DEUXIÈME PARTIE : L'ACCÉLÉRATION DES MIGRATIONS DE LA HFP COMME RÉSULTANTE DES DÉFICIENCES DE L'ÉTAT

« Le Conseil d'État est un lieu d'excellence. Encore faudrait-il qu'il y ait un État à conseiller. À quoi sert de servir quelque chose qui ne sert plus ? Pourquoi soigner un corps dont l'âme s'éteint ? »

Régis Debray, Lettre de démission du Conseil d'État (28 décembre 1992)

Comme nous le développerons longuement dans la troisième partie, l'accélération et la transformation des formes de la migration de la haute fonction publique renvoient fondamentalement à des facteurs structurels - l'évolution, ces quarante dernières années, du système politique et du mode de production de la richesse.

Elle renvoie en outre aux mutations, durant la même période, du monde du travail sous le coup de l'instabilité économique, de l'évolution accélérée des technologies, des méthodes de travail, des mentalités. Des mutations imposant des changements de carrière. Au même titre que les employeurs privés, l'État a bien évidemment été touché par ces changements.

Toutefois, ces facteurs exogènes n'expliquent pas à eux seuls l'accélération et les transformations des migrations de la haute fonction publique, elles s'expliquent aussi par les insuffisances de la gestion de la fonction publique, par les failles du contrôle de la régularité de ces migrations facilitées, sinon encouragées par l'État lui-même, ce qui laisse rêveur sur les véritables objectifs de celui-ci. Comme si ces départs de hauts fonctionnaires formés aux frais de la collectivité arrangeaient tout le monde en rendant possible la promotion d'une partie de ceux qui restent, en permettant à un système grippé de respirer, évitant ainsi une réforme d'ensemble politiquement risquée. Difficile de faire plus contre-productif et plus hypocrite.

Comme on l'a vu dans la partie précédente, ces migrations sont aussi indispensables à la sélection à bas bruit d'une élite de l'élite, d'une très haute administration captant les hautes fonctions administratives à son profit et en fournissant les principaux bataillons de « pantouflards » au nom des bienfaits à attendre de ces échanges de « compétences » entre sphères publiques et privées. Se trouve ainsi posée la question de l'ENA et de son rôle dans la formation de cette « élite de l'élite », la question des « grands corps » auxquels son label donne une légitimité technique et méritocratique.

I. LES RATÉS DE LA GESTION DE LA HAUTE FONCTION PUBLIQUE.

A. LA QUESTION DES RÉMUNÉRATIONS

La justification première de la fuite de la haute administration vers le privé c'est la différence de rémunérations entre public et privé. Une question plus complexe qu'il n'y paraît, puisque c'est seulement pour les hauts postes et les titulaires de diplômes facilement valorisables dans les entreprises, tels les ingénieurs de l'État, que l'écart se creuse au détriment du public. Par contre la moyenne des rémunérations de l'ensemble de la fonction publique est très légèrement supérieure à celle de l'ensemble du privé à diplôme et ancienneté équivalents. On le doit à un double mouvement : d'une part, la réduction des écarts de rémunération entre les différentes catégories de la fonction publique ; d'autre part, le décrochage des rémunérations du public par rapport à celles du privé pour certains très hauts postes, en moyenne un coefficient 8, cette moyenne pouvant cacher des distorsions à la limite du scandale. Un écart qui n'existait pas dans les années 1950.

Selon une enquête du syndicat des ingénieurs du corps national des Mines de 2011, apportée par Sylvain Laurens « la rémunération des "mineurs" passés dans l'entreprise était de 2 à 2,5 fois supérieure à celles de leurs homologues restés dans l'administration entre 31 et 45 ans ; entre 46 et 60 ans ce multiple était compris entre 3 et 4 .» (Audition).

Ceci dit, si ces postes rémunérateurs du privé existent bien, comme on l'a vu il semble qu'ils soient de moins en moins nombreux et que les retours des transfuges au sein de l'administration protectrice soient de moins en moins rares (première partie, III-B)

Au sein même du secteur public, un écart important de rémunération existe 28 ( * ) . D'une part en fonction du montant des primes des plus hauts fonctionnaires qui peuvent aller jusqu'à doubler leur salaire, et d'autre part en raison du statut particulier des opérateurs de l'État dont les revenus des dirigeants sont fixés contractuellement et donc calés sur ceux du secteur privé 29 ( * ) . Paradoxalement, le salaire des présidents-directeurs généraux des entreprises publiques a été plafonné à « seulement » 450.000 euros par an...en omettant les autres cadres dirigeants d'une obligation qui représente trente fois le SMIC 30 ( * ) . Et ils ne s'en privent pas, ce que dénoncent régulièrement et à juste titre, les médias et la Cour des comptes, dans l'indifférence des sommets de l'État, plus sensibles aux « petits avantages » qu'aux grands.

On comprend encore mieux le manque d'empressement à la publicité des rémunérations publiques ou tenues pour telles.

La complexité du mode de fixation des salaires de la fonction publique ne facilite pas non plus une juste appréciation de la situation. Ajoutée à l'absence de marges de manoeuvres de négociation, elle a pour résultat, comme l'a fait observer Jean-Ludovic Silicani à la commission, que des hauts fonctionnaires émigrés que l'État souhaiterait voir revenir acceptent de le faire seulement dans le cadre d'un contrat totalement dérogatoire aux règles publiques 31 ( * ) .

Ces cas sont rares et la première urgence ne semble pas d'augmenter encore les inégalités de traitement au sein de la très haute fonction publique, d'autant moins que, vue la politique budgétaire, cette augmentation ne pourra se faire qu'au détriment des moins bien lotis. Et pour quels résultats ?

Pour la commission, la priorité va à la transparence de la grille des rémunérations, un véritable défi comme on l'a vu !

Publication, et accessibilité de cette publication, concernant toutes les rémunérations publiques.

Clarification des règles de fixation des rémunérations et généralisation de l'application des plafonds de rémunération de l'administration, des agences et des entreprises dépendant de l'État.


* 28 On a vu que les gestionnaires de la haute fonction publique ne facilitent pas la connaissance des rémunérations exactes des postes les mieux rémunérés dont elle assure la gestion, à l'aveugle dans bien des cas vu l'omerta de Bercy (Première partie I-B-1).

Mme Lebranchu : « La haute fonction publique connaît des inégalités énormes. Vous savez que j'ai enlevé 500 euros à la haute fonction publique, quand on n'a pas repris la compensation de la CSG, mais je regardais par exemple, les rémunérations des établissements publics industriels et commerciaux. Petit à petit ces rémunérations ont beaucoup monté, et les gens s'accrochent à des postes maintenant. Et je pense que c'est encore immatériel et très humain, mais vous n'avez pas forcément envie de bouger les choses parce que vous vous êtes engagé dans peut-être dans une vie de famille qui vous implique une rémunération forte. On voit bien qu'il y a une bagarre permanente pour faire reconnaître telle responsabilité à tel poste ou tel endroit etc. »

* 29 Ce qui renvoie à la question posée dans la partie I : Est-il légitime de tenir les bénéficiaires de ces pantouflages fonctionnant selon les règles du marché et sans obligations réelles de service public comme des agents de l'État ? (Voir Première partie III-A)

* 30 Cf. le référé de la Cour des comptes relatifs aux rémunérations à La Poste SA.

* 31 Deux conclusions opposées peuvent être tirées de cette situation paradoxale : soit déréguler un peu plus en admettant le principe de négociation des rémunérations au sein de la fonction publique, soit éviter de former des « compétences » aux frais des contribuables, puis les laisser partir (fût-ce après remboursement plus ou moins complet de ce qu'a coûté leur formation) puis revenir au prix fort.

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