EXAMEN PAR LA COMMISSION
La commission des affaires européennes s'est réunie le jeudi 2 juin 2016 pour l'examen du présent rapport. À l'issue de la présentation faite par M. Didier Marie, le débat suivant s'est engagé :
M. Simon Sutour . - Je suis très heureux que nous ayons ce débat, que nous aurions pu avoir plus tôt, mais qui est d'autant plus intéressant que les négociations semblent avancer - je reste prudent, car chat échaudé craint l'eau froide.
Nous remarquons en passant que les grands principes sont défendus lorsqu'il s'agit de certains pays - et qu'ils le sont moins pour d'autres. Plus de 40 000 soldats turcs occupent un pays membre de l'Union européenne ; la colonisation a créé des situations acquises. Les choses avancent néanmoins : les Chypriotes peuvent circuler librement. Un Chypriote grec propriétaire d'une terre dans le Nord m'a raconté qu'il était allé la voir, qu'il l'avait trouvée bien cultivée et qu'il y avait rencontré un jeune homme lui disant que ses parents étaient venus d'Anatolie, mais que lui était né à Chypre. C'est là qu'on se rend compte du temps qui passe, et que l'indemnisation est plus réaliste que les échanges de biens, sauf peut-être pour certaines maisons de Turcs au Sud sur lesquelles les voisins ont veillé.
Il y a eu des changements dans la structure de la population : les Chypriotes turcs d'origine avaient une plus grande facilité à s'entendre avec les Grecs, pour avoir toujours vécu avec eux et être souvent des descendants de Grecs convertis à l'Islam. Mais les colons anatoliens sont, semble-t-il, devenus plus nombreux qu'eux. Les Chypriotes d'origine ont profité de leur droit à obtenir un passeport de la République de Chypre pour fuir la situation économique, notamment en direction du Royaume-Uni.
Nous avons la chance d'avoir un leader chypriote turc favorable à la négociation. Mais ne nous leurrons pas : ce n'est pas lui qui décidera, mais le Président Erdogan.
Je profite de ce débat pour demander une rectification du compte rendu de notre réunion du 12 mai. Mon propos était de dire que le partage des réserves d'hydrocarbures entre les pays riverains de la Méditerranée orientale se faisait sous la houlette des États-Unis et non de la Turquie. En revanche, la Turquie a mis son grain de sel en procédant à des manoeuvres navales d'intimidation.
Aujourd'hui, le Bundestag votera la reconnaissance et la condamnation du génocide arménien, ce qui provoque des remous. Il n'est pas concevable qu'un pays candidat à l'Union européenne n'ait pas réglé ce problème avant d'adhérer. Un candidat ne peut pas occuper le territoire d'un État membre.
Je trouve cette proposition de résolution un peu modérée. Elle est excellente, mais elle sera ensuite examinée par la commission des affaires étrangères...
M. Alain Vasselle . - Quel est le poids de la population turque par rapport à la population grecque ? L'Union européenne agit-elle à l'initiative des Grecs ? Y a-t-il urgence à délibérer ? Qu'est que la France a à espérer de tout cela ?
Mme Gisèle Jourda . - Notant que la Turquie refuse toute reconnaissance formelle de Chypre, vous vous inquiétez dans votre rapport du fait que l'accord entre l'Union européenne et la Turquie sur les réfugiés puisse se faire au détriment de l'île. La Turquie ne fera-t-elle pas levier de cet accord pour consolider ses positions dans la négociation intercommunautaire chypriote ? L'intérêt de la réunification est évident mais ne lève pas toutes les interrogations.
Étant par ailleurs membre de la commission des affaires étrangères, je veux néanmoins souligner le rôle important de la commission des affaires européennes qui doit être reconnu.
M. Didier Marie . - Nous bénéficions d'une conjoncture exceptionnelle : de part et d'autre, deux dirigeants qui souhaitent la réunification et négocient en tête-à-tête. Un processus a été mis en place pour traiter les questions les unes après les autres. Les dirigeants se rencontrent deux fois par mois, leurs équipes techniques plusieurs fois par semaine. C'est désormais une affaire interne, alors qu'auparavant les solutions étaient imposées de l'extérieur - c'est notamment le cas du plan Annan. Bien qu'impliquée, l'Union européenne veille par conséquent à maintenir une certaine distance.
Les récentes élections pourraient atténuer l'optimisme régnant, puisque le Président de Chypre est désormais soutenu par une coalition au sein de laquelle les partisans de la réunification ne sont plus majoritaires. Au Nord, un parti a quitté la coalition dirigée par le centre-gauche, entraînant la formation d'une nouvelle coalition plus pro-turque. C'est pourquoi l'ONU, la Commission européenne et les autres partenaires souhaitent réaffirmer leur intérêt pour ces négociations qui représentent une dernière chance : en cas d'échec à l'horizon 2018, les autorités turques ont déjà fait savoir qu'elles privilégieraient une solution à deux États, option qui pourrait avoir les faveurs de certaines forces politiques au Sud.
L'Union européenne ne peut accepter qu'un État membre soit occupé par une puissance étrangère. Elle reconnaît l'ensemble de l'île ; l'acquis communautaire est suspendu au Nord, mais celui-ci fait bien partie de l'Union européenne. Un délégué spécial pour les questions chypriotes est attaché au président de la Commission européenne. Nous avons une mission permanente installée au Nord, et l'Union consacre un budget annuel de 30 millions d'euros à la préparation de l'intégration du Nord, notamment en formant l'administration chypriote turque.
La France a des liens historiques avec Chypre. Au moment de la partition, la République de Chypre a été abandonnée par tous ses parrains à l'exception de la France, qui l'a aidée à se réarmer face à la menace turque. Les Chypriotes grecs nous en sont d'autant plus reconnaissants que, membre permanent du Conseil de sécurité, la France y défend leurs intérêts. Nous avons par conséquent intérêt à promouvoir la stabilité à Chypre.
En 1974, on comptait un Chypriote turc pour quatre Chypriotes grecs. Or la population du Nord, qui est aujourd'hui de 150 000 personnes, est en décroissance démographique et les autorités souhaitent naturaliser 70 000 colons turcs implantés depuis longtemps sur l'île pour maintenir ce ratio. Les Turcs voudraient davantage. Si l'accord est signé, que deviendront les Turcs non naturalisés ?
Cette proposition de résolution peut paraître trop modérée, mais le sujet est sensible. La Turquie s'est déclarée favorable à un accord mais à certaines conditions. C'est une négociation sur plusieurs plans qui s'engage, avec la question des réfugiés, celle des visas pour les citoyens turcs et accords économiques et, à terme, l'adhésion à l'Union européenne. La Turquie peut en effet utiliser le dossier chypriote pour faire pression sur l'Europe, mais c'est plutôt une monnaie d'échange car Chypre n'est pas, en Turquie, un sujet majeur de politique intérieure. De plus, l'Union européenne pose comme préalable à toute discussion la reconnaissance de Chypre par la Turquie. Huit chapitres de négociation ont été suspendus par l'Union européenne, six par Chypre ; ils n'ont pas été rouverts. Les autorités européennes n'ont jamais donné le moindre signe de souplesse à cet égard.
Enfin, au point de vue stratégique, la Turquie a besoin de rompre son isolement. Elle ne peut développer ses relations commerciales et jouer un rôle significatif qu'en dialoguant avec les pays riverains, l'Union européenne et les États-Unis. La position de la Turquie sur un éventuel règlement de la question chypriote appelle donc un optimisme raisonné même si, naturellement, elle s'inscrira dans une relation donnant-donnant.
M. Jean Bizet , président . - Je vous félicite pour ce rapport et la précision de vos réponses. Je confirme la belle image dont jouit la France auprès de Chypre, notamment au sein de la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires (COSAC).
L'examen par la commission des affaires étrangères de cette proposition de résolution européenne ne devrait pas poser de problème.
Il est incontestable que le comportement du Président Erdogan isole la Turquie, mais à terme, avec le retour de la Russie sur la scène internationale, il lui faudra modifier sa conduite. La dérive autocratique que nous constatons n'est pas acceptable. Une communication sera présentée la semaine prochaine par MM. Jean-Yves Leconte et André Reichardt sur les relations entre l'Union européenne et la Turquie.
À l'issue du débat, la commission des affaires européennes a autorisé, à l'unanimité, la publication du rapport d'information et adopté la proposition de résolution européenne, ainsi que l'avis politique qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne .