsruhe et Bâle passent massivement côté français. Nous avons ainsi parfois deux files de camions !
M. André Reichardt . - Un mur !
Mme Fabienne Keller , rapporteure . - Tout à fait. Nous avons eu la chance de rencontrer l'Office central de lutte contre le travail illégal, pôle de compétence composé de gendarmes et de fonctionnaires des douanes et de l'inspection du travail, qui fait travailler les gendarmeries, donne des informations sur les montages et coopère avec ses homologues européens. Il nous a impressionnés. On nous a présenté des schémas représentant les circuits de travailleurs détachés démantelés. C'est rassurant. La directive comprend un pourcentage de contrôles obligatoires... Ce qui est sûr, c'est qu'il sera plus facile d'y procéder à partir de 2022 avec le chronotachygraphe numérique de deuxième génération, véritable mouchard, dont la deuxième génération associe mesure du temps de travail et géolocalisation.
M. Didier Marie , rapporteur . - Sur le transport routier, nous devons avoir quatre lignes rouges. Sans revenir sur la liberté de circulation, nous devons nous opposer à la libéralisation du cabotage. Cela fait l'objet d'une divergence entre le Conseil et une partie du Parlement. Le vote du texte a été repoussé au Parlement. Même s'il était voté aujourd'hui, les divergences avec le Conseil font que son adoption définitive prendra du temps. Seule la partie cabotage a été validée par le Parlement.
Deuxième ligne rouge, nous devons refuser la flexibilisation du temps de repos. Troisièmement, nous devons refuser le repos en cabine - les pays de l'Est aimeraient en effet que leurs salariés ne soient pas obligés de rentrer chez eux ou d'aller à l'hôtel. Enfin, nous devons refuser d'exclure le transport routier des règles du détachement.
Les divergences observées ne sont pas politiques mais nationales : les députés des pays où le transport routier est une part importante du PIB - Pologne, Roumanie, Bulgarie - s'opposent à ceux des pays comme la France, où ce secteur s'est effondré.
Il est possible de lutter contre la fraude dès aujourd'hui. L'Office central s'ingénie à démonter des circuits, même si les fraudeurs ont beaucoup d'imagination, à travers la sous-traitance et les fausses domiciliations, pour contourner les règles du détachement. Ce qui manque, ce sont les contrôles sur pièces et sur place, faute d'éléments techniques.
L'Irlande joue ouvertement la concurrence déloyale dans le domaine du transport aérien. Rappelons au préalable que le pilotage d'un avion possède des caractéristiques propres dont la maîtrise du manuel d'exploitation qui vise tout à la fois les caractéristiques techniques d'un appareil et les procédures spécifiques à chaque compagnie. Il ne peut donc exister de pilote indépendant. Or si le droit français interdit aux compagnies d'aviation de procéder au recrutement de pilotes indépendants, le droit irlandais ne prévoit aucune interdiction en la matière, le statut d'indépendant bénéficiant de manière générale d'incitations fiscales. Ce qui offre à Ryanair des avantages en termes de coûts très importants. Un biais pour réduire la portée du recours aux indépendants pourrait être le lancement d'une procédure devant la Cour de justice de l'Union européenne afin de lui faire constater que les incitations fiscales irlandaises peuvent être assimilées à une aide d'État. C'est un vrai sujet à aborder dans les discussions entre États membres, sujet qui pourrait être étendu à d'autres secteurs tel que le numérique.
Les fraudes dans le secteur aérien sont diverses et les compagnies low cost ne manquent pas d'imagination. Ryanair procède à un contournement institutionnalisé des règles grâce au soutien de l'Irlande. Elle a été condamnée, notamment en France. D'autres compagnies, dans les pays de l'Est, mettent en place des techniques incroyables comme le Pay to fly : pour voler sur certaines grandes compagnies, les pilotes ont besoin d'avoir cumulé 1 000 ou 1 500 heures de vol ; les compagnies low cost leur demandent de payer pour atteindre ce quota. Récemment, il y a un peu moins de pilotes disponibles et plus de tension sur le marché du travail, ce qui réduit le phénomène. Mais lisez le rapport, il comporte des exemples savoureux...
M. Benoît Huré . - Au fil des séances de notre commission, nous constatons de fortes distorsions concurrentielles sur le marché européen du travail. Nous présentons des rapports qui préconisent la répression de la fraude. Mais d'un autre côté, on peut comprendre des pays comme la Pologne qui reviennent de loin et ont dû trouver des moyens de nous rattraper.
La tâche devrait être plus facile avec le départ de la Grande Bretagne, qui voulait faire de notre Union européenne une simple zone de libre-échange. Il était difficile avec elle d'oeuvrer pour la convergence, et de réduire la compétition... Mais, comme dans le domaine du développement durable, nous devrions éviter d'être uniquement punitifs. Que proposons-nous à la Pologne comme adaptation pour que les règles communes soient plus cohérentes et mieux respectées ? Nous ne pouvons pas nous cantonner à trouver de meilleurs moyens de contrôle. L'Europe, c'est le temps long, nous dit notre président, et c'est vrai. Mais parfois il faut accélérer car nous sommes rattrapés par le temps...
Mme Fabienne Keller , rapporteure . - Merci pour ces réflexions sur le sens de l'Union européenne. Lors d'une réunion sur le Brexit, j'ai été frappée par deux chiffres : selon Eurotunnel, 40 % des entreprises propriétaires de camions qui circulent entre le Royaume-Uni et la France sont polonaises ; 10 % du PIB Polonais correspond au transport routier - chez nous, ce n'est même pas 1 % ! La Pologne a trouvé là un levier de croissance, alors que pour l'Espagne et le Portugal, c'est plutôt les fruits et légumes ou l'économie générale qui avaient permis la convergence des niveaux de vie. On peut penser que la crise de 2008, très proche dans le temps de l'élargissement, n'a pas permis une imbrication plus grande des économies. Nous avons tous le sentiment que ce modèle de convergence, joignant intégration, libre-circulation, prospérité, aides structurelles, n'a pas été efficace lors du dernier élargissement.
L'absence d'harmonisation de la fiscalité et du droit social est devenue un élément de différenciation. Loin de réduire l'écart dans ces domaines, le temps n'a fait que le creuser. L'Irlande n'a aucune raison de changer : puisqu'elle a réussi à accueillir une base fiscale considérable grâce à cette politique, elle veut la garder. Le Luxembourg, grâce à sa faible taxation, vend quatre fois le volume de gazole consommé sur son territoire ! Un tel décalage devient contraire aux principes généraux de l'Union européenne. Ce n'est pas ce genre de facteurs qui devraient fonder la décision de localisation de la base fiscale. C'est devenu un véritable poison, et nous pouvons dire la même chose sur le droit social. Il faut absolument parvenir à des résultats sur l'assiette consolidée de l'impôt sur les sociétés (Accis) et sur la mise en oeuvre du socle européen des droits sociaux, qui seront au coeur de la campagne électorale européenne. On ne peut pas proposer comme avenir radieux aux nouveaux européens chauffeurs de camions de dormir dans leur camion et de se laver à la station-service, comme nous le voyons en Alsace. Merci à Benoît Huré d'avoir rappelé ce point fondamental pour le sens de l'Union européenne.
M. Benoît Huré . - Ce n'est peut-être pas si difficile que cela à imposer, car les travailleurs dont vous parlez ne peuvent qu'espérer cette convergence. Il faut identifier ceux à qui cela profite et leur donner les moyens de réorienter leur activité, pour que tous jouent dans la même cour.
M. Jean-Pierre Leleux . - En Pologne, l'utilisation de ce levier est une véritable stratégie, qu'il s'agisse du Gouvernement ou des entreprises. Les dirigeants polonais disent ne pas comprendre notre combat pour une harmonisation. Ils soulignent que les entreprises françaises et allemandes bénéficient aussi des avantages polonais. Comment répondre aux arguments de la Pologne ?
M. Jean-Yves Leconte . - Pour avoir utilisé dans ma vie précédente des dizaines de camions par semaine pour importer vers la Pologne, je peux dire que j'ai vu les choses évoluer, petit à petit, dès avant 2004. Le transport routier s'est uberisé plus vite que d'autres domaines, peut-être grâce aux courtiers. Dans les années 1990, les camions repartaient à vide. Le basculement que nous connaissons est à tout le moins bienvenu du point de vue écologique... J'ai toujours été malheureux de ne pas pouvoir recourir au ferroviaire, qui coûtait trois fois plus cher. Pour de la longue distance, c'est aberrant ! Par exemple, du Nord de l'Angleterre vers la Pologne, cela coûte 1 100 euros ; du Sud de la France vers la Pologne, plus de 2 000 euros. On peut réguler les conditions du transport routier dans l'Union européenne avec la directive sur les travailleurs détachés, mais il ne faut pas négliger la concurrence internationale : il y a aussi des acteurs turcs et ukrainiens, qui s'en trouveraient favorisés.
M. Didier Marie , rapporteur . - En page 8, le rapport donne le nombre d'attestations délivrées par la France aux transporteurs de chaque pays, et le nombre de salariés concernés. Pour la Pologne, nous avons délivré 212 767 attestations, pour 171 498 salariés. En multipliant ce type de chiffres par le nombre d'États-membres, on se fait une idée du poids économique en jeu. Pour ces salariés, le revenu est supérieur au salaire moyen de leur pays. Et leurs revendications sociales sont sans doute en-dessous du niveau que nous jugerions nécessaire.
Si la compétitivité des entreprises européennes ne doit reposer que sur leurs coûts salariaux, nous sommes en difficulté - d'où la nécessité d'une convergence fiscale et sociale : il faut traduire en actes le socle européen des droits sociaux entériné au sommet de Stockholm fin 2017.
M. Jean Bizet , président . - Qui n'a aucune valeur juridique...
M. Didier Marie , rapporteur . - Ce ne sont que de bonnes intentions, sur le salaire minimal européen, l'harmonisation des droits sociaux... Pour éviter le délitement de la construction européenne, il faut avancer sur ces sujets.
L'élargissement était nécessaire pour des raisons démocratiques : les dirigeants de l'époque ont eu raison d'arrimer les pays de l'ex-bloc de l'Est au bloc démocratique européen. Mais la culture européenne de ces pays n'est pas la même que la nôtre. Les fondateurs de l'Europe voulaient éviter les déchirements que nous avions connus, et l'ont bâtie sur un socle de fraternité, dans un esprit, à l'origine, fédéraliste. Les pays de l'ex-bloc soviétique, eux, sortaient de décennies de mainmise de l'URSS sur leurs pays. Aussi souhaitaient-ils renouer avec leurs aspirations nationales. Cet antagonisme n'est pas encore dépassé. Il faudra donc travailler à une convergence culturelle.
M. Jean-Yves Leconte . - Elle est à l'oeuvre aujourd'hui.
M. Didier Marie , rapporteur . - Mais pas assez.
M. Jean Bizet , président . - Je me réjouis de la qualité de notre débat, à partir d'un sujet du quotidien. La convergence est nécessaire pour gommer, au fil du temps, les phénomènes de dumping fiscal, social ou environnemental. Je vous propose que nous adoptions le rapport et que nous publiions un communiqué, pour contrer la démagogie qui fleurira à la veille des élections européennes. Ce que les poètes appellent « l'Occident kidnappé » est appelé aussi à s'engager dans la convergence. L'Irlande aussi, dont nous sommes solidaires dans le Brexit, doit comprendre l'esprit de cette convergence, qui est conforme aux valeurs fondatrices de l'Union européenne.
M. Jean-Yves Leconte . - C'est déjà en train de se produire. L'Europe centrale atteint le plein emploi, les salaires augmentent : la convergence arrive. Et ces pays ont compris qu'ils ne pouvaient pas construire leur développement sur le fait d'être le low cost de l'Ouest.
M. Jean Bizet , président . - En effet, et vous êtes mieux placé que nous pour vous en rendre compte. A la veille des élections européennes, il faut le souligner.
La proposition de résolution européenne est adoptée à l'unanimité.
La commission autorise la publication du rapport d'information et adopte l'avis politique qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne.