B. « ON N'ARRÊTE PAS LES TERRORISTES AUX FRONTIÈRES » ?
Le symbole de l'Europe qu'est Schengen se heurterait à un autre symbole, celui des frontières et leur capacité supposée de protection.
Selon M. Yves Bertoncini, Schengen serait « pris en étau entre deux représentations mystiques et mythologiques des frontières ou de l'absence de frontières ». Il a ainsi considéré, lors de son audition, qu' « il est tout à fait frappant que les autorités nationales continuent de communier autour de la mystique des « bonnes vieilles frontières » qui nous protègent. Le soir du 13 novembre, sous le coup de l'émotion, François Hollande a annoncé que sa première décision était de « fermer les frontières ». [...] Qui plus est, parce que la COP 21 avait lieu deux semaines plus tard, il avait eu la possibilité, dès le matin même, de rétablir le contrôle systématique aux frontières. C'était donc déjà fait. D'une certaine façon, il l'a ré-annoncé ». Selon lui, « tant que les responsables politiques nationaux continueront, comme cela a été le cas en France, de communiquer autour de cette idée que les « bonnes vieilles frontières » nous protègent et que c'est à la frontière que l'on peut se défendre, il y aura un problème de représentation de l'espace Schengen ». Et de conclure : « On n'arrête pas les terroristes aux frontières. On a besoin d'espions pour arrêter les terroristes, pas de plantons ! ».
Pour lui, s'en prendre à Schengen consiste à s'inscrire dans « la traditionnelle logique du bouc émissaire » : « Cela rejoint peut-être une figure de la mythologie politique, celle de nos « bonnes vieilles frontières ». Il faudrait que tout le monde aille voir le film de Dany Boon, Rien à déclarer , qui montre cet attachement et ses limites. La logique du bouc émissaire fonctionne d'autant plus en cas de choc traumatique émotionnel », celui provoqué par les dramatiques attentats qui ont endeuillé notre pays.
Pour autant, M. Yves Bertoncini a déploré « la communication inadéquate des autorités européennes, qui communient dans une autre mystique, la mystique circulatoire. [...] Schengen, ce n'est pas que la liberté, c'est aussi la sécurité. [...] Il faut être très attentif à la façon dont Schengen est perçu et parfois mal défendu, y compris à Bruxelles par ceux-là mêmes qui prétendraient le soutenir ».
Votre commission d'enquête, au cours de ses différents déplacements, a acquis la conviction que, comme l'a résumé M. David Skuli au cours de son audition, « le contrôle aux frontières intérieures existe et s'avère efficace ». Il a ainsi indiqué que « plus de 61 000 non-admissions ont été prononcées depuis le 13 novembre [2015] . En l'absence du contrôle aux frontières intérieures, ces personnes se trouveraient sur notre territoire national. Plus de 54 000 fiches de recherche, dont plus de 10 000 « fiches S », ont été détectées. Ce contrôle présente donc un certain intérêt ». M. Pierre-Antoine Molina, directeur général des étrangers en France au ministère de l'intérieur, a abondé dans le même sens lors de son audition : le rétablissement du contrôle à la frontière a donné lieu « à 85 millions de contrôles en 2016 et a conduit, d'après les chiffres de la police aux frontières, à 63 000 décisions de non-admission, contre 15 000 en 2015 et 11 000 en 2014. Un tel taux peut certes s'expliquer par la pression migratoire aux frontières [...] , mais il souligne également que le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures a donné à nos forces la possibilité juridique des contrôles en continu. En effet, en dehors des périodes de rétablissement du contrôle des frontières intérieures, nous n'avons pas la possibilité de le faire et l'article 78-2 du code de procédure pénale nous interdit de conduire des contrôles durant plus de six heures au même endroit dans la zone frontalière ».
Mais le directeur central de la police aux frontières a aussi ajouté que « rétablir les frontières intérieures après un attentat terroriste me paraît une réponse quelque peu réductrice ». En effet, « pour rétablir le contrôle aux frontières, il faut assurer sa conduite en mobilité », constat partagé par tous les interlocuteurs de terrain que votre commission d'enquête a rencontrés. Selon l'expression de M. Yves Bertoncini, l'enjeu est de « dissocier le contrôle et la frontière ».
Selon M. Vincent Aussilloux, directeur du département Économie de France Stratégie, « pour avoir travaillé sur ces questions avec les douanes, je puis vous dire que l'efficacité des contrôles est bien meilleure quand ils ciblent en tout point du territoire des véhicules repérés à l'avance grâce à des informations spécifiques. Mobiliser un certain nombre de douaniers dans des guérites à des points de passage, entre la France et la Belgique par exemple, n'est pas nécessairement le meilleur moyen d'utiliser les ressources en hommes et en femmes dont disposent les douanes ». Il a indiqué que « les moyens humains et physiques qu'il faudrait déployer pour assurer un contrôle systématique [aux points de passage routier pour les voitures particulières, les autocars et les camions] sont bien entendu hors de notre portée. Ils seraient démesurés, d'autant que, même dans le cas des contrôles systématiques aux points de passage routier, les personnes voulant les éviter pourraient passer ailleurs, compte tenu de la topographie de notre territoire. Sauf à construire un mur - et encore -, le contrôle systématique des frontières ne serait donc pas possible ».
La préfecture des Alpes-Maritimes a expliqué à une délégation de la commission d'enquête que les contrôles aux heures de pointe sont aléatoires ou allégés, des contrôles visuels par exemple. Les contrôles doivent faire l'objet d'un dosage souvent délicat : ils ont été adaptés aux points de passage les plus chargés - jusqu'en 2015, 90 % des migrants empruntaient la voie ferroviaire si bien que tous les trains s'arrêtent désormais à Menton -, mais doivent aussi tenir compte du contexte - l'instruction gouvernementale de contrôles très poussés a pu susciter un peu de tensions à l'aéroport de Nice. Un contrôle à 100 % n'est de toute façon sans doute pas possible, en particulier lors de grands événements. D'éventuels excès ne doivent pas décrédibiliser le dispositif mis en place.
Enfin, et les déplacements effectués par votre commission d'enquête l'ont bien montré, mobiliser des moyens supplémentaires pour contrôler les frontières intérieures conduit , dans un contexte marqué par des contraintes budgétaires, à réduire les moyens alloués à d'autres missions .
Plus largement, M. Jean-Dominique Giuliani, président du conseil d'administration de la Fondation Robert Schuman, a considéré que « nul État dans le monde ne peut aujourd'hui être souverain sans coopération avec ses voisins et partenaires » et que « notre souveraineté passe par la coopération ».