B. LA DÉNÉGATION OU « LES HAUTS FONCTIONNAIRES NE JOUENT AUCUN RÔLE POLITIQUE »
« Je reprends pour ma part l'expression de tyrannie de la pensée unique de Bercy, qui s'emboîte avec la doxa de Bruxelles » dira Laurent Mauduit à la commission.
Quand le Secrétaire général du Gouvernement tente de dissuader la ministre de la fonction publique d'enquêter sur les rémunérations des hauts fonctionnaires (voir plus haut) ou s'oppose à son projet de réduction des postes réservés à quelques grands corps à la sortie de l'ENA il ne fait pas non plus de politique. Ne fait pas non plus de politique le Conseil d'État lorsqu'il recale le décret limitant la durée de la première période de pantouflage.
Les guerres picrocholines de la très haute administration Les revenus, les prérogatives et privilèges des « intouchables » de la très haute administration, pour reprendre les expressions de Ghislaine Ottenheimer et de Vincent Jauvert ne souffrent pas la plus petite égratignure, pas même d'être regardés de trop près. Même les présidents de la République, qui en auraient pourtant le pouvoir, reculent. Vincent Jauvert rapporte que Nicolas Sarkozy a voulu supprimer le classement de sortie de l'ENA. Le Conseil d'État a annulé le décret et les relais des grands corps à l'Assemblée nationale n'ont pas permis le vote d'une loi permettant de passer outre. François Hollande, prudent, a laissé s'enliser les projets de réforme de Marylise Lebranchu et celui d'Annick Girardin de limiter à 4 ans la durée du premier pantouflage, après une guérilla opiniâtre n'a pu passer que par surprise, les derniers jours du quinquennat. Pour l'instant, la seule mesure d'Emmanuel Macron pour qui « il n'est plus acceptable que (les hauts fonctionnaires qui se sont constitués en caste) continuent de jouir de protection hors du temps », a été de permettre aux pantouflards en disponibilité, de continuer à bénéficier du droit à avancement dans l'administration qu'ils ont quittée, pendant 5 ans, comme s'ils étaient toujours en poste (Voir Partie II. IV 3) Les faits rapportés à la commission par Madame Lebranchu donnent une idée du pouvoir occulte de la très haute administration et de l'acharnement avec lequel elle se défend de toute remise en cause de son statut : « On n'a pas réglé un problème quasi immatériel sur lequel il va falloir que vous trouviez des solutions matérielles, ce ne sera pas simple, surtout juridiquement parlant : c'est ce que j'appelle l'impossible réforme des grands corps. Une anecdote, pour situer ce sujet : faisant le tour des grands services, grandes directions, grandes administrations centrales, on constate que dans certaines administrations centrales, on manque de personnes pour prendre des postes de responsabilité : chef de service, directeur, etc. Je propose au président de la République, au cours d'un conseil des ministres, d'enlever deux sorties de l'ENA, une au Conseil d'État, l'autre à la Cour des comptes, une année, pour flécher, en particulier sur le ministère de l'environnement qui a besoin de structurer des équipes. Ça n'a jamais été fait, parce que, lorsque vous touchez aux grands corps, et en particulier ceux-là, vous recevez des coups de fil du directeur de cabinet, du secrétaire général de l'Élysée, de Matignon, disant : ce n'est pas possible, nous, on a besoin de ces jeunes-là, on a besoin de se renouveler. Un mot d'ailleurs m'est resté gravé dans la mémoire : « on a besoin de formater les jeunes ». On n'a jamais enlevé ces 2 postes donc. » « je dis : à un moment, il faut que ceux qui vont être inspecteur des finances, rentrer dans un grand corps, peu importe lequel, mais je mets les inspecteurs généraux des finances en premier, eh bien, ils doivent d'abord exercer quelques années, 4-5 ans peut-être, sur des territoires, soit en déconcentré - et pas dans le cabinet du préfet seulement -, si possible dans une collectivité territoriale, peut-être dans des entreprises, même si c'était beaucoup plus difficile et à mon avis moins utile. J'ai fait cette proposition, et demandé à un groupe d'universitaires ainsi qu'à un ancien directeur de l'ENA, de travailler cette question. J'ai vu alors là aussi le mur se lever, le secrétaire général du gouvernement, le conseil d'État, la Cour des comptes et tous les chefs de corps. Je les ai d'ailleurs réunis une fois, et au cours de cette réunion, la seule personne qui se sentait intruse, c'était moi . » Le problème ajoute-t-elle c'est la « tradition du vivre ensemble », le réseau qui lie les membres des grands corps et que l'on retrouve dans les banques et les grandes entreprises. |
Ce lieu commun qui s'enracine dans la tradition de la France reste un élément de langage de la haute administration même s'il a de plus en plus les apparences contre lui.
Selon Ezra Suleiman, cette croyance, sincère ou non en la neutralité de la fonction publique, « était (anciennement) entretenue par les facultés de droit et l'enseignement de science administrative notamment à Sciences Po, qui était d'ailleurs souvent fait par de hauts fonctionnaires. Pendant longtemps c'était un membre de la Cour des comptes qui était le seul professeur en ce domaine et qui dirigeait toutes les thèses. De plus les fonds pour la recherche pure viennent de l'État, ce qui pour quelqu'un de l'extérieur, comme moi, paraît étrange. Une thèse de l'époque sur le Conseil d'État soutenait que ses membres ne faisaient jamais de politique et ne croyaient qu'en l'intérêt général [une affirmation qui] revenait tout le temps dans la bouche des hauts fonctionnaires à l'époque. » (Audition). Ezra Suleiman ajoute qu'il ne croit pas que les hauts fonctionnaires disent aujourd'hui la même chose. Les auditions de la commission donnent plutôt l'impression contraire. Le discours demeure, ce qui le permet c'est le changement de définition de l'intérêt général permettant de classer parmi les missions de l'État des activités de gestion de grandes entreprises fonctionnant selon la loi du marché et des activités de régulations au service du marché ! (Voir la troisième partie)
On a vu que cette neutralité deviendra de plus en plus fictive.
Selon Dominique Chagnollaud de Sabouret, « pour les hauts fonctionnaires de la génération de la Résistance en général, gaullistes mais aussi socialistes et communistes, le « service de l'État était quasiment religieux : ils ne pantouflaient pas et ne quittaient pas le secteur public (...) Il n'y avait pas trop d'esprit de parti ni de politisation. » (Audition). La rupture daterait des « années 1970 et surtout de 1974, Valéry Giscard d'Estaing ayant souhaité instaurer un spoil system à la française - il l'a d'ailleurs déclaré à plusieurs reprises. »
Pour Ezra Suleiman, qui commence ses enquêtes dans les années 1970 23 ( * ) , la rupture daterait de 1981 avec l'arrivée de François Mitterrand et d'une nouvelle majorité voulant marquer une rupture et surtout s'assurer que la nouvelle politique ne sera pas contrecarrée par une Haute administration qui n'avait pas connu de tels changements de cap depuis plus de vingt ans : « Rétrospectivement l'importance de ce moment, 1981, l'arrivée au pouvoir d'une nouvelle majorité voulant marquer une rupture et distinguer « leurs » hommes si je puis dire, est déterminante. Une fois ce choix fait par une majorité toutes les majorités suivantes feront de même. » (Audition).
En fait, le « spoil system » à la française dont rêvait Valéry Giscard d'Estaing sera un « spoil system en vase clos, de l'entre soi », chacun des grands partis de gouvernement qui alterneront au pouvoir disposant d'une réserve de compétences sur laquelle s'appuyer pour gouverner. Le problème, c'est qu'un tel système ne peut fonctionner sans à-coups qu'à la condition d'alternances régulières, ce qui historiquement ne fut pas le cas. Après une longue absence, la nouvelle majorité, comme l'observe Marylise Lebranchu, peut se retrouver un peu démunie.
* 23 Les hauts fonctionnaires et la politique, Le Seuil, 1976.