IV. LA POLITISATION DE LA HAUTE ADMINISTRATION
La haute administration est neutre, « elle ne fait pas de politique », elle applique la loi du Parlement, les décisions de justice et ce que lui dit de faire les ministres : telle est la doctrine officielle, sans changement depuis des lustres. Seuls les ignorants et les malveillants peuvent penser autre chose.
Non seulement ce n'est pas exact depuis longtemps mais ça l'est de moins en moins en raison de deux phénomènes qui complètent leurs effets : comme on l'a vu sur l'exemple des trois grands corps analysés, l'importance des nominations politiques dans la haute administration et la politisation de celle-ci.
A. LA POLITISATION PROGRESSIVE DES CARRIÈRES ADMINISTRATIVES
Les leviers principalement à la disposition du pouvoir politique pour influer sur les carrières de la haute administration sont pluriels : les nominations « à la disposition du gouvernement », le tour extérieur, le recrutement en cabinets. À contrario, la pratique politique directe, par l'élection reste marginale.
Actuellement 500 postes des sommets de la haute administration sont à la disposition du gouvernement. Selon Daniel Keller « Ce périmètre risque d'être élargi à 3 200 agents selon les dernières estimations ». (Audition).
Les passages en cabinet, voie d'accès aux plus hauts postes sont par ailleurs en progression. Selon l'enquête « Que sont les énarques devenus », 33 % des anciens élèves de l'ENA ont intégré les cabinets ministériels, notamment l'économie et les finances ainsi que les affaires étrangères. 15 % d'entre eux cumulent au moins deux passages en cabinet. Ils représentent 25 % des membres des cabinets. « Cette tendance va croissant au fil des années » avec un recrutement, là encore, « à l'inspection des finances et parmi les conseillers d'État . Ces énarques des cabinets ministériels , note M. Denord l'un des auteurs de l'étude, « circulent souvent entre ministères et institutions. Les liens sont d'autant plus forts que les échanges entre eux sont nombreux » ,
L'examen des carrières après 20 ans d'exercice, selon Luc Rouban 22 ( * ) , « montre une tendance générale à la diminution des carrières purement administratives au profit des carrières « politisées » (faites d'une succession de passages en cabinet et de retours dans l'administration) et économiques (longs passages en entreprises publiques ou privées, voire départs de la FP) ... Une tendance encore accentuée s'agissant des grands corps. »
Par ailleurs, comme nous l'avons vu, le tour extérieur représente aussi une voie d'accès aux grands corps importante, caractéristique du système sur lequel nous manquons, là aussi, d'études globales précises. Les nominations individuelles dont la presse se fait l'écho, parfois pour les dénoncer, l'exemple du Conseil d'État montrent qu'il s'agit d'une pratique très régulière.
Un maître des requêtes sur quatre et un conseiller d'État sur trois sont nommés au tour extérieur par le Gouvernement (après avis du Vice-président du Conseil d'État).
Selon Luc Rouban : « L'entrée au Conseil d'État (...), est marquée par une très forte part du recrutement au « tour extérieur » puisque plus du tiers des membres (36,7 %) en proviennent en moyenne tout au long de la Ve République. »
À noter que l'actuel président de la Cour des comptes a été nommé au tour extérieur.
* 22 L'ENA ou: 70 ans de paradoxes, Cevipof, 2015