ANNEXE 3 : LES LEÇONS DE LA CONSULTATION DES ÉLUS LOCAUX
Vos rapporteurs ont organisé deux consultations sur la perception de la radicalisation par les collectivités territoriales au dernier trimestre 2016, l'une à destination des communes et intercommunalités, l'autre à destination des départements. Ces dernières ont été largement relayées par les associations d'élus - Association des maires des France et Assemblée des départements de France - et par la presse spécialisée. Vos rapporteurs souhaitaient en effet donner la parole aux élus du terrain sur leur ressenti de la radicalisation, leurs relations avec l'État, les actions menées et les outils et moyens à disposition.
Une quarantaine de départements ont répondu à cette consultation. En ce qui concerne la consultation des communes et intercommunalités, 638 communes et intercommunalités provenant de 90 départements y ont participé. Le nombre limité de réponses communales peut être interprété de plusieurs façons :
- peu de communes s'estiment confrontées par des phénomènes de radicalisation. D'ailleurs, seuls 10% des répondants estiment être confrontés directement à des phénomènes de radicalisation, et seuls 38% des répondants estiment y être confrontés de manière indirecte ;
- certaines collectivités ont pu estimer que la prévention de la radicalisation relève de la responsabilité de l'État, au titre de ses missions régaliennes ;
- d'autres ont pu marquer leur désarroi en ne répondant pas ;
- enfin, il peut également exprimer une forme de lassitude de la part des communes et intercommunalités, toujours plus consultées et sollicitées par les institutions, alors même que leurs moyens tant humains que financiers sont en diminution et qu'elles peuvent avoir l'impression de ne pas être entendues.
La très grande majorité des répondants sont des communes et intercommunalités rurales (77% des répondants), reflétant le fait que 90% des communes ont moins de 3 500 habitants 61 ( * ) .
Ä Une perception de la radicalisation très différente en fonction des collectivités
La perception de la radicalisation diffère fortement entre les départements et les communes répondants. Ainsi, les départements se sentent, très majoritairement, confrontés à la radicalisation directe ou indirecte . C'est principalement au titre de leurs compétences en matière d'aide sociale à l'enfance, de prévention spécialisée et de protection maternelle et infantile qu'ils sont concernés. Il s'agit alors ou bien de jeunes en voie de radicalisation ou radicalisés, ou d'une nécessité de protéger de jeunes enfants de personnes radicalisées. Ainsi, il arrive parfois qu'un mineur soit confié à l'ASE suite à l'arrestation de ses parents en partance pour la Syrie. Les services de l'ASE ont également pu être chargés, au sein de la cellule pilotée par le préfet, du suivi des situations de grands adolescents en voie de radicalisation.
Qu'il s'agisse des départements ou des communes, le ressenti global est celui d'une progression de la radicalisation , qui s'exprime de manière plus forte pour les départements.
Pour les deux catégories de collectivités territoriales, la radicalisation se traduit avant tout par une remise en cause du « vivre ensemble », et une rupture avec la société : ainsi, la rupture avec l'environnement, notamment la famille et l'école , est considérée, tant par les communes que par les départements, comme une traduction particulièrement forte de radicalisation, à la fois en nombre de répondants, mais également en intensité de la qualification de la préoccupation (qualifiée d'importante ou de très importante pour 77% des départements répondants). Sont également citées une attitude de rupture à l'égard de certaines catégories de la population (femmes, élus,...) et une attitude d'hostilité à l'égard des institutions républicaines . Pour les départements, elle se traduit également principalement par des propos ou écrits extrémistes, et par une apparence physique et vestimentaire.
Ä Une connaissance assez relative des outils de lutte et de prévention de la radicalisation mis en place par le Gouvernement
La consultation a également permis de mettre en lumière la connaissance assez relative de certains outils de lutte et de prévention de la radicalisation mis en place par le Gouvernement.
Vos rapporteurs notent avec satisfaction la bonne connaissance du plan d'action contre la radicalisation de 2016 (connu des trois-quarts des répondants des deux catégories de collectivités). Celui-ci est d'ailleurs jugé par les départements très majoritairement utile et efficace. Sont notamment appréciés la qualité des formations dispensées sur la radicalisation « permettant un bon éclairage sur la compréhension du phénomène » , mais également « le croisement des différentes politiques et l'appréhension du problème dans sa globalité » , ou encore la mise en place d'une « coordination entre les différents services : État, Département, Justice, Éducation nationale, associations, .... » en mettant « autour de la table tous les acteurs susceptibles d'être concernés et confrontés par le problème sur le plan professionnel et convenir ensemble des réponses à apporter sur chaque territoire ». Il est toutefois souligné que les mesures prises restent trop faibles. En outre, certains départements souhaitent, avant de se prononcer sur l'efficacité des mesures, disposer d'éléments d'évaluation qui pour l'instant n'existent pas.
S'agissant du Comité interministériel pour la prévention de la délinquance et de la radicalisation, celui-ci est beaucoup moins connu des communes (à peine 51%), tandis que les départements jugent que les mesures prises par le CIPDR sont utiles et pertinentes.
Enfin, vos rapporteurs constatent la très faible connaissance des conventions de partenariat signées entre le ministère de l'Intérieur et les associations d'élus pour favoriser la prévention de la radicalisation. Ainsi, la majorité des départements répondants et les deux-tiers des communes et intercommunalités ne les connaissent pas. Par ailleurs, si les départements qui les connaissant les jugent à une quasi-unanimité intéressantes, les communes et intercommunalités, pour leur part, sont beaucoup plus critiques : une majorité d'entre elles les jugent peu efficaces et sans répercussions sur le terrain. Parmi les critiques, vos rapporteurs ont notamment noté le fait qu'elles seraient « trop générales » , « sans aucune concrétisation » ou ne répondant pas au « besoin de territorialisation de l'action » .
Vos rapporteurs ont également souhaité consulter les élus locaux sur les outils de déclinaison locale des actions de prévention et de lutte contre la radicalisation et le terrorisme. En ce qui concerne les cellules mises en place par le préfet, on constate une différence entre les communes et les départements, s'expliquant par leurs rôles respectifs. Ainsi, une minorité de communes répondantes connaissent ces cellules, et très peu y participent. Or, cette participation est jugée utile par les élus communaux et intercommunaux. Elle permet en effet « une meilleure appréhension de la radicalisation sur le territoire de la commune », un « échange d'informations » et « multipartenaires » , une « vision globale du phénomène et de son évolution sur le territoire départemental » .
Les départements, pour leur part, sont beaucoup plus impliqués dans ces cellules de suivi qui étaient actives, au moment de la consultation, dans 94% des territoires des répondants. La quasi-totalité y participe et tous la jugent utile. La cellule permet en effet de « faire remonter des informations », « d'échanger sur les situations », mais également « un maillage institutionnel sur la situation concernée » et la mise en place « d'un travail en réseau, en connaissant directement les acteurs qui l'animent permettant la naissance d'une confiance nécessaire dans ce domaine entre des mondes qui ne se parlent pas forcément spontanément (police, justice, social, éducation) » . Certains notent toutefois la nécessité « d'améliorer le travail en transversalité hors cellule » , ou encore regrettent le « manque de communication de certains éléments (rapport PJJ par exemple) malgré les demandes, ce qui rend difficile la mobilisation des équipes sur le sujet » . D'autres, enfin, soulignent que cette cellule est « peu aidante pour la constitution d'outils de prévention » tout en étant conscients de la difficulté pratique en la matière.
Vos rapporteurs soulignent toutefois le sentiment d'un manque d'éléments d'information à disposition pour saisir le phénomène de la radicalisation sur leur territoire, sentiment partagé par la majorité des départements, communes et intercommunalités. Il s'agit notamment du manque d'éléments d'information de la part de l'État sur la situation et les risques induits par la radicalisation sur le territoire de la commune ou du département.
Ä Des relations perfectibles avec l'État et les autres partenaires
Vos rapporteurs ont souhaité interrogé les communes et les départements sur les relations qu'ils entretiennent avec divers acteurs des programmes de prévention et de lutte contre la prévention de la radicalisation. La situation diverge entre les communes et les départements, ce qui peut s'expliquer par le rôle et les compétences des répondants. Ainsi, pour la très grande majorité des départements, les autorités de l'État ont pris l'initiative d'un contact avec eux sur le sujet de la prévention de la radicalisation. Suite à cette prise de contact, la satisfaction domine très largement. Les départements soulignent ainsi « la clarté, l'écoute, et la disponibilité » de services de l'État, ainsi que « la confiance et la transparence » dont font preuve ces derniers, ou encore « la fluidité et la rapidité des échanges avec les services départementaux en charge de cette mission concernant les situations individuelles ». Toutefois, certains soulignent la nécessité de « clarifier le rôle de chacun au sein de cette cellule de prévention au travers d'une charte ou d'une convention » . D'autres regrettent la tentative, à l'occasion de ce contact, « de signature d'un protocole d'accord transférant l'entièreté de la responsabilité de la prise en charge au département. Ce protocole déséquilibré aurait eu un impact financier lourd pour le département, sans contrepartie de l'État » , ou encore le fait que « dans un premier temps, les services sociaux se trouvaient sur le banc des "accusés" alors même que le concept de radicalisation n'était pas défini. C'est grâce au département que les sessions d'information des élus et des travailleurs sociaux ont été mises sur pied » .
Au contraire, pour la majorité des communes répondantes, il n'y a eu que très peu d'initiatives de contact des communes vers l'État (à peine 13%), et une minorité a été contactée par l'État . Vos rapporteurs souhaitent une intensification de la prise de contact, d'autant plus que celle-ci, lorsqu'elle a eu lieu, a été saluée par les communes, qui ont apprécié la « clarté » des propos des services de l'État et leur professionnalisme. Vos rapporteurs veulent toutefois se faire le relais des difficultés rencontrées par les communes : une certaine complexité, « une absence de réponses en termes de moyens et d'actions à envisager », un manque de disponibilité dans certains cas, mais également le fait que la réponse apportée concerne la « sécurité uniquement, avec aucun moyen de prévention à destination de la jeunesse notamment » , ou encore « l'absence de retour sur l'essentiel » .
Si les services préfectoraux restent les principaux partenaires, vos rapporteurs notent l'importance relative des services de sécurité, de la prévention spécialisée et de l'Éducation nationale. Cette dernière suscite un degré de satisfaction dans ses relations avec les collectivités en matière de prévention de la radicalisation moindre que les autres partenaires évoqués, notamment pour les communes et intercommunalités.
Ä Une mise en place progressive d'actions de prévention par les collectivités
Vos rapporteurs ont constaté, à travers la consultation, la mise en place progressive par les collectivités d'action de prévention de la radicalisation, en hausse croissante depuis les attentats de janvier 2015. Ainsi, si moins d'un tiers des départements répondants avait mis en place des actions de prévention de la radicalisation avant cette date, ils sont aujourd'hui plus de 85% à indiquer en avoir mis en place depuis lors.
La proportion est moindre dans les communes et intercommunalités. Toutefois vos rapporteurs constatent le volontarisme de nombreuses communes, puisque près de 30% des communes répondantes ont indiqué n'avoir pas encore mis en place de telles mesures mais envisager de le faire. Vos rapporteurs notent cependant que plus de la moitié des communes répondantes n'envisagent pas d'en mettre en place. Cela s'explique principalement par le fait qu'elles n'en voient pas l'utilité dans la mesure où elles ne sont pas directement concernées par la radicalisation. Toutefois, vos rapporteurs soulignent que plusieurs d'entre elles ont aussi indiqué qu'elles ne sauraient pas comment faire pour en mettre en place, ou bien ne pas avoir les moyens ou le temps de le faire.
Ä Une faible inscription de la prévention de la radicalisation dans les documents communaux et départementaux existants
Qu'il s'agisse de l'adjonction d'un volet prévention de la radicalisation dans les contrats de ville, au conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance ou dans les plans départementaux de prévention de la délinquance, vos rapporteurs constatent que peu de ces documents ont été actualisés.
Toutefois, les communes et intercommunalité ayant entrepris ces démarches soulignent le potentiel de telles actions. Cela peut permettre d'avoir au niveau de l'intercommunalité une action commune en matière de prévention de la radicalisation, ou « d'avoir une vision globale de la prévention au-delà de la radicalisation » , et de « travailler et agir indépendamment des frontières communales ». Ainsi, « compte tenu du caractère diffus et imprévisible du phénomène, il semble important de mettre en veille tous les acteurs. Si les élus ont un rôle à jouer, le travail doit nécessairement être piloté par les services de l'État à l'échelle intercommunale ».
En ce qui concerne les départements, la principale raison de cette absence d'inscription s'explique par la temporalité de réalisation de ces plans : le plan actuel court jusqu'en juillet 2017, et au vu de ce délai il n'a pas été jugé opportun de le modifier, mais ce chapitre sera inclus dans de nombreux nouveaux plans.
Ä Un déficit de moyens financiers et humains
La mise en place d'actions de prévention de la radicalisation nécessite des moyens humains et financiers importants. Or, vos rapporteurs notent le déficit de moyens financiers et humains des collectivités consultées. En ce qui concerne les départements, plus de la moitié estiment ne pas avoir les moyens nécessaires, alors même que près des deux-tiers ne reçoivent aucune aide. Et, comme le font remarquer plusieurs départements répondants, « au vu de l'importance du suivi de ce dossier, un chargé de mission dédié serait adéquat » ou encore « la thématique de la radicalisation nécessite une montée en compétences et une spécialisation des professionnels médico-sociaux dans l'identification et le suivi des situations au titre de la prévention. La charge de travail quotidienne des professionnels ne dégage pas suffisamment de marges de manoeuvre à cette fin » . Certains départements soulignent également la nécessité de profondes réformes, si le département souhaite « mettre en place un véritable plan de prévention de la radicalisation sur l'ensemble de ces missions et partenariats. Il lui faut engager un important plan de sensibilisation et/ou de formation de ses agents au contact avec le public, revoir sa communication, disposer de moyens de contrôle des missions déléguées et des actions financées, organiser des procédures de partage d'information et une coordination avec les services de sécurité, organiser les cellules de recueil des informations préoccupantes face à ces situations qui demandent un traitement particulier, revoir la mise en oeuvre de toutes ses politiques publiques à l'aune de ce phénomène nouveau, prévoir des postes spécialisés (correspondant départemental radicalisation, personnes ressources dans les territoires,...) ».
Ce manque de moyens tant humains que financiers est encore plus important pour les communes et intercommunalités répondantes, à forte dominante rurale, puisque plus des neuf dixièmes ne reçoivent pas d'aide financière au titre de la prévention de la radicalisation. Dès lors, près de 95% des communes et intercommunalités répondantes estiment ne pas avoir les moyens humains et financiers pour financer et mener à bien de telles actions. Plusieurs petites communes ont fait part à vos rapporteurs du fait que « les moyens humains reposent sur la disponibilité du maire et de ses adjoints. Les moyens financiers sont tributaires de notre équilibre budgétaire » , ou encore s'interrogent : « comment une commune de 2 800 habitants peut-elle avoir les moyens ; nous n'avons même pas de police municipale faute de moyens.... » . D'autres insistent sur la nécessité de « mieux former les moyens existants ».
En définitive, la consultation montre que si les importants efforts d'information et d'action consentis par l'État ont produit des effets, ils restent encore insuffisants pour que la politique de prévention de la radicalisation se diffuse largement et profondément. Il est nécessaire de mieux associer et accompagner les élus locaux, y compris ceux des petites communes qui peuvent se sentir moins directement concernées par la radicalisation. En effet, comme le rappellent deux commentaires issus de la consultation, « le secteur rural est peu formé à ce genre de problématique, aussi par le fait même qu'il ne le rencontre que très peu, il est juste à espérer qu'il ne le soit jamais ; car je doute qu'il soit prêt à l'affronter. Il serait souhaitable de sensibiliser davantage les élus ruraux, sur le principe qu'il vaut mieux prévenir que guérir. » et « L'histoire semble prouver que la radicalisation se cache dans des communes discrètes ».
* 61 Les collectivités locales en chiffres, 2016, DGCL.