D. LES LACUNES MISES EN ÉVIDENCE PAR CES DEUX CRISES

La crise migratoire comme la menace terroriste ont mis en évidence que, jusqu'alors, le principe de libre circulation au sein de l'espace Schengen avait été mis en oeuvre sans que toutes les conséquences en aient été tirées au plan de la gestion de la frontière extérieure commune , contrairement aux engagements initiaux pris à l'époque.

Comme le rappelait M. David Skuli lors de son audition, la création de l'espace Schengen reposait sur le postulat de la confiance . Celle-ci consistait pour les États membres à déléguer une partie de leur souveraineté au pays de première entrée de l'étranger dans l'espace Schengen, en lui confiant la responsabilité du contrôle à la frontière extérieure.

En théorie, cette responsabilité se trouve donc partagée, tout État membre étant pays de première entrée dans la mesure où chacun dispose d'aéroports ou de gares internationaux qui constituent autant de portes d'entrée dans l'espace Schengen. Dans les faits cependant, le fardeau de la responsabilité n'est pas équitablement réparti du fait de la géographie de l'espace Schengen : il n'incombe qu'à une partie seulement des États de garder, pour le compte de tous, les quelque 7 700 kilomètres de frontière terrestre et 42 600 kilomètres de côtes. Or la crise des réfugiés a rappelé de manière spectaculaire la complexité objective du contrôle de ces frontières, en particulier des limites maritimes .

Les moyens à déployer par les uns et par les autres ne sont en conséquence pas comparables. Or ce sont précisément l'Italie et surtout la Grèce qui ont eu à faire face, comme pays de première entrée, à cet afflux massif de migrants au moment où elles connaissaient par ailleurs d'importantes difficultés économiques.

En outre, pour le pays de première entrée, s'ajoute au contrôle de la frontière extérieure la responsabilité de l'examen de la demande d'asile, en vertu du règlement Dublin. À cet égard, la suspension des réadmissions vers la Grèce à la suite des décisions de 2011 de la Cour européenne des droits de l'Homme 61 ( * ) et de la Cour de justice de l'Union européenne 62 ( * ) en raison de défaillances systémiques du dispositif d'asile grec, avait pourtant déjà alerté sur les difficultés que connaissait ce pays pour l'accueil des demandeurs d'asile sur son sol.

L'asymétrie géographique ainsi entérinée par les dispositifs juridiques avait déjà été dénoncée, en 2011, par l'Italie qui refusait d'enregistrer les demandeurs d'asile, son Président du Conseil, M. Silvio Berlusconi, déclarant alors : « Pourquoi voulez-vous que je contrôle ces demandeurs d'asile tunisiens et que je les garde chez moi, puisque ce n'est pas chez moi qu'ils veulent venir ? Puisqu'ils veulent partir, je les laisse partir. »

Ce type d'attitude et l'incapacité des autorités grecques à faire face à leur responsabilité ont entamé durablement la confiance des autres États , les amenant à rétablir les contrôles à leurs frontières plutôt qu'à accepter de partager leur fardeau.

L'autre postulat à l'origine de la création de l'espace Schengen, évoqué par M. David Skuli, reposait sur la mise en oeuvre des mesures compensatoires, tout particulièrement dans le domaine de la coopération policière. Le principal outil forgé à cette fin consiste en la mise en place des différentes bases de données, notamment le SIS. Les attentats terroristes et la crise des réfugiés ont mis en lumière plusieurs carences les concernant.

En premier lieu, a été mise en exergue une contribution inégale en volume et en qualité aux bases des données selon les États membres. M. Bernard Kirch, chef du centre opérationnel de l'agence EU-LISA, qu'une délégation de la commission d'enquête a rencontré à Strasbourg, a observé que, de manière générale, il n'y avait pas à proprement parler de mauvais élèves en termes d'alimentation du SIS, mais que la question de l'insuffisance de son alimentation se posait de manière lancinante depuis les débuts de Schengen, certains États ne signalant pas certaines disparitions comme celles de billets de banque ou de moteurs de bateau. La France, par exemple, ne signale que peu de mandats d'arrêt européens. Selon lui, il s'agit davantage d'un enjeu de gouvernance que d'une difficulté technique.

Lors de son audition, M. Patrick Calvar, directeur général de la sécurité intérieure, a abondé en ce sens. Il a, en effet, précisé que des raisons le plus souvent légales expliquaient que tous les services européens en charge de la lutte contre le terrorisme n'alimentent pas de manière systématique le SIS avec les fiches des individus suspectés d'activité terroriste. Certains de ces services ne relevant pas de l'autorité du ministère de l'intérieur ou de la justice de leur pays, ils n'ont pas compétence pour alimenter ou même consulter le SIS.

Ensuite, les événements récents ont mis en évidence une consultation aléatoire des bases lors des contrôles aux frontières extérieures . Si, jusqu'à présent, le contrôle à la frontière des ressortissants communautaires n'incluait pas systématiquement la consultation des bases de données, l'entrée sur le territoire de l'espace Schengen pour les ressortissants de pays tiers était d'ores et déjà conditionnée à l'absence de signalement aux fins de non-admission dans le SIS et dans les bases de données nationales du pays concerné, en application de l'article 6-1 du code frontières Schengen. Il est toutefois apparu que cette consultation obligatoire n'était pas systématiquement mise en oeuvre.

Enfin, un problème d'interopérabilité entre les différentes bases de données européennes - SIS, VIS, Eurodac - a été identifié, compliquant leur consultation dans un contexte d'afflux massif de migrants.

Ces dysfonctionnements ont montré que l'espace Schengen présentait un « indéniable inachèvement », pour reprendre l'expression que M. Pierre-Antoine Molina a employée lors de son audition. S'il constitue bel et bien un espace de libre circulation, les mesures compensatoires n'ont pas été pleinement mises en oeuvre . Le défaut de solidarité entre les États membres a, en outre, été à l'origine de défaillances de certains d'entre eux, entraînant à leur tour la défiance.

Il n'est que temps que les États membres prennent conscience qu'« i l faut une souveraineté partagée pour des frontières déjà partagées », selon la formule de M. Yves Bertoncini.

L'ensemble de ces difficultés a conduit à une crise de l'espace Schengen , amenant certains commentateurs à annoncer la « mort de Schengen » et forçant l'Union européenne et les États membres, sous la pression des événements, à prendre des mesures.


* 61 Cour EDH, G.C. 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce.

* 62 CJUE, 21 déc. 2011, aff. C-411/10, N.S. et a.

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