III. UN PACTE INTERGÉNÉRATIONNEL QUI SE PERPÉTUE AU PRIX DE TENSIONS CROISSANTES ENTRE LES GÉNÉRATIONS ?

Certains travaux sociologiques et économiques (comme ceux du sociologue Louis Chauvel, précurseur dans ce domaine 3 ( * ) ) soulignent que le coût des ajustements du Pacte n'est pas équitablement réparti. De ce fait, les jeunes générations n'auraient pas forcément intérêt à le respecter ou, du moins, seraient légitimes à demander une redéfinition des conditions du partage intergénérationnel.

Cette question de l'équité du Pacte, bien que très documentée sur un plan statistique, ne semble cependant pas pouvoir être tranchée uniquement par les sciences sociales. En effet, indépendamment des limites méthodologiques de tout travail de chiffrage, déterminer ce qui est équitable ou pas relève avant tout de choix idéologiques et d'une décision politique pour construire une vision commune entre les générations.

A. L'ÉQUITÉ DU PACTE REMISE EN QUESTION : LE POINT DE VUE DES GÉNÉRATIONS NÉES À PARTIR DES ANNÉES 1960

Les auteurs qui développent le thème d'une divergence d'intérêts et d'une situation de conflit entre les générations mobilisent plusieurs arguments à l'appui de leur thèse.

1. Générations chanceuses et malchanceuses

Ils mettent tout d'abord en avant l' opposition entre générations « chanceuses » ( nées entre 1945 et 1955, elles ont connu les « 4 P » : progrès, prospérité, plein emploi, paix 4 ( * ) ) et « malchanceuses ». Il est certain que les premières cohortes du baby-boom ont bénéficié d'une conjonction des astres heureuse tout au long de leur existence, et ce à de multiples points de vue : plein emploi, salaires et revenus rapidement croissants, multiplication des diplômes sans dévalorisation, forte mobilité sociale ascendante structurelle, conditions d'accès au logement et au crédit très favorables, etc. Les éléments qui fondent ce constat sont bien documentés, notamment à travers les travaux de Louis Chauvel.

2. Des soupçons sur la partialité dans la gestion du Pacte
a) De la génération « chanceuse » à la génération « choyée »

La thèse du conflit entre les générations est également nourrie par des soupçons sur la partialité de la gestion du Pacte : le partage intergénérationnel ferait la part trop belle aux séniors actuels, qui correspondent précisément aux générations « dorées » du début du baby-boom. Ainsi, les premiers baby-boomers, qui ont bénéficié d'un contexte économique favorable pendant leur vie active, bénéficieraient aussi d'un système social généreux maintenant qu'ils sont inactifs. À l'inverse, les générations postérieures non seulement auront connu en tant qu'actifs un environnement moins favorable que celui de leurs aînés, mais elles bénéficieront de surcroît d'un système de redistribution moins généreux lorsqu'elles seront arrivées à la retraite, dans la mesure où le Pacte aura été profondément réformé pour absorber le choc du papy-boom. L'opposition entre générations chanceuses et malchanceuses se doublerait donc d'une opposition entre générations institutionnellement « choyées » et générations « maltraitées ». De multiples observations peuvent être mobilisées à l'appui de cette idée .

b) Un niveau de vie des retraités supérieur à celui des actifs

Ainsi, l'analyse de l' évolution de niveau de vie des séniors montre qu'on est passé insensiblement au cours des quarante dernières années d'une logique de rattrapage du niveau de vie des séniors par rapport aux actifs à une logique d'inversion des inégalités entre générations . En effet, longtemps synonyme de pauvreté, la vieillesse a vu sa situation matérielle s'améliorer très fortement depuis 1970, en grande partie grâce aux transferts intergénérationnels. Toutefois, à partir du milieu des années 1990, le phénomène de rattrapage du niveau de vie des séniors s'est mué en un autre phénomène : les séniors sont devenus en moyenne la classe d'âge la plus aisée 5 ( * ) .

Évolution du niveau de vie relatif des séniors par rapport à l'ensemble de la population

Source : France Stratégie

Il est à noter que cette situation relativement favorable des séniors du point de vie des niveaux de vie fait de la France un cas atypique dans les pays développés.

Rapport entre le niveau de vie des plus de 65 ans et celui de l'ensemble de la population

Source : France Stratégie

c) Des réformes des retraites qui ont pesé sur les futurs retraités

Un autre fait pouvant suggérer un biais dans la gestion du Pacte concerne les choix effectués pour réformer le système de retraite depuis trente ans. On constate en effet qu'une grande partie de l'effort de maîtrise des dépenses a été réalisé par un effort accru demandé aux futurs retraités . « Jusqu'à présent, par facilité, chaque réforme ne s'est appliquée qu'aux nouveaux entrants sur le marché de travail, les anciens conservant leurs droits à retraite. C'est une nouvelle version de l'adage latin tarde venientibus ossa, qui peut se traduire approximativement par : à ceux arrivés tard, il ne restera que les os. (...) Certaines générations cotisent énormément, avec comme perspective de voir à terme leurs droits réduits drastiquement. En termes prospectifs, les sexagénaires des années 2020, quand ils parviendront à la retraite, se trouveront appauvris par le chômage de masse des années 1980, par l'impact de salaires réduits, et par un âge d'entrée plus tardif dans la fonction publique et sur le marché privé du travail. Les tensions sur les niveaux de vie seront croissantes » 6 ( * ) .

d) Des séniors peu atteints par la crise de 2008

Les soupçons sur la partialité dans la gestion du Pacte ont enfin été nourris, dans la dernière décennie, par les modalités de traitement de la crise économique de 2008, la pire de l'histoire économique moderne, dont les effets se font toujours sentir dix ans plus tard. De facto , les baby-boomers en ont été largement immunisés. Les deux fondements de leur richesse, à savoir le système de protection sociale, qui leur assure des revenus de transferts, et le patrimoine (dont ils sont les principaux détenteurs) ont été préservés. L'essentiel des ajustements macro-économiques a porté sur les actifs (via la hausse du chômage et la modération salariale) et sur les générations futures (via le creusement de la dette). C'est la thèse développée par Hakim El Karoui 7 ( * ) .

3. Une gestion du Pacte non soutenable sur le plan économique et politique ?

Les auteurs qui développent le thème du conflit entre les générations soulignent les risques économiques et politiques d'une poursuite de la gestion du Pacte selon une logique trop favorable aux actuels séniors .

Les avertissements concernent notamment les choix qui seront faits pour le financement de la dépendance . Il pourrait être tentant en effet de reporter de nouveau la contribution sur les actifs, par exemple au travers de journées dites de « solidarité » (qui, techniquement parlant, ne sont rien d'autres qu'un impôt de plus sur le travail) ou bien encore par la mise en place d'un système de financement intergénérationnel consistant à faire cotiser les jeunes pour financer la prise en charge des personnes dépendantes.

Le fait est que le niveau de contribution par tête pesant sur les actifs a déjà très fortement augmenté depuis quarante ans (voir annexe 2 pour le détail de cette évolution). Étant donné la faible progression de la productivité, alourdir encore la contribution des actifs risquerait donc de conduire au blocage de leur consommation et de leur investissement . Cela pèserait in fine sur la compétitivité et donc sur la capacité à produire des richesses redistribuables.

Outre un problème d'efficacité économique, faire peser des contributions supplémentaires sur les cohortes de jeunes nés à partir de la fin des années 1990 soulève également des questions d'équité : n'est-il pas injuste de leur imposer des prélèvements supplémentaires alors même qu'elles sont confrontées à un marché du travail peu favorable et qu'ils vont connaître d'inextricables difficultés d'accès à un logement devenu inabordable pour tous ceux qui n'ont pas la chance d'hériter d'un patrimoine ?

Un autre risque est celui de l'exil , ainsi que l'a pointé Louis Chauvel lors de son audition par la délégation : « les jeunes peuvent avoir davantage intérêt à partir ailleurs en Europe ou sur d'autres continents, vers les pays où l'activité économique est plus intense et les opportunités plus grandes ». Ce scénario de rupture intergénérationnelle pourrait particulièrement concerner les jeunes bien formés et employables, issus des familles peu ou pas dotées en patrimoine. N'étant retenus par aucun patrimoine, sachant qu'ils ne pourront vraisemblablement pas accéder au logement par le seul fruit de leur travail, ils ont tout intérêt, d'un point de vue économique, à s'installer dans un autre pays pour éviter les prélèvements destinés à financer les transferts vers les séniors.

Enfin, le risque pourrait être politique . Tandis que les classes moyennes dépourvues de patrimoine économique sont emportées dans la spirale du déclassement sans être ou se sentir protégées par des solidarités intergénérationnelles qu'elles ont pourtant très largement contribué à financer, c'est le socle historique des sociétés démocratiques, constitué par ces classes moyennes, qui « s'érode et se transforme en sable » 8 ( * ) , avec à la clé une tentation pour les votes extrêmes .


* 3 Cf notamment Le Destin des générations. Structure sociale et cohortes en France au XXe siècle, Presses universitaires de France, Paris, 2002.

* 4 Jean-François Sirinelli, Génération sans pareille. Les baby-boomers de 1945 à nos jours, Taillandier, 2016

* 5 Sans compter que le calcul de niveau de vie n'intègre pas l'avantage que procure le fait d'être propriétaire, ce que sont les séniors à plus de 75 %. Si on intègre les loyers imputés dans le calcul, l'écart de niveau de vie entre classes d'âges est encore plus marqué.

* 6 Louis Chauvel, audition devant la Délégation à la prospective du Sénat, 18 janvier 2018.

* 7 Hakim El Karoui, La Lutte des âges. Comment les retraités ont pris le pouvoir, Flammarion, 2013

* 8 Louis Chauvel, La spirale du déclassement. Essai sur la société des illusions, Seuil, 2016

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