II. LES PERTURBATEURS ENDOCRINIENS : UNE MENACE FACE À LAQUELLE L'UNION EUROPÉENNE TARDE À SE MOBILISER
A. LES DANGERS DES PERTURBATEURS ENDOCRINIENS : UN DÉBAT SCIENTIFIQUE TOUJOURS ENTRETENU
1. Certaines caractéristiques des perturbateurs endocriniens aujourd'hui reconnues par tous
Le rapport paru le 23 décembre 2011 sous la direction du professeur Andreas Kortenkamp, remis à la direction générale de l'environnement de la Commission européenne, dresse un état des lieux des connaissances scientifiques relatives aux perturbateurs endocriniens. Ce rapport indique que l'exposition à certaines substances chimiques contribue aux désordres endocriniens chez l'homme et l'animal. L'absence de méthode d'essai oblige à identifier les dangers et les risques en se fondant sur des approches épidémiologiques consistant à rechercher les facteurs influant sur la santé et les maladies de populations. Le rapport préconise la mise en place d'une réglementation spécifique pour les perturbateurs endocriniens qui devra être fondée sur le critère du danger au regard des modes d'action endocriniens. Cela signifie que toute substance identifiée comme perturbateur endocrinien ne sera pas approuvée et ne pourra donc pas être utilisée.
La publication de ce rapport a entraîné celle de nombreux éditoriaux signés par 18 toxicologues affirmant qu'il n'y a pas lieu de distinguer les perturbateurs endocriniens des autres produits toxiques.
Une enquête du journaliste Stéphane Horel, publiée dans Environmental Health News du 23 septembre 2013, a montré que 17 de ces scientifiques ont des liens étroits avec l'industrie chimique.
Suite à cela, une réunion avec des toxicologues et des endocrinologues a été organisée en octobre 2013 par la Commission européenne pour essayer de dégager des points de consensus. Les scientifiques présents sont arrivés aux conclusions suivantes :
- la notion de dose maximale sans effet toxique observable peut être différente selon que l'on considère un organe in vitro , un organisme vivant ou une population ;
- il existe des substances pour lesquelles on peut observer une réponse non linéaire de l'organisme à l'augmentation de la dose ;
- il est nécessaire de revoir les méthodes de tests permettant d'identifier les perturbateurs endocriniens.
2. Un danger réel mais difficile à mettre en évidence
a) Les perturbateurs endocriniens : un danger avéré pour la santé
Plusieurs études scientifiques ont mis en évidence les dangers des perturbateurs endocriniens présents dans certains produits, notamment les produits phytopharmaceutiques.
Vos rapporteurs ont reçu le professeur Cicolella qui préside le Réseau environnement santé, regroupement d'associations de défense de la santé et de l'environnement. Celui-ci a présenté une étude, publiée le 17 juin 2015 et qui a permis de suivre pendant plusieurs décennies 9 300 filles et 9 744 fils dont les mères ont été exposées au DDT, aux États-Unis. Il s'agit d'un pesticide contenant des substances perturbant le système endocrinien et qui était utilisé dans les années 50 et 60, et qui a été interdit depuis. Cette étude montre une multiplication des cancers du sein chez les filles et des cancers des testicules chez les garçons directement imputables à l'exposition au DDT. Cette étude épidémiologique tend à montrer l'impact transgénérationnel des perturbateurs endocriniens.
L'étude du professeur Munoz de Toro, menée en 2005, montre dans le cas de rats exposés au bisphénol A une transformation précancéreuse des cellules mammaires plus importante à faible dose qu'à forte dose.
Ainsi, un certain nombre d'études scientifiques tendent à démontrer les dangers particuliers des perturbateurs endocriniens.
b) Des difficultés à mettre en évidence l'effet néfaste sur la santé et le lien de causalité entre la perturbation endocrinienne et cet effet néfaste
Les scientifiques peuvent mener différents types d'expériences :
- des études résultant d'expériences in vivo menées sur des animaux vivants ;
- des études résultant d'expériences in vitro menées sur des cellules ou des organes d'animaux ou d'êtres humains ;
- des études in silico effectuées à partir de modèles informatiques ;
- des études épidémiologiques menées à l'échelle d'une population permettant de mesurer a posteriori l'impact d'une substance.
Les effets de la perturbation endocrinienne sont difficiles à mettre en évidence.
En effet, compte tenu du mode d'action endocrinien, les études in vitro sont peu pertinentes car la perturbation endocrinienne s'apprécie à l'échelle de l'organisme entier.
En outre, il est interdit, pour des raisons éthiques bien compréhensibles, de réaliser des expériences sur les êtres humains.
Enfin, le temps de latence entre la perturbation endocrinienne et la révélation d'un effet néfaste rend parfois difficile la mise en évidence certaine d'un lien de causalité entre les deux.
A ces difficultés s'ajoute le délai qui peut être long entre la mise au point de méthodes scientifiques permettant de démontrer qu'une substance est un perturbateur endocrinien et la reconnaissance de cette méthode par l'OCDE. Cette reconnaissance ou standardisation va permettre que les textes juridiques et les différents guides publiés par les agences puissent y faire référence.
3. Des controverses qui subsistent sur l'existence de seuils
Le principal sujet de discorde entre les scientifiques reste la question des seuils marquant la différence entre toxicologues et endocrinologues. Pour les premiers, il existe, comme pour toute substance toxique, une dose maximale sans effet toxique observable. Pour les seconds, les perturbateurs endocriniens peuvent avoir un effet néfaste même à très faible dose en fonction du moment de l'exposition. Le danger est plus important pour les femmes enceintes, les enfants de moins de trois ans et les adolescents en pleine puberté.
Pour le professeur Barouki de l'Inserm que vos rapporteurs ont auditionné, certains perturbateurs endocriniens présentent des caractéristiques différentes des produits toxiques. Dans certains cas, mais pas tous, la simple exposition peut entraîner des effets néfastes sur la santé, surtout lors des périodes de grossesse.
La grande difficulté réside dans le fait que les perturbateurs endocriniens ne forment pas un ensemble uniforme . Selon l'organe et le mécanisme touché, les réactions peuvent être différentes d'autant que ces réactions ne s'observent parfois que plusieurs années après, voire sur la génération suivante. À cela s'ajoute l'effet cocktail qui est lié à la présence de plusieurs substances en même temps dans la réalité et qui rend encore plus difficile l'analyse de l'impact d'une substance sur la santé humaine.
Pour déterminer si une substance crée une perturbation endocrinienne, le laboratoire Watchfrog dispose d'une méthode de test sur des têtards. La fluorescence de ces animaux indique une perturbation endocrinienne. En revanche, cette méthode ne permet pas toujours de montrer un effet néfaste sur l'organisme testé et d'en déduire un effet néfaste pour la santé humaine. Ces tests présentent néanmoins l'avantage de permettre l'identification de substances à risque pour un coût limité à environ 5 000 euros, et dans un délai très court puisqu'il n'excède pas une semaine.
4. La « fabrique du doute » dénoncée par des scientifiques et des journalistes
Près de 100 scientifiques ont publié une tribune dans le journal Le Monde daté du mercredi 30 novembre 2016 avec, comme titre, « Halte à la manipulation de la science ». Dans cet article, ils affirment que les perturbateurs endocriniens constituent une menace réelle pour la santé et que les possibilités de réduire son exposition au niveau individuel sont limitées. Ils demandent donc à l'Union européenne d'établir une réglementation plus efficace pour prévenir l'exposition à ces substances. En outre, ils dénoncent une déformation des preuves par des scientifiques fortement liés aux activités industrielles, comme cela a pu être le cas pendant des années avec l'industrie du tabac.
Marine Jobert, journaliste spécialisée dans les questions environnementales et auteure du livre « Perturbateurs endocriniens, la menace invisible » préfacé par Nicolas Hulot, dénonce dans cet ouvrage la « fabrique du doute » orchestrée par les industriels pour retarder l'adoption d'une réglementation plus stricte.