N° 425
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 2016-2017
Enregistré à la Présidence du Sénat le 15 février 2017 |
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom du groupe de suivi sur le retrait du Royaume-Uni et la refondation de l'Union Européenne (1)
Rapport d'étape sur le processus
de retrait
du Royaume-Uni de l'Union européenne
,
Par MM. Jean-Pierre RAFFARIN et Jean BIZET,
Sénateurs
(1) Ce groupe de suivi est composé de : MM. Jean Bizet et Jean-Pierre Raffarin, présidents ; MM. Pascal Allizard, Jean-Marie Bockel, Éric Bocquet, Christian Cambon, Mme Joëlle Garriaud-Maylam, M. André Gattolin, Mme Éliane Giraud, M. Jean-Noël Guérini, Mmes Gisèle Jourda, Fabienne Keller, MM. Claude Kern, Didier Marie, Jean-Pierre Masseret, Mme Colette Mélot, MM. Xavier Pintat, Yves Pozzo di Borgo, Simon Sutour et Richard Yung, membres . |
INTRODUCTION
Le 23 juin 2016, les Britanniques ont décidé, par référendum, de la sortie de leur pays de l'Union européenne.
Ce vote, dont il faut prendre acte du résultat incontestable, est un séisme à la fois pour le Royaume-Uni et pour l'Union européenne.
Le Sénat a voulu en mesurer les conséquences en mettant en place, à l'initiative de son président Gérard Larcher, un « groupe de suivi » commun à ses deux commissions des affaires étrangères et des affaires européennes. Composé à parité des deux commissions, ce groupe de suivi a mené, depuis huit mois, une série d'auditions à Paris, Bruxelles et Londres. Ce faisant, il a pu examiner l'évolution de la position britannique et les premiers éléments de réponse que l'Union européenne a apportés au défi que constitue le retrait du Royaume-Uni.
Le « Brexit » recouvre en fait un triple enjeu : celui de la définition des modalités de la sortie de l'UE du Royaume-Uni, d'ici 2 ans à compter de la notification de la décision de retrait, soit vraisemblablement d'ici mars 2019, celui des futures relations entre l'UE et le Royaume-Uni une fois celui-ci redevenu un « pays tiers » -et des éventuelles mesures transitoires- et enfin celui, plus essentiel finalement pour l'Union européenne, du sursaut du projet européen désormais porté par les 27 États-membres.
C'est sur ce dernier enjeu, vital pour la construction européenne, qu'a voulu se focaliser le Sénat, dans un rapport à paraître fin février 2017, qui livrera au débat conclusions et propositions pour réaffirmer l'Union européenne, dans la perspective du soixantième anniversaire du traité de Rome le 25 mars prochain.
Pour autant, alors que le gouvernement britannique s'apprête à notifier, dans quelques jours ou semaines, au Conseil européen sa décision de mettre en oeuvre l'article 50 du traité pour quitter l'Union, le groupe de suivi du Sénat juge utile de faire un point d'étape, avant que ne s'ouvrent, 9 mois après le vote britannique, les négociations.
Tel est l'objet du présent rapport, qui a essentiellement pour vocation de rappeler le contexte, décrire les enjeux et identifier les paramètres des discussions à venir.
***
Pour autant, quelques convictions fortes animent d'ores et déjà le groupe de suivi du Sénat.
•Un enjeu d'abord politique
Le processus est désormais inévitable. Le groupe de suivi l'a ressenti lors de son déplacement à Londres, à l'écoute de ses interlocuteurs favorables au « Remain » et qui ont désormais intégré le caractère inéluctable du « Leave ». Le choc du référendum du 23 juin a été important. Il a suscité beaucoup d'émotion au regard de l'Histoire et de l'enjeu de la cohésion européenne dans un monde qui se structure autour d'Etats-continent. Mais on est désormais entré dans une nouvelle phase. Il s'agit, pour l'Union européenne de gérer une situation qu'elle n'a pas voulue, au mieux de ses intérêts tout en préservant son unité et sa cohésion. Dans ce contexte, il convient de ne pas transformer des rivalités en tensions. Le Royaume-Uni cherchera à traduire au mieux ce qui lui paraît correspondre aux souhaits de son opinion publique. Mais il doit aussi être conscient que les Etats membres, la France et l'Allemagne au premier chef, devront rendre des comptes à leurs opinions publiques sur les résultats de la négociation au regard de leurs propres intérêts. L'Union européenne ne doit pas spéculer sur les dissensions internes au Royaume-Uni. Mais, en retour, celui-ci aurait tort de parier sur des divisions au sein de l'Union européenne. Le contexte géopolitique impose à celle-ci de préserver son unité pour peser sur la scène internationale. Tous ceux qui voudraient utiliser le Brexit comme levier de déconstruction devront être considérés comme des adversaires par l'Union européenne. L'unité de l'Union européenne est une "ligne rouge" que ses partenaires extérieurs ne doivent pas franchir. L'union des 27 doit être préservée.
• Une affaire européenne
Le processus du retrait du Royaume-Uni est une affaire européenne qui doit être réglée entre l'Union européenne et ce pays qui a choisi d'en sortir. Le Brexit ne saurait être pris en otage par une vision extérieure à l'Union qui tablerait sur sa déconstruction et sur la promotion d'une organisation du monde sur un mode bilatéral.
• Un calendrier serré
L'accord de retrait, prévu par l'article 50 du traité sur l'Union européenne, devra être négocié dans un délai très court. La notification devrait être effectuée par le gouvernement britannique soit au début, soit à la fin du mois de mars. A compter de cette notification, un délai de deux ans commencera à courir. Compte tenu des délais nécessaires pour le processus d'approbation de l'accord, c'est en fait entre quinze et dix-huit mois utiles qui pourront être mis à profit par les négociateurs.
• Un échec des négociations du
Brexit est possible
Plusieurs raisons à cela : le calendrier est extrêmement serré au regard de la complexité de la négociation ; des questions centrales (comme celle du respect par les Britanniques de leurs engagements financiers dans le cadre de l'Union européenne et ses conséquences financières) n'ont pas été clairement débattues au cours du débat référendaire.
Sans accord, les conséquences seraient brutales pour le Royaume-Uni, qui deviendrait ipso facto un pays tiers relevant du seul statut de pays membre de l'Organisation mondiale du commerce pour ses relations avec l'Union européenne. Pour autant, l'Union serait également affectée, par ricochet. Ce scénario du pire semble, si ce n'est probable, tout au moins possible : il faut s'y préparer tout en mettant tout en oeuvre pour l'éviter.
La possibilité d'une absence d'accord doit donc être anticipée -sans crainte de la part des Européens, mais avec lucidité et réalisme-.
Les échéances électorales tant dans l'Union en 2019 (élections européennes) qu'au Royaume-Uni (élections générales) vont, mécaniquement, progressivement tendre les termes du débat et renforcer la probabilité de scénarios non coopératifs ou de « compétition des égoïsmes ».
• Le Brexit peut avoir un effet
déconstructeur pour l'Union européenne
Les négociations du Brexit comportent des effets potentiellement destructeurs pour l'Union européenne : risque de divisions des États membres dans la négociation -tout comme, symétriquement, existe, pour le Royaume-Uni, un risque de fracturation interne, l'Irlande du Nord et l'Ecosse, notamment, ayant voté pour le maintien dans l'Union européenne-, risque de contagion à d'autres États membres si les termes de la séparation étaient déséquilibrés.
A contrario, les négociations peuvent faire ressortir, par contraste, tout ce que la construction européenne a apporté aux peuples européens -et tout ce dont les Britanniques vont être privés-. Aux dirigeants et aux négociateurs européens de savoir l'expliquer positivement à leurs opinions publiques.
Dans un contexte géopolitique où ses valeurs sont de plus en plus mises en cause sur la scène internationale, y compris à travers des déclarations de grandes puissances, l'Union européenne devra plus que jamais affirmer son identité. Elle devra davantage encore faire valoir ses valeurs telles qu'elles sont fortement exprimées par les traités européens et par la Charte des droits fondamentaux.
• Le projet européen ne doit pas
être pris en otage par le Brexit
Le Brexit est avant tout l'affaire du Royaume-Uni (l'Union européenne ne l'a ni souhaité, ni décidé et a au contraire fourni des efforts conséquents pour l'éviter, avec le « paquet Tusk » en février 2016) ; les négociations du Brexit ne doivent pas empêcher les Européens -bien au contraire- d'avancer pour mieux répondre aux demandes des citoyens pour plus de protection, de sécurité, d'innovation, d'investissement et de croissance. Le Brexit est essentiellement l'affaire des Britanniques, la refondation de l'Union doit être l'affaire des Européens.
• La diffraction de l'Europe aura des effets
géopolitiques
La diffraction de l'Europe apparaît comme un non-sens géostratégique à l'heure des pays-continents et des grands émergents qui consolident leur puissance ; face à l'Inde, la Chine, la Russie, le Brésil, plus que jamais l'union des Européens fait leur force : en 2050, il n'y aura plus qu'un seul État membre dans les 10 premières puissances économiques mondiales contre trois aujourd'hui ; en revanche l'Union européenne y figurera toujours. Malgré le concept positif de « global Britain » mis en avant par le gouvernement britannique -dont le contenu exact reste à définir-, les conséquences en seront sans doute plus lourdes pour le Royaume-Uni que pour les 27.
• Les relations de long terme avec le
Royaume-Uni doivent être préservées : un enjeu pour
l'Union et pour la France
L'accord futur entre l'Union européenne et le Royaume-Uni doit permettre de maintenir et renforcer les coopérations, notamment dans le domaine de la sécurité.
De la même façon, le groupe de suivi estime que la relation bilatérale entre le Royaume-Uni et la France, déjà très dense, doit encore être renforcée, du fait du Brexit, dans au moins trois domaines : défense, sécurité et lutte anti-terroriste, nucléaire civil. La France a besoin de relations fortes avec l'Allemagne, et aussi le Royaume-Uni. Le Brexit ne saurait donc ouvrir la voie à une dérive de la relation franco-britannique.
I. LE BREXIT, RÉSULTAT D'UN LONG DÉSAMOUR BRITANNIQUE POUR L'UNION EUROPÉENNE
Entré en 1973 dans l'Union européenne, le Royaume-Uni en est un des principaux États membres ; avec 65 millions d'habitants il représente 12 % de la population européenne.
Le Royaume-Uni et l'Union européenne Population : 65 millions d'habitants sur les 510,1 millions d'habitants (selon l'estimation d'Eurostat au 1 er janvier 2016), soit 12,7 % de la population européenne Croissance : 2,3 % en 2015 Chômage : (2 ème trimestre 2016) : 4,9 % de la population active (taux chômage des jeunes : 16,9 % en 2015) Déficit budgétaire : 4,4 % PIB (prévisions de 3,1 % pour 2016) Dette publique : 88,6 % du PIB en 2015 Dépenses publiques : 42 % du PIB (objectif des Conservateurs : 35 %) Contribution au budget de l'UE : 17 068 millions d'euros soit 12,2 % du total du budget européen (pour mémoire, la contribution de la France s'élève à 23 292 millions d'euros soit 16,7 % du total) Retour annuel sur le budget UE en 2013 : 6 308 millions d'euros (France : 14 239 millions d'euros) Dont politique de cohésion : 665 millions d'euros (France : 2 603 millions d'euros) Dont Ressources naturelles y compris PAC : 3 958 millions d'euros (France : 9 619 millions d'euros) Rabais britannique en 2014 : 5,3 milliards d'euros Solde net en 2013 : -10 760 millions d'euros (-0,57 % par rapport à 2012), (France : -9 400 millions d'euros) Total des fonds européens alloués sur la période 2014-2020 : 11,8 milliards d'euros (contre 27 milliards d'euros pour la France) Nombre de députés au Parlement européen : 73 sur 754 (74 pour la France) Nombre de voix au Conseil de l'UE : 29 sur 345 soit 8 % (29 pour la France, l'Allemagne et l'Italie). Sources : Commission européenne, Rapport financier 2013 et site Internet Diplomatie.gouv.fr |
A. UN ROYAUME-UNI ENTRÉ TARDIVEMENT DANS L'UNION EUROPÉENNE, ESSENTIELLEMENT POUR SON MARCHÉ UNIQUE
1. Les deux candidatures infructueuses du Royaume-Uni aux Communautés européennes
Absent du processus d'unification européenne au cours des années cinquante, le Royaume-Uni est à l'initiative de la signature de la convention de Stockholm 1 ( * ) , le 4 janvier 1960, qui a donné naissance à l'Association européenne de libre-échange (AELE). Elle avait pour objectif de créer une zone de libre-échange entre les pays d'Europe non membres de la Communauté économique européenne (CEE) en regroupant les États qui ne souhaitaient pas y adhérer. Elle a pu aussi manifester la tentation britannique de contourner les obligations inhérentes à la construction européenne. Face au trop lent développement du commerce au sein de l'AELE, le Royaume-Uni qui espérait établir une grande zone de libre-échange avec la CEE et « contourner » les obligations communautaires, finit par poser sa candidature à la CEE en août 1961.
Le pays regarde alors la croissance économique très rapide des pays de la CEE et cherche à éviter sa mise à l'écart économique et politique de l'Europe. Le débat dans la presse anglaise entre pro et anti-Marché commun est nourri, avec une réelle majorité en faveur de l'adhésion. En témoigne le vote positif de la Chambre des Communes du 4 août 1961.
C'est au nom de la préservation du marché unique dont il souhaite l'approfondissement plutôt que l'élargissement que, le 14 janvier 1963, le général de Gaulle se déclare opposé à la demande d'adhésion du Royaume-Uni. Il évoque ainsi l'incompatibilité entre les intérêts économiques continentaux et insulaires et exige que la Grande-Bretagne abandonne ses engagements vis-à-vis des pays inclus dans sa propre zone de libre-échange.
Au milieu des années 60, la politique étrangère britannique connaît une nette inflexion qui s'explique en grande partie par les difficultés qu'éprouve l'économie britannique, pour deux raisons :
- les relations commerciales au sein de l'Association européenne de libre-échange (AELE) augmentent moins vite que prévu,
- les relations avec le Commonwealth continuent de s'affaiblir. L'empire britannique, qui justifiait le rang de la Grande-Bretagne comme puissance mondiale jusqu'à la seconde guerre mondiale, se désintègre, et les liens politiques et stratégiques tissés avec le Commonwealth se distendent. La complémentarité de l'économie anglaise avec celle de ses anciennes dépendances s'estompe de façon continue au cours des années 1960.
Le parti travailliste alors au pouvoir, depuis les élections de 1964, semble voir la participation à la CEE et plus largement aux Communautés européennes 2 ( * ) comme la meilleure solution pour relancer l'économie britannique et réduire le déficit de la balance des paiements. Fort de sa réélection en 1966 et de la nouvelle adhésion populaire au projet d'adhésion au marché commun, le gouvernement britannique présente à Bruxelles, le 11 mai 1967, sa deuxième candidature à l'adhésion aux Communautés européennes. Comme ce fut le cas pour la première demande en 1961, la demande d'adhésion du Royaume-Uni s'accompagne de celles de l'Irlande, du Danemark et de la Norvège.
Les membres des Communautés, alors au nombre de six, se divisent sur cette question. La France se déclare favorable à une association, et non à l'adhésion du Royaume-Uni. La Commission, saisie sur cette question, rend son avis le 29 septembre 1967. Elle est favorable à l'ouverture de négociations d'adhésion immédiates sous deux réserves :
- l'acceptation par les pétitionnaires de l'acquis communautaire,
- la résolution préalable à l'accession au marché unique de problèmes économiques britanniques : le déséquilibre de la balance des paiements et la définition du rôle de la livre sterling.
La dévaluation de la livre sterling, en novembre 1967, permet au général De Gaulle de réaffirmer son opposition à l'entrée du Royaume-Uni dans la communauté européenne. Il y voit la preuve que l'économie britannique n'est pas prête à accéder au marché unique et souligne une fois encore l'incompatibilité de l'économie britannique avec les règles communautaires.
Il faudra attendre l'élection de Georges Pompidou, le 15 juin 1969, pour surmonter ce blocage. Il accepte l'élargissement au Royaume-Uni. L'Irlande, le Danemark et la Norvège, très liés d'un point de vue commercial à la Grande-Bretagne, la rejoignent dans le processus d'adhésion.
2. L'adhésion en 1973, confirmée par le référendum de 1975
Les négociations ont été difficiles et se sont d'abord concentrées sur des détails pour éviter les points de désaccords majeurs qui étaient : les mesures transitoires sur la Politique Agricole Commune (PAC), la contribution britannique au budget communautaire et les exportations de sucre provenant du Commonwealth. Aux termes de longues négociations, le Royaume-Uni a intégré la Communauté économique européenne (CEE) 3 ( * ) le 1 er janvier 1973.
Conformément au manifeste électoral du Parti travailliste de 1974, qui avait fait de l'appartenance à l'Europe un enjeu électoral, un premier référendum est organisé, le 5 juin 1975, en Grande-Bretagne, pour déterminer si le pays doit rester au sein de ce marché commun. Les deux sujets principaux en débat étaient alors la modification de la PAC et la réduction de la contribution britannique au budget communautaire 4 ( * ) .
Les travaillistes sont divisés sur cette question. Le premier ministre travailliste est favorable au maintien du Royaume-Uni dans la communauté économique européenne, mais laisse les membres de son parti libres de mener campagne pour le « non ». C'est ce que font bon nombre d'entre eux, tout comme les grandes centrales syndicales, une partie des conservateurs et des partis nationalistes comme le Parti unioniste d'Ulster ou encore le Parti national écossais.
Le résultat est sans appel, puisque 67,2 % des votants se prononcent en faveur du « oui ».
* 1 signée par les ministres des Affaires étrangères britannique, norvégien, danois, suisse, portugais, suédois et autrichien.
* 2 Communauté européenne du charbon et de l'acier (CECA) et Euratom.
* 3 La CEE est devenue l'Union européenne en 1993.
* 4 L'accord de Dublin (mars 1975) a mis en place un mécanisme correcteur sur le budget et a changé quelques règles quant aux importations de Nouvelle-Zélande.