CHYPRE, ENTRE L'UNION EUROPÉENNE ET LA TURQUIE
La volonté de réappropriation du processus de négociations ne saurait occulter l'importance de deux autres acteurs : la Turquie, dont les liens avec le nord de l'île tendent à se densifier à nouveau ces dernières semaines, et l'Union européenne, à laquelle appartient la République de Chypre et dont les relations avec la Turquie ont été réévaluées à l'aune de la crise des migrants. Au-delà, il est évident que le succès des négociations et la réunification de l'île constitueraient une réponse aux tendances séparatistes qui divisent plusieurs autres États membres.
QUELLE POSITION POUR LA TURQUIE ?
UN RETRAIT ASSUMÉ ?
Plusieurs réponses aux questions soulevées lors des négociations dépendent du gouvernement turc. Il en va ainsi de l'ajustement territorial et des garanties de sécurité. Ankara s'est déclarée opposée à la rétrocession de la ville de Morfou, située au nord de l'île, en arguant de craintes pour la sécurité de la communauté chypriote-turque. Des travaux d'infrastructures sont d'ailleurs en cours autour de cette ville. Cet argument n'est pas sans susciter d'interrogations : il apparaît en effet étonnant qu'un État membre de l'Union européenne puisse être perçu comme une menace pour une communauté appelée à évoluer en son sein.
Le gouvernement turc a néanmoins rappelé à plusieurs reprises son souhait de voir le processus aboutir sur une solution juste, durable et acceptable par toutes les parties. Il rappelle régulièrement son soutien passé au Plan Annan, soulignant en creux le rejet par la République de Chypre de la solution proposée à l'époque.
La Turquie se montre aujourd'hui favorable à ce que la question des garanties de sécurité soit traitée en fin de négociation. Elle entend que la Grèce s'investisse plus directement sur la question des garanties, ce qui peut constituer un retour au Traité de 1960. Le gouvernement grec a pourtant affirmé à plusieurs reprises son souhait de mettre fin au système des garanties et d'aboutir au retrait des forces turques. Le Royaume-Uni, également signataire du Traité de garantie, ne semble pas non plus enclin à s'investir un peu plus. De son côté, la République de Chypre souhaiterait une garantie plus large, de l'Union européenne ou des Nations unies. Les autorités turques ont également évoqué le retrait de troupes, dans la lignée de ce que proposait déjà le plan Annan en 2004. Un retrait de moitié des troupes dès la signature de l'accord entre les deux entités et une réduction progressive à 650 éléments sont ainsi envisagés. Il s'agit, selon les autorités turques, de conserver une présence symbolique destinée à dissiper la crainte au sud d'une invasion et répondre au nord à la peur d'une épuration ethnique. Le chiffre de 650 était, par ailleurs, prévu par le Traité de Garantie 7 ( * ) . Cette volonté de respecter le Traité de Garantie se retrouve également dans le souhait affiché par les autorités que les négociations se déroulent en trois phases : accord entre les parties, validation par les Nations unies, et enfin droit de regard des puissances garantes.
Plus largement, il est permis de s'interroger sur le fait qu'une puissance extérieure puisse continuer à être le garant de la sécurité d'une communauté présente sur le territoire d'un État membre de l'Union européenne. Il convient, cependant, de ne pas mésestimer le fait que les États-Unis se montreraient réservés quant à une démilitarisation de l'île, compte-tenu du contexte régional. Les autorités du nord estiment de leur côté que la question des garanties ne saurait constituer une entrave à la réunification, et jugent possible une évolution du système de garanties à l'issue d'une période transitoire de plusieurs années après la réunification de l'île.
S'agissant de la question immobilière et de la rétrocession des territoires et, au-delà, de la situation de Morfou , la Turquie n'a exprimé, pour l'heure, aucune réserve à un ajustement permettant à la partie grecque de l'île de récupérer 6 à 7 % de l'île, comme prévu dans le Plan Annan. Elle entend également participer au financement des dédommagements, l'annulation d'une partie de la dette contractée par les autorités du nord étant régulièrement avancée. Cette volonté d'avancer est néanmoins contredite par son souhait de limiter le droit d'installation des Chypriotes d'origine grecque au nord de l'île, afin de garantir le caractère bizonal et bicommunautaire de l'île. En vue de renforcer celui-ci, la Turquie entend, en outre, que soit mise en place une présidence tournante à la tête du nouvel État. Si les négociations inter-chypriotes venaient à échouer, la Turquie préconise une solution à deux États.
Sans préjuger de l'attitude à venir du gouvernement turc, il apparaît que la Turquie a plus d'avantages à laisser le processus de négociation aboutir qu'à le ralentir. Le coût de l'aide directe à la partie nord de l'île est évalué, chaque année, à 1 milliard de dollars. Elle abonde, pour moitié, le budget de la « RTCN ». Le projet d'accord économique aujourd'hui à l'étude entre les autorités turques et celles de Chypre-Nord doit, quant à lui, permettre de financer 40 % des agents publics de « RTCN ». Ankara souhaite en contrepartie des réformes structurelles, à l'image de la privatisation de la distribution de l'eau, qui peinent aujourd'hui à aboutir. La Turquie souhaite aujourd'hui nouer un partenariat avec une île réunifiée, notamment en matière énergétique. Elle propose ainsi que les hydrocarbures découverts au large des côtes de Chypre transitent par son territoire vers l'Europe, soulignant le coût de la construction d'un réseau d'oléoducs et de gazoduc entre le continent et Chypre via la Crète (20 milliards d'euros). La Turquie entend, dans le même temps, faire bénéficier l'ensemble de l'île de l'aqueduc qu'elle vient de construire, qualifiant l'eau distribuée d'« eau de la paix ».
Au-delà de l'aspect économique financier, l'appui à la réunification doit permettre à la Turquie de rompre un isolement régional grandissant, comme en témoignent ses relations délicates avec l'Égypte, Israël ou la Russie . Il doit, aux yeux des autorités turques, faciliter le rapprochement entrepris avec l'Union européenne et rendre possible une adhésion à terme. Sa position sur le droit d'installation des Chypriotes grecs au nord de l'île peut cependant apparaître en contradiction avec cette ambition.
LA QUESTION CHYPRIOTE ET LES NÉGOCIATIONS UNION EUROPÉENNE-TURQUIE
La sortie de cet isolement passe, pour la Turquie, par un rapprochement avec l'Union européenne et donc avec la République de Chypre, qu'elle ne reconnaît pas formellement. Le sommet Union européenne-Turquie du 29 novembre 2015, principalement dédié aux questions migratoires, a été l'occasion de relancer deux processus distincts :
- la mise en oeuvre de la feuille de route sur la libéralisation des visas ;
- les négociations d'adhésion de la Turquie à l'Union européenne.
Le dialogue sur la libéralisation du régime des visas avec la Turquie a été lancé par l'Union européenne le 16 décembre 2013, parallèlement à la signature d'un accord de réadmission. Il repose sur une feuille de route destinée à mettre en place un régime d'exemption de visas. Aux termes de celui-ci, les ressortissants turcs seraient libérés de l'obligation de visa pour les séjours de courte durée, soit d'une durée maximale de 90 jours sur toute période de 180 jours, dans le cadre de voyages d'affaires, touristiques ou à des fins familiales, au sein de l'espace Schengen. La feuille de route comprend 72 exigences à remplir, réparties en cinq groupes : sécurité des documents, gestion des migrations, ordre public et sécurité, droits fondamentaux, et réadmission des migrants irréguliers. Le sommet du 29 novembre 2015 a fixé à octobre 2016 la mise en place de ce régime, dès lors que les critères seraient respectés. Deux concernent spécifiquement Chypre :
- l'application de l'accord de réadmission Union européenne-Turquie à l'ensemble des États membres ;
- la suppression de l'obligation de visas d'entrée en Turquie pour huit États membres, dont la République de Chypre 8 ( * ) . Les ressortissants chypriotes, qualifiés par l'administration turque de « citoyens représentant l'administration grecque de Chypre-Sud », ont, au sein de ce groupe, un traitement encore plus discriminatoire puisqu'ils doivent se préenregistrer avant toute entrée sur le territoire turc là où les ressortissants des sept autres États peuvent acquérir leurs visas au poste-frontière.
Le deuxième rapport de la Commission européenne sur l'application de la feuille de route, publié le 4 mars 2016, indiquait que des progrès devaient être accomplis dans ces deux domaines 9 ( * ) . Les autorités turques ont adopté, le 2 mai dernier, de nouvelles mesures permettant de répondre notamment à ces deux exigences et de parvenir ainsi à remplir 65 critères sur les 72 prévus. Il n'en demeure pas moins qu'aux yeux des autorités turques, la suppression du traitement discriminatoire ne vaut pas reconnaissance de Chypre.
Les négociations d'adhésion entre l'Union européenne et la Turquie ont, quant à elles, été ouvertes en octobre 2005. 13 chapitres de négociations sur 35 ont été ouverts entre 2006 et 2010 10 ( * ) . Les négociations n'ont pas progressé ensuite jusqu'en novembre 2013 et l'ouverture d'un nouveau chapitre, relatif à la politique régionale. Le sommet du 29 novembre 2015 a débouché sur l'ouverture d'un quinzième chapitre concernant la politique économique et monétaire. Un seul a été clôturé pour l'heure, il concerne les domaines de la science et de la recherche.
La question chypriote n'est pas sans incidence sur l'absence d'avancée tangible sur l'ouverture de nouveaux chapitres. Celle-ci dépend en large partie de l'application du protocole additionnel à l'accord d'Ankara, signé par la Turquie et l'Union européenne le 29 juillet 2005. Ce texte étend l'union douanière entre la Turquie et l'Union aux États membres ayant adhéré. Dans une déclaration unilatérale, les autorités turques ont néanmoins estimé que leur signature ne valait pas reconnaissance de la République de Chypre et jugeaient que l'accord signifierait que les marchandises chypriotes entreraient librement en Turquie, tandis que les marchandises du nord de l'île ne pourraient pas rentrer dans l'Union européenne. Le 21 septembre 2005, en réponse à la déclaration turque, l'Union européenne a adopté une déclaration rappelant que la Turquie devait appliquer l'intégralité du protocole additionnel à l'accord d'Ankara, reconnaître tous les États membres et normaliser ses relations avec eux. En dépit de ce texte, la Turquie n'a pas autorisé la République de Chypre à accéder à ses ports et aéroports. Le 11 décembre 2006, le Conseil Affaires étrangères a, en conséquence, décidé de geler huit chapitres des négociations 11 ( * ) . Ces chapitres n'ont pas été ouverts depuis. La décision du Conseil pose, en outre, le principe qu'aucun chapitre ouvert ne pourra être clos en l'absence d'application complète, par la Turquie, du protocole additionnel à l'accord d'Ankara.
La République de Chypre est, en outre, à l'origine du blocage de six autres chapitres. Constatant en décembre 2009 la non-application du protocole, elle a indiqué qu'elle bloquerait l'ouverture de cinq chapitres supplémentaires : Chapitre 2 « libre circulation des travailleurs », Chapitre 23 « pouvoir judiciaire et droits fondamentaux », Chapitre 24 « justice, liberté et sécurité », Chapitre 26 « éducation et culture » et Chapitre 31 « politique extérieure de sécurité et de défense ». Les contestations turques au sujet des gisements d'hydrocarbure au large de ses côtes l'ont également conduite à annoncer son souhait de bloquer l'ouverture du Chapitre 15 relatif à l'énergie.
Les efforts accomplis par la Turquie en ce qui concerne la feuille de route sur la libéralisation des visas incitent à penser que la position de son gouvernement à l'égard de Chypre semble évoluer favorablement. L'application complète du Protocole additionnel à l'accord d'Ankara n'est, cependant, pour l'heure, pas annoncée. En tout état de cause, le rapprochement entre l'Union européenne et la Turquie, pour partie légitime en raison de la crise migratoire, ne peut se faire au détriment de la République de Chypre ni influer sur le processus de négociations intercommunautaires en favorisant les positions turques.
* 7 Le même Traité prévoit la présence de 950.
* 8 Autriche, Belgique, Croatie, Espagne, Irlande, Pays-Bas, Pologne et Royaume-Uni.
* 9 Second Report on progress by Turkey in fulfilling the requirements of its visa liberalisation roadmap (COM (2016) 140 final) et Commission staff working document accompanying the document (SWD (2016) 97 final).
* 10 Chapitre 4 « libre circulation des capitaux », Chapitre 6 « droit des sociétés », Chapitre 7 « droit de la propriété intellectuelle », Chapitre 10 « société de l'information et des médias », Chapitre 12 « sécurité sanitaire des aliments, politique vétérinaire et phytosanitaire », Chapitre 16 « fiscalité », Chapitre 18 « statistiques », Chapitre 20 « politique d'entreprise et politique industrielle », Chapitre 21 « réseaux transeuropéens », Chapitre 25 « science et recherche », Chapitre 27 « environnement », Chapitre 28 « protection des consommateurs », Chapitre 32 « contrôle financier ».
* 11 Chapitre 1 « libre circulation des marchandises », Chapitre 3 « droit d'établissement et libre prestation de services », Chapitre 9 « services financiers », Chapitre 11 « agriculture et développement rural », Chapitre 13 « pêche », Chapitre 14 « politique des transports », Chapitre 29 « union douanière », et Chapitre 30 « relations extérieures ».