AVANT-PROPOS
Mesdames, Messieurs,
En ce qui concerne le médicament, on ne peut que partager l'affirmation de la caisse nationale d'assurance maladie, selon laquelle « la situation de la France en Europe reste singulière » 1 ( * ) .
En effet, « sur les huit principales classes de médecine générale [antibiotiques, antidépresseurs, antidiabétiques oraux, antihypertenseurs, inhibiteurs de la pompe à protons (IPP), hypolipémiants, antiasthmatiques, anxiolytiques et hypnotiques], notre pays se situe en deuxième position en volume, mais largement en tête en termes de dépenses par habitant. Ainsi, bien que les dépenses aient décru entre 2013 et 2014, en France (- 6 %) plus que chez nos voisins européens (+ 7,6 % au Royaume-Uni, - 0,9 % en Allemagne), les écarts en 2014 restent significatifs, avec un montant par habitant de 30 % supérieur à celui observé en Allemagne, de + 50 % par rapport au Royaume-Uni et de + 80 % par rapport aux Pays-Bas ».
Les Français restent donc de forts consommateurs de médicaments avec en moyenne 48 boîtes consommées par personne et par an .
Mais leur confiance dans les médicaments qu'ils consomment connaît de fortes variations en fonction des scandales sanitaires (- 12 points entre 2013 et 2014 avant de remonter à 85 % de confiance en 2015 selon le baromètre Ipsos pour le syndicat des industries du médicament, le Leem). La confiance majoritaire des Français dans le médicament s'appuie sur une vision de l'industrie pharmaceutique considérée comme innovante. Le médicament est donc perçu comme un des porteurs des progrès de la médecine. Toutefois, seuls 49 % des Français font confiance aux informations données par les firmes sur leurs produits, ce qui signifie que tant le bénéfice d'un médicament que ses risques doivent faire l'objet d'une analyse extérieure à l'industrie.
L'industrie pharmaceutique est parfois même dénoncée comme un « monstre » assurant ses intérêts financiers au détriment des objectifs de santé publique. Cette dénonciation s'appuie sur deux arguments. D'une part, la mise sur le marché de médicaments peu efficaces dont les effets secondaires dépasseraient leur intérêt si on les compare aux traitements existants et qui pèseraient inutilement sur les dépenses publiques. D'autre part, le prix disproportionné des traitements innovants arrivés récemment sur le marché, qui conduirait à un rationnement des soins. Les appels portés par des associations, des professionnels de santé, des représentants politiques et des journalistes demandent à renforcer la lutte contre les liens d'intérêts entre experts, autorités sanitaires et industrie, et à limiter les profits de l'industrie à un niveau raisonnable. Ils s'appuient sur la volonté d'une évaluation plus juste des risques liés au médicament et de leur meilleure appréhension par les malades . Mais l'impératif de sécurité peut entrer en contradiction avec la demande d'accès rapide aux traitements innovants auxquels sont légitimement attachées les associations de patients.
Le régime des autorisations temporaires d'utilisation (ATU) est au coeur des contradictions qui caractérisent les attentes des Français en matière de médicament. Il est parfois dénoncé comme étant trop souple au regard de l'évaluation du médicament, mais sert de modèle à plusieurs autres pays pour permettre l'accès rapide des malades à l'innovation. Lors de son audition par la commission des affaires sociales le 20 janvier 2016, Jean-Sébastien Bordes, du Formindep, a ainsi relevé qu'en décembre 2014, les six membres du comité antiviraux contre l'hépatite C, saisi par le directeur général de l'Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) pour donner un avis sur une demande d'autorisation temporaire d'utilisation pour une association d'antiviraux, ont considéré que celle-ci était moins bien tolérée, moins évaluée que celle déjà utilisée et qu'elle entraînait davantage d'effets secondaires. Ils ont donc refusé la demande. Malgré cette prise de position unanime des membres du comité, le directeur général de l'ANSM « a décidé de mettre en place une ATU de cohorte pour les antiviraux d'Abbvie au même titre que l'ATU de cohorte d'Harvoni. La décision de l'agence s'inscrit dans le cadre de sa stratégie d'offrir un accès large, équitable et précoce aux traitements innovants . »
Les propos du Pr Bruno Guerci professeur de diabétologie au CHU de Nancy, publiés dans un communiqué « spécial diabète » inséré dans le quotidien Le Monde en date du mercredi 23 mars 2016 font un constat inverse et sans doute excessif : « En France, dans le domaine de la santé et notamment du traitement du diabète, l'accès à l'innovation thérapeutique est difficile et par conséquent retardé. Pour le médicament comme pour le dispositif médical, certains produits ne sont pas sur le marché français alors qu'ils sont commercialisés depuis plusieurs années dans d'autres pays européens, tandis que d'autres ont un accès restreint. (...) L'accès aux innovations est donc moins fluide que dans d'autres pays européens ou qu'aux Etats-Unis, et ce, au détriment des patients. »
Les autorités régulatrices sont prises entre les demandes contradictoires de ceux qui voient d'abord l'espoir offert par une nouvelle molécule et refusent des délais de procédure vus comme une perte de chance en matière de traitement, et de ceux qui insistent sur la nécessité de distinguer innovations réelles et fausses innovations et de mesurer pleinement les risques qui s'attachent nécessairement à la prise d'une substance active 2 ( * ) . Ces derniers soulignent que les scandales liés au médicament au cours des dernières années ont reposé en partie sur une notification insuffisante des effets indésirables graves liés à des médicaments et sur un défaut de traitement des signaux remontés jusqu'aux autorités régulatrices. Cette question est liée à celle des conditions de mise sur le marché des médicaments car, comme le souligne Catherine Hill, responsable du service d'épidémiologie de l'institut Gustave-Roussy, « Aujourd'hui, on voit bien que l'industriel s'abrite derrière l'ANSM, qui s'abrite derrière les prescripteurs, qui s'abritent derrière l'efficacité du médicament et leur respect des règles édictées par l'ANSM et l'industriel, bouclant ainsi la boucle » 3 ( * ) .
L'affaire du Mediator a entraîné une augmentation très importante de l'exigence publique en matière d'indépendance des agences sanitaires et des experts auxquels elles ont recours. La ressource fiscale prélevée sur les laboratoires et affectée à l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps, ancien nom de l'ANSM), qui avait longtemps été perçue comme le gage de l'autonomie de cette agence et la garantie de son développement pour assurer les missions qui lui étaient confiées, fut désormais perçue comme un financement direct par l'industrie. Cette affaire qui concerne un médicament commercialisé pendant plus de trente ans a aussi mis en lumière la nécessité d'un meilleur suivi du médicament tout au long de son utilisation par la population.
La meilleure gestion du médicament, de ses bénéfices et de ses risques, des opportunités qu'il offre et de son coût, par les autorités sanitaires et de sécurité sociale est ainsi un enjeu récurrent, que renforce d'un côté la bonne nouvelle du retour de l'innovation thérapeutique après une longue phase de plateau, et de l'autre la contrainte durable qui pèse sur nos finances sociales .
Il a donc paru nécessaire à la commission des affaires sociales de se pencher sur la place du médicament aujourd'hui dans notre système de santé , et particulièrement d'assurance maladie. Produit d'une industrie en mutation qui a changé sa manière d'innover, le médicament est soumis à la contrainte financière qui pèse sur notre système d'assurance maladie et doit faire l'objet d'une évaluation rénovée.
* 1 Améliorer la qualité du système de santé et maîtriser les dépenses, Propositions de l'assurance maladie pour 2016.
* 2 Le débat sur les AMM « fractionnées » envisagées par l'agence européenne du médicament pour accélérer la mise sur le marché de certains médicaments en est l'une des dernières illustrations. Voir par exemple la Conférence-débat Pilule d'Or Prescrire 2016 d'Ancella Santos Quintano.
* 3 « Dépakine et Mediator?: repensons la pharmacovigilance », Le Monde, supplément science et médecine, 22 mars 2016.