COMPTES RENDUS DES AUDITIONS
EN
SÉANCE PLÉNIÈRE
Pages
AUDITIONS DU LUNDI 16 FÉVRIER 2015 MM. Bernard Beignier, Jean Baubérot et Jean-Louis Bianco |
14 |
AUDITIONS DU JEUDI 19 FÉVRIER 2015 MM. Alain Finkielkraut, Jérôme Léonnet, Henri Peña-Ruiz et Mme Florence Robine |
39 |
AUDITIONS DU JEUDI 5 MARS 2015 MM. Jean-Pierre Obin et Alain Boissinot |
77 |
AUDITIONS DU JEUDI 12 MARS 2015 MM. Luc Ferry, Luc Chatel et Jean-Pierre Chevènement |
95 |
AUDITIONS DU LUNDI 16 MARS 2015 - Table ronde de représentants des syndicats de direction et d'inspection de l'éducation nationale - Table ronde de représentants des syndicats de personnels enseignants des premier et second degrés - Table ronde de représentants des fédérations de parents d'élèves |
117 |
AUDITIONS DU JEUDI 19 MARS 2015 MM. Alain-Gérard Slama, François-Xavier Bellamy, Mme Gabrielle Déramaux et M. Daniel Keller |
159 |
AUDITIONS DU JEUDI 26 MARS 2015 5 ( * ) MM. Jean-Michel Blanquer, Pierre N'Gahane, Loys Bonod |
191 |
AUDITIONS DU JEUDI 2 AVRIL 2015 MM. Laurent Bigorgne, Michel Lussault, Mme Nathalie Mons et M. Laurent Lafforgue |
239 |
AUDITIONS DU JEUDI 9 AVRIL 2015 Mme Laurence Loeffel et M. Philippe Watrelot |
266 |
AUDITIONS DU JEUDI 16 AVRIL 2015 M. Iannis Roder, Mme Maya Akkari et M. Philippe Meirieu |
284 |
AUDITIONS DU JEUDI 7 MAI 2015 Mme Laurence de Cock, MM. Franck Picaud, Régis Debray Patrick Gaubert et Richard Serero) |
314 |
AUDITIONS DU JEUDI 21 MAI 2015 M. Abdennour Bidar, Mme Marie-Monique Khayat et MM. Patrick Kessel et Alain Seksig |
348 |
AUDITIONS DU JEUDI 28 MAI 2015 Mme Christine Guimonnet, MM. Claude Berruer, Éric Debarbieux et Mme Natacha Polony |
373 |
AUDITION DU JEUDI 2 JUIN 2015 Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche |
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M. Bernard Beignier, recteur de l'académie d'Aix-Marseille
( 16 février 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Pour inaugurer nos auditions, nous avons souhaité entendre M. Bernard Beignier, qui exerce depuis décembre 2014 les fonctions de recteur dans l'une des académies les plus importantes de notre pays, celle d'Aix-Marseille. En tant que relais des équipes pédagogiques et des personnels de direction auprès du ministère, les recteurs sont des témoins majeurs de ces « remontées de terrain » que nous souhaitons recueillir. Bernard Beignier, vous avez mené l'essentiel de votre carrière de professeur des universités en droit privé à Caen et à Toulouse, où vous avez exercé les fonctions de doyen de la faculté de droit de 2003 à 2012. Vous avez ensuite été nommé recteur de l'académie d'Amiens, avant d'être affecté à celle d'Aix-Marseille. Vous pourrez sans doute nous éclairer sur les difficultés particulières existant dans certains territoires.
Je vous rappelle qu'une commission d'enquête fait l'objet d'un encadrement juridique strict. Je vous informe qu'un faux témoignage devant notre commission serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Bernard Beignier prête serment.
M. Bernard Beignier, recteur de l'académie d'Aix-Marseille . - Je vous remercie d'avoir pris le soin de solliciter un haut fonctionnaire de l'éducation nationale pour témoigner des réalités de terrain. Ayant pris mes fonctions de recteur d'Aix-Marseille le 5 janvier dernier, je n'ai pas encore une connaissance approfondie de cette académie. En revanche, je crois assez bien connaître celle d'Amiens, avec ses trois départements en région Picardie. Que sont exactement les « repères républicains » auxquels votre commission s'intéresse ? La République se réduit-elle au régime politique qui a cours dans notre pays depuis 1870, ou bien désigne-t-elle, plus largement, un attachement aux valeurs démocratiques inscrites dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et dans le Préambule de la Constitution de 1946 ? S'il s'agit des valeurs plus que du régime, nos voisins anglais ne sont pas moins républicains que nous. Quant aux « repères », il y en a peu si le terme renvoie aux symboles officiels de la République. En revanche, d'autres repères, officieux ou nouveaux, témoignent de cet attachement des Français à construire la nation autour d'un État, de ce « vivre ensemble » pour reprendre une expression adoptée par la Cour européenne des droits de l'homme.
L'éducation nationale remplit correctement sa mission de transmission de ces repères. Dans les moments de liesse populaire, sans parler des stades, je suis toujours frappé de voir des jeunes entonner La Marseillaise . S'ils en connaissent les paroles, c'est qu'ils les ont apprises à l'école : le message républicain est transmis par l'éducation nationale. Des difficultés peuvent survenir, qui ne sont jamais les mêmes suivant le contexte. Nous avons célébré le bicentenaire de la Première Guerre mondiale, en Picardie. Le front y signifie quelque chose de bien tangible ; les tranchées sont encore là. Dans l'Aisne, on vit comme si la guerre était omniprésente. Nous n'avons eu aucune difficulté à faire comprendre aux jeunes ce que signifiait l'attachement au pays. Et pourtant, la Première Guerre mondiale, pour les élèves d'aujourd'hui, c'est aussi loin que la guerre de Crimée pour ceux de ma génération, une guerre qu'ont faite leurs arrière-arrière grands-parents. J'ai pu observer chez beaucoup d'enseignants un réel désir de construire la citoyenneté de leurs élèves, avec les débats que cela suppose, selon qu'on est à l'école, au collège ou au lycée.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - A-t-on pu identifier, quantifier ou qualifier les difficultés auxquelles la transmission des valeurs républicaines se heurte, dans les établissements scolaires ? Les enseignants sont-ils suffisamment préparés et formés pour répondre aux interrogations voire aux provocations à l'encontre du socle des valeurs républicaines ? Les chefs d'établissement reçoivent-ils des consignes claires sur la conduite à tenir face à ce phénomène et font-ils bien remonter les informations?
M. Bernard Beignier . - Depuis deux ans, les écoles supérieures du professorat et de l'éducation (ÉSPÉ) ont pris la suite des IUFM (instituts universitaires de formation des maîtres). Un tronc commun d'enseignement est prévu pour l'ensemble des professeurs en formation, qu'ils se destinent aux écoles, aux collèges ou aux lycées. C'est une nouveauté qui, au-delà des difficultés d'emploi du temps, s'est aussi heurtée à l'impératif de ne pas alourdir excessivement les programmes. Ce tronc commun fait la part belle à l'enseignement des valeurs de la République. Depuis 1930, le ministère de l'éducation nationale a remplacé celui de l'Instruction publique : la mission des enseignants est d'instruire, de former, mais aussi d'éduquer, avec la notion de civisme que cela implique. Dans ce corpus , l'enseignement de la laïcité peut néanmoins poser problème, aussi bien sur le plan théorique - la distinction conceptuelle entre laïcité de l'État et sécularisation de la société serait à préciser - que surtout sur le plan pratique. Les enseignants veulent savoir comment réagir dans des situations concrètes. J'ai été confronté à ce genre de problèmes quand j'exerçais comme professeur de droit. Que faire quand un étudiant sort un sandwich en plein cours, parce que la rupture du jeûne du ramadan tombe au beau milieu d'un cours sur la prescription biennale ! Comment réagir lorsqu'un étudiant refuse de composer un jour de fête juive ? Dans certains collèges de mon académie, il n'y a quasiment pas d'élèves en classe les jours de grande fête musulmane. La question des calendriers est très importante.
À Aix-Marseille, nous avons décidé récemment de diffuser les textes fondateurs de la laïcité. On parle souvent de la loi de 1905, mais un texte plus essentiel encore en a été la Charte constitutionnelle de 1830, qui mettait fin à l'existence d'une religion d'État en France. À cela s'ajoutent les lois de la III e République sur l'école, soit, en tout, quelques dizaines de textes fondateurs qu'il est bon de connaître. Nous réfléchissons également à un vademecum qui prendrait en compte l'aspect pratique des situations à traiter. Un chef d'établissement me faisait part du cas de deux professeurs qui portaient ostensiblement au front la marque du musulman pieux. Peut-on y voir un signe ostensible d'attachement à une religion sans porter atteinte à la dignité de la personne humaine et aux libertés individuelles ? Cette notion de « signe ostensible » reste très floue.
J'ai été cité treize fois devant le tribunal administratif d'Amiens par des mamans de la ville de Méru qui n'avaient pas pu accompagner une sortie scolaire parce qu'elles étaient voilées. La circulaire de 2012 est-elle toujours valable ? Le discours de la ministre indique très clairement que les décisions doivent être prises au cas par cas sur ce sujet, laissant au chef d'établissement le soin de distinguer si un goûter de Noël ou une sortie relèvent du scolaire ou du périscolaire. Les enseignants doivent être en mesure de répondre - souvent dans l'instant - à ce type d'interrogations.
On cite souvent la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 comme repère de la République. Celle de 1946, pourtant mentionnée dans la Constitution de 1958, est souvent oubliée, alors qu'elle a le mérite de réactualiser les valeurs démocratiques. Elle mériterait d'être également affichée. Enfin, il n'y a rien sur la nationalité dans le tronc commun d'enseignement des professeurs en formation. Il serait intéressant de travailler à définir ce qui fait la nation en France, par comparaison avec ce qui se pratique dans d'autres pays. Nous avons beaucoup à faire pour répondre aux demandes fortes que nous adressent les enseignants. Un enseignant ne se réduit pas à la discipline qu'il enseigne.
Mme Marie-Annick Duchêne. - J'ai discuté avec le président de l'Université de Versailles Saint-Quentin sur la cérémonie de remise des diplômes. C'est un phénomène qui s'est d'abord développé dans le privé, et qui rencontre un grand succès. Dans le cérémonial, rien n'est prévu pour le cas d'une personne musulmane qui souhaiterait recevoir son diplôme en portant son voile. J'ai dirigé un lycée où il y avait deux ou trois élèves juifs par classe. D'un commun accord, les professeurs ont décidé de ne pas programmer de devoir sur table les jours de fêtes juives pour ne pas pénaliser ces élèves. C'est une piste de travail.
M. Gérard Longuet . - Comme recteur de l'académie d'Amiens, avez-vous eu le cas d'enseignants confrontés à des difficultés liées au contenu de l'enseignement qu'ils dispensaient, par exemple sur l'évolution et la création dans le domaine scientifique, la colonisation et la décolonisation en histoire, ou bien encore la question juive pendant la Seconde Guerre mondiale ? Ces problèmes remontent-ils au rectorat ? Existe-t-il un thermomètre statistique de ce genre de tensions et de conflits ?
M. Bernard Beignier . - Les cérémonies de remise de diplôme ont été importées il y a une dizaine d'années en France, où elles commencent à s'implanter. Cela fait très longtemps que l'éducation nationale prend en compte les grandes fêtes juives - Yom Kippour, notamment - en veillant à ne pas fixer d'épreuve obligatoire ce jour-là. À l'université, il suffit de demander au doyen que les travaux dirigés (TD) n'aient pas lieu le vendredi soir. En trente ans de carrière, je n'ai pas vu passer beaucoup de litiges de ce type. En revanche, la fixation des dates des grandes fêtes musulmanes, comme l'Aïd, nous échappe et empêche de prendre le même type de dispositions que pour les fêtes juives. C'est la même chose pour le Ramadan. Des solutions de vivre-ensemble doivent être trouvées. J'ai eu l'occasion de vivre en Algérie, où la question se posait à l'inverse : il s'agissait d'intégrer les fêtes chrétiennes dans un contexte musulman. Dans notre pays, nous intégrons aussi les fêtes propres aux protestants en Alsace-Moselle.
M. Gérard Longuet . - Il y a aussi celles des catholiques. Le vendredi saint est férié, en Alsace-Moselle.
M. Bernard Beignier . - Dans mon académie, M. Longuet, je n'ai jamais constaté le type de problème que vous évoquiez. Peut-être est-ce arrivé dans d'autres académies ? Je crois que ce n'est pas si fréquent que cela.
M. Gérard Longuet . - Tant mieux.
M. Bernard Beignier . - Dans les disciplines scientifiques, l'apparition de l'univers se traite en une séquence d'un cours. Quant aux programmes d'histoire, ils ont tellement évolué que les possibilités de conflit sur un sujet sont devenues extrêmement limitées. Il peut toujours arriver qu'un enseignant développe un point plus qu'un autre, ou qu'un élève soit un peu plus susceptible que les autres sur un sujet. Il y a une dizaine de jours, j'ai accompagné cinq classes d'un lycée de l'académie d'Aix-Marseille à Auschwitz. La visite a été remarquable de pédagogie et de dignité, mais sans émotion imposée, grâce au travail d'un remarquable accompagnateur du Mémorial de la Shoah, et à la présence d'une survivante du camp de Birkenau, venue à l'occasion de son quatre-vingt-dixième anniversaire. Cet accompagnateur, M. Lalieu, m'a dit qu'il lui arrivait de rencontrer certains jeunes descendant du car avec des idées négationnistes bien arrêtées, mais qu'à chaque fois l'évidence de la visite suffisait à les convaincre. La première qualité d'un enseignant est de savoir écouter un élève qui fait une objection. Écouter plutôt que de donner des leçons, c'est une étape essentielle sur la voie du changement. Et l'autorité du maître - qui est encore extrêmement forte - permet de faire reconnaître l'évidence aux jeunes. Je n'ai pas de statistiques sur ce type d'incidents. Ils apparaissent régulièrement sans qu'on puisse extrapoler pour conclure à une difficulté majeure sur le sujet, d'autant que les cas varient énormément d'une discipline à l'autre, qu'il s'agisse d'histoire, de sciences, ou bien de littérature et philosophie.
Mme Catherine Troendlé . - Vous avez proposé d'intégrer le sujet de la nationalité...
M. Bernard Beignier . - ... dans les programmes de formation des maîtres, dans les ÉSPÉ.
Mme Catherine Troendlé. - Quelle méthodologie suggéreriez-vous aux enseignants pour aborder ce sujet ? S'il est important d'écouter l'élève, encore faut-il que l'élève commence par écouter l'enseignant. Dans beaucoup de classes, il n'y a plus que de l'interactivité. Il faudrait revenir à des fondamentaux, remettre l'élève dans son rôle, afin qu'il écoute l'enseignant avant un éventuel débat. L'âge des élèves est un paramètre à prendre en compte. Beaucoup d'enfants affichent des préjugés qui ne sont pas les leurs. Ce sont des éponges.
M. Jacques Legendre . - Vous avez dit que les modifications des programmes d'histoire limitaient désormais les risques de conflit. N'est-ce pas inquiétant ? Cela veut-il dire que pour éviter les tensions, on aurait gommé des programmes les points délicats, comme les croisades, la colonisation ou la décolonisation ? Plutôt que de les supprimer, il serait intéressant de traiter ces sujets en présentant des points de vue différents, celui des croisés chrétiens et des chroniqueurs musulmans, par exemple. Est-ce à cette présentation équilibrée que vous faisiez référence ? Ou bien, faudrait-il renoncer à la Chanson de Roland au prétexte que certains passages pourraient heurter les susceptibilités, et oublier le magnifique texte du Cid à cause du combat contre les Maures ?
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - C'est une grande satisfaction d'entendre que l'enseignement ne peut pas se réduire à une discussion, ni l'enseignant à une discipline. Dans la transmission des valeurs, rien ne peut remplacer le maître. Il y a quelques années, des références inopportunes ont voulu substituer le prêtre au maître : c'est une erreur. Comment remettre les enseignants au centre du jeu ? Malgré ce que vous dites, nous avons le sentiment que l'autorité du maître se dilue. Comment la renforcer ? À quel moment un signe devient-il ostentatoire ? Il m'est arrivé comme présidente de conseil général de devoir répondre à la demande de certaines familles de collégiens qui souhaitaient déduire les jours de ramadan des jours de cantine. J'ai répondu non, car cela représentait une entrave au principe de laïcité. Quelle serait votre position sur la question ?
M. Bernard Beignier . - Dans ma faculté, j'avais créé en quatrième année un cours sur le droit des nationalités et des étrangers. Le sujet était récurrent à Toulouse, à cause de la proximité d'un centre de rétention. En France, la nationalité n'est pas un droit du sang, mais un droit du sol. En Allemagne, au contraire, c'est un droit du sang. La France est un territoire, l'Allemagne est une nation. En France, la nation s'est construite sur le territoire et à travers l'État. Il est intéressant de voir comment s'est opérée cette construction, quelles en sont les particularismes par rapport à des pays comme les États-Unis ou le Canada, quels sont ceux qui acceptent la double nationalité, comme la France, et ceux qui la refusent. Il faudrait évidemment conclure en citant la conférence de Renan sur le référendum au quotidien. Un cours d'instruction civique pourrait ainsi expliquer ce qu'est la nation et ce qu'elle implique comme devoirs.
Bien sûr, avant qu'un dialogue s'instaure entre le maître et l'élève, c'est d'abord au maître de parler. Nous prendrons le tournant du numérique dans l'enseignement, dans les dix prochaines années. Je suis convaincu que, pour les élèves de lycée, les cours se feront de plus en plus sur un support numérique, laissant davantage d'espace pour la discussion et le dialogue, en classe. L'apport des connaissances reste essentiel. Il faut d'abord que le maître parle avant d'engager le débat. Un débat permanent ne peut aboutir qu'au morcellement des points de vue. Depuis deux ans, on expérimente en section de terminale littéraire un cours sur le droit et les enjeux du monde contemporain. Deux méthodes sont possibles : partir des questions des élèves pour que le professeur fasse ensuite la synthèse de ce magma, ou bien laisser l'enseignant intervenir pendant une demi-heure pour organiser le débat. L'autorité du maître est intacte dès lors qu'il veut agir de manière à la faire valoir. Certes, ce sera d'une manière différente qu'en 1950, 1930 ou 1910, mais l'autorité reste réelle.
Quant aux programmes, la variété des points de vue est effectivement la bonne méthode pour traiter les sujets délicats, en étudiant, par exemple, celui des chroniqueurs arabes sur les croisades. Aussi magnifique que soit le tableau qu'on admire à Versailles, la question algérienne ne peut pas se résumer à la prise de la Smala d'Abd El Kader. Rassurez-vous : nous n'avons rien supprimé de l'histoire de France dans les programmes mais l'histoire ne faisant que s'enrichir, il nous faut bien compresser certaines périodes. La vraie question, c'est de savoir si les programmes doivent valoriser ce qui a fait l'unité de notre territoire ou bien faire état de toutes les fragilités de l'histoire de France ; pour comprendre l'histoire, il faut savoir « vibrer au souvenir du sacre de Reims ou à celui de la fête de la Fédération », disait Marc Bloch. La plupart des élèves se contentent de peu. L'an dernier, à Amiens, lors d'une exposition sur les pouvoirs de la presse évoquant le fameux « J'accuse ! », nous avons constaté que si quelques élèves connaissaient Zola par leurs cours de littérature, très peu savaient qui était Clemenceau. Un programme d'histoire n'est jamais neutre. Mais il n'y a pas de blanc dans l'histoire nationale, même si depuis quelques années on s'intéresse également à l'histoire d'autres pays.
S'agissant des signes ostensibles, il y a deux catégories de mamans voilées, celles qui respectent leur religion sans attitude provocante envers la société française, et celles qui sont en guerre contre cette société. Le terme de « voile » recouvre lui-même des réalités très diverses. Les instructions de la ministre sont claires : protéger les enfants contre un prosélytisme qui serait une captation de leur conscience et de leur intelligence. Dans la pratique, ça peut être compliqué. Dans l'académie d'Aix-Marseille, nous avons un collège où 90 % des enfants sont musulmans. À la cantine, on propose deux menus, l'un à base de poisson, l'autre végétarien. Les prescriptions alimentaires sont ainsi satisfaites, sans faire référence au hallal. Le respect et l'écoute sont les garants d'un dialogue constructif. L'opposition frontale rend la discussion difficile. À la mi-décembre, un directeur d'école a refusé l'accès au goûter de Noël à des mamans voilées, par excès de prudence, ce qui a provoqué un sentiment de stigmatisation. L'affaire s'est terminée devant le tribunal administratif.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Un chef d'établissement professionnel se plaignait que les jeunes ne voulaient plus travailler le porc dans les métiers de bouche. Les parents n'ont-ils pas un rôle à jouer pour transmettre les valeurs républicaines ?
Mme Marie-Christine Blandin . - Vous avez parlé du tronc commun des ÉSPÉ. Or, les ÉSPÉ dépendent de l'université qui est autonome. Qui a donc autorité sur le contenu de l'enseignement dispensé aux futurs professeurs ?
Mme Gisèle Jourda . - Ces dernières années, le rôle des parents au sein de l'école a beaucoup changé. On médiatise beaucoup les violences entre élèves et enseignants, en oubliant que des parents sont entrés dans des écoles pour violenter des enseignants. Il faut rétablir le respect de l'éducation. On ne peut pas tout attendre et tout vouloir des enseignants. Leur rôle est de transmettre un enseignement respectueux de nos valeurs.
M. Bernard Beignier . - Les ÉSPÉ sont des composantes de l'université, qui est certes autonome, mais pas indépendante. Le recteur est là pour le rappeler. Le conseil des ÉSPÉ est composé de personnalités diverses parmi lesquelles les universitaires ne sont pas majoritaires. Le rectorat y est représenté. Le tronc commun n'est pas élaboré par les universités ! À Amiens, les rapports entre université et rectorat étaient excellents.
Il m'arrive de dire que le vrai problème de l'éducation nationale, ce ne sont pas les enfants, mais leurs parents. En fait, il y a deux catégories de parents ! Une partie d'entre eux fonctionnent en usagers : ils confient à l'école l'éducation de leurs enfants, en se déchargeant de leurs responsabilités. Quand un maire célèbre un mariage, il cite pourtant l'article 213 du code civil qui donne mission aux futurs époux d'éduquer leurs enfants. Peut-être faudrait-il renforcer cette petite leçon de droit, même s'il est vrai que la moitié des couples ne sont pas mariés. L'éducation familiale est le roc sur lequel se construit l'éducation nationale. Sans elle, tout s'enfonce dans les sables mouvants. À Marseille, nous avons un grand lycée de 2 100 élèves. Aux élections des représentants de parents d'élèves, il n'y a eu que 33 votes dont 11 bulletins blancs. Des initiatives sont prises pour solliciter les parents, comme l'expérience de la « mallette des parents » en primaire qui a bien fonctionné, il y a quelques années. La Fédération des conseils de parents d'élèves (FCPE) suggère également de créer une salle des parents à côté de la salle des profs. Dans une école primaire, les parents ont été invités à assister à une heure de cours. Ils sont ressortis en disant que le métier de professeur n'était pas pour eux, tellement c'était difficile. Le collège César Franck d'Amiens organise le mardi des parents, pour expliquer ce qui se fait en classe tout en proposant des formations administratives. Une initiative similaire a été mise en place dans un établissement de Marseille, proposant à des mères de famille des cours pour apprendre à tenir un budget, déclarer ses impôts ou demander une bourse.
Quant aux autres parents, souvent de catégories sociales plus favorisées, ils se livrent à des intrusions permanentes dans l'action éducative, y compris en matière de programmes et de la manière de les traiter.
Quand il y a une éducation familiale, on peut construire dessus. C'est du solide. Un dernier point : lors des commémorations, comme le 11 novembre, quand on fait venir les jeunes, on fait venir les parents.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Merci pour cet exposé dense et illustré par des exemples concrets.
M. Jean Baubérot,
président d'honneur et professeur émérite
de
l'École pratique des hautes études
( 16 février 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Monsieur Jean Baubérot, vous êtes président d'honneur de l'EPHE (École pratique des hautes études), où vous avez longtemps occupé les chaires d'« Histoire et sociologie du protestantisme » et d'« Histoire et sociologie de la laïcité ». Vous avez publié plusieurs ouvrages sur la laïcité et avez participé à la Commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République, présidée par Bernard Stasi en 2003, où vous aviez marqué votre différence d'approche sur la question du foulard islamique. Au fondateur unanimement reconnu de la sociologue de la laïcité, nous voudrions demander comment mieux transmettre et faire vivre cette valeur.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean Baubérot prête serment.
M. Jean Baubérot, président d'honneur et professeur émérite de l'École pratique des hautes études . - Présenter la laïcité en dix minutes est une gageure : pour m'en acquitter, je vais devoir schématiser sans nuances et user de formules abruptes en dix thèses.
Première thèse : un large consensus dans l'opinion publique et la classe politique semble s'être établi sur le double objectif de tout faire pour éviter le choc des civilisations et la stigmatisation et de combattre l'extrémisme.
Deuxième thèse : cette double préoccupation est moralement juste et dans l'intérêt bien compris de la société française : il serait injuste d'imputer à plusieurs millions de personnes le danger que représentent quelques centaines ou au plus 2 000 individus ; il faut surtout isoler ces derniers et éviter de les rendre attractifs. L'objectif est de mener un combat inclusif pour avoir toutes les chances de gagner.
Troisième thèse : l'éducation nationale a pris diverses dispositions, mais la voie est étroite. La sagesse populaire nous apprend que l'enfer est pavé de bonnes intentions : il faut prendre en compte les analyses sociologiques et socio-historiques.
Quatrième thèse : je me réjouis de l'apparition d'un enseignement de la laïcité, mais ses modalités m'inquiètent, s'il s'agit bien de prévoir deux journées pour former des formateurs qui formeront les enseignants qui formeront les élèves... Cela pose un problème de moyens et un problème scientifique : quelle laïcité enseigner ? Une laïcité idéale, n'ayant jamais existé, opposée à des religions bien réelles, comme avant 1989 où on opposait d'un côté un communisme idéal au capitalisme, de l'autre un monde libre idéal au totalitarisme communiste ? Ce serait une terrible erreur : cela reposerait non sur la connaissance, mais sur une autre forme d'obscurantisme ; cela donnerait du grain à moudre au choc des civilisations ; cela serait très peu crédible pour les élèves ; en définitive, cela déconsidèrerait la laïcité au lieu de la promouvoir.
Cinquième thèse : l'enseignement de la laïcité doit se faire dans une démarche de connaissance. Or des informations indiscutablement erronées circulent dans les manuels scolaires ou dans les rapports officiels, comme celui du Haut Conseil à l'intégration, dont l'historique de trois pages comporte onze erreurs. Bien des discours oublient que la loi de 1905 fut le résultat d'un conflit entre laïcs ayant trois visions divergentes de la question ; or, paradoxalement, ce sont les deux visions perdantes qui se réclament parfois de cette loi.
Sixième thèse : prenons l'exemple de l'égalité hommes-femmes : pendant un siècle, le suffrage dit universel a été exclusivement masculin, un retard sans équivalent dans les autres pays démocratiques, et en particulier les pays protestants. Or la laïcité fut souvent invoquée pour refuser le droit de vote aux femmes, présentées comme soumises au clergé. L'oublier, ce serait « raconter des histoires » et non pas faire de l'histoire, ce serait contre-productif.
Septième thèse : tout cela montre que la République a dû combattre ses propres dérives. Les élèves peuvent conclure que chacun doit balayer devant sa porte, les religions les premières, sans que l'on doive diviser la société en deux camps ni envisager un choc des civilisations. Selon Max Weber, le début de la scientificité en sciences humaines consiste à affronter les faits désagréables.
Huitième thèse : l'institution scolaire doit, elle-même, affronter ses faits désagréables. La moitié des enseignants ont leur premier poste dans un établissement difficile ; pour la plupart issus des classes moyennes, ils - ou plutôt elles, puisque deux tiers sont des femmes - reçoivent un choc culturel, dont il résulte un fort taux d'absentéisme. Ils demandent leur mutation dès que possible, ce qui compromet la stabilité des équipes éducatives là où elle serait la plus nécessaire.
Neuvième thèse : la République et l'éducation nationale consacrent plus de moyens aux élèves de milieux favorisés qu'aux élèves de quartiers populaires. Comme l'a montré la Cour des comptes, l'horaire allégé des professeurs de classes préparatoires leur permet d'accompagner individuellement les élèves en heures supplémentaires. Ne nous étonnons pas qu'un sentiment aigu d'injustice conduise les élèves à certaines provocations et que la devise de la République et la charte de la laïcité ne fassent pas sens pour eux. La laïcité doit concrétiser notre devise et non en masquer la non-réalisation.
Dixième thèse : l'école et la société doivent agir de concert. L'entreprise est de longue haleine. À côté de mesures qui combattent directement l'extrémisme, d'autres peuvent le combattre indirectement en le rendant peu attirant. Deux pouvaient être mises en oeuvre en peu de temps : rattacher le bureau des cultes au ministère de la justice, pour sortir les rapports - avant tout juridiques - entre l'État et les religions de la fonction sécuritaire du ministère de l'intérieur ; rétablir la Haute Autorité de lutte contre les discriminations (HALDE), rattachée à l'ensemble trop vaste du Défenseur des droits. Lutter contre le terrorisme et contre les discriminations doit aller de pair.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Merci pour votre présentation très efficace.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Y a-t-il en fait de laïcité une spécificité française, ou existe-t-il des équivalents européens ? La laïcité est-elle une valeur suffisamment inculquée, enseignée, mise en pratique ?
M. Jean Baubérot . - Bien des gens à l'étranger me disent que la laïcité est une spécificité française ; mais lorsque je leur explique qu'il s'agit, pour assurer la liberté de conscience et la non-discrimination religieuse, de séparer l'État de la religion et d'assurer la neutralité de ce dernier, ils réalisent que leur pays, avec les mêmes objectifs, présente lui aussi des éléments de laïcité - exactement comme la France, où elle est d'ailleurs loin d'être absolue : on pourrait parler de l'Alsace-Moselle ou des écoles sous contrat ; aux États-Unis, on m'en parle ! Là où ces éléments n'existent pas, des forces revendiquent la liberté de conscience, mais sans pour autant faire référence à la laïcité qu'on confond avec un athéisme d'État, comme en Russie.
La laïcité française a toutefois ses spécificités, parce que la France moderne s'est construite face à la religion - ce qui était loin d'être inéluctable : un quart des membres de l'Assemblée qui a proclamé les droits de l'homme étaient des ecclésiastiques. Ce dissensus a duré tout le XIX e siècle, car l'instabilité des régimes a empêché de pacifier la question politico-religieuse jusqu'à la loi de 1905 et ses suites. La spécificité, c'est le combat entre cléricalisme et anticléricalisme. La laïcité a pacifié ce combat. La morale laïque a également des inspirations étrangères. Elle doit beaucoup à un Allemand, Emmanuel Kant ; l'article 4 de la loi de 1905 est directement inspiré des législations américaine et écossaise ; Aristide Briand et les milieux maçonniques avaient pris en exemple le Mexique, où malgré la séparation opérée en 1859, les églises restaient pleines. Une autre présentation de la laïcité sera inefficace et scientifiquement fausse. Sans dissoudre la laïcité dans la liberté de conscience à laquelle elle ne se résume pas, il ne faut pas non plus la voir comme une forteresse incommunicable. J'en ai parlé dans quarante pays sans avoir de difficultés à être compris.
C'est une valeur républicaine, certes, mais plus largement une valeur démocratique : le Danemark, cette royauté démocratique, nous le montre. Évitons de croire que la situation est mieux ici qu'ailleurs, ou le contraire. Il faut montrer ce qui va bien et mal pour être crédibles vis à vis des élèves. Nous sommes en retard pour l'égalité hommes-femmes, mais les Françaises sont à la fois celles qui font le plus d'enfants et les mieux insérées dans le marché du travail. La question n'est pas de savoir si la laïcité est suffisamment enseignée, mais quels sont les moyens de l'enseigner. Actuellement, les enseignants se débrouillent avec les moyens du bord ; certains se sentent abandonnés.
Mme Marie-Annick Duchêne . - Et l'enseignement du fait religieux ? C'est un représentant de la Ligue de l'enseignement qui avait posé la question il y a une vingtaine d'années.
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont . - La laïcité n'est pas seulement religieuse, ne faut-il pas élargir le concept de laïcité, en la voyant plus globalement comme la séparation de la sphère publique et de la sphère privée ? En tant qu'élus, nous sommes souvent confrontés aux ingérences de la sphère privée sur la sphère publique.
Mme Gisèle Jourda . - Vous avez évoqué le choc des civilisations. Bien avant les événements de janvier, la question de la laïcité était ouverte : ayant organisé un colloque sur ce sujet dans la ville où je vis, j'ai constaté une crispation. Ne faudrait-il pas voir la laïcité comme une valeur en marche qu'il faut adapter à la société de notre temps ?
M. Jean Baubérot . - L'enseignement du fait religieux est une idée du début du XX e siècle, reprise par la Ligue de l'enseignement dans les années 1980 puis par le rapport de Régis Debray, commandé par un ministre de gauche et appliqué par un ministre de droite. Pour le moment, la réalisation n'est pas à la hauteur du projet. L'Institut européen en sciences des religions (IESR) - créé à l'EPHE lorsque j'en étais président - fait un excellent travail mais avec trop peu de moyens.
Actuellement, l'enseignement du fait religieux s'inscrit dans une perspective implicitement évolutionniste : on en parle lorsqu'on évoque l'Antiquité, le Moyen Âge, mais la question de la religion aux États-Unis au XX e siècle, par exemple, a disparu des programmes. Bref, on donne l'impression que la religion relève du passé lointain - vision que les élèves peuvent récuser, de manière provocante.
Entre la sphère publique et la sphère privée, il y a l'espace public, lieu du débat, où les deux se rencontrent, la société n'étant pas une juxtaposition d'individus, mais un lieu de tractations et de conflits. Il faut éviter que le privé fasse irruption dans l'espace public : pas de crèches de Noël dans ces maisons communes que sont les mairies. La laïcité est partout, mais pas la même partout, les deux exigences de la laïcité valant tour à tour : neutralité pour la puissance publique ; liberté de conscience pour la sphère privée ou dans l'espace public qui la prolonge. Le privé n'est pas non plus hors de la République : nous ne tolérons plus les violences conjugales ou familiales, qui s'exercent pourtant dans la sphère privée, tout en respectant la Convention européenne des droits de l'homme, qui consacre le droit des parents à donner une éducation à leurs enfants selon leurs convictions religieuses ou philosophiques.
La morale laïque de la III e République véhiculait des valeurs de dignité, de liberté responsable et de liberté de conscience à un moment où les fils ne faisaient pas le même métier que leurs pères, où les femmes entraient petit à petit sur le marché du travail, où les Français gagnaient en mobilité. Le libre choix de sa religion n'était qu'un exemple parmi d'autres. La liberté responsable qu'elle prônait se déclinait dans la liberté de la presse, la liberté de réunion, la liberté syndicale, et ces libertés ont elles aussi profité aux religions. Jules Ferry disait que la presse catholique était plus libre en République que sous le Second Empire ; des syndicats chrétiens ont vu le jour. Il faut retrouver ce lien entre liberté et laïcité.
J'ai dit que nous devions éviter le choc des civilisations. L'Observatoire de la laïcité a fait un état de la juridiction laïque, qui frappe par son caractère raisonnable et terre à terre. La liberté de conscience ne peut être illimitée, au risque de désorganiser les institutions. Il ne s'agit pas d'opposer un principe absolu à un autre, mais la liberté de chacun aux nécessités du vivre ensemble. Nous pouvons faire comprendre cela. La liberté illimitée de l'un tronque la liberté de l'autre. La transformation de la laïcité en religion civile a généré conflits et crispations. Il faut l'adapter, certes ; même Émile Combes, ce partisan de la laïcité la plus intransigeante, avait signé une circulaire prévoyant l'absence de viande dans les cantines le vendredi, pour faire preuve de libéralisme politique mais aussi par intérêt bien compris, pour éviter que les enfants n'aillent dans les écoles congréganistes. Il nous faut inventer les mêmes genres d'accommodements aujourd'hui : proposer un menu végétarien - pas hallal ou casher, ce serait trop compliqué ! - à côté du menu habituel résoudrait bien des choses. Les limitations à la liberté de conscience doivent être raisonnables, elles ne s'opposent pas à une religion en particulier mais visent à permettre la coexistence de toutes. La laïcité est un équilibre des frustrations. Nous ne la faisons pas assez vivre si nous pratiquons une catho-laïcité ou une laïcité à deux vitesses.
Mme Françoise Laborde, présidente . - On ne peut pas proposer trente-six menus, mais il est vrai aussi que l'absence de self dans les écoles primaires restreint le choix. Quel niveau d'accommodement préconisez-vous pour les signes ostensibles lors des sorties scolaires ?
M. Jean Baubérot . - Ce qu'a dit le Conseil d'État : en l'absence d'acte de prosélytisme avéré, une mère portant le foulard doit pouvoir accompagner une sortie. J'ai volontairement omis le foulard dans ma présentation pour montrer qu'on pouvait parler de laïcité sans y faire référence. La France a commis une erreur historique, en faisant du foulard le critère de l'intégrisme - ce mot valise à déconstruire - alors qu'il peut être, certes, une manière de marquer la soumission des femmes, mais aussi autre chose : le féminisme musulman international est le fait de filles voilées comme de non voilées. La mère du soldat tué par Mohamed Merah intervient dans les écoles pour expliquer que le djihad consiste non pas à aller en Syrie mais à faire un effort sur soi-même. Elle porte un foulard. Faut-il avoir son fils tué pour voir ses droits de citoyenne respectés ? Les mères qui souhaitent accompagner les sorties veulent s'impliquer : lorsqu'elles faisaient des gâteaux avec leur foulard, personne n'y voyait d'inconvénient.
M. Gérard Longuet . - C'était par mesure d'hygiène, comme pour les bonnes soeurs !
M. Jean Baubérot . - Certains laïcs se sont opposés à ce que le costume des infirmières ressemble trop à celui des bonnes soeurs, en vain.
M. Gérard Longuet . - La coiffe peut avoir des raisons professionnelles, climatiques, ou de singularité et de soumission. Les soeurs appartiennent à Dieu et font voeu de célibat : leur voile s'en veut le témoignage. Ce qui choque dans le voile islamique, c'est qu'il n'a ni raison climatique, ni de soumission particulière, mais exprime l'appartenance à une société qui, profondément, n'est pas la nôtre.
M. Jean Baubérot . - C'est votre opinion.
M. Gérard Longuet . - Il y a plusieurs dizaines de siècles que nous sommes sur cette terre ; nous avons le sentiment d'en avoir fait quelque chose et ne voulons pas que cela disparaisse.
M. Jean Baubérot . - Lorsque j'ai présenté ma future femme à ma grand-tante, elle m'a dit : « C'est sans doute un bon choix, mais surtout, qu'elle ne vienne pas en cheveux ! » Ce n'était pas il y a un siècle. Quoique féministe, ma femme a accepté de se couvrir la tête au village.
M. Gérard Longuet . - Ce n'est pas choquant.
M. Jean Baubérot . - Des étudiantes portant foulard m'ont dit que ça leur permettait d'aller dans des endroits que leur père leur aurait interdit sinon. Ce peut être une liberté, même si elle est transitionnelle.
En nous focalisant sur cette question, nous avons raidi les deux côtés. Si nous n'avions pas irrité les mères de famille, nous aurions aujourd'hui des alliées. Or il nous faut des passeurs. Le système canadien a des défauts, mais il a permis l'apparition de tels passeurs, représentatifs de leur communauté mais aussi acculturés à la société. Nous les trouverons chez des personnes critiques de notre société. Les deux grandes forces d'intégration entre 1945 et 1970, l'église catholique d'avant Vatican II et le PCF stalinien, l'étaient. Ne parlons pas de communautarisme lorsque le poids du groupe n'empêche pas la liberté de l'individu : la vie communautaire peut être une force.
Nous manquons parfois de confiance en nos propres valeurs. La République est forte. Nous risquons de vivre longtemps avec ces actes terroristes ignobles ; mais ils ne parviendront pas à déstabiliser la République, à condition de garder notre sang-froid. Ne faisons pas le jeu des terroristes en stigmatisant une communauté, qui risque du coup d'être attirée par l'extrémisme. Une nouvelle classe moyenne d'origine, de culture, de convictions musulmanes peut jouer ce rôle de passeur. Je disais à mes trois doctorantes en foulard : « je veux bien que vous ayez le foulard sur la tête, mais pas dans la tête... » : ça a marché !
M. Jacques Legendre . - Je suis de ceux que le port du voile ne choquerait pas a priori , s'il n'apparaissait comme une provocation ou une volonté d'imposer de nouveaux comportements. Le fait de masquer complètement le visage pose aussi un problème de sécurité. Le visage doit toujours être découvert, c'est une exigence de police.
M. Jean Baubérot . - Je n'aurais jamais accepté de ne pouvoir reconnaître une personne qui suit mes cours.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - À vous entendre, il faudrait faire confiance à la nature humaine... Je n'en suis pas si sûr. Il y a une différence entre le Canada, où le vivre-ensemble s'est imposé d'emblée, et la France, de tradition catholique. Certes, la laïcité n'est pas l'athéisme, comme vous le dites, mais la paix et la liberté de conscience. Les Britanniques reviennent pourtant sur leur ouverture. Ne serions-nous pas dans le déni ? Certaines personnes constitueraient des intermédiaires formidables ; mais cela suffit-il ?
M. Gérard Longuet . - Élu depuis longtemps dans l'Est de la France, j'ai pu observer dans les communautés turques, arrivées souvent via l'Allemagne, deux phénomènes : grâce à la télévision par satellite, les jeunes continuent à parler turc chez eux et cessent de progresser sur le plan scolaire ; en outre, ils pratiquent une endogamie croissante. La République voit se renforcer des communautés qui, il y a trente ans, se diluaient. C'est préoccupant, car je ne suis pas sûr d'avoir envie de me faire Turc...
Mme Catherine Troendlé . - Une étudiante en première année de droit à la faculté de Strasbourg m'a rapporté que les quatre ou cinq étudiantes voilées dans leur cursus restaient entre elles et refusaient toute communication avec les autres. D'après mes informations, c'est un phénomène assez répandu.
M. Jean Baubérot . - Durant vingt ans des responsabilités administratives, je n'ai pas eu cette expérience. Parmi les problèmes que j'ai eu à régler, les plus graves n'étaient pas ceux qui avaient trait à la laïcité, mais plutôt le harcèlement des étudiantes par des directeurs de thèses trop pressants !
Avec Internet, on peut être relié à des personnes situées à des milliers de kilomètres et ignorer son voisin. La dynamique sociale d'initiatives comme la fête des voisins ou les journées portes ouvertes dans les églises et les mosquées peut y remédier. Chez moi, le surlendemain de la fête des voisins, à sa petite fille qui parlait du « Noir », sa mère répondait « Ah oui, monsieur Untel, du troisième étage ».
Il faut tout faire pour renforcer le lien social, en s'appuyant sur le tissu associatif. Les différents modèles nationaux peuvent s'enrichir mutuellement. La force de la France, c'est l'universalisation des valeurs.
Le Conseil d'État avait bien distingué port discret et port ostentatoire du foulard. Je me suis abstenu à la Commission Stasi car ma proposition d'autoriser le bandana n'a pas été retenue, le rapporteur ayant refusé de la mettre au vote. La loi de 2004 limitait l'interdiction aux jeunes filles mineures dans l'école publique, mais a donné le sentiment de diaboliser le foulard. Difficile ensuite de faire comprendre à l'étranger que le foulard n'était pas interdit partout en France !
La HALDE permettait de bien faire appliquer la législation, sanctionnant les abus discriminatoires. Il n'est pas toujours évident de savoir là où le port du foulard est légitime, et là où il est interdit. Il faut montrer que nous luttons contre les discriminations. Le rôle du politique est de créer des leviers ; à la société ensuite de s'en saisir. Le terreau associatif, très riche en France, se sent parfois peu soutenu. Les professeurs ne demandent pas à être payés davantage, mais un peu de reconnaissance. Il ne s'agit pas de confiance dans la nature humaine, mais de confiance dans la solidité des valeurs républicaines. Si elles se concrétisent, elles sont capables d'inclure le plus grand nombre, même s'il y a des fous partout, bien sûr.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Ce sera le mot de la fin : la confiance, mais pas l'angélisme !
M. Jean-Louis Bianco, président de l'Observatoire de la laïcité
( 16 février 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Nous recevons à présent M. Jean-Louis Bianco, président de l'Observatoire de la laïcité depuis sa nomination par le Premier ministre Jean-Marc Ayrault en avril 2013. Créé en mars 2007 à l'initiative du président Jacques Chirac, cet organisme a été installé par l'actuel Président de la République en avril 2013. Il regroupe des représentants des administrations, des personnalités qualifiées, deux députés et deux sénateurs - c'est à ce titre que j'y siège. Monsieur Bianco, vous avez auparavant exercé la fonction de secrétaire général de l'Élysée de 1982 à 1991, puis occupé des fonctions ministérielles jusqu'en 1993, et diverses fonctions locales - maire, président de conseil général, jusqu'en 2012, date à laquelle vous avez renoncé à vos mandats tout en continuant à participer au débat d'idées.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Louis Bianco prête serment .
M. Jean-Louis Bianco, président de l'Observatoire de la laïcité . - Merci de m'avoir invité à vous exposer l'analyse de l'Observatoire de la laïcité sur la situation dans les établissements scolaires. À sa demande, la Direction générale de l'enseignement scolaire (DGESCO) a mené auprès des trente académies une enquête sur la diffusion, la réception et l'appropriation par les établissements scolaires de la Charte de la laïcité à l'école, voulue par Vincent Peillon. Afin de limiter l'autocensure, nous avons posé des questions précises : d'une part sur l'application et le respect de la loi du 15 mars 2004 interdisant le port de signes ou tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse, d'autre part sur d'éventuelles contestations du principe de laïcité. Cette étude figure dans le rapport 2013-2014 de l'Observatoire, disponible en ligne.
Premier enseignement, la Charte de la laïcité a été largement diffusée et est désormais visible dans tous les établissements, mais son affichage n'a pas toujours revêtu le caractère solennel souhaité. Il a même initialement suscité quelques réticences, par crainte des réactions des élèves : étaient parfois argués l'absence d'emplacement propice à l'affichage, voire son inutilité au regard du respect unanime entourant le principe de laïcité... Lorsqu'il a eu lieu, l'affichage solennel de la Charte a constitué un temps fort de la vie des établissements. L'éducation nationale doit encore travailler sur la formation des enseignants. Trop rares, ces situations devraient être généralisées. La journée nationale de la laïcité, annoncée par le ministère de l'éducation nationale sur proposition de l'Observatoire, sera l'occasion, chaque 9 décembre, de faire preuve de pédagogie.
L'étude de la DGESCO confirme que la loi du 15 mars 2004 est appliquée sereinement ; les procédures disciplinaires engagées sur son fondement sont très rares. Cela n'est pas pour autant synonyme d'absence de contestation. Les établissements font bon usage de la période de dialogue prévue par la loi avant le lancement d'une procédure disciplinaire, et confirment que cette loi est désormais bien acceptée et bien comprise par les élèves et leurs familles. C'est ainsi que la France, régulièrement interrogée par les instances internationales de contrôle du respect des droits de l'homme, répond aux critiques qui voient dans cette loi un texte discriminatoire mettant en péril la scolarisation des jeunes filles.
Le non-respect de la loi de 2004 n'a donné lieu qu'à un très petit nombre d'incidents ; certaines académies ont même jugé sans objet les questions posées. D'autres font état de contestations marginales ; l'exclusion définitive des élèves est le plus souvent évitée. Les contestations sont extrêmement localisées, quoique parfois récurrentes, et réglées quasi systématiquement par le dialogue. Plusieurs académies rappellent la nécessité d'exercer une vigilance constante ; dans l'une d'elle, la situation est fragile dans dix établissements - sur 335 - et se cristallise sur le port du voile. Dans deux établissements, un lycée professionnel et un collège d'une autre académie, deux élèves ont refusé à plusieurs reprises d'enlever leur voile dans l'enceinte de l'établissement. Ces comportements ont fait l'objet de commissions éducatives, les chefs d'établissement jugeant la pédagogie plus efficace que les sanctions.
Les académies appliquent donc la loi de 2004 avec fermeté, ce qui n'est pas incompatible avec le discernement. Plusieurs académies ont répondu que, plus brutalement appliqué, ce texte susciterait certainement plus de contestations. Souvent, des modalités d'application posent problème, sans être exactement contre la loi ; c'est le cas des élèves qui enlèvent leur voile dans une pièce spécifique à l'intérieur de l'établissement.
Les revendications contraires à la loi de 2004 sont de plusieurs ordres : port du voile hors de l'espace scolaire mais pendant le temps scolaire, lors de sorties par exemple ; port du voile hors du temps scolaire mais au sein de l'établissement ; jeunes filles voilées venant chercher leur petite soeur ; port de jupes longues ou d'abayas, de bandeaux cachant une partie des cheveux, voire de gants ; pour les garçons, plus rarement, port de la djellaba le vendredi et de la barbe. Les académies signalent qu'il n'est pas aisé de distinguer revendication identitaire, revendication religieuse ou expression d'un mal-être adolescent. Presque toutes lient ce phénomène à une absence de mixité sociale, à une montée des tensions et y voient un péril sur la scolarisation de certaines jeunes filles. Dans certaines académies s'ajoutent des problèmes avec le personnel, qui méconnait parfois son obligation de neutralité et d'impartialité.
Les académies privilégient la recherche d'une solution par le dialogue, mais celui-ci est parfois difficile, notamment quand la contestation, parfois vigoureuse, est renforcée par l'intervention de la famille ou d'associations. Le plus souvent, les parents sont dépassés et confient à l'institution scolaire le soin de rappeler la loi à leurs enfants - quand ils n'exercent pas une pression revendicatrice. L'Observatoire de la laïcité est lui-même interpellé, éventuellement de façon anonyme, par des chefs établissement, des parents d'élèves ou des associations. Nous rappelons le droit applicable et la nécessité du dialogue avant toute sanction disciplinaire : les solutions existent, dès lors que les élèves ou leur famille ne sont pas animés d'une volonté militante ou agressive. C'est pour traiter ces cas que les députés s'étaient ralliés à la nécessité d'une loi.
S'agissant du champ d'application de la loi de 2004, nous rappelons que sont concernés les signes ou tenues manifestant une appartenance religieuse. En cas de doute, il ne faut pas faire de police vestimentaire, mais plutôt s'attacher au comportement et sanctionner fermement ceux qui témoignent d'un certain prosélytisme. D'ailleurs, les véritables prosélytes - rares, eux aussi - préfèrent rester discrets et ne portent généralement pas de signes distinctifs.
Pour répondre efficacement aux contestations, l'Observatoire de la laïcité a demandé la multiplication des formations à la laïcité, ce que le ministère a récemment annoncé. Le 9 décembre dernier, Mme Vallaud-Belkacem et moi-même avons également annoncé la mise en place dans chaque académie de référents laïcité ; ils sont déjà à l'oeuvre.
Les autres formes de contestation de la laïcité sont marginales, quoique parfois virulentes. Elles se règlent le plus souvent par le dialogue. Le climat scolaire est globalement apaisé, les tensions sont maîtrisées, mais plusieurs académies disent exercer une vigilance particulière pour éviter la diffusion de problèmes jusque-là circonscrits. Cette vigilance s'est accrue en janvier dernier après la contestation de la minute de silence dans environ 200 établissements, chiffre sans doute sous-estimé. Ces faits sont graves et ne peuvent rester sans réponse, mais il faut en garder la juste mesure : 200 établissements sur 65 000.
Le refus de respecter la minute de silence concerne surtout les 12-15 ans, en particulier les classes de 4 e , à un moment important de la construction individuelle de chaque élève. Il faudra prêter une attention particulière à cette classe d'âge. L'éducation aux médias et à l'information, voulue par la ministre, devra lutter contre les nombreuses théories du complot qui prolifèrent sur le Net. L'Observatoire est également très attaché à l'enseignement moral et civique. Effectif à la rentrée prochaine, il favorisera l'appropriation éclairée des principes qui fondent la République et la démocratie. Ce nouvel enseignement a pour objectif la transmission d'un socle de valeurs communes : la dignité, la liberté, l'égalité entre les femmes et les hommes, la solidarité, la laïcité, bref une culture du respect mutuel, ce qui suppose l'observation de règles et d'une discipline communes.
Le ministère a, en outre, annoncé reprendre la proposition de l'Observatoire de renforcer l'enseignement laïc du fait religieux, de façon transdisciplinaire - en français, mais aussi en histoire, philosophie, enseignement moral et civique, musique, dessin - afin de donner aux élèves une distance critique à l'égard des croyances, de favoriser la compréhension mutuelle, de faire tomber les préjugés, d'historiciser le fait religieux et son influence sur la société. La formation des enseignants devrait évoluer en conséquence, en lien avec l'Institut européen en sciences des religions, fondé à la suite du rapport Debray de 2002.
Dans son avis du 14 janvier dernier, l'Observatoire a également jugé nécessaire de prendre en compte toutes les cultures, créoles, océaniennes, orientales, maghrébines ou subsahariennes, qui ont contribué elles aussi à façonner l'histoire de France et qui restent trop peu évoquées dans nos programmes scolaires. Toutes ces cultures, anciennement liées à la République ou qui le sont toujours dans les collectivités d'Outre-mer, doivent être enseignées, de sorte qu'aucun élève ne place une autre appartenance avant sa citoyenneté française.
Dans une période de tensions dans certains établissements des quartiers populaires, soutenons les enseignants et les personnels éducatifs dans l'application des principes républicains. Réfléchissons à une école des parents, qui les implique davantage dans la vie scolaire. Rappelons la responsabilité de la puissance publique pour agir sur la racine de ces difficultés, en garantissant une véritable mixité scolaire, en évitant les détournements de la carte scolaire, en revalorisant la rémunération des personnels dans les établissements les plus difficiles. Le Gouvernement et la représentation nationale ont pris conscience de cette urgence, et les annonces du Premier ministre et de la ministre de l'éducation nationale vont dans le bon sens. Veillons à leur application rapide et effective.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - À vous entendre, tout va très bien ! Or nous avons tous des remontées différentes du terrain. Dans le Doubs, les contestations concernent dix à quinze établissements. Si l'on extrapole ce chiffre à tout le territoire, plus d'un millier d'établissements seraient concernés... Il y a un vrai déni de réalité, motivé par le souci de ne pas stigmatiser une partie de la population. On finit par accepter ce qui se passe, et ce n'est plus l'école de la République. Les inspecteurs d'académie, les chefs d'établissement ne disent pas forcément tout. D'où l'intérêt de nos travaux.
La laïcité vous semble-t-elle menacée au point qu'il faudrait revoir l'arsenal législatif ? Vous paraît-elle suffisamment inculquée à l'école et mise en pratique dans son organisation et son fonctionnement ? Les enseignants sont-ils suffisamment formés à enseigner ou à répondre aux questions des élèves sur la laïcité ?
M. Jean-Louis Bianco . - Je n'ai pas dit que tout allait bien, j'ai dit qu'il fallait être vigilant, car l'équilibre est fragile. Les difficultés sont réelles, parfois plus aigües, mais elles ne sont pas le fait commun général. Au demeurant, l'argument de la stigmatisation ne tiendrait pas : la loi de la République s'impose, sans états d'âme.
Nous avons une fâcheuse tendance à vouloir tout régler par la loi. On le sait, les lois superflues tuent les lois nécessaires, et les lois en vigueur ne sont déjà pas correctement appliquées, ni même connues. Commençons par les faire respecter, avec fermeté et intelligence. Il y a un gigantesque effort d'information et de formation à déployer dans les écoles, mais aussi dans les hôpitaux, les communes, à l'attention de tout fonctionnaire en contact avec le public. Nous devons changer de braquet.
La formation des enseignants et des personnels administratifs sur ces questions est à l'évidence insuffisante. Il faudrait y remédier tant au niveau de la formation continue que de la formation initiale dispensée par les ÉSPÉ. Veillons à articuler la théorie de la laïcité et sa pratique. Fournissons des modes d'emploi faciles à utiliser. Que faire lorsqu'une élève refuse d'enlever son voile ? Que répondre à la question : « Pourquoi Charlie Hebdo , et pas Dieudonné ? ». Il y a des réponses à ces questions, et l'éducation nationale est consciente que les enseignants doivent être à même de les apporter dans des situations concrètes.
M. Jacques Legendre . - J'ai eu le sentiment d'entendre un rapport administratif. Vous ne donnez guère de chiffres. Combien de procédures disciplinaires ont été engagées ?
M. Jean-Louis Bianco . - De mémoire, quelques dizaines. Aucune expulsion n'a été prononcée en 2014. Et l'Observatoire de la laïcité n'est pas une administration, mais une instance indépendante.
M. Jacques Legendre . - Vous soulevez le problème de l'enseignement des cultures familiales des jeunes Français lorsque celle-ci n'est pas la culture majoritaire. Pensez-vous qu'il faudrait également enseigner leurs langues natales, comme l'arabe, et pourquoi pas les langues minoritaires, revendication fort ancienne ?
M. Jean-Louis Bianco . - Je pensais plutôt aux diverses composantes du récit national. Il ne s'agit pas de magnifier les différences, mais de les connaître et de reconnaître leur apport. La laïcité est une composante de l'identité nationale. Celle-ci gagnerait à reconnaître les différentes cultures et traditions qui l'ont façonnée.
Mme Marie-Christine Blandin . - Quand j'étais à l'école, on insistait sur les racines latines et grecques de la langue française, mais il y avait une véritable omerta sur les apports de la langue arabe. Ce n'est qu'en lisant Amin Maalouf que j'ai découvert le nombre de substantifs empruntés à l'arabe. Savoir cela ferait du bien à certains enfants.
M. Gérard Longuet . - Soyons honnêtes, l'apport de l'arabe au français est souvent passé par le détour de l'espagnol. Si l'on veut mettre en valeur la diversité pour la diversité, rappelons que la population française est aussi italienne - 10 % des Lorrains sont d'origine italienne -, portugaise, espagnole...
Comment concilier votre conception de la laïcité avec le fait que la France a été, entre le baptême de Clovis et la loi de 1905, un pays majoritairement catholique romain ? C'est notre héritage, il n'est pas négligeable, ni inférieur à l'héritage africain, océanien ou antillais. D'autant que l'Église a fait des efforts considérables pour accepter la laïcité, facilités, il est vrai, par son fonds doctrinal propre - « Mon royaume n'est pas de ce monde », « Rendez à César ce qui est à César »... Quelle place accorder au catholicisme comme facteur d'acceptation de la laïcité - au moins depuis Marc Sangnier et le Sillon ?
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont . - Vous avez raison de dénoncer la tendance à trop légiférer et de rappeler que fermeté et discernement doivent aller de pair dans l'application de la loi. Mais lorsqu'il est impossible de négocier, face à un comportement prosélyte ou militant, l'Observatoire de la laïcité préconise-t-il une application stricte de la loi, dans ce qu'elle a de plus rugueux, au risque de fragiliser la scolarisation des jeunes filles ?
Agir à la racine, mieux rémunérer les enseignants dans certains quartiers, renforcer la mixité sociale ? J'y souscris. Mais nous savons bien comment la carte scolaire est contournée, tout en mesurant les difficultés que poserait une vraie sectorisation, sur le plan politique et humain. Dans mon département, la seule politique de sectorisation réussie a consisté à créer des classes européennes et sport-études dans un établissement de ZUP, attirant les enfants de milieux favorisés. Créer des classes bilingues, concentrer les moyens dans ces établissements : n'est-ce pas là la solution ?
M. Jean-Louis Bianco . - Madame Blandin, j'ignore si nos petits écoliers connaissent les multiples influences - germanique, italienne, russe également - subies par notre langue.
Monsieur Longuet, vous avez raison : en 1905, la France était majoritairement catholique. Mais la force de la loi de 1905 est de s'appliquer à toutes les religions. Toutes n'ont pas la même histoire. Au sein de l'Église catholique, le débat est réglé, la laïcité fait désormais partie du paysage ; c'est vrai aussi chez les protestants, les bouddhistes et les israélites. L'islam pose un problème spécifique, ce n'est pas le stigmatiser que de le dire, car il n'a pas les mêmes organisations, les mêmes traditions. Ce n'est pas à la République de s'adapter à l'islam, mais l'inverse ! Le Premier ministre cherche des voies, une organisation que ses prédécesseurs n'ont pas réussi à installer. Ce n'est pas facile, mais indispensable.
M. Gérard Longuet . - D'autres facteurs risquent de compliquer le processus : l'endogamie croissante d'abord ; l'internationalisation de l'islam ensuite. La vie collective est faite de symboles, qui rattachent chacun à une profession, une industrie, une région... Or l'islam est aujourd'hui mondial et en situation de combat, tantôt contre lui-même - sunnites contre chiites -, tantôt contre les autres - Israël - ou encore contre une société dominante. Certains citoyens français porteurs d'une histoire différente, qui étaient pourtant en voie d'intégration, s'arrêtent en chemin et se réfugient dans l'endogamie et le numérique, qui permet de vivre dans un autre univers culturel ; les combats mondiaux ont toujours fasciné la jeunesse : lorsque nous étions étudiants, c'était le combat pour ou contre la décolonisation. Pour une fraction de la population, ces combats symboliques attirent plus que, par exemple, ceux pour la protection de l'environnement ou pour l'emploi. L'optimisme des républicains sûrs que leurs valeurs s'imposeront par le bon sens n'a peut-être pas lieu d'être...
M. Jean-Louis Bianco . - Selon Hervé Le Bras, sur la base des statistiques de l'INSEE, la proportion de mariages mixtes entre musulman et non musulman serait de 40 %.
M. Gérard Longuet . - Ce qui fait toujours 60 % d'endogamie...
M. Jean-Louis Bianco . - Cela reste sans commune mesure avec la très faible proportion de mariages mixtes en Allemagne ou au Royaume-Uni.
M. Gérard Longuet . - C'est vrai, la France n'est pas raciste ! C'est réjouissant.
M. Jean-Louis Bianco . - Je ne suis pas certain que la situation s'aggrave.
M. Gérard Longuet . - Je suis certain du contraire. En matière d'études démographiques, nous sommes bien innocents...
M. Jean-Louis Bianco . - Nous avons certes besoin d'études plus approfondies.
Sur l'influence extérieure, je ne suis pas convaincu. L'islam combat d'abord contre lui-même : pour la démocratie, pour un islam des Lumières. Voyez la Tunisie.
M. Gérard Longuet . - En Tunisie, ce combat a toujours existé.
M. Jean-Louis Bianco . - Les travaux de Dounia Bouzar dans le cadre du Centre de prévention des dérives sectaires liées à l'islam montrent que l'on a affaire à des êtres fragiles, manipulés par des techniques très sophistiquées qui s'apparentent à celles des sectes : jeux vidéo, théorie du complot, messages subliminaux, etc. Il s'agit plus d'un phénomène de secte ou de drogue, de folie, que d'un combat religieux. D'ailleurs, la plupart de ces individus sont des musulmans convertis ou de faible culture religieuse. Au Royaume-Uni, un apprenti terroriste aurait même été arrêté en possession d'un exemplaire de L'islam pour les nuls !
Le succès des théories du complot, difficiles à combattre, préoccupe l'éducation nationale et les parents. Dans le climat de défiance généralisée dans lequel nous vivons, toute thèse qui va à rebours du message dominant passe forcément pour une vérité...
D'aucuns s'étonnent que l'Observatoire de la laïcité se prononce sur la question de la labellisation et de la formation des imams. C'est oublier que la loi de 1905, en son titre V, encadre la police des cultes. Il conviendrait de former tous les ministres des cultes à la République, à l'histoire de France, à la laïcité, voire de les pourvoir d'une formation théologique sérieuse.
M. Jacques Legendre . - Comme à Strasbourg.
M. Jean-Louis Bianco . - En effet, ainsi qu'à l'Institut catholique de Paris.
M. Gérard Longuet . - L'État paie bien les aumôniers des armées.
M. Jean-Louis Bianco . - Exact, comme dans les prisons et les lycées. Il en a le droit, aux termes de l'article 2 de la loi de 1905.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Le fait que l'islam ait plusieurs référents pose des difficultés. Le christianisme aussi a connu des combats en son sein, l'hypermédiatisation en moins. Revenons sur l'enseignement du fait religieux : comment le définir ? Comment former les enseignants, d'un point de vue théorique et pratique ? Chaque acteur propose des solutions en urgence, d'où certaines divergences. Nous demanderons à la DGESCO des chiffres précis, car les « petits incidents » que l'on met sous le tapis risquent de nous exploser à la figure...
Mme Gisèle Jourda . - La journée du 9 décembre sera consacrée à transmettre les valeurs de la laïcité. Mais quelle définition en donnera-t-on, notamment dans les écoles primaires, d'où la laïcité a quelque peu déserté ? Je suis issue d'une famille modeste comptant de nombreux enseignants. Ma grand-tante, directrice d'école, n'aurait pas cru possible que l'on en vienne à s'interroger sur la façon de former les enseignants à la laïcité... C'est un terrible constat d'échec, car la laïcité, c'est notre identité. De plus, à entendre l'homme de la rue, les définitions de la laïcité sont multiples, ce qui ne laisse pas de m'inquiéter...
M. Jean-Louis Bianco . - On ne peut évidemment pas aborder la laïcité de manière théorique en primaire. J'étais, le 9 décembre dernier, dans une classe assez mélangée de Seine-Saint-Denis. L'institutrice avait axé son travail sur l'égalité entre filles et garçons et le respect des autres et du maître. C'était une bonne entrée en matière. Il n'est pas question de faire réciter la loi de 1905 par coeur ! À Poitiers, des élèves de 6 e avaient inscrit, sur une colonne de carton, le mot qui, à leurs yeux, définissait le mieux la laïcité. Celui qui revenait le plus souvent, c'était « paix ». D'autres, plus âgés, en donnaient la définition suivante : la laïcité, c'est ce qui empêche pro-palestiniens et pro-israéliens de se taper dessus à la récréation... Ce n'est pas idiot non plus.
L'Observatoire de la laïcité, au terme de longs débats, a publié une note d'orientation qui donne l'état des lieux de la réflexion sur le sujet. La laïcité, c'est d'abord la liberté de croire ou de ne pas croire et la liberté de manifester sa croyance pour autant que cela n'empiète pas sur la liberté d'autrui ; ensuite, la neutralité de l'État vis-à-vis des religions ; enfin, la citoyenneté, l'égalité de droits et de devoirs. C'est la réponse que je fais aux acteurs qui me sollicitent.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Nous vous remercions.
M. Alain Finkielkraut,
philosophe et essayiste,
membre de l'Académie
française
( 19 février 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Mes chers collègues, nous débutons ce matin notre séance d'auditions en recevant M. Alain Finkielkraut, écrivain, essayiste et philosophe, membre de l'Académie française. Comme le bureau de la commission d'enquête l'a décidé, cette audition sera captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié dans le recueil des travaux des commissions, accessible en version papier et sur le site Internet du Sénat.
Agrégé de lettres modernes, enseignant en lycée technologique puis à l'École polytechnique, vous avez fait preuve, tout au long de votre carrière, d'un grand intérêt pour les questions d'éducation. Vous avez notamment publié en 2003 Enseigner les lettres aujourd'hui , puis en 2007 La querelle de l'école , un ouvrage issu des débats que vous avez menés à l'antenne de France Culture.
Vous vous présentez vous-même comme un fervent défenseur de l'école républicaine. Je rappelle que vous avez été entendu comme expert auprès de la commission chargée de rédiger en 2003 un livret destiné à faire vivre l'idée républicaine dans les écoles, à la demande de Luc Ferry, alors ministre de l'éducation nationale. Vous avez aussi été nommé membre, avant d'en démissionner par suite de désaccords avec son rapport, de la commission nationale du débat sur l'avenir de l'école.
À la lumière de votre expérience dans l'enseignement et de votre réflexion sur l'école, vous pourrez sans doute nous éclairer sur les difficultés qui existent en matière de transmission des valeurs de la République.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Alain Finkielkraut prête serment.
Je vous remercie. Selon l'usage habituel, je vous propose de nous faire part de vos observations durant une dizaine de minutes, après quoi notre rapporteur, Jacques Grosperrin, et les membres de la commission qui le souhaitent pourront vous poser leurs questions. Vous avez la parole.
M. Alain Finkielkraut, de l'Académie française . - Je commencerai mon propos en évoquant la fameuse conférence d'Ernest Renan prononcée en 1882 et intitulée « Qu'est-ce qu'une nation ? ». Renan y présente la communauté des intérêts comme un lien puissant entre les hommes mais qui se limite aux traités de commerce. Ainsi, cette communauté s'avère insuffisante à fonder une nation. À la suite de cette remarque, Renan donne alors sa célèbre définition : « une nation est une âme, un principe spirituel » ; « deux choses à vrai dire qui n'en font qu'une et constitue cette âme : l'une est dans le passé, l'autre est dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel au désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage indivis . » « L'homme , ajoute-t-il, ne s'improvise pas » .
La République a confié à l'école la tâche de transmettre cet héritage et, autant qu'il est possible, de le transmettre à tous ses enfants. Cette tâche aujourd'hui se complique. Elle est de plus en plus malaisée ; le contexte dans lequel se trouve l'école lui est défavorable.
Simone Weil disait que la formation de la faculté d'attention est le but véritable et presque l'unique intérêt des études. Or, l'attention est aujourd'hui mise à mal par la connexion. Plus les élèves sont connectés, moins ils sont attentifs. Tous les professeurs en font l'amère expérience. Et il ne semble pas que la numérisation de l'école améliorera cette situation ; elle risque au contraire de l'aggraver.
D'autre part, Internet, en mettant tout le savoir à portée de main, semble en rendre inutile l'acquisition. Une confusion s'instaure ainsi entre mise à disposition et acquisition. Deuxième difficulté liée cette fois aux nouvelles technologies qui façonnent de nouveaux individus, et donc un nouveau public scolaire.
Avec l'immigration de peuplement, d'autres héritages et d'autres généalogies entrent massivement à l'école. Que faire ? L'école hésite, d'autant plus qu'à la différence de Renan, elle a partiellement honte de son héritage. Le XX e siècle nous sépare de la Conférence de 1882 et représente une sorte de trou béant. Le XX e siècle est en effet celui du nationalisme débridé, du totalitarisme et de la violence coloniale. Dès lors, un mot est devenu tabou : c'est le terme d'assimilation.
Je suis, moi-même, un produit de cette époque où l'assimilation régnait, pour ne pas dire sévissait. Je suis issu d'une famille fraichement naturalisée ; nous avons même bénéficié d'une naturalisation collective alors que j'étais âgé d'un an. Et j'ai connu l'assimilation, mais il ne m'a jamais été demandé de me fondre dans la masse et de sacrifier mon identité juive pour être français. Il m'a été possible d'assimiler une part de la culture française. Ce n'était pas, selon moi, une violence, mais un don.
Qu'en est-il aujourd'hui ? J'ai avec moi un rapport au Premier ministre qui n'a certes pas été suivi d'effet, mais qui traduit un état d'esprit répandu dans l'éducation nationale. Il a été rédigé par M. Thierry Tuot, conseiller d'État, et porte sur la refondation des politiques d'intégration. Il s'intitulait : « Une grande nation pour une société inclusive ». Ce rapport part du principe que l'assimilation représente une perpétuation de la violence coloniale et doit être, à ce titre, écartée. Mais il remet également en cause l'idée d'intégration qui l'avait remplacée et qui, je le cite, « mène des populations mal définies sur un parcours incertain pour rejoindre on ne sait quoi. »
Ce rapport s'en prend aussi au passé révolu d'une France chevrotante et confite dans des traditions imaginaires. Ce passé révolu, dont l'école a précisément la charge ! Tout se passe comme si, avec l'assimilation et l'intégration, la colonisation continuait.
C'est également ce qui ressort de ce qu'on a fallacieusement désigné comme l'esprit du onze janvier, à la suite des tueries de Charlie Hebdo et de l'hyper casher de Vincennes. À peine la République se mettait-elle debout qu'elle a été traînée sur le banc des accusés pour répondre de crimes d'apartheid, de ségrégation et de stigmatisation. Comme si la République était, au bout du compte, coupable des malheurs qui la frappent. Et, ces dernières semaines, on entend un plaidoyer virulent en faveur d'une « laïcité ouverte ». Les éditions Gallimard viennent d'ailleurs de publier un ouvrage à mes yeux symptomatiques, dont certaines feuilles se sont retrouvées dans Le Point . Il s'agit de La possibilité du cosmopolitisme , de Constantin Languille. Il y est dit que la République est beaucoup trop rigide et que la pacification des tensions exige une détente des exigences républicaines assimilatrices et uniformisantes.
Se pose ainsi à la fois le problème lié aux nouvelles technologies, la connexion qui se substitue de plus en plus à l'attention et qui rend extraordinairement malaisée la transmission, et l'émergence d'un nouveau public scolaire, que la République hésite à intégrer, c'est-à-dire à faire entrer dans un monde, dans une civilisation particulière, pour les raisons que je viens d'évoquer.
En conclusion, il me semble ainsi que par-delà les poses martiales, sur le fait qu'on ne cèdera jamais à la terreur, la République se renonce au moment même où elle est défiée, de façon parfois meurtrière. Pardonnez-moi si ma conclusion vous paraît abrupte, mais il me semble que nous courrons à la catastrophe.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Merci monsieur. Je passe la parole tout d'abord à mon collègue rapporteur, puis à mes autres collègues.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Merci monsieur l'académicien. Mes collègues et moi-même apprécions votre manière de dire les choses de manière qu'on pourra qualifier de pessimiste mais que, pour ma part, je crois assez réaliste. Notre société actuelle est souvent dans le déni et oblige à recourir aux euphémismes en permanence. J'aurai trois questions. D'une part, l'enseignement des valeurs républicaines ne se heurte-t-il pas au flou qui entoure leur définition et à la remise en cause de l'idée nationale ? D'autre part, la perte d'autorité des enseignants et le défaut de discipline peuvent-ils expliquer la perte de repères républicains ? Enfin, n'attend-on pas trop de l'école ? Peut-elle tout faire dans le domaine de l'éducation, au point de se substituer elle-même aux parents ?
M. Alain Finkielkraut . - Je vais tâcher de répondre à vos questions de manière précise. Je m'arrêterai cependant sur le terme de « valeurs républicaines ». Si j'ai évoqué Renan, c'est précisément en raison de l'importance qu'il accorde à la notion d'héritage, « de gloires et de regrets » comme il le dit. Cet héritage ne commence pas avec la République. J'ai toujours été fasciné par cette phrase de Péguy : « la République une et indivisible : notre Royaume de France . » La littérature française n'est pas apparue miraculeusement avec la Révolution française, ni en 1848 ou avec l'instauration définitive de la République après la guerre de 1870. J'ai bénéficié moi-même d'une éducation délibérément nationale et je me souviens avoir étudié, chaque année, d'où que nous venions, même si les classes étaient moins bigarrées qu'aujourd'hui, des pièces de Racine, de Corneille et de Molière. Outre le flou qui entoure les valeurs républicaines, je vois aussi une réduction à la République de ce qu'il s'agit d'enseigner. Et je trouve que le mot de valeur s'avère dangereux, car enseigner les valeurs, c'est se condamner à sermonner. Je ne suis pas sûr qu'un enseignement efficace passe par le sermon. En outre, ces valeurs rendent possibles des interprétations extraordinairement diverses, voire opposées. En effet, si certains remettent aujourd'hui en cause ce principe républicain par excellence qu'est la laïcité, ce n'est pas au nom de la religion. On ne plaide plus pour un retour à l'hétéronomie. Les adversaires de la laïcité se réclament eux-mêmes de la laïcité ouverte et s'appuient sur la Déclaration des droits de l'homme. La liberté de conscience leur paraît être ainsi au fondement de la modernité laïque et ils sont eux-mêmes parties prenantes du mouvement de sécularisation de nos sociétés. On invoquera ainsi de plus en plus la liberté de conscience et une certaine idée de la laïcité pour remettre en cause l'interdiction du port de signes religieux ostensibles à l'école, et tout particulièrement du voile islamique. Cet argument a également été brandi lors de la discussion du port du voile à l'université et à toutes ses conséquences, ainsi que pour contester l'interdiction du port du voile intégral et de la burqa.
Pourquoi la France tient-elle jusqu'à présent à maintenir ces interdictions ? Ce n'est pas seulement au nom de ses valeurs, mais aussi au nom de sa civilisation et de ses moeurs. Et je pressens le sacrifice, à notre idée du droit, de nos moeurs, qui vont au-delà de nos coutumes mais qui incluent aussi les valeurs auxquelles nous sommes attachés. Je crois précisément qu'il faut que l'école soit l'un des lieux d'apprentissage, par-delà les valeurs républicaines, de la civilisation française. La difficulté provient également de la remise en cause de l'idée nationale. La nation ayant succombé à plusieurs reprises au nationalisme, les esprits étant à la construction européenne, il est de plus en plus difficile de parler, d'assumer même, l'existence d'une civilisation française. C'est pourtant ce qui doit être réaffirmé.
La perte d'autorité des enseignants et le défaut de discipline peuvent-ils expliquer la perte des repères républicains ? Il faut sans doute en revenir à Tocqueville qui a montré que la démocratie moderne n'était pas seulement un régime - le régime du gouvernement par le peuple et pour le peuple - mais également un processus, un mouvement historique fascinant et, disait-il, inquiétant. Cette inquiétude n'exprimait pas une forme de nostalgie pour l'Ancien Régime, mais résultait plutôt du constat d'égalisation des conditions à laquelle le processus démocratique donnait lieu. Selon lui, il faut pouvoir modérer la démocratie, sinon c'est la civilisation elle-même qui est mise en péril. En effet, si tout devient démocratique dans la démocratie, il n'y a plus de verticalité. Le recul de l'autorité dans nos sociétés, et à l'école notamment, provient de l'hubris totalitaire dans laquelle notre société est prise. Les discours de nos politiques en témoignent : certes, l'inégalité économique demeure, voire se creuse, mais on entend toujours parler de la résorption des inégalités plutôt que de la nécessité de respecter l'autorité, c'est-à-dire une forme nécessaire d'inégalité.
Tout est ainsi mis sur le même plan et il n'y a plus de hiérarchie entre les pratiques culturelles et la dissymétrie qui est au fondement même des institutions, parmi lesquelles l'école. L'absence aujourd'hui d'estrade est symbolique de cette mutation. Et je souviens, lorsque j'étais jeune enseignant en lycée technologique qui ne connaissait aucun problème disciplinaire, de prendre le temps de redistribuer les tables de la salle de classe de manière plus conviviale afin d'y faire oeuvre d'innovation pédagogique. On n'en est plus là aujourd'hui. Ce recul de l'autorité est l'un des symptômes de ce mouvement démocratique d'égalisation auquel il faut imposer des limites, mais une telle démarche s'avère malaisée puisque tout le discours politique est organisé autour de la dénonciation des inégalités.
M. Gérard Longuet . - Je souhaitais tout d'abord saluer le courage de M. Finkielkraut. Je suis en plein accord avec votre constat quant aux problèmes posés par la connexion qui vont bien au-delà de l'école d'ailleurs. Par ailleurs, la diversité des héritages, pour reprendre la thèse de Renan, nous pose un vrai problème, qui n'est pas insurmontable mais qui ne doit, en aucun cas, être nié. J'aurais une question sur l'attitude consumériste des parents vis-à-vis de l'école, qui offrait jadis une garantie de promotion sociale et économique. Aujourd'hui les parents nourrissent un doute réel sur la fonction de l'école, au moment même où la société incite chacun à se comporter en consommateur exigeant vis-à-vis de son prestataire mais jamais envers lui-même. Dans le cadre de mes fonctions de président de région, j'ai été amené à rencontrer un grand nombre d'enseignants qui m'ont fait part de tels agissements. Je n'hésiterai pas à comparer les attentes des parents, voire des élèves eux-mêmes, à celles que l'on peut avoir lorsqu'on se rend chez le garagiste pour faire réparer sa voiture : on attend de l'école une certitude de résultat, qui affaiblit le magister moral de l'école, à l'exception naturellement des grandes écoles et des classes préparatoires. L'école de la réussite ne concerne malheureusement qu'une minorité d'élèves et leur grande majorité est confrontée à un système qui leur paraît totalement dépourvu d'utilité sociale.
M. Alain Finkielkraut . - Je partage votre avis. Les élèves sont de moins en moins des élèves et se présentent aujourd'hui sous une double identité qui consiste à être simultanément les produits et les clients de l'école. Cette dérive est extrêmement grave. Mais je ne suis pas en revanche certain que l'école se présentait autrefois comme une garantie de promotion sociale. Elle avait, aux yeux des parents du moins, une autre fonction qui faisait tout son prestige. Je me souviens d'une discussion avec l'un de mes élèves major de l'X, M. Vincent Le Biez, issu d'une famille d'agriculteurs modestes du Cotentin pour lesquels l'accès à une grande école comme Polytechnique ne constituait pas, en soi, une voie de promotion sociale. Seul leur importait que les résultats scolaires de leur fils soient bons. Mes propres parents nourrissaient d'ailleurs la même attente. L'école, et plus précisément l'enseignement secondaire, est ainsi le lieu de transmission du savoir, d'acquisition d'une culture générale et l'école était valorisée pour cela par les parents. Le mathématicien, titulaire de la médaille Fields, Laurent Lafforgue, qui s'était engagé, il y a des années, dans une véritable croisade pour les humanités, a écrit, pour la revue Conférence , un magnifique article sur la confusion des ordres. Il y fait référence aux trois ordres pascaliens : l'ordre de la chair, l'ordre de l'esprit ainsi que celui de la charité. Il constate que l'idée même de grandeur de l'esprit semble disparaître par sollicitude, au nom de l'égalité et de la charité. On voudrait la réussite pour tous, et c'est la raison pour laquelle j'ai démissionné de la commission Thélot car je ne comprenais rien à ce slogan qui me paraissait soviétique dans son approche. Mais on ne sait plus penser l'autonomie des grandeurs de l'esprit, ce qui explique sans doute le discrédit du corps enseignant. Quand on gagne 1 500 euros par mois, on ne peut faire partie de l'élite ! Or, les professeurs de lycée, au temps de la République des professeurs, n'étaient pas riches, mais ils étaient perçus comme une élite car d'autres critères étaient pris en compte.
Que cette finalité première de l'enseignement secondaire, qui était de cultiver les élèves, ait disparu de notre horizon mental avive mon inquiétude. D'où cette attente particulièrement brutale en la réussite dont l'école est responsable ! Les pauvres professeurs y sont traités comme des prestataires de service alors qu'auparavant les élèves franchissaient le seuil de l'école non sans une certaine anxiété, de même que leurs parents lorsqu'ils rencontraient les professeurs de leurs enfants ! Désormais, si le professeur sanctionne l'élève, il arrive très souvent que les parents s'en prennent à lui ! Les parents n'hésitent pas à reprocher aux enseignants de ne pas faire réussir leurs enfants, et le mot même de réussite tend à éclipser celui de culture, dont la disparition me paraît effectivement très inquiétante.
M. Jacques-Bernard Magner . - Je vous remercie de votre éclairage, monsieur l'académicien. Je ne comprends pas, du reste, pourquoi on vous fait prêter serment pour vous faire dire ce que vous venez de dire ! Une mission d'information aurait fort bien pu recueillir un témoignage tel que le vôtre. La fin de votre propos m'amène à rebondir : j'ai été enseignant jusqu'à l'année scolaire 2010-2011, avant de devenir sénateur. À l'instar d'autres domaines, l'école suscite aujourd'hui le mythe d'une sorte de « passé béni », durant lequel tout était mieux, y compris le service militaire que personnellement, je ne regrette pas, tout en appelant de mes voeux un lieu où le brassage des jeunes générations puisse s'effectuer. L'école est forcément immergée dans la société qui évolue ; elle n'est nullement un ilot et elle doit changer en phase avec la société. Aujourd'hui, les enseignants n'appartiennent pas à un monde à part. On peut en revanche regretter la manière dont ils ont été formés au cours de ces dix dernières années alors que la formation dispensée par les écoles normales d'instituteurs, dont j'ai été le bénéficiaire, ne présentait pas de telles faiblesses. Un des maux dont souffre notre école réside dans cette mauvaise formation de nos enseignants qui se retrouvent un peu démunis. À cet égard, la loi sur la refondation de l'école accorde une place importante à la formation des enseignants au sein des nouvelles écoles supérieures du professorat et de l'éducation dans lesquelles on essaie de redéfinir à la fois la formation des enseignants et le socle commun de connaissances, de compétences et de valeurs des différentes classes d'âge scolarisées au sein de notre système scolaire. Vos explications nous font comprendre que l'école est aujourd'hui soumise à un certain nombre de difficultés en provenance de l'extérieur. Cette commission d'enquête nous permettra de débattre comme nous l'avons déjà fait lors de l'examen de la loi sur la refondation de l'école, sur l'évolution de l'école, qui n'a pas vocation à être en marge de la société. Je ne pense pas souhaitable de faire le procès des parents d'élèves, dont certaines se rendent encore à l'école avec une forme d'anxiété, sans parler d'enfants qui se rendent à l'école avec aussi un peu de peur pour un certain nombre de raisons, la peur de l'échec notamment. La crainte du maître demeure, et on a tendance à généraliser des situations particulières impliquant des personnes qui ne craignent rien et qui se rendent en classe comme dans des lieux de consommation. De telles situations existent mais ne reflètent nullement la généralité.
M. Alain Finkielkraut . - Je suis très étonné de vos propos sur l'apparente ritournelle du « c'était mieux avant » Je constate que plus le présent se révèle invivable, plus on tente à ridiculiser, voire à criminaliser la nostalgie. Il y a deux ans, j'ai rencontré un professeur de lycée professionnel qui avait été passé à tabac par un élève et avait déclaré à la télévision que l'enseignement désormais s'apparentait à un sport de combat. Dans les années 1970, une fois l'agrégation obtenue, j'ai été nommé dans un lycée technique situé à Beauvais et n'ai jamais posé la question de la discipline ni que ce poste pouvait compromettre ma propre sécurité. Une sorte de ferveur pédagogique nous animait alors. Désormais, on veut professionnaliser le métier de professeur car la transmission des savoirs ne suffit pas à elle seule à faire un bon professeur. C'est une rupture avec plusieurs siècles d'éducation, car il faut désormais tenir sa classe ! Il faut ainsi des professeurs aguerris. Lorsque j'étais jeune enseignant, je n'ai jamais reçu de conseils pour des problèmes de sécurité ! Une rupture extrêmement violente s'est produite. D'ailleurs, aujourd'hui lorsqu'un brillant élève passe l'agrégation, c'est avec le souhait de ne pas enseigner dans le secondaire et de se trouver un poste dans le supérieur. Notre génération avait comme objectif d'obtenir un bon classement et d'enseigner près de Paris, mais jamais de quitter l'enseignement ! La crise des vocations vient de la nouvelle situation réservée aux professeurs et cette situation est en lien évident avec le nouveau public scolaire, donc avec l'immigration.
Si la nostalgie est criminalisée aujourd'hui, c'est parce qu'elle véhiculerait le regret d'une certaine forme d'homogénéité culturelle et ethnique. Ce faisant, on est suspect de racisme ! Souvenez-vous des attaques qui ont été lancées contre certains films comme « Les enfants du marais », ou « Amélie Poulain », voire « Les Choristes », au nom de la diversité ou de la France multi-ethnique. Critiquer le présent de la diversité, c'est se montrer coupable.
Les professeurs se trouvent dans une situation qu'ils n'ont jamais connue. Je ne veux absolument pas idéaliser la période où j'ai été élève et enseignant. J'y ai connu en effet de longues périodes d'ennui, des professeurs beaucoup trop autoritaires ou d'un niveau ne correspondant pas à leurs fonctions. Mais la situation d'aujourd'hui n'existait pas et la difficulté de le dire renvoie à une question qu'on a beaucoup de mal à regarder en face et qui est celle de l'immigration de peuplement.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Je vais juste rebondir sur ce que vous venez de dire sur la pédagogie. Il est vrai que les jeunes professeurs agrégés n'ont pas toujours les mêmes classes aujourd'hui dans les collèges ou les lycées que celles qui furent les vôtres. Je déplore tout comme vous que les étudiants qui passent aujourd'hui l'agrégation aspirent à d'autres fonctions que celle d'enseigner !
M. Michel Savin . - Merci pour les propos que vous tenez et qui dressent un tableau assez pessimiste mais très proche de la réalité vécue au quotidien. Ma question est en lien avec les événements survenus en janvier dernier. Nous vous avons entendu déplorer la faiblesse de la réponse gouvernementale dans le domaine de l'éducation qui se limitait à la simple réaffirmation de valeurs. Vous appelez, quant à vous, au retour de la rigueur à l'école. Quelle forme ce retour de la rigueur pourrait-il prendre aussi bien dans les classes que dans les programmes scolaires ?
M. Alain Finkielkraut . - J'ai été confronté, lors d'une émission de télévision, à l'actuelle ministre de l'éducation nationale, Mme Najat Vallaud-Belkacem, et j'ai déclaré que la rigueur comptait à mes yeux davantage que les valeurs. Une professeure d'histoire, qui a participé à la rédaction du livre paru en 2002 et intitulé Les territoires perdus de la République , est allée dans mon sens en déclarant notamment que l'apprentissage de la langue importait avant tout. La rigueur, c'est d'abord d'apprendre la langue française. D'ailleurs, n'importe quel micro-trottoir suffit à convaincre que la syntaxe est oubliée à tout âge. Les règles syntaxiques ne font plus loi et c'est à cela qu'il importe de revenir afin que notre langue retrouve sa forme dès l'école primaire.
Par ailleurs, les professeurs doivent retrouver l'autorité qui leur manque aujourd'hui, par exemple le droit de faire redoubler les élèves. Toute une série d'études paraît pour indiquer que le redoublement s'avère catastrophique, fournissant bien souvent l'argumentaire des parents pour faire appel de la décision de redoublement de leurs enfants. Les professeurs sont alors complètement démunis et l'existence de niveaux différents dans les classes implique l'alignement sur celui le plus faible, puisqu'on ne souhaite pas laisser les élèves en difficulté au bord du chemin. Toujours ce syndrome égalitaire à l'aune duquel on regarde la réalité à travers les yeux du plus faible ! On dénonce la stratégie des parents qui préfèrent changer leurs enfants d'établissement afin de les scolariser dans des écoles plus exigeantes en termes de niveau. Si les choses continuent au même rythme et si on ne revient pas sur ce processus, de plus en plus de parents nostalgiques de la République mettront leurs enfants dans les écoles privées. C'est tout de même un paradoxe insoutenable ! Comme si la République, au nom des meilleures intentions, avait doucement quitté l'école républicaine. Il faut ainsi faire revenir la République, c'est-à-dire l'élitisme républicain, dans l'école républicaine. Il faut également réinstaurer la notation qu'on a brocardée comme subjective, puisqu'émanant des professeurs, et surtout comparative, c'est-à-dire insufflant une émulation, facteur de compétition, et établissant ce critère de distinction qu'il s'agit d'évincer à tout prix ! Une telle compétition, qui est pourtant au coeur de l'élitisme républicain, est assimilée à une forme de libéralisme qu'il s'agit de combattre.
On ne fera pas revenir la République à l'école en faisant un sermon sur les valeurs, mais en plaçant au coeur de l'enseignement l'histoire, le français et la géographie, et au fondement de tout, un apprentissage exigeant de la langue.
Mme Gisèle Jourda . - Je reviens sur vos propos liminaires sur la laïcité à laquelle doivent être formés les enseignants du primaire. Je suis membre d'un collectif laïc et, dans les réunions que nous tenons, la laïcité est une question qui dépasse l'enseignement et concerne l'évolution de notre société et notre vécu d'aujourd'hui. Toutefois, la laïcité n'a pas la même signification pour les jeunes enseignants et ceux, plus âgés et issus des écoles normales comme notre collègue Magner. La laïcité, pour moi, est ce qui n'est pas religieux et je pense que nous avons quelque peu oublié cette définition fondamentale pour d'autres qui me font parfois frémir. Pourriez-vous nous livrer ce que cette notion de « laïcité ouverte » vous évoque ?
M. Jacques Legendre . - Monsieur l'académicien, vous nous avez fait replonger dans les temps enfouis de la nostalgie, l'époque des années 60 durant lesquelles j'étais un jeune professeur certifié, puis agrégé, dans des lycées pas toujours très faciles. Mais il y avait une différence : l'école est victime de cette mission incontestable qu'elle s'est donnée et qui est la démocratisation. À cette époque, tout le monde n'allait pas au lycée et j'ai encore connu l'examen d'entrée en sixième. Les enfants issus de famille modestes étaient conscients de la chance qu'ils avaient d'étudier dans les établissements où leurs parents n'avaient pas pu être scolarisés et ceux-ci le leur rappelaient en insistant sur la discipline. Désormais, dans la mesure où tout le monde, lorsqu'il entre à l'école, a vocation à aller jusqu'au baccalauréat et au-delà, les exigences ont évolué. À cet égard, le redoublement est souvent considéré par les parents comme de la faute de l'enseignant, et non de leur enfant. Cette évolution reflète le changement de mission de l'école qui est d'aider l'ensemble d'une classe d'âge à aller le plus loin possible.
En outre, être professeur certifié ou agrégé assurait d'obtenir une place dans la société parce que le diplôme était rare. Maintenant, ces postes sont moins rares, les traitements n'ont pas suivi, le statut social de professeur de lycée dans une ville moyenne s'est banalisé en l'espace de trente ou quarante ans, du fait de l'augmentation du niveau des études des parents. La société, de ce point de vue, s'est ainsi homogénéisée. Je ne suis pas persuadé que nous pourrons modifier ce genre de choses.
Un point que je souhaiterais nuancer : vous avez évoqué les enfants issus de l'immigration qui peuvent se sentir hétérogènes dans les classes et poser les problèmes. Mais on trouve des situations difficiles également dans des lycées situés dans des villes moyennes qui ne connaissent pas une forte présence d'élèves issus de l'immigration. Peut-être faut-il élargir la problématique et ne pas la limiter à l'immigration.
La société a toujours évolué en même temps que l'école et a eu tendance à établir des systèmes dérivés, y compris dans le service public, pour que les enfants des familles les plus favorisées puissent échapper à l'évolution. La presse publie ainsi, ce qui m'a toujours choqué du reste, un classement des établissements scolaires, parfaitement contraire à l'éthique selon laquelle il faut favoriser le plus grand nombre. Un point demeure, à mon sens, symptomatique et j'y ai consacré plusieurs rapports : il s'agit des classes préparatoires aux grandes écoles dont le recrutement demeure extrêmement sélectif et mal réparti sur l'ensemble du territoire. La cartographie des classes préparatoires reflète une certaine sociologie dont on parle peu. Lorsqu'on souhaite faire avancer les choses dans ce domaine, on se heurte à un silence assourdissant et ce, quel que soit le gouvernement !
M. Alain Finkielkraut. - Une laïcité qui se prétend ouverte et qui postule que la laïcité républicaine, dénoncée comme trop rigide et fermée, connaisse une sorte de relaxation, se couche en fait devant les problèmes que notre société connaît. Cette laïcité ouverte peut se prévaloir des exemples étrangers, mais si tous les États occidentaux sont devenus séculiers, ils ne le sont pas tous de la même manière. En France, c'est paradoxalement l'un de nos plus grands penseurs chrétiens, Pascal, qui a fourni la définition la plus recevable de la laïcité dans la distinction des ordres que, du reste, Léon Brunschvicg a commentée, en soulignant l'indépendance de la sphère spirituelle, que l'école défend. L'instituteur, disait Péguy, n'est pas le représentant de l'État ou de la société, mais celui des poètes et des artistes, il est le représentant de la culture. Or, aujourd'hui, cette représentation est remise en cause et l'une des raisons pour lesquelles on refuse les signes religieux ostensibles, c'est que, derrière ces signes, se manifeste une autre conception qui serait supérieure à la culture. C'est d'ailleurs tout le sens du rapport sur les signes et manifestations d'appartenance religieuse à l'école présenté par Jean-Pierre Obin en 2004 et enterré depuis lors. Ce rapport s'était emparé de la thématique des signes religieux dans les établissements dits sensibles. Certes, des problèmes se posent ailleurs, mais ces établissements plus difficiles que les autres existent, le nier serait une forme d'aveuglement.
Or, tout est fait en France pour favoriser un tel état d'esprit. Le rapport Obin soulignait bien qu'outre la question du voile, celle de la contestation des cours se posait, non seulement dans l'enseignement secondaire, mais aussi supérieur. Lorsqu'à l'université la question du voile se pose, l'enseignement des professeurs y est aussi contesté ! La culture et l'indépendance de l'ordre spirituel doivent être défendues en édictant des règles et une certaine intransigeance. Je défends ainsi l'intransigeance contre une prétendue ouverture qui équivaut à de la soumission.
D'autre part, la démocratisation a été une ambition inscrite à l'horizon de la République et que le poète russe Ossip Mandelstam désignait comme « la splendide promesse faite au Quatrième État ». C'est une promesse très légitime, mais on a voulu accélérer les choses et cette accélération est devenue massification de l'enseignement. Le résultat de cette démocratisation est qu'il y a moins d'élèves issus des milieux populaires dans les classes préparatoires et à l'École polytechnique. Lisez Le premier homme de Camus et regardez M. Germain qui n'aurait pas sa place dans l'enseignement d'aujourd'hui ! Les inspecteurs le suspendraient pour sa sévérité et Albert Camus n'aurait pas pu devenir cet écrivain que nous connaissons tous ! Pourquoi ? Pensons à la répercussion qu'a eue le livre Les héritiers de Pierre Bourdieu ! Celui-ci dénonçait l'acquisition d'un capital culturel au sein de la bourgeoisie avant toute scolarisation et que l'école conforte, en distinguant les élèves qui en sont bénéficiaires sous couvert de l'égalité des chances. Dénoncer cette forme de connivence de la culture a conduit à remettre en cause la notion même d'héritage. Du reste, la suppression de l'épreuve de culture générale dans un certain nombre de concours administratifs participe de cette remise en cause, encouragée par le Comité représentatif des associations noires de France ! Parce que, dit-on, la culture générale avantage ceux qui ont les codes !
L'inhéritage revient au programme, sous prétexte que faire fi du capital culturel des élèves permet de réaliser, de façon plus efficace, l'égalité. Dès lors, les enfants issus des milieux défavorisés ont de moins en moins de chances de s'élever et ceux issus de la bourgeoisie quittent l'école de la République pour fréquenter des établissements où une telle idéologie ne sévit pas.
Étant donné le désastre scolaire d'aujourd'hui, il me paraît normal que les magazines publient les palmarès des lycées car tous les parents se posent désormais la question ! Autrefois, les parents ne réfléchissaient pas sur l'établissement où scolariser leurs enfants, la confiance dans l'école publique régnait. J'ai grandi dans le dixième arrondissement de Paris et j'ai été scolarisé à deux pas de mon domicile ! J'ai moi-même déménagé à Bourg-la-Reine pour mettre mon propre fils au lycée Lakanal et j'ai dû faire jouer mes relations pour qu'il y soit scolarisé dès l'entrée au collège ! Soit dit en passant, mon choix du lycée Lakanal a été désastreux, car ce n'était déjà plus un grand lycée ! J'aurais dû le mettre plutôt au collège à Paris, et je ne l'ai pas fait ! Que les parents aient conscience de la situation me paraît la moindre des choses et leur souci d'assurer à leurs enfants une éducation digne de ce nom va de soi ! Il s'agit ainsi de les mettre à l'abri d'une idéologie égalitaire qui, au bout du compte, entretient les pires des inégalités.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Merci, monsieur l'académicien.
M. Jérôme
Léonnet, directeur central adjoint de la sécurité
publique,
chef du service central du renseignement territorial
à
la direction centrale de la sécurité publique du ministère
de l'intérieur
( 19 février 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Nous allons maintenant entendre M. Jérôme Léonnet, directeur central adjoint de la sécurité publique et chef du service central du renseignement territorial à la direction centrale de la sécurité publique du ministère de l'intérieur.
Votre carrière au sein de la police nationale s'est déroulée en grande partie dans le renseignement, que ce soit à la direction de la surveillance du territoire, aux renseignements généraux puis au service central du renseignement territorial.
C'est à votre service qu'il revient de collecter du renseignement sur « tous les faits de société visant à remettre en cause les valeurs républicaines tels que les dérives sectaires, les phénomènes de repli communautaire et identitaire ainsi que la contestation politique violente ».
C'est pourquoi la commission d'enquête a souhaité vous entendre afin d'établir la réalité et la gravité des faits qui ont conduit à sa création. On rapporte en effet que le nombre d'incidents liés à la minute de silence organisée le 8 janvier 2015 dans les établissements scolaires serait supérieur aux deux cents communiqués par le ministère de l'éducation nationale.
Enfin, dans le contexte actuel, nous souhaitons avoir votre avis sur le rôle de l'école ainsi que la coopération avec les services de l'éducation nationale en matière de lutte contre le terrorisme islamiste.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jérôme Léonnet prête serment.
M. Jérôme Léonnet - Chacun pourra comprendre qu'il y a des sujets sur lesquels il est préférable de ne pas trop communiquer, même si le rattachement du service central du renseignement territorial (SRT) depuis 2008 à la direction centrale de la sécurité publique du ministère de l'intérieur marque nécessairement une ouverture, par rapport au caractère secret des services de renseignement que j'ai bien connus dans d'autres périodes de ma carrière.
Vous avez mentionné la question de la « minute de silence ». La lutte contre la radicalisation ne faisait pas initialement partie du domaine de compétence du Service central du renseignement territorial, nouveau nom donné en 2013 au Service chargé des informations générales créé en 2008. La question de l'islam radical était - et est toujours - du ressort de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), notamment lorsque ce phénomène est précurseur de terrorisme ou de djihadisme. Cependant, depuis la fin de l'année 2013 et surtout en 2014, le SRT a observé une forte recrudescence des signalements de radicalisation, à travers notamment de la « Plateforme d'assistance aux familles et de prévention de la radicalisation », mise en place par l'UCLAT (unité de coordination de la lutte antiterroriste) du ministère de l'intérieur. De même, sa présence au sein des commissariats et gendarmeries lui permet d'avoir une connaissance directe des témoignages relatifs aux comportements d'individus en voie de radicalisation.
En outre, le renseignement territorial travaille depuis déjà longtemps sur deux thématiques :
- les dérives urbaines et la lutte contre l'économie souterraine qui, depuis des années, occupent nos services que ce soit en matière de renseignement ou de sécurité publique, et nous ont permis, avant 2008, d'identifier des profils radicaux dans les quartiers. Mohammed Merah était ainsi une « petite frappe de banlieue » avant de devenir un terroriste ;
- l'islam de France et les tentatives de déstabilisation notamment des lieux de culte. Les médias ont fait état d'une note du renseignement territorial dans laquelle était évoqué le nombre de 90 mosquées déstabilisées au point d'être radicalisées.
À partir de 2014, le phénomène prend une autre ampleur, notamment en ce qui concerne le signalement. Les chiffres, à vérifier ou réels, donnent tout de même le sentiment que, depuis la fin de 2010, les phénomènes de radicalisation sont en nette augmentation, sans doute en lien avec la guerre en Syrie et les printemps arabes.
Le SRT bénéficie traditionnellement de remontées d'informations sur ce qui se passe dans les collègues et les lycées, qui constituent, comme d'autres administrations, un vivier d'observation. Le milieu de la sécurité publique nous a aidés à obtenir les témoignages des proviseurs, professeurs et parents d'élève. Notre métier du renseignement territorial est de recueillir toutes les informations et de les synthétiser. Depuis plusieurs années, avant même qu'apparaisse le phénomène de radicalisation, les services en charge du renseignement territorial n'avaient pas manqué d'observer les difficultés vécues au quotidien, dans les classes, par des enseignants confrontés aux incivilités liées aux dérives urbaines, aux « fortes têtes », à des attitudes récurrentes de contradiction apportée aux messages de l'éducation nationale. Un film récent « Les héritiers » décrit très bien la difficulté des professeurs à canaliser ces comportements.
Concernant les chiffres de l'année 2014, je m'empresse de dire que, heureusement ou malheureusement, le renseignement territorial n'a pas vocation à quantifier ce que vous pouvez considérer comme des incidents, mais que nous essayons d'analyser et de synthétiser des remontées au fil de l'eau. Nous avons ainsi remarqué que les enseignants étaient confrontés, dans le cadre des contradictions dont ils sont l'objet régulièrement de la part de certains de leurs élèves, à un aspect nouveau, religieux, notamment en lien avec les questions du port du voile ou de la laïcité.
La séquence dramatique du 7 janvier, et les cérémonies de recueillement consécutives, n'ont donc pas donné lieu à quantification. Cependant, les éléments d'observation remontés par nos services - le renseignement territorial étant représenté dans tous les départements, même si les effectifs se limitent parfois à 5 ou 6 personnes - et nos camarades de la sécurité publique et de la gendarmerie ont permis de confirmer les difficultés évoquées.
Le chiffre de 200 incidents avancé par l'éducation nationale ne me surprend pas. J'ai le sentiment que, dans une grande majorité des cas, la situation a été très difficile à gérer pour les enseignants, qui se sont trouvés confrontés à des contradictions construites, signe que les élèves avaient probablement, dans leur milieu familial ou entre eux, élaboré de véritables argumentaires. Ceci n'est pas étonnant vu l'ampleur du message médiatique. Dans des cas minoritaires, mais qu'il faut souligner, d'autres professeurs ont su parfaitement répondre à ces contestations. Il est donc aujourd'hui plus que jamais indispensable de donner aux proviseurs, et surtout aux enseignants, des éléments de langage. Si ce n'est pas de la compétence du renseignement territorial, je tiens à souligner la qualité du travail effectué en ce sens par le comité interministériel de prévention de la délinquance (CIPD) pour contrer le message radical. Nous souhaitons, en lien avec nos camarades de la sécurité publique qui luttent déjà contre les stupéfiants et les dérives sectaires, contribuer à l'élaboration de discours de prévention dans le domaine de la radicalisation.
M. Jacques Grosperrin , rapporteur. - Vous confirmez les chiffres du ministère de l'éducation nationale qui a recensé près de deux cents incidents, mais je reste dubitatif : il est difficile de croire qu'il n'y aurait eu en moyenne que deux incidents par département... Des départements ont-ils été épargnés par ce type d'incidents ? Cette commission d'enquête doit permettre de connaitre la vérité sur le nombre d'incidents signalés, afin d'avoir une photographie exacte de la situation. Il est également important de savoir quelles ont été les suites données à ces incidents, notamment judiciaires. Enfin, comment qualifieriez-vous la coopération avec les services de l'éducation nationale ?
M. Jean Léonnet. - Le renseignement territorial n'a, à aucun moment, quantifié les remontées qu'il y a pu avoir sur les incidents, ne serait-ce que parce qu'ils ne provenaient pas uniquement du ministère de l'éducation nationale. Le phénomène de radication touche également la défense, la police... De plus, une vingtaine de services départementaux ne sont pas en mesure, du fait leur faible effectif, de produire des recensements exhaustifs d'incidents. Je vous le répète : le chiffre avancé de deux cents ne me surprend pas, mais je ne peux pas être plus précis.
S'agissant des suites données, je n'ai pas d'informations, n'exerçant pas les fonctions d'officier de police judiciaire et n'ayant pas accès aux procédures judiciaires.
Pour ce qui est de la coopération avec l'éducation nationale - les proviseurs et parfois les enseignants -, elle me paraît bonne. Le SRT bénéficie des bonnes relations et des contacts antérieurement noués par la direction de la sécurité publique avec l'éducation nationale.
Mais encore une fois, n'attendez pas de moi une quantification car je n'ai pas d'autres chiffres à vous fournir !
M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Certes, mais cette absence de chiffres peut développer un certain fantasme, d'où ma question.
M. Jean Léonnet. - À chaque fois qu'un service de police et a fortiori un service de renseignement s'intéresse de trop près à l'éducation nationale, vous savez ce qui passe... Le sujet est sensible et le ministère de l'intérieur prend en compte cette sensibilité.
M. Michel Savin . - Vous avez souligné les difficultés rencontrées par les enseignants, y compris en école élémentaire, lors de la minute de silence. Pensez-vous que les enseignants sont armés et formés pour réagir à ce type de comportement ? Est-ce leur rôle ou celui d'autres formateurs issus notamment de la gendarmerie ou de la police ?
Mme Gisèle Jourda. - Vous avez signalé que quatre-vingt-dix mosquées seraient considérées comme radicalisées et déstabilisées. Qu'en est-il des aumôneries installées dans les établissements scolaires ? Ces argumentaires élaborés dont vous avez fait état peuvent provenir des familles, mais aussi de représentants du culte présents dans les établissements scolaires.
M. Jean Léonnet. - Le sentiment que je vous donne est personnel. J'ai suivi ma scolarité dans l'enseignement public ; je crois que les enseignants ne sont pas outillés pour répondre à tout, mais qu'ils ont un vrai rôle à jouer vis-à-vis de ce type de contradictions. Les services de police ou de renseignement ne peuvent être le rempart sur des questions aussi fondamentales. Il n'y a d'ailleurs pas d'appel au secours de l'éducation nationale en direction du renseignement territorial.
Des éléments de langage, qui relèvent de l'éducation civique, ont déjà été établis, comme je l'ai déjà indiqué, notamment par le CIPD. Même si la contradiction est structurée, elle ne résiste pas à l'explication de texte. Le discours radical n'est pas d'une grande intelligence ; il est aussi abruti que le discours sectaire. S'il profite des vulnérabilités et des fragilités de certains individus, il n'est pas compliqué de le démonter ! Certains enseignants y parviennent remarquablement bien. D'autres ressorts existent certes, comme la volonté de participer à des combats. Cependant, le démontage du discours religieux et la remise en perspective de la laïcité doit incomber aux enseignants. Il est essentiel de « récupérer » la génération des jeunes postérieure à 1995. Chacun doit rester à sa place. Nous n'intervenons que dans des situations dégradées, comme en matière de terrorisme ou djihadisme.
S'agissant des aumôneries, je ne dispose pas de remontées sur des déstabilisations religieuses, ce qui ne signifie pas qu'il ne se passe rien. Le renseignement territorial est confronté à un spectre large d'événements, qu'il s'agisse de troubles à l'ordre public, comme ceux en lien avec le barrage de Sivens, ou de matchs de football. Nos effectifs sont dans certains départements réduits. Cependant, nous disposons d'outils de surveillance afin de cibler les déstabilisateurs du « noyau dur ». Nous aurions remarqué des tentatives coordonnées de déstabilisation dans les collèges et lycées. À ce stade, ce n'est pas le cas.
M. Jacques-Bernard Magner . - Votre intervention replace les choses à leur juste niveau. Vous ne pouvez pas quantifier les incidents. Si j'ai bien compris, la création de cette commission d'enquête était motivée par la volonté de prouver qu'il y a eu plus d'incidents qu'annoncé, raison pour laquelle ce format a été préféré à celui de la mission d'information. Il y a là volonté de mettre en accusation ou, du moins, en cause une personne ou une institution. Derrière tout cela il y a la poursuite de la théorie du complot, un fantasme selon lequel on chercherait à déstabiliser l'école, l'État, la République et la nation. Certes, les tireurs fous et les profanateurs de tombes méritent d'être enfermés, mais ils ont toujours existé, même s'ils sont peut-être plus nombreux et excités par l'actualité.
Vous avez bien retracé les relations entre la police, la justice et l'école. Pendant de longues années, ces institutions se sont ignorées. Prédominait même, j'ai pu le constater comme enseignant, une méfiance. Désormais, même en zone prioritaire, des contacts se sont renoués. La police de proximité, là où elle subsiste, permet de désamorcer les problèmes avec les jeunes.
À la suite des événements de janvier, des dispositifs spécifiques et innovants de détection des « loups solitaires » ont-ils été mis en place ?
M. Jean Léonnet. - Votre question porte davantage sur le renseignement territorial en matière de lutte contre les radicalisations que sur l'éducation nationale. Le Premier ministre et le ministre de l'intérieur ont annoncé le renforcement capacitaire du renseignement territorial, par l'affectation de 500 policiers et gendarmes sur trois ans.
La réforme de 2008 avait limité l'usage par le renseignement territorial des outils de surveillance dits du « milieu fermé » puisqu'il n'était pas censé s'occuper de la prévention du terrorisme. Désormais, il apparaît nécessaire de le doter de nouveaux moyens techniques et juridiques, comme l'accès à des fichiers et des dispositifs technologiques appropriés.
Aujourd'hui, contrairement au parcours de Mohammed Merah, la radicalisation se fait sur Internet, sans sortir de sa chambre, en quinze jours. Si le grand public n'a accès qu'à 15 % d'Internet, les 85 % restants, le « darknet », sont accessibles grâce à Thor, un outil d'anonymisation ; on peut y suivre de véritables cours de grand banditisme, de trafic de stupéfiants et de radicalisme islamique.
Le renseignement territorial disposera prochainement de nouveaux moyens, notamment pour fermer des sites Internet, dont l'éducation nationale sera également bénéficiaire.
Mme Françoise Laborde, présidente. - Les conclusions de la commission d'enquête sur les dérives sectaires et de celle sur la lutte contre le djihadisme se recoupent - hélas ! - sur les méthodes d'endoctrinement rapides et efficaces des jeunes. L'éducation nationale comme les parents bénéficieront des résultats de votre travail.
Sur le chiffre de deux cents ou trois cents incidents, qu'importe ! Ce qui compte c'est d'observer la manière dont les informations remontent ou pas. Le fantasme qu'évoquait le rapporteur repose sur l'idée que toutes les mains courantes n'ont pas été déposées ou relayées. L'essentiel est de se centrer sur nos valeurs.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Sans vouloir relancer le débat, ma question partait du constat que tout et son contraire est dit sur les incidents. Je ne me réjouirais évidemment pas qu'il y ait eu vingt mille incidents, mais avoir des chiffres est indispensable pour fonder une analyse objective et crédible. J'ai compris que c'était un sujet sensible dans le domaine de l'éducation.
M. Jean Léonnet. - Le sujet est sensible mais ce n'est pas la raison pour laquelle je ne peux pas apporter de réponse à votre question. Le renseignement territorial n'a tout simplement ni vocation ni les moyens de recenser ce type d'incidents. D'autant plus que ces incidents, contrairement à l'exemple bien connu des manifestations, n'étaient pas anticipés. Le chiffre de deux cents ne m'a pas surpris.
Je veux insister sur le fait que ces incidents ne se sont pas produits uniquement dans l'éducation nationale mais ont concerné plusieurs autres services publics : l'administration pénitentiaire, la police, l'armée, sans doute la justice. La radicalisation est un phénomène fortement émergent dans plusieurs secteurs. Les printemps arabe et la situation en Syrie y ont contribué.
M. Jacques-Bernard Magner. - Les collégiens voire les lycéens sont à l'âge de la contradiction. À force d'entendre « Je suis Charlie », certains ont eu envie de dire « Je ne suis pas Charlie », simplement par esprit de contradiction ou par agacement, sans pour autant avoir de penchant djihadiste. Il faut interpréter avec prudence ce qui se produit dans un lieu aussi sensible que l'école.
Je pense aussi à l'émoi suscité par le fait que certains joueurs de football ne chantent pas La Marseillaise , alors que ce fut le cas pendant des années sans provoquer de remous.
M. Jean Léonnet. - Le renseignement territorial a vocation à être attentif à l'éducation nationale car elle fait partie du corps social. Si mes services peuvent apporter leur pierre, ils l'apporteront. Il suffit de rappeler les progrès qui ont été faits en matière de lutte contre les stupéfiants et les dérives sectaires. Il faut se garder de diaboliser ou de traiter à part les phénomènes de radicalisation, qui résultent ni plus ni moins des mêmes fragilités et des mêmes vulnérabilités que d'autres dérives. Ils appellent un message de contradiction de notre part. Le plus compliqué est de diffuser ce message partout.
M. Henri Peña-Ruiz,
philosophe, écrivain,
maître de conférences à
l'Institut d'études politiques de Paris,
ancien membre de la
commission Stasi sur la laïcité
( 19 février 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente. - Nous recevons maintenant M. Henri Peña-Ruiz, professeur de philosophie, écrivain et maître de conférences à l'Institut d'études politiques de Paris.
Agrégé puis titulaire d'un doctorat en philosophie, vous avez enseigné en classes préparatoires. Au cours de votre carrière, vous avez publié plusieurs ouvrages consacrés à la laïcité - notamment Qu'est-ce que la laïcité ? , une Histoire de la laïcité et, plus récemment, un Dictionnaire amoureux de la laïcité - afin d'en retracer l'histoire, d'en préciser la définition et les implications, ainsi que de faire part de votre point de vue engagé sur la question.
C'est en qualité de spécialiste reconnu des questions de laïcité que vous avez été appelé en 2003 à faire partie de la commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République, présidée par Bernard Stasi.
Enfin, vous vous êtes également intéressé à l'institution scolaire et à l'école républicaine en particulier, que vous décrivez comme remise en question et affaiblie.
La commission d'enquête souhaite recueillir votre avis sur l'état actuel de la transmission des valeurs républicaines, au premier plan desquelles figure la laïcité, dans le cadre de l'école. Comment transmettre la laïcité et la faire vivre au sein de nos établissements scolaires ?
Enfin, l'enseignement parfois difficile des principes républicains n'est-il pas le corollaire d'une relativisation du savoir, de l'instruction et donc de l'autorité du maître ?
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Henri Peña-Ruiz prête serment.
M. Henri Peña-Ruiz, philosophe, écrivain, maître de conférences à l'Institut d'études politiques de Paris, ancien membre de la commission Stasi sur la laïcité . - A titre liminaire, je tenais à dénoncer la multiplication abusive des définitions de la laïcité qui tend à en relativiser la signification. Pour moi, il n'y a, en fait, qu'une définition de la laïcité qui réponde aux aspirations des personnes authentiquement attachées à un cadre républicain assurant l'accueil de tous et conforme au triptyque liberté, égalité fraternité. Le mot grec Ëáúêüò ( laikos ) désigne l'unité indivisible d'une population et celui de ËÜïò ( laos ) désigne le simple membre de cette population sans qu'aucune distinction ne lui soit accordée.
Lorsque je contemple une assemblée humaine, je suis ainsi en mesure d'identifier le laikos et, en promenant mon regard sur les êtres humains qui le constituent, je vois avant tout des êtres humains au-delà de leurs convictions spirituelles, les convictions religieuses et humanistes. D'ailleurs, d'après un récent sondage, les personnes animées de convictions humanistes, c'est-à-dire agnostiques ou athées, seraient en France majoritaires. Ainsi, la laïcité n'a pas rapport qu'aux religions, mais également à tous les types de conviction.
Le laos n'obéit ainsi à aucun principe de différenciation et doit également être animé par un principe de paix et de concorde. Avant de nous réclamer de telle ou telle croyance, nous demeurons avant tout des êtres humains et ce qui nous est commun doit primer sur ce qui vient après et qui nous différencie. Nelson Mandela ne se battait pas pour des droits noirs ou blancs, mais pour des droits qui étaient communs aux Noirs et aux Blancs indépendamment de leurs différences. Le droit à la différence est une expression ambiguë, car si ma couleur de peau me différencie de celle de mon voisin, cette différence ne relève pas du droit, mais du fait. Il vaudrait ainsi mieux souligner que quelles que soient les différences secondaires, les êtres humains doivent jouir d'un égal respect et d'une égalité de traitement excluant tout privilège comme toute stigmatisation. D'un point de vue étymologique, la laïcité désigne bel et bien la mémoire vive de l'unité première de l'humanité, en amont de ses différenciations, et ce rappel fournit un principe de concorde.
Il faut relativiser les différences et les assigner dans la sphère privée individuelle ou collective. Ainsi, une réunion de libres penseurs qui discutent ensemble est une affaire privée collective.
Quelle est la finalité d'un État républicain ? Selon son étymologie, « res publica » , il s'agit bel et bien de la chose publique, donc du bien commun à tous, l'intérêt général. Il est ainsi de l'intérêt général qu'il y ait des hôpitaux publics, des écoles publiques, des maisons de la culture ouvertes à tous, qu'ils soient religieux, athées ou agnostiques. Les options spirituelles n'engagent que leurs adeptes. Ainsi est assignée la fonction universelle, qui nous importe à tous, de la laïcité. Celle-ci ne se définit nullement comme le refus des particularismes mais plutôt comme l'affirmation selon laquelle les particularismes ne sauraient en aucun cas primer sur l'universel et sur la loi générale.
Dès lors, comment définir la laïcité ? Pour ce faire, je me place au degré zéro de la constitution de la cité, à la manière d'une assemblée constituante. Quels sont les principes qui permettent à des personnes de croyances diverses de coexister le plus justement possible au sein d'une « civitas », nom latin de la polis (ðüëéò) grecque qui désigne la communauté politique ? La devise républicaine peut nous montrer le chemin. D'une part, liberté, c'est-à-dire la liberté de conscience : les croyants sont libres de croire, mais ils n'engagent qu'eux-mêmes. Les athées sont libres de ne pas croire en Dieu, mais ils n'engagent également qu'eux-mêmes et ne sont donc pas fondés à persécuter les religions. L'athéisme officiel de l'Union soviétique stalinienne bafouait autant la laïcité que l'obligation de la prière publique dans les écoles en Pologne. C'est ainsi une erreur majeure que de penser que la laïcité est une machine de guerre contre les religions.
En revanche, que fait la laïcité face aux convictions religieuses ? Elle leur demande de se tenir à leur place de conviction spirituelle partagée par certains et non par tous, et de demeurer ainsi dans l'ordre du particulier. La République, en mettant en avant ce qui est commun à tous, ne peut pas accorder à certains particularismes un quelconque privilège. La France républicaine n'est plus la fille ainée de l'Église. Elle n'est pas pour autant la fille ainée de l'athéisme, mais elle est plutôt devenue neutre, au sens de l'étymologie latine de ce terme qui signifie « ni l'un ni l'autre ». Marianne n'est ni croyante ni athée, mais elle porte sur sa tête l'admirable bonnet phrygien de l'esclave affranchie. D'ailleurs chacun peut se reconnaître dans ce bonnet, puisque la liberté, c'est un processus de libération qui implique l'arrachement aux préjugés, aux faux-semblants du vécu. L'école publique, laïque, obligatoire et ouverte à tous doit ainsi engager ce processus.
Le premier principe de la laïcité est en définitive la liberté de conscience ; la liberté religieuse n'étant qu'un cas particulier de cette dernière.
Poursuivons notre raisonnement. À côté de la liberté de conscience, les athées, les croyants et les agnostiques doivent jouir d'une stricte égalité de traitement. Ainsi, le principe d'égalité a pour conséquence que la religion ne plus jouir de privilège, pas plus d'ailleurs que l'athéisme. Si la laïcité éradique les privilèges économiques et financiers de la religion de naguère, ce n'est pas pour leur substituer les privilèges institutionnels de l'athéisme, mais pour faire en sorte que désormais plus personne ne puisse dominer la sphère publique en lui imposant son option particulière. Le mérite immense de la laïcité, qu'il importe de souligner en faisant montre d'une pédagogie patiente, réside dans ce démantèlement des privilèges publics de la religion, comme le souligne l'article 2 de la loi du 9 décembre 1905 : la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. L'absence de la reconnaissance des cultes marque ainsi la fin de ce que leur avait accordé Napoléon dans le Concordat, les ministres du culte ne sont plus payés par la puissance publique, mais par leurs fidèles, et les lieux de culte et tout ce qui est requis par leur usage doivent demeurer à la charge des fidèles.
En ne substituant pas aux privilèges des religions ceux de l'athéisme, ce principe d'égalité demeure conforme à l'idée républicaine. De ce fait, toute idée de subvention avec de l'argent public des écoles privées, quand bien même celles-ci enseigneraient une forme d'humanisme athée, doit demeurer proscrite, au risque d'employer l'argent public pour favoriser l'émergence de nouvelles formes de communautarisme.
En se consacrant à ce qui est commun à tous, la République permet aux croyants de réaliser des économies qui bénéficient, en retour, à l'intérêt général. Par cette dévolution exclusive de la puissance publique à la res publica , les personnes privées sont en mesure de mobiliser les financements nécessaires à la pratique des cultes auxquels elles adhèrent. Cette idée était, en son temps, avancée par Jean Jaurès lorsqu'il préconisait la suppression des cultes puisque ceux-ci n'engageaient que les croyants. Ainsi, l'existence de grands services publics permet aux croyants de dégager les ressources nécessaires au financement de leurs cultes particuliers. Si la République veut être conforme à son idée, elle n'a pas d'autre finalité que de servir l'intérêt général. Dans le triptyque laïc qui repose sur l'idée de liberté, sur l'égalité des droits et sur l'universalité, il n'y a pas, comme le disait Victor Hugo, de virgule, mais des traits d'union.
J'appelle donc laïcité le principe d'union de tout le peuple, laos , qui implique la liberté de conscience, l'égalité de droits entre athées, croyants et agnostiques, et l'orientation universaliste de la puissance publique. Toute autre définition me paraît ainsi superfétatoire. D'ailleurs, si on compare avec d'autres pays où les religions continuent à bénéficier de l'argent public, comme en Allemagne où l'on collecte l'impôt religieux par la voie publique, il ne saurait y avoir d'autres formes de laïcité. En bon platonicien, pour lequel le coeur et la raison sont tout proches, j'en ai assez de la sempiternelle relativisation de la laïcité qui se voit alors dessaisie de sa puissance et de sa force de conviction. Ainsi, les concepts de laïcité ouverte, inclusive, plurielle fournissent des machines de guerre polémiques et sémantiques contre l'idée même de laïcité.
Je souhaite que les élus affirment, avec force et vigueur, la laïcité. Lorsque François Fillon s'est rendu à Rome pour la béatification de Jean-Paul II, dans l'exercice de ses fonctions de Premier ministre, le parti socialiste a protesté au nom de la laïcité. Le déplacement de Manuel Valls, quatre ans après, à Rome, pour cette fois-ci, la canonisation de Jean-Paul II, ne suscite aucune opposition puisque cette démarche est mise au compte de relations interétatiques. Arrêtons de telles pratiques illogiques ! Il n'est pas acceptable d'afficher sa croyance, qui relève du domaine privé, dans l'exercice de fonctions ministérielles ! J'ai enseigné près de quarante-trois ans la philosophie dans les lycées publics, que ce soit en classes terminales, ou en classe de première ou de lettres supérieures, et désormais à l'Institut d'études politiques de Paris, jamais mes élèves n'ont su si je croyais en Dieu ou pas. Et je refusais de répondre à cette question, lorsqu'elle m'était posée, en rétorquant que c'était mon affaire et que je n'avais, du reste, pas à savoir ce que mes élèves croyaient, du moment qu'ils n'avaient pas envie de le dire. Étant respectueux de leur sphère privée, j'attendais, en retour, que l'on soit respectueux de la mienne.
En outre, la République ne me confie pas ses enfants pour que je leur inculque une quelconque forme de prosélytisme. Mon abstention est la condition de mon égal respect de ceux qui sont parmi vous croyants, athées ou agnostiques. Vous ne m'entendrez jamais proférer de critique contre la religion ou l'athéisme, ce qui ne m'empêchera pas d'évoquer la condamnation à mort de Giordano Bruno, auquel on coupe la langue et qu'on brûle vif à Rome pour avoir osé dire que l'univers était infini. Le complexe théologico-politique, que dénonce d'ailleurs Spinoza dans son Tractatus , doit être mis en cause, et non la religion en elle-même. Un professeur de philosophie peut évoquer ce fait, qui relève d'ailleurs de ce que l'on désigne comme le fait religieux.
Je profite de mon intervention pour souligner qu'il conviendrait, plutôt que d'enseigner le fait religieux, d'éduquer aux humanités qui regroupent notamment la mythologie gréco-latine, le contenu doctrinal des religions ainsi que leur histoire effective. Je ne vois pas pourquoi l'école réduirait l'enseignement des convictions à la seule dimension religieuse, ce qui instaurerait une nouvelle discrimination colportée par l'école de la République. Il m'est souvent arrivé d'évoquer tel ou tel débat doctrinal de l'Église devant mes élèves, en explicitant une page des Confessions de Saint-Augustin, l'opposition de la grâce entre Jansénistes et Jésuites, ou encore certaines idées de Blaise Pascal. Le professeur de philosophie doit donner à connaître les conceptions des uns et des autres. Il m'est, de même, arrivé d'analyser des pages de d'Holbach ou encore d'Helvétius, philosophes athées du XVIII e siècle, car il m'importait que mes étudiants connaissent l'ensemble des conceptions spirituelles. Pour illustrer, devant mes élèves, la façon dont une religion représente l'origine du monde et de l'humanité, il m'est également arrivé de leur donner à lire une page de la Genèse. Je n'avais alors pas conscience de violer les principes de la laïcité mais, fidèle au rôle de l'école, d'oeuvrer en faveur d'une pensée critique qui soit libératrice.
Je regrette amèrement que l'école encourage désormais les élèves à se définir par une appartenance identitaire ou par leur croyance. L'école de la République se doit d'être l'école de la distance et l'enseigner aux élèves. Ainsi, les frères Kouachi n'éprouvaient aucune distance entre leur être et la religion, ce que Voltaire définissait, dans ses Lettres philosophiques , comme le fanatisme. On n'est pas une religion, on a une religion. Rappeler que cette démarche est de l'ordre de l'avoir et non de l'être est extrêmement important, car le rôle de l'école de la République, à distance de tous les groupes de pression de la société civile, qu'ils soient religieux, politiques ou économiques, est de travailler dans une distance à soi qui est un gage de tolérance. Il faudrait, me semble-t-il, rectifier l'article de la Constitution selon lequel « la République respecte toutes les croyances ». Il vaudrait mieux dire que la République respecte tous les êtres humains dans leur liberté de croire, car c'est la personne du croyant en sa liberté fondamentale de croire qui est respectable, et non le contenu de sa croyance. Occulter une telle différence revient à nourrir le fanatisme.
N'oublions pas que les élèves sont des êtres qui s'élèvent, comme le souligne la belle étymologie de ce terme, avant que d'être des apprenants. Ils peuvent le faire à la condition, comme le disait Montaigne dans ses Essais , de distinguer « entre la peau et la chemise », évoquant la distance nécessaire entre l'homme et les fonctions de maire de Bordeaux qu'il assumait alors. Comme le disait également Marc-Aurèle, il ne faut pas jouer à césariser en permanence, mais vivre en tant qu'homme une fois rentré en ses pénates, c'est-à-dire dans la distance à soi. Cette notion recoupe la « pensée de derrière » chère à Pascal, pour qui l'homme n'est pas réductible au personnage social qu'il lui faut jouer.
Enfin, la laïcité n'est pas une simple sécularisation entendue au sens du transfert des autorités régulières, c'est-à-dire des religieux vivant séparés du reste de la société, à des autorités séculières, inscrites dans le siècle et par conséquent civiles. Elle consiste bien plutôt en une émancipation. Ainsi, à Rome, le pater familias , dans une société certes patriarcale, reconnaissait l'autonomie de ses enfants, c'est-à-dire leur capacité à se fixer leurs propres règles, et les émancipait, c'est-à-dire les faisait sortir littéralement de la dépendance paternelle. L'émancipation désigne le processus de sortie de la dépendance, mais ne peut être atteinte sans la distance à soi. C'est pourquoi les élèves, dans les écoles, doivent savoir qu'ils ne sont pas là en tant que musulmans, catholiques, de confession juive ou d'humanisme athée, mais en tant qu'êtres humains. Ils doivent le savoir et c'est la raison pour laquelle j'étais, au sein de la commission Stasi, totalement favorable à la loi de 2004 qui était destinée à protéger les établissements scolaires de tout prosélytisme religieux. Et nous avions pris la peine de citer trois exemples de tenue vestimentaire ostentatoire, à savoir la kippa, le voile et la croix charismatique des Journées mondiales de la jeunesse (JMJ). Rappelons-nous qu'une affaire de kippa était survenue à Creil avant l'affaire du voile islamique. La loi de 2004 avait une vocation plus générale puisque son concernait le port de l'ensemble des signes religieux.
Je terminerai mon propos en évoquant l'amalgame entre la culture et les cultures. Au nom de la culture que ne fait-on pas ? À Paris se trouve un institut des cultures de l'Islam ! On dirait que Bertrand Delanoë puis Anne Hidalgo ont suivi les recommandations de la commission Machelon, instituée par Nicolas Sarkozy et qui, fort de la différence entre le culte qui n'est pas finançable et la culture qui l'est, préconisait la création d'associations culturelles qui, on le sait, deviennent progressivement des associations cultuelles. Voilà le genre de subterfuges que certains de nos élus, quelle que soit leur appartenance politique, cautionnent ! En effet, je repère des manquements à la laïcité dans les municipalités gérées aussi bien par des élus de droite que de gauche. Comme observateur et penseur de la laïcité, je crois essentiel de rappeler aux élus qu'ils ont le devoir d'appliquer les lois qui ont été votées. Entre culte et culture, il n'y a certes que deux lettres de différence, mais le glissement de l'un vers l'autre n'est pas acceptable.
Il me paraît également très dangereux d'encourager les hommes à se définir culturellement par la religion puisque la culture concerne également le vivre ensemble qui se transmet par l'éducation. Une ambiguïté entre deux définitions distinctes de la culture demeure. Traditionnellement, la culture désigne un processus de transformation, puisque collere signifie cultiver, prendre soin de la terre. Ainsi, la culture désigne le dépassement du donné. Or, on nous propose, au nom de la culture, une soumission au donné, qui relève d'une vision ethnographique de soumission à la tradition. En tant que philosophe et républicain soucieux d'émancipation, je préfère la culture comme émancipation de la tradition à une conception de sujétion à cette même tradition. Non pas que cette dernière soit foncièrement mauvaise, puisqu'elle est passible du jugement critique, comme nous le rappelle Montaigne ou encore Molière, dans Le Tartuffe , à propos de l'obligation faite à la femme de cacher telle ou telle partie de son corps :
« Couvrez ce sein que je ne saurais voir :
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées ».
Et Dorine de répondre à Tartuffe :
« Vous êtes donc bien tendre à la tentation,
Et la chair sur vos sens fait grande impression !
Certes je ne sais pas quelle chaleur vous monte :
Mais à convoiter, moi, je ne suis pas si prompte,
Et je vous verrais nu du haut jusques en bas,
Que toute votre peau ne me tenterait pas . »
Molière avait parfaitement compris. Cessons ainsi de confondre religion, cultures et culte et maintenons des distances, car les distances sont émancipatrices.
J'ai ainsi souhaité, en une vingtaine de minutes, vous résumer une philosophie de la laïcité, car j'ai pensé que celle-ci, ainsi définie, n'a nul besoin d'adjectifs qualificatifs, à l'instar de la liberté et de l'égalité qui se suffisent à elles-mêmes. Oui, je crois que la laïcité se suffit également à elle-même.
Je vous remercie de votre écoute.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Je vous remercie de votre intervention. Je passe maintenant la parole à mes collègues.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Merci pour votre exposé brillant et sans note. Vous venez de nous présenter, de manière à la fois simple et structurée, tout en mobilisant une grande diversité de sources, qu'elles soient philosophiques, littéraires et même théologiques, un ensemble de réflexions qui devancent mes interrogations. J'aurai toutefois trois questions à vous adresser. D'une part, pourriez-vous nous repréciser la place de la laïcité à l'école ? D'autre part, celle-ci est-elle suffisamment mise en pratique dans le fonctionnement des établissements scolaires ? Enfin, est-elle suffisante pour assurer ce qu'on a coutume de désigner comme le vivre-ensemble ?
Mme Marie-Christine Blandin . - Vous êtes manifestement animé par une sorte de foi en la laïcité. Je m'interroge cependant sur l'état des lieux de la laïcité aujourd'hui en France. Certes, nous sommes dans un État laïc, et pourtant la puissance publique finance les bâtiments destinés à l'accueil des croyants catholiques, ainsi que le déplacement des membres du Gouvernement à Rome. Comment gérer de telles entorses, ainsi que les discriminations qui font que les citoyens de confession musulmane ont l'impression d'être moins bien traités, parce qu'il y a des dérives pour les uns et pas pour les autres ? Comment gérer un tel clivage ? D'ailleurs, cette situation aboutit à faire prendre en charge le financement par des pays étrangers à vocation prosélyte, de centres de culte musulman du fait de l'absence de soutien de l'État, contrastant avec celui dont bénéficient d'autres cultes.
M. Henri Peña-Ruiz . - Il y a deux champs d'application de la laïcité : l'État et l'école. Les lois de Jules Ferry de 1881 et de 1886 assurent la séparation de l'école et de l'Église, qui est essentielle, comme l'indiquait Condorcet dans son Premier mémoire sur l'instruction publique afin de soustraire l'instruction aux conditions de fortune des élèves. Il fallait ainsi que l'instruction soit gratuite, laïque, c'est-à-dire indépendante de la religion, et obligatoire. En rendant obligatoire l'instruction publique, il considère que l'instruction est politiquement essentielle pour le peuple. Ainsi, dans ce mémoire, il rappelle qu'un peuple sans lumière, c'est-à-dire sans connaissance, serait susceptible de ramener au pouvoir des usurpateurs. Il ne suffit pas de donner le suffrage au peuple, mais aussi l'instruction qui lui permet d'exercer son suffrage. Ainsi, l'école n'est pas seulement un service public. J'avais, en 1989, contesté la définition de l'école impliquant qu'elle avait des usagers. Les élèves ne sont pas des usagers et j'avais trouvé la loi d'orientation de juillet 1989 conceptuellement malaisée. L'instruction est obligatoire et les élèves ne sont pas à l'école par choix, mais pour faire advenir le citoyen éclairé dont la République a besoin. Montesquieu l'explique parfaitement : tandis que le despotisme est innervé par la peur, la République, elle, fonctionne grâce à la vertu citoyenne, qui résulte elle-même de l'éducation, à la différence de la monarchie qui la fait reposer sur la notion de rang. Loin de n'être qu'un service public utile, l'école est ainsi une institution organique de la République. Ce qui s'accomplit à l'école doit être soustrait aux groupes de pression et d'intérêt que l'on trouve dans la société civile. L'école est « le lieu où l'on apprend ce que l'on ignore pour pouvoir, le moment venu, se passer de maître » comme aimait à le souligner Jacques Muglioni, et se passer de maître n'est possible que parce qu'on est devenu maître de soi-même. La République a ainsi besoin de citoyens intransigeants qui pensent par eux-mêmes et ne confondent pas obéir et se soumettre. « Un peuple libre obéit ; il ne sert pas » disait Jean-Jacques Rousseau. Dès lors, la laïcité, à l'école, suppose de la part des maîtres une déontologie laïque. Les fonctionnaires qui enseignent dans les écoles de la République sont des fonctionnaires de l'universel. Le maître qui rentre dans sa classe ne saurait être partisan, mais demeure le dépositaire d'une culture universelle qui émancipera. Telles sont la noblesse et la grandeur de l'enseignant. J'aurais d'ailleurs aimé que Nicolas Sarkozy, avant de déclarer que le prêtre était meilleur que l'instituteur, se souvienne de cela, ce qui lui aurait permis d'éviter de comparer l'incomparable et de conjecturer une telle hiérarchie.
Effectivement, l'école requiert la laïcité qui est d'abord, j'insiste sur ce point, la préservation d'un temps et d'un espace scolaires soustraits à toute pression de la société civile. Aucun document politique, religieux ou publicitaire n'a place dans l'enceinte de l'école, car les élèves ne sont pas encore citoyens. Il faut considérer, en évitant toute forme de démagogie, l'élève comme un citoyen en puissance. Il ne deviendra authentiquement citoyen qu'au terme de l'éducation, processus qui s'adresse à la raison qui git en tout être humain - « le bon sens est la chose du monde la plus partagée » soulignait Descartes dans son Discours de la méthode - qui demeure en puissance et que l'école a pour mission de faire passer à l'acte. Il faut tenir à distance l'ensemble des conditionnements politiques, religieux et commerciaux que les élèves, du reste, retrouvent dès qu'ils sortent de leur école.
L'autonomie est ainsi rectrice et je considère que si un voyage scolaire répond à une finalité pédagogique, il faut que son encadrement respecte les conditions de neutralité vestimentaire précisées dans la circulaire Chatel. Lorsqu'on prétend que des mères voilées peuvent bien accompagner leur enfant dans le cadre d'un voyage scolaire d'une vingtaine d'élèves, il faut garder à l'esprit qu'elles assurent des fonctions d'accompagnatrices au nom de l'État et doivent, à ce titre, être tenues à la même neutralité vestimentaire que les enseignants ou encore les conseillers principaux d'éducation. Imaginerait-on un accompagnant scolaire avec une kippa ou un tee-shirt arborant l'expression « humaniste athée » ? Aucun de ces signes ostensibles, y compris la croix charismatique, n'est recevable dans le cadre d'un voyage scolaire, qui n'est nullement une sortie touristique mais obéit à une finalité pédagogique.
S'agissant des lieux de culte et de leur financement, je viens de publier, ce matin même, un article dans le quotidien Libération sur le Concordat, dont je demande évidemment l'abrogation. Le Concordat est en effet l'appel, au nom du ciel, de privilèges terrestres. Napoléon s'en explique dans Le Mémorial de Sainte-Hélène en rappelant que les allégations spirituelles servent aux religieux pour s'emparer de la sphère terrestre. En outre, le Concordat s'inscrit, toujours selon Napoléon, dans une logique d'Ancien régime reposant sur le lien entre paiement et contrôle. « Je paie, donc je contrôle », et le catéchisme impérial renouera avec les exégèses de l'Écriture sainte de Bossuet, qui dépeignait le roi comme « le ministre de Dieu sur la terre », en présentant à son tour l'Empereur comme l'envoyé de Dieu sur la terre. Sortons, une bonne fois pour toutes, de cette logique du mécénat intéressé et réfléchissons sur la manière d'éviter le fanatisme.
La République n'a pas à faire un mécénat visant à acheter le conformisme des ecclésiastiques et à instaurer avec eux un rapport d'interdépendance personnelle. Quel religieux peut accepter une telle sujétion ? Au rapport de dépendance interpersonnelle et verticale hérité de l'Ancien régime se substitue une conception républicaine verticale des relations entre les citoyens qui ont des droits, mais qui ont également des devoirs. Lorsque l'imam Bouziane à Lyon appelle à battre une femme adultère, il est immédiatement traduit en justice, et c'est bien, car c'est au nom de la loi que le peuple se donne à lui-même, qu'un contrôle est exercé et ce, loin d'un rapport de dépendance interpersonnel. Je considère louable de vouloir que les citoyens de confession musulmane échappent à l'emprise des Wahhabites, mais il n'est pas louable de le faire en payant. La bonne solution passe par ce que préconise M. Abdennour Bidar, selon lequel c'est aux croyants de faire le ménage chez eux ! Si la construction d'une mosquée relève d'une sorte de troc contre la possibilité de choisir les imams, la démarche est indigne ! On ne saurait acheter des hommes car c'est aux croyants eux-mêmes de s'organiser conformément à la loi. Les catholiques l'ont fait à la lumière de l'exigence laïque, à l'instar de l'abbé Félicité de Lamennais qui militait en faveur d'une conception libérale du christianisme et considérait que la séparation entre l'Église et l'État rétablirait l'Église dans sa vocation spirituelle désintéressée. L' aggiornamento conduit par les catholiques, du fait de la pression de la laïcité, est une démarche que les musulmans devront, à leur tour, conduire. Mais ce n'est pas à la République d'imposer les dirigeants du culte musulman, moyennant de l'argent pour construire des mosquées.
Je suis ainsi hostile à la construction de mosquées financée sur fonds publics. Mais, me direz-vous, les catholiques, avec leurs 34 000 lieux de cultes recensés en 1905, bénéficient d'un réel privilège. Soit, car une telle couverture demeure un legs de l'histoire. La loi de 1905 énonce deux types de normes : celles qui, d'une part, prévalent à compter du 1 er janvier 1906 et qui mettent toute construction d'un lieu de culte à la charge de ses fidèles, et celles qui, d'autre part, concernent les bâtiments antérieurs, comme les églises et les cathédrales, dont certaines sont classées monuments historiques, et dont l'entretien est financé par l'État au titre du patrimoine culturel. Il est normal que l'État ait réparé les flèches de Notre-Dame-de-Paris détruites par la grande tempête et cette démarche s'analyse comme une subvention à la culture et non au culte. Cette démarche n'est nullement à mettre au compte d'une quelconque forme de discrimination ! Le recteur Dalil Boubakeur a récemment souligné l'absence de déficit de lieux cultes musulmans en France. Il a par ailleurs rappelé que l'organisation de deux services de prières à la mosquée de Paris serait suffisante pour l'ensemble des fidèles présents en région parisienne. Certaines mosquées sont d'ailleurs peu fréquentées et l'imagerie de « l'Islam des caves », valable il y a une décennie, est aujourd'hui dépassée. Il faut ainsi arrêter de financer des lieux de cultes au risque d'attiser les revendications de l'ensemble des cultes.
Mme Marie-Christine Blandin . - Je vous précise que je n'en ai nullement l'intention !
M. Henri Peña-Ruiz . - Je me permets de raisonner à voix haute. Mais je souhaitais dénoncer le principe selon lequel le paiement vaut contrôle, une idée indigne de la République et une survivance de l'Ancien régime !
Mme Françoise Laborde, présidente . - Je reviendrai sur la petite polémique...
M. Henri Peña-Ruiz . - Ce n'est pas une polémique, c'est un désaccord !
Mme Françoise Laborde, présidente . - S'agissant des accompagnateurs scolaires. Je suis très proche de ce que vous énoncez et la polémique vient du fait du texte de référence en la matière. S'agit-il de la circulaire Chatel ou plutôt de l'avis du Conseil d'État selon lequel les accompagnateurs scolaires n'appartiennent pas au service public ? Je ne suis pas d'accord avec une cette conception, car toute personne qui accompagne relève de l'assurance scolaire de l'école alors que les élèves doivent, quant à eux, être couverts par une assurance personnelle. Cette dimension assurantielle vaut, à mes yeux, soumission aux principes du service public ou de la délégation de service public. Il est de la responsabilité des autorités scolaires, conformément à la circulaire Chatel, de veiller à ce que les accompagnateurs scolaires respectent une stricte neutralité vestimentaire. Je vous rejoins ainsi totalement sur cette question et je souhaitais vous le dire !
Nous vous remercions pour votre intervention de grande qualité.
Mme Florence Robine, directrice générale de l'enseignement scolaire
( 19 février 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Nous recevons maintenant Mme Florence Robine, directrice générale de l'enseignement scolaire au ministère de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche.
Agrégée de physique et titulaire d'un doctorat en épistémologie et histoire des sciences, vous avez enseigné la physique et la chimie en classes préparatoires avant de rejoindre l'inspection générale de l'éducation nationale (IGEN) en 2004. Vous avez ensuite été nommée rectrice des académies de Guyane, de Rouen et de Créteil, avant de prendre les fonctions de directeur général de l'enseignement scolaire en mai 2014.
Votre audition par notre commission d'enquête s'est imposée comme une évidence, tant au titre de vos responsabilités actuelles que de votre expérience au sein de l'éducation nationale, notamment comme rectrice d'académie et membre de l'IGEN.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Florence Robine prête serment.
Mme Florence Robine . - Je souhaiterais tout d'abord faire une présentation rapide des actions qui sont actuellement menées au sein de l'éducation nationale autour des valeurs de la République et de la laïcité. Ces questions font l'objet d'un enseignement tout au long de la scolarité, inscrit dans le socle commun de connaissances et de compétences défini en 2006. La notion de compétences sociales et civiques, la connaissance des symboles de la République et de leur signification, figurent ainsi dans les programmes scolaires. C'est notamment le cas dans le premier degré, depuis 2008, avec, par exemple, un travail autour de La Marseillaise , de la Déclaration de droits de l'homme et du citoyen et des valeurs communes de notre République. Dans le second degré, cet apprentissage passe notamment par les programmes d'histoire et, au lycée, par les heures d'éducation civique, juridique et sociale (ECJS). Depuis la réforme récente du baccalauréat professionnel, un certain nombre de thèmes tels que le citoyen et la République, le fonctionnement des institutions, ou encore l'engagement du citoyen, figurent au programme de cette filière.
Par ailleurs, une nouvelle étape va être franchie avec l'instauration d'un nouveau programme d'enseignement moral et civique, mentionné à l'article 45 de la loi du 8 juillet 2013 d'orientation et de programmation pour la refondation de l'école de la République, qui sera généralisé à la rentrée 2015. Le Conseil supérieur des programmes a récemment rendu public son projet, qui a fait l'objet d'une consultation de l'ensemble des équipes éducatives. À l'issue d'un travail d'analyse des différentes contributions, un projet sera soumis au Conseil supérieur de l'éducation visant à mettre en place, du début de l'école élémentaire jusqu'à la fin du lycée, un enseignement civique et moral généralisé, y compris à des sections ou à des voies - en particulier technologiques - qui, jusqu'à présent, n'en bénéficiaient pas.
Je souhaitais en outre évoquer le travail réalisé autour de la Charte de la laïcité. Je vous ai fait parvenir un bilan qualitatif réalisé en avril 2014 par ma direction sur le respect du principe de laïcité et sur la façon dont les établissements se sont approprié la Charte de la laïcité à l'école.
Par ailleurs, une étape fondamentale va être franchie avec la « Grande mobilisation de l'école pour les valeurs de la République » annoncée récemment par la ministre à la suite des événements du mois de janvier.
Nous avons organisé une première réunion nationale de l'ensemble des chargés de mission traitant des questions de laïcité et des référents « mémoire et citoyenneté », qui travaillent très concrètement dans les académies à la formation et à l'accompagnement des équipes sur ces questions. Nous allons, par ailleurs, organiser un premier séminaire national de formation des personnels d'encadrement fin mars ainsi qu'une série de huit séminaires interacadémiques pour la mise en oeuvre de la première session de formation de 1 000 formateurs qui auront pour mission de promouvoir une culture d'accompagnement et de formation dans les académies. L'objectif est, au terme de ce travail partenarial, de produire des outils pédagogiques et de formation.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Les documents dont vous parliez ne nous sont pas encore parvenus. Ma première question porte sur la formation des formateurs. Pourriez-vous nous indiquer quel en sera le format ainsi que le contenu ?
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - À la suite des événements survenus dans les classes en janvier à l'occasion de la minute de silence, le ministère a fait état de 200 incidents, ce qui représente environ deux incidents par académie. Cela nous semble peu. Nous ne sommes pas là pour stigmatiser, mais il est important d'avoir un panorama réel de la situation, reposant sur des chiffres réels. Aussi, ces chiffres vous semblent-ils sous-estimés ?
Ma deuxième question porte sur la dégradation du climat scolaire par rapport aux manifestations d'appartenance religieuse. Quelles en sont les conséquences sur la transmission des valeurs républicaines ?
Ma troisième question s'inscrit dans la continuité du rapport Obin, écarté en son temps par le ministre de l'époque François Fillon et rendu public un an après, qui décrit des difficultés identiques à celles rencontrées par les équipes éducatives aujourd'hui : sentiment de la part des enseignants et des chefs d'établissement d'être peu soutenus par la hiérarchie en matière de discipline et d'atteintes aux valeurs républicaines. Comment y remédier ?
Enfin, n'y a-t-il pas une insuffisance de l'enseignement du français et de l'histoire, voire des sciences de la vie et de la terre ?
M. Claude Kern . - Je voulais apporter mon expérience à la question de la formation des enseignants, étant moi-même enseignant, dans la filière technique, en productique. Le proviseur de mon établissement m'a ainsi inopinément indiqué qu'une heure manquant à mon emploi du temps, je devrais enseigner l'ECJS, mon expérience de maire devant à elle seule, selon lui et en l'absence de toute autre formation, me permettre de me « débrouiller ». De nombreux enseignants se trouvent confrontés à cette situation, alors que cet enseignement ne peut être considéré comme une heure pour « combler » un emploi du temps.
Mme Florence Robine . - S'agissant de la formation des enseignants, nous en sommes au début de la reconstruction. Dans les cahiers des charges d'accréditation des ÉSPÉ, il est fait mention, dans la partie « tronc commun », de tout ce qui n'est pas de l'ordre du disciplinaire. Ce travail doit associer le premier et le second degrés et porter sur les valeurs républicaines, l'égalité filles-garçons, la question de la laïcité, du positionnement du fonctionnaire de l'État et de son rôle dans la formation du citoyen. C'est la partie la plus complexe pour ces nouvelles entités, car la plus éloignée de l'univers standard des universités. Elle nécessite de réaliser l'osmose entre des cultures professionnelles différentes. Il convient donc de maintenir la pression sur ces écoles, par la mise en oeuvre d'évaluations et de remontées du travail des ÉSPÉ, mais il faut aussi développer leur accompagnement et l'implication des professionnels de l'éducation afin d'aider les jeunes professeurs.
Sur la question de la formation des formateurs, nous souhaitons développer une « force de frappe » d'accompagnement dans des situations de crise, mais aussi au long cours. Nous nous sommes appuyés sur les dispositifs qui existent déjà dans les académies. Je prends l'exemple de l'académie de Créteil, où, lorsque j'étais rectrice, j'avais installé une mission laïcité afin de former, avec l'aide d'universitaires, des personnels et de les armer pour qu'ils animent un réseau de professionnels capables de soutenir des équipes, des chefs d'établissements, des directeurs d'école en apportant des solutions concrètes. Des formations devront être menées sur site. Notre ambition est que l'ensemble des personnels d'enseignement et d'éducation soient accompagnés par ces équipes, ces « armées » de formateurs.
S'agissant de la question des incidents, je pense que la perception de ce qu'est un incident est complexe et variable. Elle dépend du seuil de sensibilité des établissements, de sa situation en temps normal. Un incident à Dijon n'est, par exemple, pas la même chose qu'un incident aux Mureaux ou à Vénissieux. Les incidents graves tels que des refus exprimés, des paroles répréhensibles et qui tombent sous le coup de la loi ou du règlement intérieur, ont fait l'objet de conseils de discipline. Ce sont ces incidents, qui n'ont pas pu être réglés en interne, qui sont remontés au ministère. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas eu d'autres discussions. Pour autant, il me semble parfois plus inquiétant que, dans certains endroits, aucune parole n'ait été prononcée. Je ne cherche pas à minimiser le nombre de vraies interrogations exprimées dans beaucoup d'établissements sur les valeurs de la République, ainsi que sur la liberté d'expression et ses limites.
Vous parlez d'une dégradation du climat scolaire. Je n'ai pas le sentiment que le climat scolaire soit plus difficile qu'avant, mais certains événements sont plus remontés. Ce qui m'a, en revanche, véritablement frappée, c'est l'augmentation importante et récente des incidents dans le premier degré, qui concerne principalement les relations entre parents et membres des équipes pédagogiques. Cela révèle un besoin de travailler avec les familles. Cette situation nous a « explosé à la figure », excusez-moi pour cette expression triviale, au moment de l'ABCD de l'égalité et des Journées de retrait de l'école (JRE). Nous avons alors pris conscience d'un certain nombre de fractures désormais visibles entre les familles et l'école. Sur ce terrain, il y a beaucoup à gagner et il nous faut y travailler.
En ce qui concerne les manifestations des appartenances religieuses, nous constatons plutôt, depuis la loi sur les signes religieux de 2004, une diminution des zones de friction sur ce qui faisait le coeur de l'actualité en 2004-2005, c'est-à-dire la question du port du voile. La contestation du principe de laïcité ne semble pas en hausse, mais les questions se déplacent sur des terrains sur lesquels les enseignants sont moins à l'aise en termes juridiques, sans qu'elles aillent, la plupart du temps, jusqu'au recours devant le juge administratif. On observe ainsi une prolifération de tenues vestimentaires revendiquées comme culturelles, et non pas religieuses, telles que les grandes robes ou les djellabas du vendredi.
Concernant la contestation de certaines disciplines, nous n'avons pas de visibilité dans la mesure où les incidents nous sont remontés au sein de catégories plus larges. Nous nous sommes rapprochés de l'inspection générale afin de mieux identifier ces difficultés. Au niveau européen, la DGESCO participe au programme européen sur l'apprentissage des sujets à controverse (« controversial issues »), et il est intéressant de voir comment sont abordées ces questions en Angleterre ou dans les pays du nord de l'Europe.
En ce qui concerne le rapport Obin, vous en savez autant que moi. Nous comptons, comme cela a été récemment réaffirmé, mettre l'accent sur l'enseignement laïc des faits religieux, même s'il est, comme vous le savez, déjà intégré aux programmes scolaires. Il est toutefois nécessaire d'appuyer les enseignants, de leur fournir les outils pédagogiques et les éléments leur permettant de répondre aux discours et aux questions des élèves, afin de permettre le débat. Développer une parole institutionnelle forte et audible constitue l'un des objectifs de la redéfinition en cours des programmes de l'enseignement élémentaire et du collège.
Vous évoquiez la nécessité de renforcer les enseignements de français et d'histoire. Il y a peu de commissions où je suis entendue, au Sénat comme à l'Assemblée nationale, où il ne m'est pas demandé de renforcer quelque chose, le français, l'histoire, l'éducation civique, l'éducation à la sexualité, la philosophie, le développement durable, etc... Le pire serait de considérer les valeurs républicaines comme relevant d'une unique discipline, et que le problème serait résolu en renforçant le contenu de tel ou tel enseignement. Sur la question de l'égalité entre filles et garçons par exemple, c'est lorsqu'on regarde ce qui se passe à la cantine, dans la cour de récréation, pendant la sieste, au cours d'activités diverses et variées, au sein des instances démocratiques du collège ou du lycée, que l'on fait vivre les valeurs républicaines. Le renforcement des enseignements n'est pas suffisant. Ce qui doit et peut faire la force de l'école, face à des actes, des paroles, c'est le caractère cohérent et solidaire de la communauté éducative dans son ensemble.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Ma question portait sur les contestations du contenu des enseignements.
Mme Florence Robine . - J'ai beaucoup travaillé à titre personnel, en tant que docteur en épistémologie et histoire des sciences et physicienne, sur les questions sciences/société et physique/métaphysique, et en particulier sur les questions de contestation des enseignements des sciences par le religieux. En France, il était autrefois admis que les questions sur les relations entre savoirs et croyances concernaient principalement les disciplines littéraires et artistiques, la philosophie, l'histoire. Il y a quelques années, lorsque l' Atlas de la création a inondé les CDI des établissements scolaires, les enseignants ont été confrontés de manière frontale à des oppositions très organisées d'élèves. Sur Internet étaient publiés des argumentaires pour contester les professeurs de sciences sur les éléments fondateurs de la science. Dans d'autres pays, ce même phénomène est porté par d'autres mouvements religieux que l'islam, comme le créationnisme.
La formation scientifique des enseignants est aujourd'hui centrée sur les connaissances, mais les questions épistémologiques, comme les questions de l'origine du savoir, de la vérité scientifique, sont peu traitées. Or il est nécessaire d'aider les enseignants à prendre du recul par rapport à leur enseignement disciplinaire et à être capables de répondre aux questions des élèves sur les origines des savoirs et la vérité scientifique. On construit également les citoyens en réfléchissant sur la nature et la véracité des sources d'information.
La réponse aux contestations des enseignements passe enfin par une interconnexion entre les disciplines, afin de mettre les savoirs en réseau au service d'une problématique et d'amener les élèves à s'interroger.
Mme Françoise Cartron - Je souhaiterais vous interroger sur plusieurs points. Le premier concerne les 200 incidents qui ont été répertoriés à l'occasion de la minute de silence. Comme vous l'avez souligné à juste titre, il est important de s'interroger sur ce qui se cache derrière le terme « incident ». Comme l'affirmait notre précédent intervenant, l'élève est un citoyen en puissance, à qui on ne s'adresse pas de la même manière qu'à un citoyen ordinaire pour un acte de contestation ou de désobéissance. Cela doit engager notre représentation des incidents et la réponse qu'on y apporte. À ce titre, je m'interroge sur le cas qu'on a rapporté, d'un enfant de huit ans convoqué au commissariat.
Ensuite, la question de la formation des enseignants : les ÉSPÉ sont - et c'est normal - des structures encore en construction. Quelles remontées avez-vous de leurs difficultés ? On entend à cet égard des critiques, notamment sur la persistance de la primauté de la formation disciplinaire au détriment de l'approche pratique du métier d'enseignant.
Enfin, il ressort de votre exposé qu'il faut modifier le rôle des corps intermédiaires, et notamment des inspecteurs, à tous les niveaux. J'adhère à votre idée d'une formation plus proche des territoires. Elle semble néanmoins antinomique avec la réalité de l'ESEN, qui m'est totalement apparue « hors sol » lors de la visite que j'y ai effectuée avec Mme Françoise Laborde. Une évolution de l'ESEN peut-elle être engagée ? Qu'en est-il de la formation des chefs d'établissements au sein des ESEN ? Il y a, à mon avis, un déficit de formation.
Mme Florence Robine . - Je demande mon jocker sur ce sujet ?
Mme Françoise Laborde, présidente . - Pas de jocker en commission d'enquête...
Mme Françoise Cartron . - Plusieurs, ici, considèrent que la formule de la commission d'enquête n'est pas adaptée au sujet de l'école, donc vous aurez votre jocker .
Je finis sur une question tout aussi difficile. Ressortent des débats actuels les questions relatives à la transmission des valeurs de la République, à la perte de l'autorité ; on entend en revanche beaucoup moins parler du problème de la non-mixité sociale dans certains établissements scolaires. Je crois pourtant que l'on ne pourra pas promouvoir l'adhésion aux valeurs républicaines auprès des élèves tant que la République leur renverra elle-même le message qu'ils ne sont pas considérés à égalité. Je suis persuadée, et je souhaiterais avoir votre sentiment à ce sujet, qu'il faudra, sur cet aspect, une politique très volontariste.
M. Claude Kern . - Je souhaiterais revenir sur la question de la dégradation des relations entre enseignants et élèves. J'ai enseigné pendant plus de trente ans au sein d'un établissement secondaire en milieu rural, au sein duquel nous avons eu longtemps la chance de voir l'autorité du professeur respectée. J'ai néanmoins observé une forte dégradation des relations avec les élèves au cours des quatre dernières années. J'ai assisté, dans mon établissement, à la tenue de réunions publiques d'endoctrinement religieux. Mes tentatives d'intervention et mes alertes auprès de la direction sont restées sans réponse, celle-ci arguant de son manque de moyens. Il me parait essentiel de donner plus de moyens à nos équipes dirigeantes, aux CPE, aux proviseurs.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Je rebondis sur votre propos pour réaffirmer l'importance de la transversalité dans l'enseignement, et donc dans la formation. Laïcité, égalité, valeurs républicaines doivent être traitées de manière interdisciplinaire. J'attends beaucoup, à cet égard, du nouvel enseignement moral et civique, qui ouvrira un temps de dialogue avec les élèves. Je voudrais également insister, comme le rappelait Françoise Cartron, sur l'importance du tronc commun au sein des ÉSPÉ.
Vous avez évoqué les difficultés sur le port de certains vêtements par les élèves, comme la djellaba. Plusieurs professeurs remontent des difficultés, qui ne sont pas toujours répercutées par les équipes dirigeantes, par peur de stigmatiser leurs établissements. Les enseignants et chefs d'établissements sont-ils incités à remonter les incidents, au lieu de « mettre le couvercle » sur les difficultés rencontrées ?
Mme Florence Robine . - Vous avez raison d'insister sur le tronc commun au sein des ÉSPÉ. La question est complexe, l'autonomie des universités posant une frontière parfois difficile à dépasser. Les relations entre la DGESIP, la DGESCO, l'inspection générale, et en particulier le bureau des directeurs d'ÉSPÉ, nous rassurent cependant sur notre capacité à travailler de concert. Nous avons par exemple lancé un appel à projet de 300 000 euros pour permettre aux ÉSPÉ de travailler, si possible en réseau, à des projets que nous pourrions soutenir dans le cadre du tronc commun pour développer la professionnalisation des acteurs. Cela est encore embryonnaire et je crois qu'il faut aller plus loin. L'une des principales difficultés réside en réalité moins entre l'institution et les ÉSPÉ qu'entre les ÉSPÉ et les composantes des universités, et notamment les UFR.
S'agissant du rôle des inspecteurs, il est essentiel, mais la surabondance des missions qui leur sont confiées depuis plusieurs années les a éloignés des classes. Sur le cas emblématique du premier degré par exemple, nous avions un corps d'IEN à même d'assurer un rôle d'accompagnement des personnels, mais pour lequel leurs tâches de gestion ont progressivement pris le pas.
On travaille à combler le déficit d'accompagnement pédagogique. La réforme de l'éducation prioritaire, avec la mise à disposition de moyens pour la formation in situ ou en réseau des équipes, et la création dans le second degré de professeurs formateurs académiques, l'équivalent des maîtres formateurs existant dans le premier degré, ont permis un saut qualitatif non négligeable dans l'accompagnement des équipes. Le renforcement de la formation de proximité, sur l'ensemble du territoire, est un point absolument crucial, qui n'est d'ailleurs pas antinomique avec le maintien de l'ESEN en tant qu'organisme public de recherche et de formation de haut niveau, capable d'accompagner l'institution dans la définition de ses stratégies. Une montée en puissance des corps intermédiaires est essentielle.
Sur la question de la mixité sociale, chacun doit prendre ses responsabilités. L'institution scolaire tente de prendre des mesures de sectorisation de nature à favoriser la mixité sociale. C'est le sens d'un décret et d'une circulaire pris récemment, permettant d'avoir plusieurs collèges dans un même secteur. La mise en pratique de ces mesures implique cependant qu'un travail conjoint soit mené avec l'ensemble des partenaires, les autorités politiques, les collectivités territoriales, en faveur d'une politique volontariste, maintenue dans le temps. L'institution scolaire doit également être soutenue, au-delà de la refonte de la sectorisation, sur la question de l'affectation. Les responsables publics et les collectivités territoriales sont-ils aujourd'hui prêts à fixer des objectifs quantitatifs en matière de mixité sociale et à prendre les mesures nécessaires pour atteindre ces objectifs ?
Sur la nécessaire transversalité des enseignements, je ne peux qu'aller dans votre sens.
Enfin, madame la présidente, concernant la crainte de stigmatisation des établissements, les autorités académiques doivent ouvrir le dialogue avec les chefs d'établissement, aborder les problèmes de manière décomplexée et définir les moyens d'y travailler ensemble. Le débat entre parents, élèves et membres de la communauté éducative est nécessaire pour que chacun prenne conscience des conséquences pratiques des actes qu'il mène au quotidien.
Françoise Laborde, présidente . - Merci beaucoup. Il est parfois compliqué pour nous de délimiter ce qui entre ou non dans notre sujet, mais sur un thème aussi vaste que les valeurs républicaines à l'école, il me semble difficile de trop limiter notre approche.
M. Jean-Pierre Obin, inspecteur général de l'éducation nationale
( 5 mars 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Pour notre première audition, nous recevons M. Jean-Pierre Obin, inspecteur général honoraire de l'éducation nationale, actuellement expert associé au Centre international d'études pédagogiques. Docteur en mécanique des solides et en sciences de l'éducation, vous avez, monsieur Obin, après plusieurs années d'enseignement en lycée et à l'université, exercé diverses responsabilités au sein du ministère de l'éducation nationale, avant d'intégrer l'Inspection générale en 1990. Au cours de votre carrière, vous avez publié de nombreux travaux sur le système éducatif français et la pédagogie. Vous vous êtes notamment intéressé aux problématiques de formation des enseignants, d'éducation à la citoyenneté et d'intégration à l'école. En 2003, Luc Ferry, alors ministre de l'éducation nationale, vous a confié la conduite d'une étude sur les signes et les manifestations d'appartenance religieuse dans les établissements scolaires. Vos mises en garde sur la montée des revendications religieuses et communautaires dans les écoles sont cependant restées plus ou moins lettre morte, comme vous le soulignez vous-même... Dix ans après, elles ont pourtant une acuité toute particulière. Quelle analyse portez-vous sur l'état actuel de la transmission et de l'application des valeurs républicaines, au premier rang desquelles la laïcité, au sein des établissements scolaires ?
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Pierre Obin prête serment.
M. Jean-Pierre Obin, inspecteur général de l'éducation nationale . - L'idée d'une étude sur les signes et manifestations d'appartenance religieuse dans les établissements scolaires est née en 2003, alors que Xavier Darcos était ministre délégué à l'enseignement scolaire et Luc Ferry, ministre de l'éducation nationale. Alerté par la sécession d'une partie de la jeunesse scolaire tentée de se couper de la République et de la nation françaises, j'ai pris l'initiative d'en proposer le sujet au groupe « Études et vie scolaire » de l'Inspection générale. Dès 1991 - j'étais alors inspecteur général chargé de l'académie de Lyon - des chefs d'établissement m'ont fait part de la contestation violente suscitée par la première guerre du Golfe, chez certains jeunes Maghrébins, fiers d'afficher leur solidarité avec Saddam Hussein et leur opposition à l'intervention de la coalition internationale à laquelle la France était associée. En 1996, le principal du Collège Longchambon, dans le quartier des États-Unis, à Lyon, m'a alerté au sujet du départ des deux derniers élèves juifs de son établissement. Le harcèlement avait eu raison de la mixité sociale et ethnique des élèves, de sorte que les familles d'origine juive préféraient scolariser leurs enfants dans les établissements publics du centre-ville ou dans le privé catholique. J'ai reçu cette information comme un choc. Enfin, un certain nombre de publications, notamment Les Territoires perdus de la République , en 2000, m'ont convaincu de solliciter une enquête de terrain auprès de l'Inspection générale. En juin 2004, j'ai adressé le rapport de cette enquête à François Fillon qui avait succédé à Luc Ferry ; il l'a reçu sans commentaire et ne l'a pas publié, contrairement à ce qu'aurait voulu la règle.
Diverses raisons ont été invoquées. Il fallait éviter de mettre de l'huile sur le feu lors de la première rentrée où s'appliquerait la loi sur le voile. La rentrée se passe bien. Il fallait ensuite faire profil bas à un moment où des Français étaient otages à Bagdad, avec pour condition de leur libération l'abrogation de la loi sur le voile. Ils sont libérés en décembre 2004. Puis la loi Fillon sur l'éducation nationale en préparation devait être le seul sujet de communication. Finalement, des fuites dans la presse ou sur Internet ont rendu publics certains morceaux choisis du rapport, hélas sortis du contexte, pour être exploités par des sites de l'extrême-droite ou d'organisations sionistes ou féministes. En réaction, la Ligue de l'enseignement et le syndicat des enseignants UNSA ont chacun décidé de publier l'intégralité du rapport sur leurs sites Internet. Quelques jours plus tard, le rapport était également publié sur le site du ministère, sans commentaire.
Nous avions constaté des atteintes convergentes contre l'enseignement et les règles de vie scolaire dans les établissements, encouragées par des groupes et des organisations qui encadrent les élèves musulmans en faisant de la surenchère, comme l'a très bien montré le sociologue Gilles Kepel, dans son ouvrage Quatre-Vingt-Treize en 2012. Une partie de cette jeunesse commence à faire sécession en se coupant de la République et de la nation françaises. « Nous ne sommes pas français », « les Français et nous », « nous et eux » : c'est en ces termes que se traduit le sentiment de non-appartenance à la nation et l'hostilité de plus en plus ouverte envers les valeurs de la République. Un tel comportement exige en réponse une politique volontariste et ciblée d'intégration, dont l'école n'est que l'un des vecteurs, un pilotage ferme et constant, et le développement des compétences des enseignants, afin qu'ils soient en mesure de répondre à la contestation des élèves.
Le rapport n'a pas été diffusé, mais il a infusé. Il a donné lieu à un certain nombre d'initiatives locales. La conférence des directeurs d'IUFM s'en est saisi et a émis des recommandations pour actualiser la formation des maîtres. L'Association des professeurs de géographie s'y est intéressée, ainsi que l'Inspection générale des sciences de la vie et de la terre qui a fait des propositions pour traiter les sujets problématiques comme la sexualité, le darwinisme ou la procréation. En 2007, avec Alain Seksig, qui était responsable de la cellule « laïcité » au Haut Conseil à l'intégration, depuis lors dissoute, nous avons proposé aux Temps modernes un article pour faire le point sur les réactions et les commentaires suscités par le rapport. Le comité de rédaction l'a refusé ; je l'ai mis en ligne sur mon site en 2008.
Après les événements de janvier dernier, les constats du rapport se sont révélés plus actuels que jamais, vous l'avez souligné, madame la présidente. Il y a eu une aggravation depuis dix ans ; la ghettoïsation des quartiers s'est renforcée. Les partisans d'un islam fondamentaliste s'opposent à une jeunesse de plus en plus sensible aux thèses du Front national. Une étude a montré qu'entre 18 et 24 ans, un jeune sur deux est désormais favorable au Front national. Ce n'était pas le cas auparavant. À cela s'ajoutent les évolutions géopolitiques, bien sûr.
J'ai été stupéfait de constater comment, face à l'Internet, les esprits adolescents développent de véritables pathologies de l'entendement. La ministre nous disait récemment qu'un collégien sur quatre était sensible aux théories du complot, y compris au sujet des événements de janvier. La proportion est de 20 % chez les 18-24 ans. Certains témoignages que les journalistes ont recueillis auprès des lycéens nous désespèrent quant à la capacité de l'école à développer le jugement critique des élèves.
Lors de notre enquête de 2004, j'ai visité le collège Versailles à Marseille, où Bernard Ravet était principal. Enclavé entre l'autoroute et une bretelle de sortie, ce collège recrute ses élèves dans un quartier largement contrôlé par les organisations musulmanes. Au moins treize lieux de culte sont répertoriés, dont une importante mosquée du mouvement intégriste Tabligh. L'un de ses militants actifs est surveillant au collège, il organise de l'aide aux devoirs pour les élèves à la mosquée. Un ouvrage créationniste a circulé dans le collège, Le hasard impossible. La théorie de l'évolution des êtres vivants analysée par un croyant , publié par le mouvement Tabligh et dont l'auteur, Mohammad Kaskas, est un professeur agrégé de biologie, exerçant à l'IUFM d'Amiens ! J'ai averti le recteur d'Amiens et le directeur de l'IUFM, lequel n'a pas osé prendre de sanctions par crainte que l'affaire s'envenime. « C'est compliqué » et « il sait se défendre » sont les seules réponses que j'ai obtenues. À la rentrée 2005, trois professeurs femmes en jupe ont été agressées. L'équipe enseignante s'est mise en grève, une cellule de crise a été créée au rectorat, sans qu'aucune mesure décisive ne soit prise... sauf une surveillance policière pour permettre aux professeurs harcelés d'entrer et sortir du collège. Une nouvelle agression a eu lieu au cours de laquelle un jeune a été arrêté. Devant l'inertie du procureur, les enseignants ont menacé de reconduire leur grève. Le jeune a été placé en centre éducatif fermé à Toulon et les sorties de professeurs ont été à nouveau encadrées par une brigade de protection anticriminelle. Finalement, quatre jeunes barbus sont allés voir le principal, lui demandant de faire partir les policiers et promettant en échange qu'il n'y aurait plus d'agressions. La présence policière n'était pas bonne pour leur commerce, ont-ils expliqué ! Ces adeptes de Tabligh et petits trafiquants, interrogés sur leurs contradictions, ont répondu : « On ne vend qu'aux mécréants, on n'emboucane pas nos petits ». Toujours dans le même collège, en période de jeûne musulman, le principal a dû, par mesure de protection, imposer le statut d'externe à 27 élèves sur 150 qui ne pratiquaient pas la coutume religieuse. Ils ne pouvaient aller à la cantine sans subir des insultes ! Violences contre les femmes, contestations de la vie scolaire : de tels exemples montrent la complexité et les intrications des diverses entraves aux lois de la République.
Ce qui n'a pas changé depuis dix ans, c'est l'absence de formation des professeurs, toujours aussi démunis face à la contestation des élèves. Les mesures annoncées par la ministre vont dans le bon sens. Seront-elles assez fortes ? Y aura-t-il une constance dans l'action publique ? L'empilement des décrets et des circulaires pour favoriser le retour de l'autorité est un bel exemple d'inconstance. En 1985, un décret sur les établissements publics locaux d'enseignement détaillait le régime des sanctions, assorti peu de temps après d'un décret complémentaire relatif aux conseils de discipline. En juillet 2000, deux autres décrets ont été publiés, l'un sur le règlement intérieur, l'autre pour nationaliser le régime des sanctions. En février 2004, une nouvelle circulaire a précisé ce dernier décret, avant d'être abrogée en août 2011 par deux nouvelles circulaires qui ont introduit une mesure de responsabilité comme alternative à la sanction d'exclusion temporaire et définitive. Le 27 mai 2014, une nouvelle circulaire a abrogé celle de 2011, en remplaçant les termes « régime des sanctions » par « application de la règle » : il convient de favoriser une démarche éducative et d'éviter au maximum l'aspect répressif. Un nouveau virage a été pris au début de l'année, avec la volonté du Président de la République de rétablir l'autorité dans les classes. Cette avalanche de modifications illustre l'inconstance des politiques publiques. Les acteurs de terrain s'y perdent et finissent par s'en tenir à une représentation ancienne de ce qu'il convient de faire.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Que de temps perdu ! Nous sommes tous responsables de la non-publication de tels rapports et de l'euphémisation des mots par peur de stigmatiser une partie de la population. Les choses et les mots doivent être dits. Vous avez dit que l'école n'était que l'un des vecteurs de la transmission des valeurs républicaines. Je continue à penser qu'elle joue un rôle particulier dans la construction sociale de nos enfants. Le principal-adjoint d'un collège de Lyon me disait récemment que sa principale refusait de faire remonter les problèmes au rectorat pour ne pas gâcher ses chances de promotion professionnelle. La responsabilité et le manque de courage des chefs d'établissements et des politiques sont certains. Il y a une différence entre respecter un régime de sanctions et se limiter à faire appliquer la règle.
Dix ans après la publication de votre rapport, comment évaluez-vous l'état de la transmission et de l'application des valeurs républicaines, notamment la laïcité, dans les établissements scolaires ? La perte d'autorité des enseignants et le défaut de discipline peuvent-ils expliquer la perte des repères républicains ? Les enseignants sont-ils assez préparés pour répondre aux contestations du socle des valeurs républicaines ? Que pensez-vous des mesures annoncées dans le cadre de la « grande mobilisation de l'école pour les valeurs de la République » ? La loi du 15 mars 2004 relative au port de signes ou tenues manifestant une appartenance religieuse dans les établissements scolaires a apporté une réponse partielle à l'une des analyses de votre rapport. Faut-il selon vous revoir l'arsenal législatif en matière scolaire ? Enfin, partant du constat que l'école ne peut pas tout, jusqu'où peut s'étendre le rôle l'éducation nationale dans un contexte socio-économique difficile ?
M. Jean-Pierre Obin . - Je reste sceptique sur l'effet qu'auront un certain nombre de mesures annoncées par la ministre pour assurer la transmission des valeurs. Le constat est clair : les professeurs ne sont pas suffisamment formés. L'article L.111-1 du code de l'éducation assigne comme première mission à l'école, au-delà de la transmission des connaissances, de faire partager aux élèves les valeurs républicaines. Or cet article ne trouve de traduction concrète ni dans les missions qui sont attribuées aux professeurs, ni dans leur formation. En 2014, la réforme des concours a supprimé l'épreuve orale (notée 6 points sur 40, ce qui n'était pas négligeable) qui s'intitulait « Agir en fonctionnaire de l'État de manière éthique et responsable ». Désormais, dans les concours de recrutement, la transmission des valeurs de la République n'est qu'un point parmi d'autres (gestion de la classe, psychologie des adolescents, etc.) sur lequel les candidats peuvent être interrogés. Pour élaborer un manuel de préparation aux concours, j'ai consulté l'ensemble des rapports des jurys. Il n'y a guère que deux ou trois cas où l'on a effectivement interrogé les candidats sur ce point ! J'ai conseillé de rétablir une épreuve à coefficient ; hélas, la ministre a simplement annoncé qu'une partie de l'épreuve orale y serait consacrée, et elle a seulement adressé un courrier aux présidents de jury pour leur recommander d'être attentifs à la question. C'est décevant. Les jurys de l'année en tiendront compte, bien sûr, mais au fil des ans, on retombera dans l'ornière habituelle qui fait que les enseignants restent uniquement centrés sur leur discipline.
La perte d'autorité des enseignants est une réalité. Elle participe d'une crise plus générale de l'autorité. Les pouvoirs publics qui doivent trouver des solutions n'adoptent pas forcément la bonne méthode. Tantôt on préconise une autorité négociée dans la classe, ce qui ne veut rien dire car, comme l'écrit Hannah Arendt, l'autorité ne se négocie pas ; tantôt on prêche pour un retour de l'autorité, en considérant qu'aucune transgression ne doit rester sans réponse. Le balancier varie selon les ministres et leur idéologie, qu'ils soient de droite ou de gauche. L'institution n'apprend plus l'autorité et les enseignants-stagiaires, je le constate chaque jour auprès de mes étudiants, se forgent leur propre concept de l'autorité selon l'éducation qu'ils ont reçue, leur milieu familial, leur origine sociale et culturelle, leurs croyances et leurs convictions. L'institution, désorientée, n'est plus capable de fixer des orientations. Pour éviter les lois conjoncturelles ou les effets d'annonce, il faudrait rappeler aux politiques l'obligation de constance à laquelle ils sont tenus, quels que soient les alternances ou les changements gouvernementaux. Comment est-il possible qu'Alain Savary et Jean-Pierre Chevènement, deux ministres de gauche qui se sont succédé, aient mené des politiques diamétralement opposées ? Un meilleur contrôle des politiques publiques s'impose. C'est le rôle du Parlement, des médias et des citoyens.
Sur la question de savoir s'il faut revoir l'arsenal législatif, je prends le pari, et je l'ai écrit dans un article, que d'ici dix ans le Gouvernement devra étendre aux universités la loi de 2004 sur les signes ostentatoires religieux. Et encore, je vois large : ce sera peut-être dans dix mois. Les universités sont confrontées au même type de problèmes que dans l'enseignement secondaire. La pusillanimité de certains responsables face aux agressions, aux transgressions et aux interventions politico-religieuses qui ont cours sur les bancs de l'université laisse penser que les limites peuvent être repoussées. Or ces groupes testent les limites. Toute absence de réaction crée un droit acquis. Il faut souligner qu'une grande partie de l'enseignement supérieur est déjà soumise à la loi de 2004, qu'il s'agisse des classes préparatoires, des BTS ou des autres formations qui ont lieu dans les lycées (soit 20 % des étudiants). Contrairement à ce que dit Jean Baubérot, cette loi ne s'applique pas seulement aux élèves mineurs. Dans les universités, le règlement intérieur autorise à limiter l'expression des convictions religieuses. C'est rarement le cas. L'initiative ne pourra pas être laissée aux seuls établissements ; il faudra que le Parlement intervienne.
Je ne crois pas qu'il soit nécessaire de légiférer contre les contestations des enseignements. L'arsenal législatif et réglementaire est là pour sanctionner la transgression des règles de la vie scolaire. Le code pénal réprime les violences, qu'elles visent les filles ou prennent la forme de propos homophobes ou antisémites. Il faudrait le rappeler dans une circulaire sans qu'il soit nécessaire de légiférer.
On ne doit pas surestimer le rôle - certes important - de l'école, ni lui confier des missions qui la dépassent. Pour résoudre la question de la jeunesse tentée de faire sécession, il faut une politique de mixité sociale transversale concernant l'école et l'habitat. Les inégalités et les discriminations ne sont qu'un élément du terreau sur lequel se développent les transgressions. La conjoncture géopolitique a une part de plus en plus grande. L'éducation nationale doit tenir son rôle de manière vigoureuse. Les annonces de la ministre auraient pu aller plus loin. J'ai le sentiment qu'on n'a pas voulu aller au bout du chemin. De nombreux rapports, dont le mien, mettent l'accent sur la nécessité de la formation continue pour des enseignants dont les compétences sont de moins en moins en rapport avec leurs missions réelles. Il y a dix ans, une enquête a montré qu'un fossé séparait la vision idéale que les enseignants se faisaient de leur métier et la réalité à laquelle ils étaient confrontés en classe. La puissance publique doit combler ce fossé. Formons les professeurs à leur métier réel plutôt que de les entretenir dans un mythe qui valait au XIX e siècle, lorsque les lycées scolarisaient 3 % de la population.
Je crois que le Gouvernement fait le mauvais choix en privilégiant la formation initiale plutôt que la formation continue. En 1981, Alain Savary avait fait le choix inverse, en osant donner la priorité à la formation continue, au profit de 800 000 personnes, plutôt que la formation initiale, 20 000 autres. À la fin des années quatre-vingt, chaque enseignant bénéficiait de cinq jours de formation continue par an ; nous n'en sommes plus qu'à deux, car l'on a préféré réserver 20 000 emplois nouveaux à la formation initiale des enseignants. Dans l'académie de Toulouse, un responsable de la formation continue des enseignants évaluait son budget à 250 euros par personne, dont 225 étaient mobilisés pour couvrir les frais de déplacement des stagiaires. Nous sommes dans une « déshérence » de la formation continue, pour reprendre un mot du Président de la République. Il n'y aura pas d'objectif ambitieux en matière de citoyenneté et de valeurs sans un puissant effort, notamment budgétaire, pour développer la formation continue. Sans cela, on risque même de susciter l'hostilité des enseignants. La réforme de la formation initiale plombe durablement cette possibilité. C'est un mauvais choix, selon moi.
M. Jacques-Bernard Magner . - Je suis en désaccord avec vos conclusions négatives sur les mesures du Gouvernement actuel. Il a voulu bien faire avec la refondation de l'école. Après la masterisation, réintroduire une formation à la pédagogie était indispensable pour renforcer l'attrait du métier. On compte 20 à 30 % d'élèves en plus dans les nouveaux ÉSPÉ.
La formation continue est une vieille lune. Il faut tout de même rappeler que dans les années quatre-vingt, le renforcement de la formation continue avait pour but de résorber le large corps des remplaçants : ceux-ci sont devenus titulaires en recevant une formation. Peut-être a-t-on perdu dix ans, mais je ne suis pas certain que la réponse soit dans la formation continue. L'école est dans la société, et la société change. Il faut donc que l'école change, car elle n'est pas un îlot qui échappe à la mondialisation ou à l'Internet.
C'est dans les années quatre-vingt que l'on a commencé à parler du problème du voile dans les écoles après qu'un principal de collège a tenu des propos tonitruants à ce sujet dans la presse.
M. Gérard Longuet . - Il est depuis devenu député de l'Oise.
M. Jacques-Bernard Magner . - J'enseignais, à l'époque, et j'avais dans ma classe des élèves qui venaient voilées, sans que cela pose problème. La médiatisation a créé un problème national, voire international. Il y avait beaucoup d'élèves turques, à l'époque, dans les ZEP. Certaines portaient le voile, d'autres pas. Le port du voile n'était pas ressenti comme une agression contre l'école, la République ou la laïcité. Les parents étaient prêts à entendre nos arguments, et une discussion était possible. Les médias ont envenimé la situation et une force politique en a fait son miel. Les partis démocratiques ont intérêt à ne pas donner trop de publicité à ce genre de problèmes. Faut-il penser que « tout est perdu » ? Certes, vous décrivez des situations qui existent. Il y a aussi tous les collèges et les lycées où les choses se passent bien, et j'en connais dans le milieu rural et périurbain que je représente. Dans la majorité des cas, les préoccupations des professeurs sont ailleurs. Mettre en avant en permanence les situations de tension sur la place publique favorise un effet d'emballement. On met en cause le ministère de l'éducation nationale et « les enseignants qui manquent d'autorité ». L'autorité ne se décrète pas, mais on peut apprendre à diriger une classe. Croyez-vous que la situation ait empiré depuis la publication de votre rapport ? Les élèves sont-ils plus difficiles qu'il y a vingt ans ? À Clermont-Ferrand, j'ai pu constater que certains quartiers se ghettoïsaient. Je crains qu'en donnant trop d'écho à ces problèmes avec cette commission d'enquête, on contribue à crisper davantage la situation.
Mme Marie-Christine Blandin . - Votre témoignage est alarmant. Savez-vous dans quels endroits le problème est le plus grave ? Mais nous devons relativiser. Les anciens enseignants, parmi nous, ont connu des cohortes d'adolescents soucieux d'indisposer l'autorité, s'injectant par exemple de l'encre sous la peau pour y dessiner des croix gammées, sans bien savoir de quoi il s'agissait. Ce comportement relève d'un réflexe de turbulence, pas d'un engouement pour une cause.
Vous évoquez la théorie du complot, à laquelle les jeunes seraient particulièrement sensibles parce qu'ils passent beaucoup de temps sur Internet. Vous oubliez les publicités qui affirment que tel shampoing fait repousser les cheveux, telle crème rajeunit la peau de vingt ans... Cela ne contribue pas à fortifier la rationalité de nos concitoyens ! Ne faudrait-il pas renforcer la culture scientifique pour lutter contre ces dérives ? Je souligne aussi que les organismes formant à l'usage des médias, comme le Clemi (Centre de liaison de l'enseignement et des médias d'information), n'ont jamais eu si peu de moyens. Après les événements tragiques de janvier, les grands journaux ne pourraient-ils s'unir et créer une fondation à cette fin ?
Vous avez cité le cas d'un formateur inquiétant encore en poste...
M. Jean-Pierre Obin . - Je ne sais pas ce qu'il est advenu de lui.
Mme Marie-Christine Blandin . - En tous cas, vous jugez qu'il n'a pas été inquiété assez rapidement.
M. Jean-Pierre Obin . - Voilà.
Mme Marie-Christine Blandin . - Cela n'arrive pas seulement à l'école : il a fallu un an à EDF pour déplacer le directeur de la centrale de Gravelines après qu'on a découvert qu'il était membre d'une secte mondialement connue...
M. Jean-Pierre Obin . - Vous me rassurez !
Mme Marie-Christine Blandin . - J'ai interpellé le ministre sur le cas de l'ouvrage créationniste que vous avez évoqué. M. Darcos a répondu efficacement en organisant un colloque de formation, impliquant les membres du Muséum, sur Darwin, la diversité génétique et l'évolution. La réticence à faire remonter les problèmes, que vous avez évoquée, devrait être affaiblie grâce à la nouvelle loi de refondation de l'école, qui ne met plus les établissements en compétition.
M. Finkielkraut, lui, ne parle pas de former à un métier réel mais uniquement de transmettre des savoirs. Je suis heureuse de vous entendre parler de pédagogie ! Ne faudrait-il pas une gouvernance de la formation continue ? Lorsque les heures étaient plus nombreuses, elles n'étaient pas toujours fléchées sur les bons sujets !
Enfin, je n'ai pas apprécié l'expression d'élèves juifs : il n'y a que des citoyens, éventuellement de confession juive.
M. Gérard Longuet . - Hélas, ce n'est pas vrai...
Mme Marie-Christine Blandin . - Nous devons corriger notre vocabulaire.
M. Jean-Claude Carle . - Merci d'avoir ainsi rappelé les grandes lignes de votre rapport. Je regrette que nous n'ayons pas eu le courage de le publier en son temps, car cela nous aurait fait gagner quelques années pour remédier à l'inconstance de l'autorité. Celle-ci résulte de la posture consistant à opposer éducation et sanction, alors qu'il faut les conjuguer, comme je le disais dans mon rapport, intitulé La République en quête de respect .
Plus que d'un manque de moyens, ne souffrons-nous pas d'un défaut de cohérence entre la politique de la famille, celle de la ville et l'éducation nationale ? Il s'agit de cercles concentriques de défaillances autour des jeunes. Peut-être faudrait-il donner cette responsabilité transversale à un super-ministre ?
M. Michel Savin . - Merci pour cette présentation qui peut sembler alarmiste, mais est sans doute réaliste. Ne devient-il pas difficile à certains enseignants d'avoir de l'autorité sur les jeunes d'origine étrangère, surtout quand ceux-ci se réclament de l'islam ? Par peur d'être taxés d'islamophobie, ils ont tendance à renoncer. Relancer la formation continue des enseignants suffira-t-il à enrayer cette démission de l'autorité ?
M. Jean-Pierre Obin . - Supprimer la formation initiale à l'enseignement, dans le cadre de ce qu'on a appelé la mastérisation, a été catastrophique. La situation des jeunes enseignants affectés, en premier poste, dans des zones difficiles, a été dramatique. Les chiffres officieux de l'académie de Créteil qui m'ont été communiqués hier révèlent un taux de démission dans les cinq années après la titularisation de l'ordre de 25 % chez les professeurs des écoles. Le rétablissement de cette formation initiale était plus urgent encore que celui de la formation continue. Mais les choix budgétaires effectués pour y procéder sont contestables - et le Gouvernement a hésité.
Nous avons enquêté aussi bien dans des départements ruraux que dans des zones urbaines. Nous avons eu la surprise de constater que les mêmes problèmes se posent dans les petits bourgs ruraux et dans les grandes villes. Ainsi, la principale du collège de Bourg-Saint-Andéol m'a confié qu'elle avait deux élèves juifs, mais qu'elle était la seule à le savoir, sans quoi ceux-ci ne pourraient pas rester dans l'établissement. Et, à Aubenas, le principal m'a indiqué que les minutes de silence consécutives aux attentats de New York et de Madrid avaient été gravement perturbées, y compris depuis l'extérieur de l'établissement. On m'a même signalé des chants à la gloire de Ben Laden dans un car de ramassage scolaire. Mais à l'époque, on ne nous a pas crus ! On nous répondait que ces jeunes s'amusaient, plaisantaient... Et dix ans plus tard, ils sont partis se faire tuer en Syrie. Ce qui était à l'époque un chahut confus est désormais une transgression ouvertement assumée. Lors d'une émission récente, un enseignant d'un lycée de Suresnes déclarait avoir vu ses élèves regarder les vidéos des assassinats du 7 janvier en applaudissant. Ces jeunes désormais assument leur opposition. En ce sens, on peut dire que la situation s'est aggravée.
Certes, la culture scientifique doit endiguer ce reflux de la rationalité. Quant à l'éducation aux médias, elle me semble être à double tranchant. Je suis membre du conseil d'administration de l'association Projet Aladin, créée par la Fondation pour la mémoire de la Shoah pour traduire les grandes oeuvres se rapportant à la Shoah - écrits d'Anne Franck, de Primo Levi... - dans les langues des pays arabo-musulmans, c'est-à-dire essentiellement le turc, le persan et l'arabe. Cette association se tourne désormais aussi vers la France. Elle a mené récemment une action de formation des professeurs d'histoire-géographie à l'histoire des relations judéo-musulmanes, sous la forme d'une journée de conférences à Toulouse, qui a rencontré un grand succès. Devons-nous chercher à mieux éduquer les élèves aux médias pour réduire leur croyance aux théories de la conspiration ? Demander à des journalistes de leur montrer comment une information peut être manipulée risque de les renforcer dans leur méfiance généralisée...
M. Gérard Longuet . - Exactement !
M. Jean-Pierre Obin . - Ils sont tous persuadés qu'on leur ment, que les médias leur cachent la vérité...
Mon rapport intitulé Enseigner, un métier pour demain avait été remis à Jack Lang à une époque où l'on pensait que la moitié du corps enseignant allait se renouveler en une décennie. Comme la formation continue est toujours le parent pauvre, j'y proposais d'en confier la charge à une agence, indépendante du ministère, qui pourrait pérenniser un budget et en assurer une gouvernance moins opaque. Cela existe dans les fonctions publiques hospitalière et territoriale, même s'il ne s'agit pas à proprement parler d'agences. Même si cette idée n'a jamais été sérieusement reprise, je continue à la promouvoir.
Je maintiens l'expression d'élèves juifs : l'antisémitisme les vise en tant que juifs, même s'ils ne sont pas pratiquants. Je connais un David Cohen qui a publié dans son établissement une lettre ouverte indiquant qu'il n'était pas juif, pour arrêter le harcèlement dont il était l'objet !
Faut-il un super-ministre ? Il y a déjà le Premier ministre...
M. Gérard Longuet . - Absolument !
M. Jean-Pierre Obin . - Et le vaste ministère de l'éducation nationale est déjà difficile à gouverner.
J'observe chez les jeunes enseignants une vraie difficulté à comprendre ce qu'est l'autorité éducative, et donc à l'exercer. Une formation pratique serait le meilleur remède - quelques heures dans les classes de ceux qui y parviennent très bien seraient très utiles. Je travaille beaucoup sur des études de cas. Il arrive souvent qu'un professeur, par conviction ou parce qu'il n'y arrive pas, n'exerce pas d'autorité. Au conseil de classe, il découvre que ses collègues n'ont aucun problème avec la même classe, et se sent alors dévalorisé, voire culpabilisé. Le film Les Héritiers montre bien que certains enseignants savent encore exercer l'autorité.
M. Jacques-Bernard Magner . - C'est une alchimie...
M. Jean-Pierre Obin . - Cela s'apprend et, surtout, l'éducation nationale doit le favoriser, notamment dans les ÉSPÉ, dont les enseignants ont des conceptions très diverses de l'autorité. C'est normal, mais le ministère devrait avoir une position claire sur l'éthique éducative.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Merci.
M. Alain Boissinot,
ancien président du
Conseil supérieur des programmes
( 5 mars 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Cette audition sera captée et diffusée sur le site Internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié. Monsieur Alain Boissinot, vous êtes inspecteur général de l'éducation nationale et avez présidé le Conseil supérieur des programmes (CSP). Agrégé de lettres et docteur en littérature française, vous avez enseigné dans le secondaire pendant une vingtaine d'années, avant d'occuper diverses responsabilités au ministère de l'éducation nationale, parmi lesquelles les fonctions de directeur des lycées et des collèges et de directeur de l'enseignement. Vous avez été nommé recteur de l'académie de Bordeaux en 2001, puis de l'académie de Versailles en 2004, après avoir assuré la direction du cabinet du ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche. En octobre 2013, vous avez pris la tête du CSP nouvellement créé et vous en avez démissionné en juin 2014.
C'est à tous ces titres que la commission a souhaité vous entendre, pour connaître votre analyse sur l'état de la transmission des valeurs républicaines dans les établissements scolaires. Éclairé par votre expérience au sein du CSP comme par vos fonctions antérieures, vous pourrez sans doute mieux décrire les difficultés rencontrées sur le terrain et les réponses que l'école peut y apporter.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Alain Boissinot prête serment.
M. Alain Boissinot, ancien président du Conseil supérieur des programmes . - Merci de votre accueil. Je sais que d'autres auditions sont prévues, notamment de Mme Florence Robine, directrice générale de l'enseignement scolaire, ou de M. Jean Baubérot sur la laïcité.
J'ai rencontré de nombreux enseignants et chefs d'établissements en janvier : ils estiment un peu rapide, lorsqu'une crise qui concerne la société tout entière, d'interpeller l'école, sur laquelle la société projette ses doutes et ses angoisses, au nom d'un passé idéalisé. Certes, l'école connaît des difficultés réelles. Elle accueille désormais la totalité d'une génération - et c'est en classe de quatrième et de troisième que les problèmes sont les plus vifs. En septembre 2001, j'étais recteur de l'académie de Bordeaux, où déjà des réticences s'étaient manifestées après les attentats. En fait, c'est plutôt le contraire qui serait surprenant ! Les valeurs qui nous paraissent évidentes ne le sont pas encore à leur âge.
La pratique d'un rituel comme la minute de silence, naturel dans certaines instances, me semble inadaptée au monde scolaire. Ce rituel a un sens au sein d'une communauté qui partage déjà certaines valeurs. Pour des adolescents, chez qui les valeurs sont encore à construire, une heure de parole conviendrait mieux. N'allions-nous pas au-devant d'incidents inévitables ?
Les jeunes passent désormais plus de temps devant leurs écrans qu'à l'école. Avant d'interpeller celle-ci, songeons qu'ils sont exposés quotidiennement à une vision de notre société bien peu conforme aux valeurs républicaines que nous prônons. Ils ont le sentiment d'un fort décalage entre le discours qui leur est tenu et la réalité qu'ils constatent.
Les valeurs républicaines auxquelles nous nous référons ne vont pas de soi - y compris pour les adultes ! Donnons-nous tous le même sens à des mots comme laïcité, intégration, égalité, et même fraternité ? Le vivre-ensemble, qui est apparu dans la terminologie européenne, est également une notion ambiguë. Le philosophe Abdennour Bidar, qui réfléchit sur l'islam et la société contemporaine, aime à citer Paul Valéry, qui écrivait en 1938 à propos de la liberté qu'elle est « l'un de ces (...) mots qui ont plus de valeur que de sens ; qui chantent plus qu'ils ne parlent ; qui demandent plus qu'ils ne répondent ». N'en va-t-il pas de même des valeurs auxquelles nous nous référons ? Nous devrions travailler à leur donner un sens : depuis deux siècles, les valeurs républicaines sont plus à construire qu'à constater. Et nos enseignants ont besoin d'une réassurance quant à ces valeurs qu'on leur demande de porter. Celle-ci ne peut leur venir que de la société.
Avons-nous tous la même conception de la laïcité ? Sommes-nous tous capables de distinguer le fait religieux des dérives sectaires ? Comment articuler les principes de rationalité et de libre examen avec la croyance religieuse ? La tradition chrétienne a mis des siècles à clarifier les enjeux en ce domaine, et pour l'islam le débat se poursuit. Les enseignants sont dans le brouillard... Lorsque, auprès de Luc Ferry, je participais à l'élaboration de la loi de 2004 sur les signes religieux, j'avais constaté le flou qui régnait parmi les professeurs sur ces notions. Un effort de clarification doit partir de la société et, par la formation, toucher les enseignants.
Le débat entre éducation et instruction est un autre point de blocage. Il existe une tradition en France, qui se réclame - à tort - de Condorcet, pour considérer que le rôle de l'école est uniquement de transmettre des connaissances, codifiées en disciplines, tandis que l'éducation relèverait exclusivement des familles. Certes, l'école doit être respectueuse du rôle des familles dans l'éducation. Mais elle a une légitimité éducative, et son repli sur l'instruction, motivé par la peur, est dangereux : les enseignants doivent réinvestir les enjeux éducatifs, et nous devons les y aider. Ils doivent bien montrer aux élèves qu'en les instruisant on les éduque et on les forme à une vision du monde qu'incarne l'école républicaine.
Par exemple, comme l'a dit Florence Robine, en enseignant les sciences, on transmet, au-delà des techniques et des connaissances, une certaine conception des procédures qui permettent de viser la vérité : comment discerner entre plusieurs opinions ? Quel processus de raisonnement est le plus sûr, le plus consensuel, pour parvenir à des vérités supérieures aux simples croyances ? Voilà des enjeux épistémologiques. Et cela vaut aussi pour les sciences humaines : il y a des manières de dialoguer préférables à l'injure, aux techniques de persuasion ou à la propagande. Les programmes, depuis quelques années, ont déserté ce terrain. Il faut le réinvestir.
La contribution de l'école aux valeurs républicaines doit donc être de réinvestir, dans les programmes, le message républicain, dans une démarche éducative qui renoue avec l'esprit des fondateurs de l'école républicaine, y compris Condorcet.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Votre expérience de haut fonctionnaire nous est précieuse. Des épisodes comme la minute de silence ne sont pas nouveaux, mais n'ont jamais été aussi conspués. Qu'y a-t-il derrière ces manifestations ? La transmission des valeurs républicaines bute-t-elle, au sein des établissements scolaires, sur des difficultés identifiées ? Le socle de connaissances, de compétences et de culture, sur le point d'être refondu, inscrit cette transmission parmi les missions de l'école. Dans la pratique, les valeurs républicaines vous paraissent-elles suffisamment inculquées à l'école ? La perte d'autorité des enseignants et le défaut de discipline peuvent-ils expliquer cette perte des repères républicains ? Les enseignants, les personnels de vie scolaire et les chefs d'établissement sont-ils assez préparés et formés pour répondre aux interrogations, même dans le cadre de la « grande mobilisation de l'école pour les valeurs de la République » ? Le système de promotion des chefs d'établissement n'a-t-il pas pour effet de limiter la remontée d'information sur les difficultés observées sur le terrain ?
M. Alain Boissinot . - Le flou dans la définition des valeurs républicaines, que j'ai évoqué, est un obstacle à leur transmission. Même entre adultes, nous voyons que nos conceptions divergent : nous devons avoir ce débat. N'étant plus sûrs de ce qu'ils doivent transmettre, les enseignants ont tendance à se retrancher derrière une conception erronée de la tolérance. Il y a une tolérance souhaitable et une tolérance de résignation, et ces deux conceptions ne se valent pas. C'est dangereux : la version molle de la tolérance conduit à faire des concessions excessives à des idées fausses. Par exemple, la théorie du dessein intelligent et le darwinisme ne se valent pas. On peut en discuter mais, au plan scientifique, cela n'a pas la même valeur. On ne saurait accepter pareillement les deux, ce serait de la tolérance dévoyée.
L'école doit défendre l'idée selon laquelle ce qui prévaut, dans une société républicaine, c'est le débat rationnel tendu vers la recherche de la vérité utile au bien public, et non la croyance en une vérité révélée. Les enseignants doivent donc être clairs sur les mécanismes de l'argumentation et de la démonstration, y compris en sciences humaines : c'était le rôle, autrefois, de la rhétorique. Nous ne devons pas relâcher notre exigence intellectuelle. L'échange, le dialogue argumenté, tel que nous l'a enseigné la Grèce classique, est une meilleure façon de régler les différends que la violence. Nous devons donc faire une part plus importante à l'entraînement à l'échange oral, au débat, des exercices qu'on ne pratique plus guère dans nos écoles.
Ce qui renforcerait l'autorité de nos enseignants, c'est de pouvoir s'adosser à une mission clairement définie. La société doit les aider à être plus sûrs de ce qu'ils ont à faire afin qu'ils se sentent parfaitement légitimes. La formation des enseignants doit être améliorée, leurs missions mieux définies, et leur place plus marquée au sein de la communauté éducative : sortons de l'idée que l'enseignement se joue dans le tête-à-tête entre le professeur et sa classe. À cet égard, le soutien de toute la communauté éducative, en particulier du chef d'établissement, est essentiel.
M. Jacques Legendre . - Avoir demandé aux élèves d'observer une minute de silence après les attentats de janvier m'a laissé perplexe. Ce moment de recueillement correspond, pour moi, à une manifestation de solidarité à l'égard d'une douleur, partagée et ressentie, lors de la survenue d'un événement grave. Et nous l'avons exigé d'élèves qui ne se sentent pas solidaires des victimes, voire même agressés par les valeurs qu'elles incarnaient.
Le refus de certains de s'y plier signifie-t-il une hostilité à l'égard de la France ? De la même façon il est arrivé que notre équipe nationale de football soit conspuée, l'équipe algérienne applaudie : ces jeunes supporters se sentaient imaginairement plus proches d'un pays qu'ils ne connaissent même pas. Nous nous souvenons tous comment un Président de la République choisit, un jour, de quitter la tribune après que La Marseillaise avait été sifflée. Pourquoi faudrait-il imposer des manifestations de solidarité à des jeunes qui ne se sentent pas solidaires ? Les valeurs républicaines, pour être bien comprises et partagées, supposent la maîtrise de leur sens, donc la maîtrise de la langue. Or le vocabulaire de certains élèves est extrêmement limité : quelques centaines de mots, tout au plus. Enfin, comment ces enfants peuvent-ils intérioriser ces valeurs quand leurs familles demeurent plongées dans des antagonismes hérités de l'époque coloniale ?
La solution, à mon sens, ne passe pas par l'apprentissage et la récitation d'un catéchisme républicain, malgré tout l'attachement que j'ai pour lui. Les élèves se sentiront solidaires et intégrés dans notre société française si nous favorisons leur succès à l'école. Pardonnez-moi de jeter quelque peu brutalement ce pavé dans la mare de notre débat...
Mme Marie-Christine Blandin . - Je ne changerai pas une virgule aux propos de M. Legendre, l'ancien président de notre commission de la culture.
J'approuve, monsieur Boissinot, vos commentaires sur la formation des enseignants. Hélas, l'actualité risque de nous rattraper avant qu'une nouvelle classe d'âge de professeurs entre dans nos écoles ! Pourquoi l'Etat ne fournirait-il pas des guides de savoirs et d'arguments sur les sujets sensibles ? Pour avoir été très engagée contre le créationnisme, j'ai vu des pédagogues désemparés, en mal de véritables savoirs sur ces questions.
Chacun s'accorde à vouloir renforcer l'enseignement du fait religieux. Fort bien, mais c'est de la dynamite ! Si l'enseignant n'est pas un tant soit peu solide, cela créera de fortes secousses, ouvrira des failles béantes dans lesquelles s'engouffreront ceux qui le voudront. Ne pourrions-nous pas constituer un guide pour les enseignants ? Demander aux représentants des religions d'y participer en parvenant à une présentation commune de chaque religion ?
Mme Gisèle Jourda . - Monsieur l'inspecteur général, j'apprécie votre façon de souligner les difficultés de nos enseignants et de la transmission des valeurs républicaines. Pour que l'enseignant transmette ces valeurs, il doit les partager, connaître leurs racines et ne pas méconnaître que leur contenu change, évolue.
Les parents ne figurent pas dans le tableau que vous avez dressé. Leur irruption dans l'école est pourtant un phénomène constant ces dernières années, ils vont jusqu'à mettre en question les enseignements prodigués. Qu'il s'agisse d'éducation ou d'instruction, peut-être faudrait-il mieux préserver nos enseignants de ces intrusions si nous voulons qu'ils puissent exercer leur autorité sereinement.
M. Alain Boissinot . - Madame Blandin, les guides relèvent de ce que j'ai appelé la réassurance des enseignants. Oui, les outiller, leur donner une culture scientifique et générale qu'ils n'ont peut-être pas acquise au cours de la formation initiale et continue est un enjeu majeur. Lorsque j'étais auprès de Luc Ferry, nous avions connu les mêmes difficultés après le 11 septembre 2001. Le ministre avait alors souhaité la publication d'un guide, « L'idée républicaine aujourd'hui ». Ce très bel ouvrage rassemblait des textes littéraires, philosophiques et scientifiques. C'est une démarche à faire prospérer.
L'enseignement du fait religieux, question essentielle et difficile ! Contrairement à ce que l'on croit trop souvent, on ne règle pas le problème en expliquant qu'un prophète est apparu en Judée au début de notre ère, puis un autre sept siècles après entre La Mecque et Médine avant que ne sortent de terre les cathédrales gothiques au XII e siècle. Si c'est utile d'un point de vue historique, cela ne dit rien, non pas des religions, mais de la religiosité. Ce sur quoi bute l'enseignement, c'est la relation entre la rationalité héritée des Lumières et les croyances religieuses. Personne ne demandera évidemment aux enseignants de porter le fer sur le terrain religieux ; en revanche, ils doivent en savoir suffisamment pour dialoguer. Je m'excuse de le citer encore, mon ami Luc Ferry a donné un exemple de cet indispensable dialogue entre pensée philosophique et pensée religieuse dans ses conversations avec l'évêque Gianfranco Ravasi, publiées dans Le philosophe et le cardinal . Le philosophe Abdennour Bidar y participe s'agissant de l'islam.
Des enseignants mieux outillés pourront justement plus facilement faire face et s'expliquer avec les parents, non pas seuls, mais au sein de leur communauté éducative.
M. Gérard Longuet . - La France a une expérience de l'enseignement religieux. Dans les trois départements concordataires que sont le Bas-Rhin, le Haut-Rhin et la Moselle, il est théoriquement obligatoire mais au libre choix et dispensé à l'extérieur de l'école. La formule me semble bonne. Je suis assez hostile à un enseignement des religions ; il serait source de conflits permanents.
Dans un autre siècle, j'ai présidé le Parti républicain... C'est dire combien je suis profondément républicain ! Pour autant, l'histoire de France ne commence pas en 1789, elle est le fruit d'une longue construction avec un héritage celte, romain, judéo-chrétien. Notre histoire est riche, nous pouvons puiser dans cette richesse toute la matière pour parler du catholicisme, du protestantisme, du judaïsme ; un peu moins de l'islam, il est vrai - quoique, Napoléon III et le « royaume arabe » ou encore le « comment peut-on être Persan ? » de Montesquieu sont l'occasion de l'aborder.
J'ai été autrefois aux commandes d'une administration qui a le sens de l'autorité. Dans l'armée, l'autorité repose sur une discipline, formelle, et une sanction, réelle, qui est celle du danger partagé. J'ai, du reste, constaté le même phénomène dans les mines de charbon : la discipline s'impose par la nécessité d'être soudés en cas d'accident. La difficulté de certains enseignants à exercer l'autorité ne procède-t-elle pas de leur impossibilité de recourir à la sanction ? Voyez la formule gravée dans le bronze des canons des Invalides : ultima ratio regum , le dernier argument des rois. Je défie quiconque d'exercer une autorité s'il est privé de l'arme de la sanction. Cela explique ces comportements de copinage, voire de séduction, de la part de certains enseignants ; craignant d'être désavoués par leurs autorités s'ils sanctionnent l'élève, ils ne voient pas d'autre moyen d'obtenir la paix dans les classes.
Pardonnez-moi de me citer encore : j'ai également été, au siècle dernier, le ministre d'une grande administration : La Poste. J'en ai retiré la conviction que court-circuiter la hiérarchie ne fonctionnait jamais.
M. Alain Boissinot . - L'identité française est la résultante d'une histoire longue, d'une construction ; nous en sommes tous d'accord. Je vois cependant qu'elle a aussi un avenir, qu'elle est appelée à se transformer encore. Nous sommes dans un processus évolutif, qui n'est nullement figé. Tout est dit dans la grande conférence que l'historienne Mona Ozouf a donnée à Berlin en 2010 à l'époque du débat national sur l'identité française.
Je n'ai aucune pudibonderie à parler de sanctions, elles sont parfois nécessaires. Toutefois, la véritable autorité dans le monde de l'éducation est celle qui provient, non du chef, mais du prestige, de la légitimité attachés au savoir. L'élève fait crédit à un enseignant dont il sait qu'il a beaucoup à lui apprendre. Certes, les heures de colle n'existent plus et, passez-moi cette parenthèse, dans d'autres enceintes, l'on interdira bientôt la fessée... Pour autant, les enseignants disposent d'un mécanisme de sanction redoutable et reconnu comme tel par les élèves : l'orientation.
M. Gérard Longuet . - C'est exact.
M. Alain Boissinot . - Pour autant, il faut bien se garder de dévoyer la fonction d'orientation...
Mme Françoise Laborde, présidente . - Merci d'avoir accepté notre invitation et d'avoir répondu si précisément à nos questions.
M. Luc Ferry, ancien ministre de la jeunesse,
de
l'éducation nationale et de la recherche (2002-2004)
( 12 mars 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Nous sommes heureux de recevoir M. Luc Ferry, ancien ministre de l'éducation nationale. Monsieur le ministre, vous avez appartenu au gouvernement de Jean-Pierre Raffarin de mai 2002 à mars 2004, avec comme portefeuille la jeunesse, l'éducation nationale et la recherche. Vous connaissez bien la communauté éducative puisque vous avez-vous-même enseigné la philosophie entre 1993 et 2002. Outre la publication d'ouvrages sur le sujet, votre réflexion sur l'éducation et la transmission s'est poursuivie à la présidence du conseil d'analyse de la société de 2004 à 2013. L'engagement des jeunes est un sujet qui vous tient à coeur, car vous avez participé à la commission « Ambition volontariat », de l'agence du service civique. Le Premier ministre François Fillon vous a également confié une mission sur l'aspiration des jeunes. Enfin, lorsque vous étiez ministre de l'éducation nationale, vous avez défendu devant le Parlement la loi du 15 mars 2004 encadrant le port des signes religieux au sein de l'enseignement public. Nous aimerions vous entendre sur l'ensemble de ces sujets, au regard de la situation actuelle.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Luc Ferry prête serment.
M. Luc Ferry, ancien ministre de l'éducation nationale . - Depuis bien longtemps, j'ai la conviction que dans le primaire les programmes d'instruction civique sont calamiteux, voire absurdes. Non pas que leur contenu soit inintéressant, mais il est inadapté au public de jeunes enfants à qui l'on s'adresse. C'est dommage, car au CP, au CE1 et au CE2, les enfants sont de bonne volonté, ils écoutent leur maîtresse et l'on peut encore agir. Face aux frères Kouachi, il est trop tard. Les programmes d'instruction civique sont tantôt un mélange de principes de droit constitutionnel digne d'un cours de licence à l'Université, tantôt une somme de petits préceptes de morale sans intérêt. Dans leur version actuelle, rien sur l'antisémitisme, le racisme, les crimes contre l'humanité ou les génocides ; en revanche, on demande à des enfants de sept ou huit ans de connaître dans leurs grandes lignes les recettes et les dépenses de l'État et des collectivités locales, ainsi que la nature des différents impôts : impôt sur le revenu, taxes locales et TVA. C'est grotesque, et d'un ridicule achevé. Je ne dis pas que ces sujets sont illégitimes, mais l'école est obligatoire jusqu'à 16 ans : on a bien le temps de les traiter. Quand on a huit ans, ce sont les grandes questions morales qui passionnent. Elles ne figurent nulle part dans les programmes.
Lorsque j'étais ministre, j'avais sollicité des intellectuels venus de tous les horizons autour de la publication d'un guide, L'idée républicaine aujourd'hui , pour rappeler les valeurs de la laïcité et de la vie commune. Mohamed Arkoun, Jean-Pierre Azéma, Élisabeth Badinter, Tahar Ben Jelloun, Pascal Bruckner, Régis Debray, Marceau Long, Jean-Christophe Rufin, Dominique Schnapper, Tzvetan Todorov, Michel Winock, tels sont ceux parmi d'autres qui ont contribué à nourrir cet ouvrage pédagogique, paru en 2004. Pour marquer les esprits des enfants et leur inculquer des messages de morale civique, rien n'est plus efficace que de recourir aux grandes oeuvres littéraires ou cinématographiques. On ne sort pas indemne de la lecture du Choix de Sophie ou d'une projection de la Liste de Schindler . Un documentaire sur la manière dont la Mosquée de Paris s'est mobilisée pour défendre les résistants en 1942 ne pourra que bouleverser les enfants.
Quant aux plus grands, arrêtons de fantasmer sur l'idée d'un service civil obligatoire. Nous avons travaillé sur le sujet, pendant deux ans, avec l'amiral Béreau, en auditionnant des représentants des partis politiques, des groupes du Sénat et de l'Assemblée nationales ainsi que des associations. La conclusion est claire : le service civil ne sera jamais obligatoire ; sinon, il doit être militaire. Les associations privées qui accueillent les jeunes en service civil, qu'il s'agisse d'ATD quart-monde, des Chantiers de Soeur Emmanuelle ou de la Croix Rouge, ne souhaitent pas se voir imposer des bénévoles qui risquent de mettre en péril leur mission, dans le cas d'un engagement contraint. On a besoin de 100 000 bénévoles pour lutter contre la solitude des personnes âgées dans les territoires. Ces bénévoles devront être motivés et volontaires si l'on veut éviter un désastre. L'engagement perd de sa valeur quand il devient une obligation. À cela s'ajoute le fait que les associations ne pourront pas gérer la désertion éventuelle des jeunes. Enfin, pour satisfaire une classe d'âge, il faudrait offrir 700 000 missions là où nous n'en avons tout au plus que 200 000. Nous risquons de devoir inventer des stages photocopies-café, à moins d'empiéter sur les emplois marchands. Seuls les militaires peuvent gérer 700 000 jeunes et les obliger à revenir !
De surcroit, le service civique ne coûterait rien : il suffirait d'y consacrer le budget des emplois jeunes. Christine Lagarde y était favorable, en son temps. L'avantage énorme du service civil - l'exemple italien nous le montre - c'est qu'il touche toutes les classes sociales et fait tache d'huile d'un milieu à l'autre. Du 7 e arrondissement de Paris jusqu'aux quartiers des cités, le brassage social opèrera dans 95 % des cas. Il sera d'autant plus efficace quand le service civil s'organisera autour de chantiers plutôt que d'un engagement individuel. Par la suite, les jeunes pourront valoriser leur expérience, sur le modèle de ce qui se fait au Canada. Une expérience menée auprès d'enfants autistes servira pour un mémoire de maîtrise, à l'université. On peut également imaginer un carnet de service civique à faire valoir auprès des futurs employeurs.
Enfin, il est indispensable de rétablir l'autorité au collège, mais c'est un autre sujet.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Vous avez exercé vos fonctions de ministre dans une période difficile. C'est un grand tort que d'avoir raison trop tôt...
Vous venez de parler de l'autorité au collège. Les enseignants sont-ils correctement préparés pour transmettre les valeurs républicaines? Les programmes sont-ils satisfaisants de ce point de vue ? Faut-il rééditer le guide « L'idée républicaine aujourd'hui » publié en 2004 ? Pensez-vous qu'un enseignement du fait religieux au cours de la scolarité contribuerait à diffuser l'esprit de tolérance ? Selon vous, le ministère de l'éducation nationale dispose-t-il des outils nécessaires pour recenser, relayer et traiter les incidents qui se déroulent à l'école ? N'y aurait-il pas une réticence à faire état des difficultés observées, qu'il s'agisse de la contestation des enseignements ou des atteintes aux règles du vivre-ensemble ?
M. Luc Ferry . - Jusqu'en 2006, nous disposions du logiciel Signa , créé, à l'initiative de Claude Allègre, pour recenser toutes les actions de violence à l'école. Le dispositif a été supprimé en 2008 sans justification. Entre 2005 et 2006, on a recensé 85 000 incidents graves, dont 24 390 violences physiques sans armes, 21 000 insultes et menaces, et 1 611 violences avec armes, sans parler du trafic de drogue, des viols, etc. Et, sans parler non plus de ce phénomène dévastateur qu'est le racket, aux portes de l'établissement scolaire. En matière de violence, toutes les difficultés se créent et s'enkystent à l'école primaire. Elles deviennent visibles au collège, car c'est le temps de l'âge remuant. Les professeurs n'ont que leur autorité naturelle pour y répondre. Que peuvent-ils faire lorsqu'un élève ne se présente pas à ses heures de colle ? Le renvoi temporaire de l'établissement est-il une sanction bien efficace, quand l'absentéisme des élèves est chronique ? C'est un cautère sur une jambe de bois. Les professeurs sont démunis ; leur autorité ne peut s'appuyer sur aucune sanction. La situation est différente dans les établissements privés, où l'on renvoie les enfants à tour de bras, garantissant ainsi un taux exceptionnel de réussite au bac. Ce n'est pas possible dans l'enseignement public.
Pour redonner sens à la notion de sanction, il faudrait développer les travaux d'intérêt public au sein des collèges, en veillant à ce que les élèves qui refusent de les accomplir aient à répondre de ce comportement, en impliquant au besoin leurs parents. La proposition d'Éric Ciotti a été mal comprise. Il ne s'agissait pas de supprimer systématiquement les allocations familiales en cas d'absentéisme des élèves, mais de cibler la sanction sur les parents qui manifestent clairement leur mauvaise volonté par rapport à l'école, ceux qui en viennent à insulter voire à frapper les enseignants. Il n'y a pas d'autorité sans sanction.
Le problème de la violence doit aussi être traité en amont. C'est souvent après avoir connu l'échec pendant des années que les adolescents finissent par devenir violents. Dans l'étude que nous avons publiée avec l'amiral Béreau, nous avons comparé les chiffres fournis par les journées d'appel à la préparation de la défense (JAPD) et ceux du ministère de l'éducation nationale. On compte 35 % d'élèves en difficulté de lecture à l'entrée en sixième, et tout autant lors des JAPD. L'illettrisme est un problème majeur. La seule solution serait de dédoubler les classes de CP pour que les maîtres puissent corriger la situation. Le constat est clair : 80 % des élèves qui n'ont pas appris à lire au CP n'apprendront jamais à lire. C'est la voie royale vers l'échec scolaire.
Une autre solution consisterait à développer des classes en alternance entre collège et lycée professionnel ou entre collège et entreprise. Loin de moi cependant l'idée de vouloir casser le collège unique. L'alternance donnerait aux élèves la possibilité de découvrir des métiers différents, la taille de pierre au lycée d'Arras, ou la navigation fluviale au lycée de Strasbourg. Nous ne sommes pas au XIX e siècle et l'idée n'est pas de former de petits ouvriers de treize ans. C'est pourquoi, les élèves devront poursuivre dans l'enseignement général aussi loin que possible, ne serait-ce que pour pouvoir passer un bac professionnel. Ce système fonctionne. Il peut sauver la vie de certains enfants. Cela fait douze ans que je le répète, au point d'être lassé de mon radotage. On pourrait ainsi régler 80 % des problèmes d'incivilité et de violence.
Quant à l'enseignement du fait religieux, nous l'avons mis en place avec Dominique Borne, dans les programmes de sixième et de seconde. Les professeurs d'histoire et de lettres sont invités à travailler ensemble, avec l'obligation de faire lire à leurs élèves les grands textes religieux. J'ai eu l'occasion de discuter du sujet avec le cardinal Lustiger. Nous étions tombés d'accord sur l'idée que l'enseignement du fait religieux ne pouvait pas constituer une discipline en soi, à moins de convoquer des prêtres, des imams ou des rabbins en lieu et place des professeurs d'histoires, ce qui n'est pas souhaitable, car il ne s'agit pas d'un enseignement confessionnel. Quoi qu'en dise Régis Debray, avec qui nous étions pourtant d'accord, l'enseignement du fait religieux existe bel et bien aujourd'hui, en sixième et en seconde.
En matière de violence à l'école, les 85 000 incidents graves recensés par Signa ne sont que le sommet de l'iceberg. Les chefs d'établissement sont souvent réticents à signaler les difficultés, par peur de donner une mauvaise image de leur collège.
M. Gérard Longuet . - Votre intervention enthousiaste est la marque d'un esprit éternellement jeune qui ne doute pas que l'on peut changer les choses, ce qui est une perspective roborative. L'éducation nationale a longtemps reposé sur le face-à-face entre les enseignants et les élèves. N'est-il pas temps de construire une culture d'établissement scolaire à l'image de ce qui se fait dans l'enseignement privé ? On peut critiquer l'élitisme artificiel qui prévaut dans l'enseignement privé, mais le système d'un établissement scolaire fonctionnant autour de valeurs communes, avec un directeur qui reste libre du choix de ses élèves et de ses professeurs, semble efficace. Dans l'enseignement public, le principal du collège passe souvent, chez les professeurs, pour un déserteur qui a fui le front pour se réfugier dans la relation avec les adultes. Les chefs d'établissement gèrent la misère sans disposer d'aucune autorité. Ils n'entrent même plus dans les classes ! La communauté éducative - formule à la mode -, n'est qu'une coquille vide, car les enseignants du public ne se fédèrent pas autour de valeurs communes. Dans le primaire, des établissements émergent qui regroupent des classes. En milieu rural, on trouve des écoles cantonales, et parfois supra-cantonales. N'est-il pas temps de leur donner une véritable identité, en leur affectant des budgets locaux ? La codification des comportements est une piste à explorer. Dans l'armée, le salut, le vouvoiement, l'uniforme, les horaires et les rituels sont autant d'éléments formels qui organisent la coexistence pacifique des militaires. À l'école, cette codification n'existe que de manière aléatoire. C'est en travaillant à établir une identité forte des établissements scolaires que l'on pourra réintroduire la notion d'autorité.
Enfin, une question me passionne : si l'on peut adopter des enfants, peut-on adopter des ancêtres ? Jusqu'où peut-on amener les jeunes à s'approprier des figures fédératrices comme Jeanne d'Arc, Du Guesclin, Gambetta quittant Paris assiégé en ballon ou le Zola de « J'accuse » ?
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont . - Comment les enseignants peuvent-ils lutter contre la déshérence de certaines familles, en termes de transmission des valeurs et des principes ? L'internat peut-il être une solution pour remettre certains enfants dans le droit chemin ? Êtes-vous favorable à la suppression des allocations familiales pour sanctionner l'absentéisme ?
M. Luc Ferry . - Je crois avoir répondu très clairement à la question. Je suis hostile à la suppression systématique des allocations familiales ; ce n'est d'ailleurs pas ce que propose M. Ciotti. Je suis favorable à la sanction quand elle s'applique aux parents qui refusent de collaborer avec les enseignants.
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - En tant que sénatrice, mais aussi comme enseignante de métier - les sénateurs ne font pas que de la politique ! - je suis très intéressée par vos réflexions philosophiques que je lis régulièrement. Je regrette cependant la forme de nos travaux : la création d'une commission d'enquête porte une suspicion de départ...
Mme Françoise Laborde, présidente. - Comme présidente de cette commission et sans vouloir vous être désagréable, je remarque qu'à chaque audition enregistrée pour sa retransmission télévisée, cette question revient ! Quand les caméras ne sont pas là, la question non plus...
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont. - J'ignorais que nous étions enregistrés, et je n'ai pas souvenir que la question ait déjà été soulevée. Vous me permettrez de poursuivre ma réflexion en considérant qu'une autre forme aurait été préférable car sur un sujet aussi important, la responsabilité collective est partagée depuis des années par les gouvernements successifs.
Comment lutter contre la déshérence scolaire en aidant les familles ? Pensez-vous que l'internat, sous réserve de moyens, peut être une solution ? Vous souhaitez que la sanction ne s'applique que dans certains cas. N'est-ce pas antinomique avec le débat qui a cours sur la mise sous conditions de ressources des allocations familiales ? Cette aide est-elle un droit universel ou conditionnel ?
Mme Marie-Annick Duchêne . - Certaines écoles privées sont élitistes, d'autres moins. Je connais une école élémentaire privée, à Versailles, où toutes les religions sont représentées à tel point que l'enseignement du fait religieux repose sur le vécu, c'est-à-dire la célébration des fêtes religieuses quelles qu'elles soient. C'est intéressant.
Mme Françoise Cartron . - Vous avez constaté l'absurdité de certains programmes. Où sont les blocages dans la grande maison de l'éducation nationale ? Même s'il a des idées et la meilleure volonté du monde, un ministre se heurtera toujours au temps éphémère de son portefeuille.
M. Luc Ferry . - C'est le pire ennemi qui soit.
Mme Françoise Cartron . - Ce temps éphémère nourrit-il l'immobilisme ?
M. Claude Kern . - Dans le secondaire, le regroupement d'établissements crée des structures de plus en plus importantes qui deviennent difficiles à gérer. J'ai eu le cas dans mon département du regroupement d'un lycée d'enseignement général et technologique, d'un lycée professionnel et d'un centre de formation d'apprentis. Les trois chefs d'établissement ont cédé la place à une structure administrative unique. Les enseignants ont le sentiment d'être délaissés par l'administration et de devoir jouer davantage au gendarme qu'avant.
M. Patrick Abate . - Je vous remercie d'avoir rappelé avec autant de conviction la nécessité de préserver le collège unique. La mission essentielle de l'éducation nationale est de favoriser l'ascenseur social. L'affaiblissement de l'ensemble des moyens sur lequel reposait ce système n'est-il pas un facteur déstabilisant ?
M. Luc Ferry . - Je crois qu'il est bon de donner le plus d'autonomie possible aux établissements. Cela suppose de bouleverser le service public, en prévoyant par exemple des concours régionaux pour l'enseignement secondaire, comme cela se fait déjà pour le primaire. On pourrait également fusionner le capes et l'agrégation. De telles mesures redonneraient de l'attractivité au métier, et c'est important dans ces temps de crise de vocation.
Les chefs d'établissement doivent pouvoir afficher la spécificité de leur collège ou de leur lycée. Cela peut être l'enseignement du latin et du grec, par exemple, que l'on parviendrait ainsi à sauver. On pourrait également faire figurer dans la charte de l'établissement certains engagements : corriger les copies en moins de 48 heures, rencontrer les parents dans la semaine... Néanmoins, il restera toujours cette différence qui fait qu'on ne peut pas renvoyer un élève d'un établissement public, alors que c'est possible dans le privé. C'est là-dessus que repose le problème de l'autorité. Une autre différence, c'est que les équipes pédagogiques sont soudées autour de valeurs communes dans le privé, alors que les enseignants du public sont des électrons libres ...et j'étais le premier d'entre eux lorsque j'étais enseignant.
J'ai toujours considéré que le privé sous contrat était inclus dans le service public, la seule différence étant que le chef d'établissement peut choisir ses professeurs et peut renvoyer des élèves.
Quant aux allocations familiales, évidemment, je ne tiens pas à en priver une maman qui élève seule ses quatre enfants. En revanche, il est important de sanctionner les parents de mauvaise volonté pour leur rappeler l'importance de leur rôle dans l'éducation de leurs enfants. Contrairement à ce qu'en disent les journalistes, notre système scolaire est plutôt bon. Les enquêtes Pisa testent les performances de nos enfants, qui ne dépendent pas seulement du système scolaire. Si l'on supprime les 1 500 points noirs de notre pays, nous serions premiers dans les classements. Le problème de l'éducation en France est un problème sociologique. Il faut distinguer éducation et enseignement. L'éducation vise l'enfant dans la sphère familiale ; l'enseignement est à destination de l'élève dans la sphère scolaire où interviennent les professeurs. Sans éducation, il n'y a pas d'enseignement possible. Le problème en France, c'est que nos enfants sont mal élevés. La tâche des enseignants consiste à transmettre des connaissances et à instruire les élèves, pas à éduquer des enfants.
La grande invention de l'Occident a été d'inventer la famille moderne avec le passage du mariage arrangé au mariage d'amour. Dans ce modèle, nous transmettons de l'amour aux enfants, mais nous ne savons plus leur transmettre la loi ni le savoir. Nous les aimons tellement que nous ne savons plus exercer l'autorité. Alors, on se débarrasse de cette tâche sur l'école, dans les milieux bourgeois plus qu'ailleurs encore.
Les syndicats n'ont pas été un obstacle majeur, quand j'étais ministre. Certes, ils ont pu alimenter une certaine lourdeur. Le SNES, par exemple, était toujours contre tout. Au SNUP, j'ai rencontré des gens de bonne volonté et souvent compétents. Le principal blocage dans l'éducation nationale est médiatico-politique. De mon expérience, ce sont le Président de la République et la presse ! On l'a encore vu récemment : François Hollande a nommé trois ministres de l'éducation nationale en deux ans. C'est juste le temps qu'il faut pour ne rien faire. Je suis resté en poste deux ans, François Fillon a duré neuf mois, Bernard Hamon, trois mois. Quand on arrive au ministère, la rentrée est souvent déjà bouclée. On a donc un an et demi pour réfléchir à la rentrée suivante. Si l'on doit partir au terme de ce délai, le successeur refait exactement le même travail. D'où le sentiment qu'on ne peut pas réformer le « mammouth ». Il faudrait rester cinq ans pour mener une action efficace. Ceux qui sont restés aussi longtemps n'ont pu le faire que parce qu'ils ne faisaient rien. En arrivant, le ministre croit qu'il est sur un cheval magnifique qui tire un chariot, puis il découvre que c'est de rodéo qu'il s'agit. Moins il contrarie sa monture, plus il reste longtemps.
François Fillon souhaitait introduire avec raison le contrôle continu dans le baccalauréat. Aujourd'hui, le bac ne représente plus rien : pour ne pas avoir le bac, il faut en faire la demande ; pourtant, chaque année, 600 000 élèves nous chantent l'air de l'angoisse absolue à la télévision, ce qui est ridicule ! Eh bien il a sauté au bout de neuf mois à cause de cet excellent projet.
Le regroupement des établissements ? Je suis partagé. Les professeurs de l'enseignement général ont généralement une certaine condescendance à l'égard de l'enseignement professionnel. J'avais une réforme dans les cartons : obliger chaque professeur à y passer au moins un mois. Grâce aux régions, cet enseignement a considérablement progressé depuis vingt ans. Je serais assez favorable au rapprochement des deux lycées. Jean-Pierre Chevènement, qui s'exprimera devant vous bientôt, a mis en place les bacs pro avec le recteur Bloch, seule réforme d'ampleur intelligente depuis trente ans. Un autre excellent ministre fut Jean-Luc Mélenchon, avec les lycées des métiers. Vous le constatez, je ne suis pas partisan...
Je suis totalement d'accord avec Gérard Longuet : le grand historien Marc Ferro l'a démontré, c'était initialement une idée de gauche que de faire réciter aux petits Africains « nos ancêtres les Gaulois ». La droite considérait à l'époque qu'avec leur apparence, c'était ridicule. Je parle de la gauche de l'époque, de Clemenceau et Jules Ferry, qui tenaient à cette grande idée : les bons ancêtres sont ceux que l'on choisit. Il n'y a donc nul mépris, mais, au contraire, une grande idée démocratique : chacun peut séparer le bon grain de l'ivraie.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Je vous remercie.
M. Luc Chatel, ancien ministre de l'éducation
nationale (2009-2010)
puis de l'éducation nationale, de la
jeunesse
et de la vie associative (2010-2012)
( 12 mars 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Nous accueillons M. Luc Chatel, qui a exercé ses fonctions rue de Grenelle de juin 2009 à mai 2012, ministère élargi en 2010 à la jeunesse et à la vie associative.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Luc Chatel prête serment .
M. Luc Chatel, ancien ministre de l'éducation nationale . - Je suis très heureux de retrouver cette assemblée et les parlementaires avec qui j'ai travaillé toujours dans un esprit constructif rue de Grenelle.
L'école doit remplir trois fonctions : instruire, éduquer et insérer professionnelle. Si le dernier terme a longtemps été oublié, le deuxième a eu tendance à s'effriter après les années 1968. Mon ambition, comme celle plus généralement du quinquennat 2007-2012, fut de faire de l'école le foyer de la transmission des valeurs civiques et morales. Les événements récents montrent que nous avions raison. J'ai eu à coeur de relever le défi de la crise morale visible à travers l'affaiblissement des symboles de la nation, l'effacement des règles de vie en société, de la distinction entre le bien et le mal. J'ai pris des mesures pour que l'école redevienne ce qu'elle était au temps de Jules Ferry et de ses successeurs : le creuset de la nation, une école fondée sur le savoir mais aussi sur l'adhésion à des valeurs communes.
Dans un premier temps j'ai pris des mesures symboliques : affichage de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen dans les classes, apprentissage par coeur de l'hymne national en CM1, promotion des chorales scolaires, qui apprennent la maîtrise de soi et le respect des règles au sein d'un groupe.
J'ai ensuite fait rédiger un texte sur l'enseignement moral, publié à la rentrée 2011, rappelant les principes : liberté, responsabilité individuelle, distinction entre le bien et le mal, dans la ligne de la réintégration par Xavier Darcos de l'instruction civique et morale dans les programmes en 2008. Les maîtres ont été invités à raconter régulièrement un événement la portée morale et à faire usage de la maxime, de manière à aider chaque élève à renforcer sa conscience morale autour des valeurs communes à tout honnête homme. Le centre national de documentation pédagogique (CNDP) a publié un livre à la rentrée 2012 donnant aux enseignants du premier degré des références, des textes philosophiques, des pistes pédagogiques pour mettre en perspectives ces questions.
En troisième lieu, j'ai voulu que l'école porte haut les valeurs de la laïcité. La loi de 2004, adoptée dans le consensus, a été importante dans l'histoire de la laïcité et de la République. Des chefs d'établissements m'ont demandé d'étendre l'obligation de neutralité aux accompagnateurs scolaires. Ma circulaire de mars 2012 leur a répondu favorablement, suivant la position du Haut Conseil à l'intégration dans son rapport de 2010, qui considérait qu'ils participaient au service public de l'éducation.
J'ai pris ensuite des mesures pour restaurer la sécurité dans les établissements scolaires : États généraux de la réussite à l'école en 2010, équipes mobiles de sécurité, modules de formation à la tenue de classe, ressources en ligne, établissements de réinsertion scolaire. J'ai fait le point sur les exclusions - qui constituent souvent une solution de facilité - en rendant automatique l'engagement d'une procédure disciplinaire mais en rendant exceptionnelles les exclusions temporaires et définitives, pour éviter la déscolarisation.
Un autre volet était la responsabilisation des parents. La controversée loi Ciotti mettait en place un dispositif gradué et ouvert au dialogue, comportant des alertes aux parents, mais pouvant aboutir à la suspension des allocations familiales. Elle a été abrogée alors qu'elle commençait à montrer son efficacité. Je suis très fier du dispositif de l'école des parents, expérimentée d'abord dans les Alpes-Maritimes puis étendue, destinée aux parents connaissant mal le système éducatif, et maîtrisant souvent mal la langue française. Même chose de la mallette des parents dans l'académie de Créteil.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Luc Ferry nous faisait remarquer que les ministres de l'éducation nationale restaient rarement longtemps à ce poste ; avec trois ans d'exercice, vous êtes un des rares à avoir eu le temps d'agir. La loi Ciotti a en effet été mal comprise ; il est important de punir les parents d'enfants ayant commis des actes délictueux ; il faut protéger les enseignants.
Votre circulaire du 27 mars 2012 soumet les accompagnants de sorties scolaires au principe de neutralité, leur interdisant les signes religieux ; or le Conseil d'État prend une position différente dans son étude du 19 décembre 2013. Faut-il passer par la loi pour imposer cette règle ? L'enseignement civique vous semble-t-il suffisant et les enseignants suffisamment préparés ? Le ministère dispose-t-il des outils nécessaires pour recenser, relayer et traiter les incidents ? Les problèmes restent souvent non-dits. N'y aurait-il pas une incitation à taire les contestations d'enseignements ou les atteintes au vivre-ensemble ?
M. Luc Chatel . - Celui qui reste plus longtemps est celui qui est plus responsable de son action. C'est un secret de polichinelle : j'avais dit à l'ancien président de la République que j'étais prêt à rester quelques années de plus rue de Grenelle en cas de réélection en 2012.
Il faut pour les accompagnants une clarification législative comparable à la loi de 2004, issue d'un travail considérable ayant abouti à un vote unanime par l'Assemblée nationale. J'ai été interpellé sur la question hier en Seine-Saint-Denis ; mais qui nous a demandé d'être ferme, sinon ceux qui défendent au quotidien les valeurs de l'école, et qui ont considéré qu'il y avait un risque de prosélytisme ? La République doit prendre ses responsabilités. Nous avons longtemps laissé les chefs d'établissement seuls au front sur le problème du voile, face à des initiatives orchestrées. La loi de 2004 fut une réponse ferme.
Lorsque vous êtes ministre de l'éducation nationale, tous les mercredis, à la sortie du conseil des ministres, vos collègues vous accablent de demandes : il faut une heure pour enseigner le développement durable, la sécurité routière... au risque de perdre le sens des priorités : l'école primaire doit apprendre à lire, écrire et compter. Si nous ne l'oubliions pas si souvent, peut-être n'aurions-nous pas autant d'élèves quittant l'école sans maîtriser la lecture et l'écriture. Mais l'éducation doit aussi concerner les valeurs fondamentales de la République. Il faut être exigeant : dans ma circulaire, je demandais aux enseignants de se référer chaque jour à une maxime ou à l'actualité pour en tirer des leçons morales.
L'administration de l'éducation nationale est une belle administration ; sans être informé de tout ce qui se passe dans les 45 000 écoles de France, le ministre, comme à Beauvau, reçoit tous les soirs un rapport sur les incidents de la journée. Bien sûr, tous ne remontent pas. J'ai mis en place des outils statistiques nouveaux et demandé au sociologue Éric Debarbieux de travailler sur le harcèlement à l'école - je me réjouis que mes successeurs aient maintenu sa mission. La priorité n'est pas dans les statistiques mais dans le développement de la capacité des chefs d'établissement à assumer les incidents.
Mme Marie-Annick Duchêne . - Je dois vous remercier de deux actions en particulier : la création des internats d'excellence qui, dans les Yvelines, ont donné des résultats probants et la lutte contre le harcèlement à l'école. J'aime énormément l'administration de l'éducation nationale ; mais comment un ministre peut-il la surveiller ? Il m'est arrivé d'assister à des réunions où tout était faussé, où des conflits graves n'étaient pas répercutés.
M. Gérard Longuet . - Comment soutenir l'autorité des enseignants ?
Mme Françoise Cartron . - Vous réaffirmez la nécessité d'enseigner les valeurs de l'école, la différence entre le bien et le mal. Comment faire dans une société qui ne porte pas ces valeurs, mais plutôt le « tout argent », et où les plus vertueux ne sont pas les plus reconnus ? Nous rêvons d'une école sanctuaire impossible ; mais la société y pénètre avec tous ses excès.
La loi Ciotti ne mérite ni trop d'honneurs ni trop d'opprobre. Luc Ferry en a tracé toutes les limites : quelle vertu pédagogique y a-t-il à sanctionner une mère célibataire de quatre enfants, qui embauche à 6 heures et apprend à 9 heures que l'aîné de ses enfants n'est pas au collège ? Dans des difficultés sociales qu'on imagine, songez à l'effet de 100 euros en moins par mois. En revanche, je crois, avec Luc Ferry, que nous devons sanctionner les parents qui dénigrent les professeurs ou vont même jusqu'à la violence. Les enseignants doivent être respectés.
M. Jacques Legendre . - Jadis, l'école de la République savait sanctionner, mais aussi récompenser. Pensez-vous qu'il faille réfléchir à un système de récompenses aux élèves ayant un bon comportement, plus acceptables que les sanctions, même si certains les trouvent puériles ?
Mme Gisèle Jourda . - L'école devrait être selon vous le creuset des valeurs. Après un grand nombre d'auditions où nous parlons de valeurs et de symboles de la République, de laïcité, je me demande si nous parlons tous de la même chose. Et que dire des enseignants : sont-ils fédérés autour d'une définition commune ?
M. Luc Chatel . - Merci de parler des internats d'excellence. J'ai eu au téléphone le proviseur de Sourdun après les événements de janvier. Les élèves sont à 90 % issus de l'immigration et de milieux très défavorisés. Lors de la cérémonie d'inauguration, un père en tenue traditionnelle africaine m'avait dit, et j'en avais été très ému : « J'ai eu beaucoup de chance car la France m'a accueilli ; par miracle, mon fils fait des prouesses à l'école ; nous vous le confions. » Pendant la minute de silence, il n'y a eu aucun incident. Cela est sans doute lié à la décision de l'équipe pédagogique, après les attentats, de débattre avec les élèves ; et puis il y a l'autorité qui s'exerce au sein de l'établissement. Il est possible de contrer les influences de la société. Cessons de croire que « le monde d'aujourd'hui » nous interdit d'espérer des résultats !
Tout système, et l'école y compris, a la tentation de se cacher la vérité. J'ai demandé aux recteurs et aux chefs d'établissements de regarder la réalité en face. Je disais aux recteurs et aux inspecteurs d'académie que je réunissais régulièrement : ne cédez pas au politiquement correct, ne restez pas le petit doigt sur la couture du pantalon !
Pour renforcer l'autorité des enseignants, il faut d'abord la leur apprendre. Nous avons oublié au début des années soixante-dix des règles de base. Prétendre que l'élève pourrait être l'égal du maître ne renforce pas l'autorité de ce dernier... En cette matière, plus c'est simple, plus ça marche, comme l'a dit M. Legendre.
Lorsque vous rencontrez des enseignants de collèges difficiles qui vont au combat en notre nom à tous, et pour des rémunérations assez limitées, vous vous devez d'être à leurs côtés, de les soutenir lorsque ça tangue. Certains ont l'autorité dans les gènes, grâce à un charisme naturel. Mais d'autres sortent à peine de l'école et sont terrorisés. Il faut d'abord ne pas les envoyer dans les collèges les plus difficiles ; puis que des collègues plus expérimentés les coachent. C'est pour cela que j'avais créé dans la formation des enseignants un module « tenue de classe ».
Mme Cartron a raison ; pour ma part, je n'ai jamais pensé à l'école comme à un sanctuaire. Elle est le reflet de la société. Ce n'est pas elle qui est violente, c'est la société qui l'est. Le comportement des rebelles qui n'ont pas voulu respecter la minute de silence ne venait pas de l'école, mais de l'extérieur. Comment y résister ? D'abord en ne se résignant pas. Lorsque vous entrez dans un collège, vous voyez tout de suite s'il est bien tenu, si chacun adhère à un projet, si le chef d'établissement est respecté de ses enseignants. C'est possible avec plus d'autonomie. De cette idée venait le programme Éclair, qui autorisait les principaux de 300 collèges à recruter leur équipe pédagogique. Certains enseignants veulent aller dans les établissements difficiles, non pour la prime, mais parce que cela les passionne.
Il n'y a pas d'autorité sans sanction ; c'est vrai pour les élèves comme pour les parents. Des garde-fous avaient été prévus dans la loi Ciotti pour éviter ce que vous décrivez, qui ne recouvre que 0,01 % des cas et trouve à se résoudre facilement.
Enfin, je crois à la récompense. Lorsque je suis sorti de la Sorbonne à la fin des années quatre-vingt, notre promotion a décidé de réinstaurer la cérémonie de remise des diplômes. L'un de nos enseignants principaux nous a alors dit : « J'aurai donc tout connu : la génération qui a voulu supprimer la cérémonie et celle qui a demandé à la rétablir . » Pour autant, lors de l'épisode de la cagnotte, d'aucuns avaient imaginé de récompenser financièrement les élèves pour leur assiduité... les bras m'en étaient tombés !
M. Jacques Legendre . - Je ne pensais pas à cela...
M. Luc Chatel . - Je suis moi aussi favorable à des récompenses plus traditionnelles.
Mme Jourda pose une question compliquée : les valeurs de la République nous appartiennent, et non aux seuls enseignants. Ce n'est pas à ces derniers de les définir ! En 2004, la commission Stasi avait accompli un travail remarquable pour préciser le contenu de mots tels que laïcité. Nous partageons ces valeurs au-delà des clivages politiques. Je crois que les débats sur ces questions ont plus leur place à l'Assemblée nationale et au Sénat qu'en salle des professeurs.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Quid de l'autonomie des écoles primaires et des difficultés rencontrées par les directeurs, qui n'ont pas un réel statut, contrairement aux proviseurs de lycée et aux principaux dans les collèges ?
M. Patrick Abate . - Vous avez raconté l'émouvante anecdote de ce père de famille ; ne pensez-vous pas que l'absence d'incident lors de la minute de silence tient aussi, et peut-être surtout, à un ascenseur social qui fonctionne ? L'école en est un moteur important. Mais le sport, la culture, les mouvements de jeunesse, cette éducation permanente, en sont aussi. Le lien entre eux ne devrait-il pas être plus fort ? Pour être franc, je ne suis pas trop favorable en théorie à l'autonomie ; mais je suis aussi un pragmatique, or, à titre personnel, je constate sur le terrain qu'elle peut être bénéfique. Comment faire en sorte que l'autonomie ne se traduise pas par de la concurrence entre établissements ?
M. Luc Chatel . - Le statut des directeurs d'école est un vieux débat ; il a aujourd'hui des avantages - ce primus inter pares garde un contact avec les élèves - et des inconvénients : dans certaines écoles, il gagnerait à avoir plus de responsabilités, à être un interlocuteur reconnu. Mais ce n'est pas un sujet prioritaire selon moi. Si, dans l'avenir, les collectivités s'orientent vers la constitution de cités scolaires, par le biais de regroupements, il faudra peut-être en reparler...
Je partage l'analyse de M. Abate sur l'ascenseur social. L'école de la République doit être une école de l'excellence, capable de détecter cinq ou six talents destinés à Polytechnique ou à l'École normale supérieure pour constituer les élites de la République, indépendamment des origines sociales. Aujourd'hui, la sociologie des élèves qui préparent les concours des grandes écoles montre que ce n'est pas le cas. Cela ne peut avoir lieu si les élèves restent dans leur environnement : on travaille mal quand on vit dans une famille nombreuse entassée dans un petit logement. C'était le sens des internats, où l'on a aussi prévu des cours de musique, de sport, etc.
Je crois qu'un équilibre est possible entre le niveau national chargé des programmes, de l'organisation globale, et le niveau local s'occupant de l'animation des enseignants, dont l'évaluation aujourd'hui, tous les sept ans, selon une méthode archaïque et sans responsabilité, ne convient pas. L'enseignant n'est pas un artisan indépendant, c'est un fonctionnaire. Certes, la liberté pédagogique compte, mais le système doit l'encadrer. J'y insiste, les programmes sont un choix politique dont le ministère est comptable.
Trouvons un équilibre entre le niveau national - temps horaire, formation - et le niveau local - définition d'un projet pédagogique, responsabilité des équipes...
Mme Françoise Laborde, présidente . - Nous vous remercions.
M. Jean Pierre Chevènement,
ancien ministre
de l'éducation nationale (1984-1986)
( 12 mars 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Nous accueillons à présent M. Jean-Pierre Chevènement. Monsieur le ministre d'État, vous avez exercé différentes fonctions ministérielles, à la recherche et l'industrie, à la défense ou encore à l'intérieur. Vous avez été membre du gouvernement, siégé de 1973 à 2007 à l'Assemblée nationale avant de devenir sénateur en 2008. Après avoir quitté le bureau exécutif du parti socialiste en 1993, vous avez fondé et présidé le Mouvement républicain et citoyen (MRC) de 2002 à 2010, date à laquelle vous en êtes devenu le président d'honneur.
Nous avons souhaité entendre aujourd'hui l'ancien ministre de l'éducation nationale que vous avez été entre 1984 et 1986. Homme de conviction, vous avez toujours manifesté votre attachement à l'école républicaine, et insisté sur la transmission des connaissances et l'effort des élèves.
Cette audition sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et fera l'objet d'un compte rendu public.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Pierre Chevènement prête serment.
M. Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre de l'éducation nationale . - Je vous remercie de me recevoir. Les fonctions que j'ai exercées au ministère de l'éducation nationale sont désormais anciennes. Je n'ai bien sûr pas cessé de m'intéresser à ces questions, mais j'ai perdu contact avec le terrain, et les choses ont beaucoup changé en trente ans. Le niveau en français par exemple, tel qu'il ressort des enquêtes du ministère lui-même, ne s'est pas amélioré, c'est le moins que l'on puisse dire.
Mon approche de l'éducation nationale est plutôt classique - c'est sans doute la raison pour laquelle vous avez souhaité m'entendre. D'abord, je crois que l'école doit être organisée autour de la transmission des connaissances et des valeurs - celles du civisme en premier lieu. Ce qui fait la spécificité de l'école publique française, c'est son rapport intime, depuis Condorcet, avec la République. Lorsque l'on s'écarte de cette idée, un malaise apparaît à l'école.
Les attentats du mois de janvier nous rappellent ce défi que représente l'intégration des enfants d'immigrés, cette nouvelle génération de citoyens dont les parents sont venus des pays méditerranéens. Retourner aux sources de l'école est un moyen de le relever. L'école doit faire aimer la France, grâce aux grandes oeuvres littéraires et à l'histoire. Or les premières ne sont plus enseignées - un tel abandon a des conséquences considérables - et le récit national est brisé. Les défis que la France a dû relever depuis un siècle ne sont plus explicités objectivement. Gardons-nous d'une relecture masochiste de notre histoire. Au XX e siècle, la France a été à l'avant-garde des démocraties, en dépit de l'effondrement de 1940. Les programmes scolaires des débuts de la III e République ont su intégrer la coupure révolutionnaire, et Michelet, sans être le seul, a été l'un des premiers à faire de cette histoire un tout. Procédons de la même façon. L'école de la République est aussi celle de la nation ; expliquons que la construction européenne ne se substitue pas à la nation, mais la prolonge.
Il faut également mieux expliquer la laïcité, qui n'est pas tournée contre les religions. La lettre de Jules Ferry aux instituteurs garde son actualité. Tout y est dit. La laïcité est aussi une croyance dans la capacité de tous les hommes à s'entendre dans un espace commun délivré des dogmes, celui de la raison naturelle. Au passage, l'islam y fait abondamment appel : Jacques Berque rappelle que 44 fois dans le Coran, le prophète recommande d'aller chercher le savoir jusqu'en Chine - à l'époque, le bout du monde. Les ratés de l'intégration n'entament pas la laïcité, n'allons pas en chercher l'explication dans de prétendus défauts de la laïcité.
Nous avons trop tendance à rendre l'école responsable de tout ce qui ne va pas dans la société. Or elle n'est pas responsable du chômage ni des inégalités sociales. Lui fixer des objectifs inaccessibles, c'est démoraliser les enseignants. Soyons critiques : les statistiques Pisa mesurent des niveaux de compétence, non de savoir. Gardons-nous des comparaisons hâtives avec le système allemand : les Allemands sont très critiques de leur système, où la compétence des Länder - « le règne des petits États sur la formation », disent-ils - en matière éducative est source de nombreuses inégalités et leur complique la vie.
Faire porter l'effort le plus précocement possible est devenu un pont-aux-ânes, mais c'est vrai : il faut s'intéresser aux difficultés des élèves dès le plus jeune âge, en maternelle et en cours préparatoire, où un enfant sur quatre est en difficulté. La théorie du déroulement spiralaire de l'apprentissage, qui fait fureur chez les pédagogistes et conduit à refuser le redoublement, amène certains enfants à maîtriser la lecture à 11 ou 12 ans, âge auquel ils auront bien évidemment pris du retard sur leurs camarades. Méfions-nous des fausses solutions, faisons preuve de bon sens. Je ne conteste pas du tout l'intérêt de la pédagogie : mes parents étaient instituteurs, je garde affection et reconnaissance à l'égard de mes anciens maîtres du lycée Victor Hugo et je sais combien le lien de confiance entre le maître et l'élève est essentiel pour progresser.
La remise en cause du collège unique est une nécessité. On ne peut traiter de la même manière tous les enfants entre dix et seize ans. Un mot sur l'écrit. La manie des photocopies, très précoce, l'obsession du numérique, sont vues comme des remèdes à l'ignorance. Or le numérique n'est utile que si les fondamentaux - lecture, écriture, calcul, connaissance des textes de base - sont maîtrisés.
S'agissant de l'université, il faut se fixer de grands objectifs. Je vous renvoie au petit livre que Luc Chatel et moi-même avons commis en 2011, Le monde qu'on leur prépare . Nous pourrions accroître le nombre de jeunes formés au niveau de la licence, sous réserve que l'on réforme l'orientation, pour ne pas envoyer les jeunes dans des voies de garage. Refonder le partenariat entre éducation et économie est une autre nécessité.
Tout passe par la formation des enseignants. L'on n'enseigne bien que ce à quoi l'on croit, disait Hannah Arendt. La formation disciplinaire peut rester dispensée dans les universités - ce qu'elles font très bien. Mais pour inculquer la didactique, l'histoire de l'école de la République, sa place dans notre société, il faut des instituts de formation spécifiques. La littérature, les grandes oeuvres, l'histoire de la France, doivent être enseignées, comprises, elles doivent donner aux jeunes envie de continuer à faire France. Elles sont des rampes de lancement pour les générations futures. Notre société se meurt du court-termisme des technologies de communication. L'école est un remède, à condition d'être portée par l'effort de tous.
Depuis 1964, nous sommes passés de 1 080 à 864 heures en moyenne dans l'année et de 30 à 24 heures hebdomadaires. Sur un parcours scolaire, c'est une année entière de perdue ! L'effort demandé aux élèves en Asie est sans comparaison. Nous cherchons trop souvent à nous aligner sur le modèle anglo-saxon. Or ce n'est pas notre tradition. Plutôt que de développer les « plages d'initiative », faisons appel à l'effort.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Nous avons souhaité vous entendre car vous avez une conception non pas classique mais véritablement républicaine de l'école. Vous avez marqué l'éducation nationale avec la création du bac professionnel et l'objectif de 80 % de bacheliers. Edgar Faure disait que c'est un tort d'avoir raison trop tôt... Votre parole reste entendue. Au nom de tous mes collègues, je vous remercie d'avoir accepté notre invitation.
Alors que les valeurs républicaines semblent parfois abstraites, comment, concrètement, faire aimer la France ? L'enseignement civique est-il suffisant, et les enseignants sont-ils suffisamment préparés à le transmettre ? La perte d'autorité des enseignants explique-t-elle le déclin de l'école républicaine, et comment y remédier ?
M. Jean-Pierre Chevènement . - Ces propos sont trop élogieux. Je veux relativiser mes mérites au ministère de l'éducation nationale : j'ai bénéficié d'une plage de sérénité après la querelle scolaire qui avait mis un million de personnes dans la rue...
L'objectif que j'avais fixé en 1984 était de porter 80 % d'une classe d'âge « au niveau du bac », non d'obtenir 80 % de bacheliers. J'ai été mal compris, car je n'envisageais pas de donner le bac à tout le monde et je n'ai certainement pas donné de consignes de laxisme dans la notation ! J'ai au contraire inventé la notion d'élitisme républicain. Quoi qu'il en soit, l'objectif a été atteint assez vite, en 1995, soit onze ans après. Le nombre de lycéens, et, plus tard, celui des étudiants, a doublé, ce que la régionalisation des lycées et une politique de formation adaptée ont permis d'absorber.
Comment faire aimer la France ? N'enseignons pas une histoire pénitentielle. La France a été marquée en 1940 par le traumatisme de l'effondrement de ses armées en cinq semaines, puis par Vichy, l'occupation, et le concours apporté par l'État français à la déportation des Juifs et au combat contre les résistants. Et l'on fait aujourd'hui comme si Pétain avait conduit le gouvernement légitime de la France ! Or de Gaulle porte une tout autre conception de la légitimité dès le 22 juin 1940, lorsqu'il affirme que c'est l'honneur et l'intérêt de la France de ne pas quitter le camp de la liberté. Sa vision de l'histoire est en partie juste, mais il demeure que la France était isolée en 1940, et en guerre contre elle-même - une partie de sa population considérant que la priorité était de combattre le communisme. Tout cela a été très bien décrit par Marc Bloch dans L'étrange défaite .
Autre exemple : la colonisation française a été très violente, surtout en Algérie. Le général Bugeaud y a réutilisé des techniques de la guerre d'Espagne. Mais la France n'occupe pas la première marche du podium des crimes colonialistes, elle n'est pas un pays génocidaire. La nécessaire réévaluation passe par un travail de prise de conscience et de dialogue avec les peuples intéressés.
Claude Nicolet, auteur de L'idée républicaine en France et qui me conseillait rue de Grenelle, estimait que l'enseignement civique devait être aussi près que possible du droit. Le droit de propriété, par exemple, peut faire l'objet de toutes sortes de conceptions philosophiques, mais il est d'abord garanti par la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, la Constitution et le code pénal aux termes duquel voler est un délit. Claude Allègre avait étendu au lycée l'enseignement civique que j'avais mis en place jusqu'au niveau du collège. Il faudrait l'étayer par des travaux universitaires, illustrant que l'école de la République n'aurait pu être ce qu'elle a été sans des hommes comme Durkheim, Brunschvicg, Lagneau, etc.
On ne peut rendre l'école responsable du chômage, des familles recomposées, des difficultés d'intégration. Le rapport que j'avais commandé à Jacques Berque en 1985 reste d'actualité : la France est riche de ses apports successifs - italien, allemand, arabe etc. - mais conserve une identité structurée.
L'autorité des maîtres vient d'abord de leur compétence, mais elle doit être portée par les pouvoirs publics. Si l'on ne comprend pas que l'école a pour but la formation du citoyen, alors on laisse cours à toutes les dérives pédagogistes, qui retirent à l'école sa qualité d'institution et aboutissent à laisser chaque établissement défendre son projet. Mon prédécesseur à l'éducation nationale avait cédé à ce penchant, et s'est ainsi aliéné tous ses interlocuteurs.
M. Jacques Legendre . - En tant que gaulliste, ancien professeur de lettres et d'histoire, je suis très heureux des propos que vous avez tenus.
Chaque élève doit avoir une vision claire du roman national - terme que je n'aime guère, au demeurant, car l'on y entend « romancé », donc subjectif. Or l'analyse historique et le recours aux sciences humaines doivent rappeler objectivement quel est le passé d'un pays. Ne devrions-nous pas insister sur la chronologie, dont la maîtrise se perd ? L'école des Annales a eu de nombreuses vertus, mais elle a contribué à brouiller les repères.
Je vous rejoins sur la littérature. Le premier grand texte fondateur de la littérature française, c'est La Chanson de Roland . Or, dans celle-ci, Roland affronte les Maures à Ronceveau, ce qui peut créer un malaise chez certains élèves. De même pour Le Cid de Corneille, dont certains ont renoncé à célébrer l'anniversaire. Les grands textes illustrent les rapports parfois difficiles que nous avons eus avec d'autres peuples. Ne pourrait-on évoquer tous les points de vue sur ces événements sans renier le roman national ?
Vous êtes le père du bac professionnel. Pensez-vous que le bac, vache sacrée à laquelle j'ai consacré jadis un rapport, doive être modifié ? Le problème n'est-il pas davantage de bien orienter les élèves dans l'enseignement supérieur ?
Mme Marie-Annick Duchêne . - Jacques Grosperrin a opportunément rappelé votre vision de la République et votre foi dans l'enseignement classique, qui repose sur la transmission des connaissances et des valeurs. Depuis une dizaine d'années, nous avons l'impression qu'une conception sociologique de l'éducation l'emporte sur toutes les autres. On s'intéresse beaucoup aux enfants des milieux défavorisés, à raison sans doute mais au détriment des autres enfants. Or ces derniers peuvent être défavorisés à leur manière. Comment les soutenir tous ? Jacques Legendre a émis des hypothèses justes sur l'enseignement de l'histoire ; si nous étions tous bercés par l'histoire, cela serait plus facile...
M. Guy-Dominique Kennel . - J'ai passé 42 ans au sein de l'éducation nationale, professeur de lettres classiques, puis chef d'établissement, inspecteur enfin. Je confirme que nous avons trop tendance à rendre l'école responsable de tout. Les Français sont mauvais conducteurs ? Enseignons le code de la route ! Sont-ils de mauvais citoyens ? Demandons à l'école de leur inculquer les vertus civiques. Leurs performances sportives laissent à désirer ? Renforçons l'éducation physique et sportive... Leur alimentation est-elle déséquilibrée ? Apprenons à leurs enfants à manger bio ! De plus, chaque ministre veut laisser une trace de son passage, la plus visible consistant à effacer ce que son prédécesseur a fait. Résultat : les réformes sont à peine mises en oeuvre, et jamais évaluées. Il est temps de redéfinir les missions réelles, de base, de l'école. Ensuite, de revaloriser le statut des maîtres.
Plus largement, quels conseils donneriez-vous à notre commission ?
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont . - Merci, monsieur le ministre. Votre foi - laïque - dans notre système éducatif et nos principes républicains est enthousiasmante. On ne peut pas tout demander à l'école, avez-vous dit ; elle doit transmettre des savoirs et des valeurs. Dans certains milieux, les savoirs pourraient être acquis grâce aux nouvelles technologies. Quant aux valeurs, quelle place assignez-vous à la famille, au cercle relationnel, dans leur transmission ? L'influence des valeurs extérieures à l'école peut être une source de schizophrénie chez les élèves...
Mme Gisèle Jourda. - La laïcité est un enjeu majeur. Après les événements de janvier, des mesures correctives ont été prises. Je viens d'une famille d'enseignants ; quand j'ai entendu qu'il était question de former les enseignants à la laïcité, j'en suis resté abasourdie : en sommes-nous vraiment arrivés là ? Manifestement, la chaîne de transmission des valeurs a été rompue. On ne peut certes pas tout attendre de l'école. Mais il faut conjuguer certains dispositifs et s'entendre sur les définitions. Nous pouvons débattre ici car nous partageons un socle culturel commun. Jadis, grâce au certificat d'études, un menuisier savait qui était Molière et La Fontaine. Aujourd'hui, c'est devenu plus difficile.
Que pensez-vous de la laïcité, de la notion de « laïcité ouverte », et de ceux qui s'empare des valeurs laïques pour leur faire dire autre chose que ce qu'elles disent ?
M. Patrick Abate . - La période de l'adolescence est très particulière, et les enfants grandissent tous différemment. Mais renoncer à les rassembler dans ce lieu d'apprentissage commun qu'est le collège unique serait très dommage. Certes, il est devenu plus difficile de les traiter de la même manière, car les origines sociales et les conditions d'éducation n'ont jamais été aussi hétérogènes, mais il faut préserver ce moment particulier de la vie d'un élève français ou résidant en France.
M. Jean-Pierre Chevènement . - M. Legendre parle de roman national. Je préfère le terme de récit national. Cela suppose de tenir au plus haut niveau de l'État un discours responsable, qui se refuse à enseigner une histoire pénitentielle.
La chronologie est essentielle. On ne peut parler de la colonisation ou même de l'art aratoire à tous les âges sans distinction, sans donner une perception claire du déroulement des siècles. C'est important pour comprendre ce que nous sommes en tant que nation.
Les programmes gagneraient à être courts, ramassés, clairs. J'avais moi-même pris soin de faire publier, avec l'aide de mes collaborateurs, les programmes scolaires, de la maternelle au lycée, dans des petits livres de 70 pages rédigés dans des termes clairs. Édités par Hachette, ils se sont vendus à des centaines de milliers d'exemplaires jusqu'au milieu des années quatre-vingt-dix. Depuis, ces petits livres ont laissé place à des circulaires de 500 pages... Revenons à des programmes clairs, que tout le monde, parents compris, pourrait s'approprier.
La Chanson de Roland fait partie de notre histoire, chacun doit le comprendre. Il y aurait beaucoup à dire aussi sur la guerre de 1914, voire celle de 1870 ; on ne peut pour autant les taire. J'ignorais que l'anniversaire de Corneille avait été boycotté. Je me rappelle en revanche qu'Austerlitz n'a pas été commémoré parce que Napoléon est fâcheusement connoté par le rétablissement de l'esclavage souhaité par Joséphine. C'est absurde.
La France vient du fond des âges, disait de Gaulle. Elle a été une création politique, l'oeuvre de nos rois. Puis la nation s'est emparée de la souveraineté en 1789 et, trois ans plus tard, la République est arrivée. Elle a été stabilisée par de Gaulle et par l'alternance qui a porté Mitterrand au pouvoir : les institutions devenaient clairement acceptées par tous. La France, la nation et la République forment un continuum . Poussons dans le sens de la synthèse.
Le bac professionnel n'avait pas pour but de prolonger les études à l'université, mais d'améliorer le niveau de qualification, de permettre aux meilleurs de faire un BTS ou d'être admis dans un IUT. Il faudrait s'interroger sur le passage récent de sa durée de quatre à trois ans : si l'on vise un certain niveau d'excellence, un bac professionnel doit se faire en quatre ans.
La notion d'élitisme républicain privilégie le soutien des capacités de chacun par rapport à l'égalitarisme niveleur. C'est d'ailleurs la philosophie de Paul Langevin et Henri Wallon en 1945, plus difficile à faire comprendre maintenant. Le programme Parler de l'académie de Grenoble, qui met l'accent sur le niveau de compréhension du langage chez les enfants de 3 à 4 ans, produit des résultats stupéfiants, notamment chez les enfants les plus en difficulté. Développer cette approche suppose, certes, des moyens et des efforts particuliers.
Je me demande parfois si les inspecteurs de l'éducation nationale ne filtrent pas les consignes du ministère. En 1985, j'avais rappelé que La Marseillaise , présente dans les programmes, devait être enseignée. En vain. Même M. Fillon, qui l'avait faite inscrire dans la loi, n'y était pas parvenu... L'on m'a rapporté que les inspecteurs en étaient en partie responsables. Or l'éducation nationale est une institution, ce qui implique en principe hiérarchie et contrôle du respect des textes...
M. Kennel a raison : on demande à l'école tout et n'importe quoi. Les horaires diminuent et le nombre de matières auxquelles il faut initier les élèves explose. Recentrons les élèves sur l'essentiel : la grammaire, l'orthographe, le calcul. Je suis surpris que la réforme des rythmes scolaires n'ait pas mis l'accent sur ces problèmes de fond.
Valoriser les maîtres est essentiel : financièrement bien sûr, mais aussi en leur donnant le sentiment qu'ils sont fonctionnaires de l'État éducateur, par conséquent chargés d'une mission éminente, et non employés du secteur tertiaire.
Tout cela est inséparable d'une réforme intellectuelle et morale, rendue plus indispensable par les tragiques événements récents. Nous devrons nous mettre à la hauteur du défi et parler le langage de la République, dont le mot même n'est plus toujours employé à bon escient.
La déstructuration de la famille explique aussi les difficultés de l'école. La famille est une institution de base de la société ; ne faisons rien qui puisse l'ébranler.
Les valeurs se transmettent par l'exemple, à tous les niveaux : celui de l'école, mais aussi des médias. Du temps de l'ORTF, les médias avaient aussi pour rôle d'élever le niveau. Il ne serait pas inutile de le rappeler aujourd'hui, en introduisant une telle exigence dans le cahier des charges des chaînes. On ne peut se satisfaire du court-termisme médiatique et de son impact sur le comportement des responsables politiques.
Madame Jourda, je suis aussi surpris que vous que l'on demande à des personnes compétentes en matière de laïcité de venir en parler dans les écoles... La laïcité s'énonce pourtant très simplement. Ses valeurs ne sont nullement dirigées contre quelque religion que ce soit - Jules Ferry recommande précisément aux instituteurs de ne pas énoncer un principe qui heurterait la conscience religieuse d'un parent d'élève. Ne confondons pas laïcité et liberté d'expression. Que tel ou tel périodique fasse des caricatures, c'est son affaire. À l'école, un professeur de dessin ne peut croquer le prophète en classe sans manquer à son devoir de réserve...
Je ne connais pas l'expression de laïcité ouverte ; la laïcité suffit. Aux musulmans aussi de faire le travail théologique nécessaire pour séparer le bon grain de l'ivraie. Certains le font admirablement - je suis l'émission de Ghaleb Bencheikh tous les dimanches à la télévision. Si le christianisme a pu, depuis le Moyen Âge, se réformer pour devenir à présent compatible avec la République, d'autres religions peuvent le faire.
Monsieur Abate, vous avez raison : nous devons pouvoir rassembler les enfants en un même lieu sans les traiter tous de la même manière. Je ne critique pas le collège, qui améliore la situation plus qu'il ne l'aggrave ; c'est plus en amont qu'il faut agir.
Mme Françoise Laborde . - Nous vous remercions.
Table ronde
- Syndicats de direction et
d'inspection de l'éducation nationale
( 16 mars 2015 )
Mme Marie-Christine Blandin, présidente . - Notre présidente, Françoise Laborde, ayant été retenue cet après-midi, il m'échoit de présider cette réunion de notre commission d'enquête, au cours de laquelle nous entendrons successivement en trois tables rondes, les syndicats des personnels de direction et d'inspection du ministère de l'éducation nationale, des syndicats d'enseignants ainsi que des fédérations de parents d'élève.
Je me réjouis que nous abordions l'expertise d'usage dans ces auditions.
Nous débutons par les représentants des personnels de direction et d'inspection de l'éducation nationale :
- M. Patrick Fournié, secrétaire général du syndicat « Indépendance et direction » (FO) ;
- Mme Claudie Paillette, secrétaire nationale chargée de la politique éducative et de la formation professionnelle, et M. Michel Flores-Garcia du Syndicat général de l'éducation nationale (CFDT) ;
- M. Patrick Roumagnac, secrétaire général du Syndicat de l'inspection de l'éducation nationale (UNSA) ;
- M. Philippe Tournier, secrétaire général du Syndicat des personnels de direction de l'éducation nationale (UNSA) ;
- M. Paul Devin, secrétaire général du Syndicat national des personnels d'inspection (FSU).
Consciente du rôle essentiel que jouent les personnels de direction et d'inspection de l'éducation nationale, notre commission d'enquête a souhaité vous entendre pour recueillir votre analyse sur l'état actuel de la transmission des valeurs républicaines, dont la laïcité.
La commission d'enquête veut également connaître votre position sur les mesures annoncées dans le cadre de la mobilisation de l'école pour les valeurs de la République, ainsi que les autres évolutions qui vous sembleraient appropriées.
Comme la loi le permet, cette audition fera l'objet d'un compte rendu publié dans le Recueil des travaux des commissions , diffusé en version papier et sur le site Internet du Sénat.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Patrick Fournié, Mme Claudie Paillette, MM. Michel Flores-Garcia, Patrick Roumagnac, Philippe Tournier et Paul Devin prêtent serment.
Compte tenu du nombre élevé d'intervenants, ce dont je me félicite, je vous propose de nous faire part, chacun à votre tour, de vos observations durant un maximum de sept minutes par organisation, après quoi notre rapporteur, Jacques Grosperrin, et les membres de la commission qui le souhaitent pourront vous poser leurs questions. Chaque représentation disposera d'un temps global de cinq minutes pour répondre. J'insiste sur l'importance que revêt le respect des temps de parole, afin que tous puissent s'exprimer et nourrir un échange constructif.
M. Patrick Fournié, président d'Indépendance et direction-Force ouvrière (Id-FO ). - Id-FO est la deuxième organisation de personnels de direction de l'éducation nationale. Elle représente 20 % des personnels de direction.
Notre fédération FO et notre syndicat ont été quelque peu surpris quand, dans les paroles prononcées aussitôt après les événements dramatiques du mois de janvier, l'école et ses personnels ont été les premiers mis en cause. Nous avons le sentiment que les personnels de direction et des établissements scolaires n'ont pas démérité dans la lutte contre l'extrémisme et dans leur mission de transmission des repères républicains. Il y a danger à placer systématiquement l'école en première ligne, à créer des attentes qu'elle ne pourra pas satisfaire à court ou moyen terme. L'école ne peut pas tout même si elle peut faire beaucoup.
À la suite de ces attentats, nous avons apprécié de voir figurer sur le portail Internet du ministère de l'éducation nationale Eduscol un certain nombre de documents pour aider les personnels enseignants à répondre aux questions, souvent évacuées des salles de classe, relatives à ces repères républicains : le rappel de la loi, des textes législatifs... Il y a là des éléments de langage, clairs et simples.
Quand on parle de repères républicains, on entend parfois perte de repères républicains. Nous sommes plutôt dans une situation de concurrence de repères, avec des valeurs aujourd'hui médiatisées, portées par d'autres institutions qui en diminuent le poids et la force de transmission au sein de notre institution scolaire. Il y a là matière à réflexion, cette concurrence des repères traduit aussi un affaiblissement du poids de la parole publique et de l'image de l'État. Quand on voit la situation dégradée de l'emploi dans les quartiers difficiles, on comprend que la République peine à faire entendre sa voix et à susciter l'adhésion des jeunes dans les classes. Oui au rappel des textes, mais rappeler pour rappeler n'a aucune utilité si l'on ne s'en tient qu'à des discours creux. Les enseignants peuvent rappeler les valeurs républicaines au travers des disciplines enseignées. Nous pensons avec force que l'enseignement de la langue et ses premiers apprentissages sont impératifs pour que des rappels aux valeurs républicaines puissent s'ancrer dans les esprits et produire leurs effets.
Au vu des résultats à la sortie de l'école primaire et du collège, on ne peut qu'être surpris du nombre, trop élevé, d'élèves qui ne maîtrisent pas la langue, ce qui leur interdit de rentrer dans ce récit national que l'on voudrait faire passer au travers des repères républicains. En tant que personnels de direction, nous sommes inquiets du nombre de jeunes qui échappent à l'institution scolaire, à l'école, à ses valeurs, à ses transmissions de savoirs. Cette situation concerne des populations en grande difficulté mais aussi des populations plus aisées et plus favorisées. Les enseignants ont de moins en moins de prise sur un certain nombre d'élèves.
Oui à l'acquis de repères républicains, mais n'oublions pas que d'autres réformes sont nécessaires, notamment sur la question de la mixité sociale dans les établissements scolaires, compte tenu des différentes formes de ségrégations qu'ils connaissent aujourd'hui, géographiques, économiques ou ethniques. Avec uniquement de simples rappels aux textes ou encore la rénovation de l'enseignement civique, dispose-t-on réellement des éléments essentiels pour agir ? Nous pouvons agir dans nos établissements scolaires, en débattant avec les collégiens, avec les lycéens, avec les délégués, sur le règlement intérieur, sur le climat scolaire..., mais nous ne pouvons pas tout résoudre. C'était la position de notre fédération à propos de la loi sur la refondation de l'école. Elle a créé l'illusion que l'école pouvait refonder la République, mais elle ne le peut pas.
Mme Claudie Paillette, secrétaire nationale chargée de la politique éducative et de la formation professionnelle (SGEN-CFDT) . - Le syndicat de la confédération CFDT de l'éducation nationale syndique l'ensemble des personnels de l'éducation nationale, de la recherche, de la jeunesse et des sports, du personnel de l'enseignement public.
Permettez-moi d'exprimer notre étonnement quant au format d'une commission d'enquête qui laisse à penser que l'école aurait failli.
Il nous semble que les comportements antirépublicains dépassent les questions de laïcité et de religion. Nous pensons qu'il y a une cristallisation dans l'esprit des élèves dont nous avons la charge. Les valeurs de la République concernent aussi bien ce qui se passe à l'intérieur de l'école qu'à l'extérieur. La conception des valeurs de liberté, de fraternité, d'égalité est touchée par l'entaille au pacte social dans notre pays. Sur la question du rapport à l'école, il semble qu'à chaque fois que survient un problème important dans le pays, on accuse l'école, comme si elle en était à l'origine et devait résoudre un certain nombre de questions. Arrêtons de faire de l'école le lieu de transmission autoritaire des valeurs de la République. Les valeurs de la République ne s'imposent pas d'elles-mêmes à l'école. Elles se pratiquent, elles se vivent, elles s'incarnent, sans cela, il n'y pas de volonté d'intégration.
Il faut s'intéresser à ceux qui, au sein de notre communauté, sont le plus éloignés de nos valeurs républicaines. Beaucoup de gens ont été scandalisés que des jeunes n'aient pas respecté la minute de silence en hommage aux victimes des attentats du mois de janvier. Les jeunes devraient-ils être plus respectueux ou plus exemplaires que les adultes ? L'école est avant tout un lieu de formation et, par ailleurs, il n'y a pas eu de minute de silence dans toutes les entreprises, que ce soit à la Bourse ou dans les supermarchés. Quand la société française doute d'elle-même, elle se retourne vers sa jeunesse pour lui demander de lui renvoyer une image rassurante. C'est faire peser sur les jeunes une charge importante.
Nous avons apprécié la mobilisation du ministère, qui s'est empressé, après les événements, de rassembler l'ensemble des partenaires, notamment les organisations syndicales, pour faire le point et fournir des outils qui ne soient pas répressifs. La piste de l'enseignement moral et civique, seule, ne suffira pas à faire évoluer l'école.
M. Michel Flores-Garcia, (SGEN-CFDT) . - Je vous précise tout d'abord que j'exerce dans le collège de Creil à l'origine de l'affaire du foulard. Les propos du principal alors en exercice ne dépareilleraient pas aujourd'hui. Ils seraient tout à fait audibles maintenant alors qu'ils ne l'étaient pas il y a une dizaine d'années. Tous les discours que j'entends aujourd'hui disent la même chose, nous n'avons pas beaucoup avancé dans la résolution des problèmes liés à l'intégration de certaines populations migrantes au niveau scolaire.
Depuis plus de vingt ans, je travaille sur ces questions qui sont mon lot quotidien. Pour illustrer mon propos, je partirai de l'histoire d'une jeune fille d'une classe de 4 e d'origine immigrée, de mère, née en France, de confession musulmane et dont le père est absent. Cette jeune fille a une attitude dévergondée tant dans sa tenue vestimentaire que dans ses propos, contrastant avec l'apparence de sa mère qui vient voilée aux réunions, et qui, je n'en doute pas, a tenté de maintenir un cadre autour de sa fille. Par deux fois exclue d'un collège public et d'une maison familiale et rurale où elle préparait en internat un CAP, cette jeune fille est arrivée cassée dans mon collège et m'a avoué apprécier de ne pas s'y faire traiter de « sale arabe ». Elle a pourtant « décroché » tant la cassure était importante, son comportement est devenu ingérable au sein de l'établissement scolaire. Durant les 18 mois que nous avons passés avec elle, nous avons essayé de réinstaller l'autorité parentale et mis en oeuvre tous les dispositifs sociaux, de suivi éducatif, psychologiques... Rien n'a fonctionné.
Bien sûr il y a la morale, bien sûr il y a le règlement intérieur, bien sûr il y a la discipline, l'autorité, la laïcité... Comment une gamine qui ne sait pas vraiment d'où elle vient et qui elle est peut-elle respecter des valeurs républicaines ? Des personnes se sont penchées sur ces questions d'intégration : Françoise Lorcerie dans son livre L'école et le défi ethnique , la psychiatre et psychanalyste Alice Cherki, l'historien Benjamin Stora... Nous devons revoir le modèle d'intégration à la française des années 50 et 60 et trancher sur les questions de mixité sociale et de mixité ethnique.
Comment va-t-on s'y prendre avec ces enfants en perte de repères ? Après les attentats, j'ai vu des gamins très perturbés auxquels nous devons apporter des réponses. Des pistes commencent à être explorées dans les établissements, notamment dans le mien. Je pense à Mme Lorcerie qui a créé le Réseau international éducation et diversité (RIED) qui travaille sur ces questions. Des formations sont nécessaires tant au niveau des directeurs d'établissement que des personnels enseignants sur la laïcité. Les enfants d'origine étrangère issus de milieux sensibles ont un travail personnel et particulier à faire, que la plupart des enfants d'origine occidentale n'ont pas. Or si l'institution scolaire ne s'empare pas de ces questions, d'autres vont s'en emparer.
M. Patrick Roumagnac, secrétaire général du syndicat de l'inspection de l'éducation nationale-Union nationale des syndicats autonomes (SIEN-UNSA) . - Quelques mots pour présenter mon organisation : syndicalement, traditionnellement majoritaire chez les inspecteurs de l'éducation nationale, le SIEN-UNSA a encore confirmé son influence lors des dernières élections professionnelles en progressant de plus de 13,5 % en nombre de suffrages, ce qui lui a permis de conserver quatre sièges sur cinq en commission administrative paritaire nationale (CAPN) ainsi que plus de 85 % des sièges dans les commissions administratives paritaires académiques. Il est le seul syndicat d'inspection à siéger au conseil technique ministériel et au conseil supérieur de l'éducation. Dans cette seconde instance, notre syndicat est le seul qui représente les inspecteurs de toutes catégories.
Je me permettrai de mettre en avant la responsabilité qui est la nôtre en tant qu'organisation syndicale et, par écho, celle des inspecteurs de l'éducation nationale sur la question du système éducatif et sa capacité à apporter un certain nombre d'éléments de réponse pour reconstruire un lien social de plus en plus distendu et pour essayer d'aider véritablement tous les jeunes à s'intégrer dans notre société.
Je tiens à préciser bien clairement que l'objectif des cours d'encadrement n'est en aucun cas de l'ordre de la contrainte ou de la stigmatisation, mais entend aider tous les enseignants à permettre aux jeunes de trouver par eux-mêmes leur place naturelle dans notre système social. Nous n'avons pas la volonté de pointer tous les disfonctionnements, mais d'en repérer certains et d'en établir un constat. Chercher une quelconque responsabilité chez ces jeunes ou dans une carence de l'école par rapport à eux serait extrêmement réducteur et ne permettrait pas de construire un projet éducatif pour l'ensemble de la population.
Or c'est là que nous pouvons agir aujourd'hui et, en ce sens, nous soulignons tout l'intérêt que représentent pour nous les onze mesures mises en place par le ministère de l'éducation nationale, qui, bien évidemment, ne sont pas exhaustives. L'important est que ces mesures s'inscrivent toutes dans une logique de construction éducative et pédagogique et permettent de décliner des actions en termes de formation des élèves et des personnels. Cette question de la formation apparaît cruciale aujourd'hui.
Je citerai quelques exemples de formations et d'actions mises en place suite aux terribles événements que nous avons connus en janvier. Ces événements, rapidement caractérisés comme relevant de l'esprit du 11 septembre 2001, ont suscité une émotion au-delà de laquelle une pédagogie est nécessaire. Des actions de formation sont mises en place dans toutes les académies. Je pense à un projet, antérieur aux événements du mois de janvier, de Mooc ( massive open online course - cours en ligne ouvert à tous) sur l'éducation aux médias et à l'information qui revêt maintenant une importance toute particulière. 3 000 inscriptions étaient prévues au départ, 10 000 au moins sont attendues. Au-delà de la proposition du ministère, la demande d'enseignants en attente de solutions est extrêmement forte. Et nous ne ferons rien sans eux. Pour faire écho aux propos de M. Flores-Garcia, nous n'avons aucune chance d'aboutir si nous imposons des méthodes. Il faut absolument que tous les acteurs se fédèrent autour de cet objectif. C'est à ce stade qu'interviennent les corps d'encadrement et, notamment, les inspecteurs dont le rôle est de mobiliser, encourager, redonner confiance aux enseignants afin qu'ils redonnent eux-mêmes confiance aux élèves dans leur capacité à s'insérer dans un système social qu'ils ne subiront plus mais dont ils seront les acteurs.
M. Philippe Tournier, secrétaire général du Syndicat national des personnels de direction de l'éducation nationale-Union nationale des syndicats autonomes (SNPDEN-UNSA) . - Je rappellerai, en avant-propos, que le SNPDEN-UNSA constitue la principale organisation des personnels de direction, avec 67 % des voix aux dernières élections professionnelles. Comme Claudie Paillette, je m'interroge sur le format de la commission d'enquête. Les faits constatés ne sont, en effet, ni les premiers, ni les plus graves que l'école ait connus ces dernières années. Toutes les minutes de silence organisées dans les établissements scolaires ont fait l'objet d'incidents. Ainsi, lors des attentats de Toulouse, ces faits étaient plus nombreux et, d'une certaine manière, plus sérieux.
L'école est cependant, une nouvelle fois, mise en cause. Or, faut-il rappeler que les terroristes n'ont pas été radicalisés dans les cours de récréation, mais en prison ? Pour autant, le fait que les projecteurs soient aujourd'hui pointés sur les difficultés de la société peut accélérer une prise de conscience, à condition que l'on ne cherche pas à désigner des coupables.
Je souhaiterais tout d'abord procéder à une analyse des causes. Force est de constater qu'il existe un écart insupportable entre d'un côté ce que disent la République et l'école, et de l'autre la réalité, y compris physique, vécue par les jeunes au quotidien. On constate, en effet, une ethnicisation à la fois territoriale et des formations. Ce phénomène est frappant lorsque l'on s'intéresse à la composition des classes des établissements polyvalents. Les élèves ne sont pas les mêmes en terminale S, STG ou en bac professionnel. Néanmoins, il n'est pas facile d'avoir une idée précise de l'étendue de ces clivages de nature ethnique dans la mesure où il n'existe pas de statistique.
Cela fait longtemps que la jeunesse tire la sonnette d'alarme. Sans remonter à la parenthèse intégrationniste « black, blanc, beur », je rappellerai qu'il y a dix ans, nous avons connu trois semaines d'émeutes urbaines. Or, aucune réponse n'a été apportée. Certes, des tramways et des ronds-points ont été construits, des quartiers ont été rénovés, mais il n'y a pas eu de réponse structurelle. On peut dès lors concevoir qu'une partie de la jeunesse considère que la société dans laquelle nous vivons n'est pas la sienne. Pour autant, s'il y a eu des provocations ostentatoires, de nombreux jeunes n'ont simplement rien dit. Un pic d'absentéisme a pu être constaté le jour de la minute de silence. Par ailleurs, face à ces difficultés, les réponses apportées par l'État ont pu apparaître en décalage avec les besoins. Ainsi, le registre guerrier des propos tenus a gêné certains d'entre nous. On considère aujourd'hui qu'il y a deux croyances dans les cours de récréation : la laïcité et une religion. En outre, les annonces de mesures qui se succèdent et qui constituent souvent un « recyclage » des mesures précédentes qui n'ont pas été mises en oeuvre, nourrissent un sentiment d'impuissance de l'État et exercent un effet démoralisateur sur la société française.
Le projet d'éducation morale et civique ne semble pas très différent de ce qui se fait depuis de nombreuses années. Il n'est pas sûr, par conséquent, que cela soit le bon registre de réponse.
La première des réponses doit être de clarifier la question de la laïcité. Le SNPDEN a été l'une des rares organisations à soutenir l'idée d'une loi sur le port des signes religieux à l'école. Or, quand la réponse de l'État est claire, comme cela a été le cas sur cette question, son message est compris. Cet exemple apparaît toutefois comme une exception au milieu d'une grande confusion. La question des accompagnatrices de sortie scolaire voilées est symptomatique : l'État a changé quatre fois d'avis au gré des trois ministres qui se sont succédé. Cette question devient un objet de polémique récurrent.
Il nous faut aussi travailler sur la réduction de l'écart entre le discours tenu et ce qui se passe réellement. La réforme du collège, actuellement engagée, est intéressante mais trop centrée sur l'école. Elle ne répond pas suffisamment à la question de la réduction de cet écart. Tant que cette question ne sera pas résolue, on ne pourra pas empêcher une partie de la population d'avoir le sentiment d'être exclue de la République et on ne pourra pas lui reprocher de vouloir se construire une autre identité.
Enfin, notre pays doit avoir une politique de la population, qui passe par les établissements scolaires mais qui ne se limite pas à cette question, et doit offrir des perspectives à sa jeunesse. D'autres pays ont apporté des réponses. Je pense aux États-Unis qui ont pris cette question à bras le corps, même si les résultats ne sont pas toujours probants. Il est regrettable que beaucoup des initiatives prises dans les banlieues émanent des ambassades des États-Unis ou du Qatar.
Se pose en outre une question de fond tenant au fait que notre pays n'aime pas sa jeunesse. Les jeunes sont toujours présentés comme « mal élevés ». Au fil des décennies, on a eu les apaches, les zazous, les blousons noirs, aujourd'hui ce sont les jeunes des cités. Le résultat est que notre jeunesse n'a pas le moral, comparée à celle de nos voisins.
Par ailleurs, les formes radicalisées sont devenues aujourd'hui des objets culturels autonomes. Même si les conditions sociales favorisant ce type de comportements venaient à être supprimées, ce phénomène perdurerait. Cela rend le travail éducatif beaucoup plus complexe qu'il ne l'aurait été s'il avait été engagé il y a dix ans. L'école peut participer à la mise en oeuvre d'une action de l'État, à condition que celui-ci ne change pas d'avis tous les cinq ans et qu'elle ne la conduise pas seule.
M. Paul Devin, secrétaire général du Syndicat national des personnels d'inspection-Fédération syndicale unitaire . - Sur la question de la perte des repères républicains, qui serait révélée par la vie dans les établissements scolaires, il importe de retrouver des qualités d'analyse absentes de bien des commentaires médiatiques dans les semaines qui ont suivi les événements de janvier dernier. La réalité de situations singulières si graves, si inadmissibles, si inquiétantes soient elles ne peuvent être confondue avec un constat général qui témoigne, au contraire, de l'attachement d'une immense majorité des élèves aux valeurs qui garantissent les principes fondamentaux de liberté, d'égalité et de fraternité. On pourrait multiplier les témoignages qui écarteraient les hypothèses selon lesquelles la perte des valeurs républicains constituerait une caractéristique généralisée de la vie des écoles, des collèges et des lycées.
L'analyse des incidents doit faire la part des choses afin de distinguer ce qui témoigne d'un refus des valeurs républicaines et le reste. L'émotion que les attentats de janvier ont suscitée a parfois conduit à interpréter comme de la radicalisation des comportements qui ne relèvent en fait que des traits particuliers de l'adolescence : la provocation des adultes par l'expression de propos outranciers, la volonté de se soustraire à une réaction générale par anticonformisme ou par opposition systématique. Ces comportements obéissent à des phénomènes de sociabilité adolescente dont les historiens ont montré que, contrairement au sentiment d'une dégradation des comportements juvéniles, ils avaient de tout temps, sous des formes différentes, inquiété les adultes.
Reconnaissons que le choix d'une minute de silence dans des délais qui empêchaient tout travail préparatoire des enseignants conduisait à exagérer le risque de réaction spontanée.
La première condition d'une lutte contre le développement de réaction radicales est d'être capable d'une telle distinction afin d'éviter de confondre la défense des valeurs républicaines avec la justification de modèles éducatifs autoritaristes qui, au prétexte de la gravité de certaines dérives, justifieraient de privilégier des réponses disciplinaires, des exclusions et des prescriptions comportementales.
La seconde condition est que nous admettions que la construction des valeurs républicaines est un travail éducatif long et patient. L'école ne peut exiger de ses élèves un état spontané qui satisferait immédiatement à toutes les exigences citoyennes. Les valeurs ne procèdent pas d'une adhésion morale spontanée ou contrainte par l'autorité coercitive des enseignants, elles sont le résultat d'une construction intellectuelle permise par une autorité qui s'inscrit dans la capacité des enseignants à transmettre des savoirs et à construire des compétences. Il ne s'agit pas de renoncer au respect des règles mais de considérer que la mission première de l'école est de donner aux élèves les connaissances qui leur permettent de comprendre que la loi et ses contraintes garantissent la liberté individuelle et collective. Cela ne peut pas se confondre avec les illusions d'un conformisme comportemental. Une telle éducation ne peut se concevoir sans que l'école permette l'expression des opinions des élèves. Une telle liberté n'est contradictoire ni avec la lutte contre les préjugés et les stéréotypes, ni avec l'exigence que cette liberté d'expression se construise de pair avec le respect des opinions des autres.
Ce travail, l'école le poursuit depuis longtemps et les jugements rapides qui ont mis en doute sa responsabilité suscitent l'incompréhension des fonctionnaires de l'éducation nationale qui, au quotidien, tant dans leurs enseignements disciplinaires que dans la vie scolaire, font de la formation du citoyen un objectif majeur de leur exercice professionnel et l'investissent en toute conscience de ses enjeux. Les difficultés rencontrées par les enseignants après les attentats s'inscrivent tout d'abord dans la nature exceptionnelle des événements. Un regard extérieur pourrait s'étonner de ces difficultés, considérant que l'éducation à la citoyenneté devrait s'inscrire dans la base même des compétences de tout enseignant. Le témoignage des enseignants souligne cependant l'immense complexité à trouver des réponses éducatives dont l'ambition ne se limite pas à la régulation des comportements mais vise la construction des valeurs. Permettez-moi une anecdote. À sa maitresse qui expliquait le droit de libre expression de la presse et, particulièrement, dans ses formes les plus satiriques, un élève exprimait son étonnement, percevant cette affirmation comme contradictoire avec la norme habituelle en classe interdisant de se moquer de ses camarades. Il n'est pas facile de répondre à ce type de questions. Les débats qui ont suivi les attentats de janvier ont témoigné de la complexité de ces questions dans le monde adulte, il ne faut pas négliger que cette complexité est plus grande encore avec chez les enfants et les adolescents. Pour faire face à cette complexité, les enseignants ont besoin de formation. Or, il faut reconnaître que la situation de la formation initiale et continue reste des plus préoccupantes. La mise en oeuvre d'une formation de 1 000 enseignants constitue une étape positive, mais nous pouvons être inquiets des moyens qui seront alloués à l'étape suivante, celle d'une généralisation qui, à partir de ce premier noyau, constitue une logique indispensable pour aider l'ensemble des enseignants.
Je voudrais, pour terminer, dire notre détermination en tant qu'inspecteurs, au travers de nos missions d'inspection et de formation, à contribuer à renforcer la capacité de l'école à former des citoyens instruits et responsables, capables de défendre les valeurs de la République parce qu'ils ont compris son essence même et sa nécessité sociale. Mais je ne peux affirmer cette détermination sans rappeler qu'il faut se garder d'imaginer que l'école puisse y suffire. Connaître et comprendre des droits, c'est aussi être certain de la capacité de la République à en garantir l'effectivité. Or, nous devons constater une corrélation entre les incidents les plus inquiétants qui ont pu se dérouler dans les établissements scolaire et l'environnement social et économique de ces établissements. Il serait simpliste de considérer qu'il y aurait une causalité univoque, mais les valeurs de la République resteront incompréhensibles pour les élèves de ces quartiers s'ils ne peuvent constater l'effectivité de ces valeurs dans leur vie quotidienne. L'école ne parviendra pas à ce que ces élèves s'approprient la construction intellectuelle de valeurs si ces valeurs se présentent pour eux sans lien avec la réalité sociale, économique, juridique, politique de leurs environnements quotidiens. Force est de constater qu'aujourd'hui, pour beaucoup d'élèves, cela fait obstacle à la construction d'une confiance dans la République, confiance qui reste une condition nécessaire pour permettre une adhésion pleine et entière à ses valeurs.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Je voudrais préciser que la nécessité d'une commission d'enquête a été débattue en commission de la culture, de l'éducation et de la communication. Nous avons fait ce choix afin de donner un caractère plus solennel à nos travaux face à une situation critique dans un espace sanctuarisé qu'est l'école. Certes, des manifestations ont eu lieu dans des entreprises et des prisons, mais l'école est un lieu particulier. Par ailleurs, le format de la commission d'enquête devrait permettre d'éviter les écueils dans lesquels aurait pu buter une simple mission d'information. Tout le monde se souvient des hésitations autour du rapport Obin de 2004.
Monsieur Tournier, vous avez parlé de la coexistence dans les cours de récréation de deux religions : la laïcité et une autre religion. Or, il me semble que l'on n'ose plus citer cette religion. Ce n'est pas un gros mot de dire qu'il s'agit de la religion musulmane, laquelle est valorisée par des enfants, des jeunes, des adultes par rapport à d'autres règles sociales.
Enfin, je voudrais préciser que l'objectif de cette commission d'enquête n'est pas de culpabiliser l'école. Elle n'est évidemment pas responsable de tous les maux, vous avez raison de le dire.
Je souhaiterais vous poser trois questions.
Pourriez-vous tout d'abord nous indiquer si le diagnostic d'une dégradation du climat scolaire, liée notamment aux manifestations d'appartenance religieuses au sein des établissements scolaires ainsi qu'à la dégradation de l'autorité des enseignants et de la discipline, vous paraît justifié ? Quelles sont ses conséquences sur la transmission des valeurs républicaines, et, plus largement, sur le fonctionnement de l'école ?
Par ailleurs, différents travaux ont mis en évidence qu'enseignants et chefs d'établissements ont parfois le sentiment d'être peu soutenus par leur hiérarchie en matière de discipline et d'atteintes aux valeurs républicaines. Comment peut-on y remédier ? N'y aurait-il pas également une incitation, à différents niveaux, à ne pas faire « remonter » les difficultés observées ?
Enfin, la perte d'autorité des enseignants et le défaut de discipline peuvent-ils, selon vous, expliquer la perte de repères républicains ? Comment restaurer l'autorité de l'enseignant et de l'institution ?
Mme Marie-Christine Blandin, présidente . - Sur la question de la formule de la commission d'enquête, pour être honnête, ce débat a eu lieu au Sénat et il n'a pas été consensuel. Je rappelle que l'effectif des commissions d'enquête est fixé à la proportionnelle des groupes politiques et que la constitution d'une telle structure est de droit lorsqu'elle est demandée par un groupe. Je voudrais en outre préciser que l'école n'est pas la seule cible, le Sénat conduit simultanément une enquête sur les réseaux djihadistes et leur renforcement au sein des prisons, notamment.
M. Paul Devin . - Monsieur le rapporteur, la manière dont vous posez vos questions fait penser que vous auriez déjà un certain nombre de conclusions, celle notamment qu'il y aurait aujourd'hui une dégradation de l'autorité des enseignants et de la discipline. C'est une vraie question. Pour autant, lorsque l'on s'intéresse à l'histoire de l'éducation, des inquiétudes se sont exprimées, quelles que soient les époques, au sujet de la perte d'autorité des enseignants. Dans l'antiquité déjà, certains penseurs se plaignaient de l'indiscipline de la jeunesse. Mais je ne suis pas sûr que la période que nous vivons soit davantage caractérisée par une perte d'autorité des enseignants et de discipline, laquelle induirait, parmi d'autres facteurs, une perte des valeurs républicaines. Je ne dis pas que le quotidien des enseignants est simple, qu'il est facile de gérer une classe ou que la société dispose des mêmes repères que les générations précédentes, mais ces changements traduisent-ils une situation scolaire essentiellement caractérisée par la perte de l'autorité des maîtres et de la discipline ? Je ne le crois pas.
Il y a une complexité croissante, je ne le nie pas. En effet, la question des origines culturelles des élèves au sein des établissements scolaires se pose différemment d'il y a 70 ou 80 ans. Par ailleurs, la situation économique actuelle empêche l'école de jouer le rôle d'ascenseur social, quasi automatique, qui a été le sien pendant de nombreuses années.
Face à cette complexité, il me semble important de réaffirmer le rôle essentiel de la formation des enseignants pour faire face à ces questions. Or, force est de constater que les jeunes enseignants n'ont aucune idée de ce qu'est la laïcité ou des droits et des obligations du fonctionnaire. Peut-on continuer à exiger de l'école d'être capable de proposer des réponses efficaces dans une situation comme celle que nous venons de connaître alors que, dans le même temps, on abandonne la formation ? « Abandonner » est un terme fort, voire paradoxal dans la mesure où on assiste à une reconstruction de la formation initiale, mais cette formation est loin de correspondre aux besoins. Par ailleurs, la formation continue est délaissée. Comment, dans ce contexte, les enseignants peuvent-ils faire face de manière efficace à des situations difficiles portant sur des sujets complexes ? Appréhender la liberté d'expression suppose une construction intellectuelle élaborée, que ces enfants et ces adolescents n'ont pas pu encore achever. Il serait illogique de demander à l'école de transmettre les valeurs républicaines sans engager une politique volontariste en matière de formation initiale et continue, bien au-delà des moyens consacrés aujourd'hui.
M. Philippe Tournier . - La dégradation du climat scolaire est associée à l'école depuis toujours. Les indicateurs, certes peu nombreux et épars, dont nous disposons ne traduisent cependant pas une dégradation marquée. Il faut se rappeler que, dans la période 1990-2000, il n'y avait pas une année sans que soit présenté un plan violence à l'école. Ces plans ont aujourd'hui disparu, même s'ils ont pu être remplacés par d'autres thèmes. En revanche, cela ne signifie pas qu'il n'y a pas de souffrance professionnelle ou que les enseignants s'estiment assez soutenus. Pour répondre à votre question sur les remontées des incidents, il me semble que ce phénomène appartient au passé. Le fait que des incidents aient été signalés lors de la minute de silence en est la preuve. Cela n'avait pas été le cas en 2001, par exemple. La question des réactions à la suite des événements de Toulouse est différente dans la mesure où des incidents ont eu lieu, mais il semblerait que l'on n'ait pas eu envie de savoir...
L'autorité des maîtres ne me semble pas relever du champ des valeurs républicaines, mais des valeurs confucéennes. Les trois valeurs républicaines sont contenues dans le triptyque républicain, auquel il convient d'ajouter la laïcité. L'allongement continu de la liste des valeurs finit par brouiller le message. L'autorité des maîtres serait aussi légitime dans une monarchie !
Il me semble que l'école demeure l'une des institutions les plus respectées par ses usagers. Pour autant, le professeur n'est plus respecté en tant que représentant de l'institution, mais en tant que personne. Cette situation n'est pas sans créer une tension sur les personnes. C'est un changement qui s'est produit dans les trente ou quarante dernières années. L'autorité se construit, par conséquent, différemment au sein de l'école, mais il en va de même au sein de la sphère familiale. Cela traduit une évolution de la société.
Ce qui caractérise, en revanche, notre pays, c'est que nous avons l'école la plus stressée du monde. Seul l'Extrême-Orient fait aussi bien, ou plutôt aussi mal... Nos élèves sont stressés de venir à l'école, les enseignants sont stressés de faire classe et les parents sont stressés par la scolarité de leurs enfants. Dans aucun autre pays on ne trouve cette surabondance de publicité pour l'école après l'école.
Par ailleurs, dès qu'une difficulté se fait jour, on se retourne vers l'école, ce qui aggrave cette situation. En effet, l'école en France organise la société et la hiérarchie sociale. Le climat de compétition permanent entre les individus au sein de l'école, alors que l'institution scolaire prétend ne pas être compétitive, crée un double discours très pesant. C'est pourquoi nous défendons l'idée que la scolarité obligatoire doit être située hors du champ de la compétition, mais que l'ère de la compétition doit être explicite.
Au final, il ne me semble pas qu'il y ait une perte d'autorité. Ainsi, lorsque les élèves français se rendent à l'étranger, ils sont frappés par le caractère décontracté des enseignements. À l'inverse, ce qui frappe les élèves étrangers lorsqu'ils viennent en France, c'est la rigidité de notre système. Nous conservons donc un système extrêmement autoritaire.
Mme Claudie Paillette . - Je rebondis sur les propos de M. Tournier. L'ensemble de la société a changé, les rapports d'autorité ne sont plus les mêmes, à l'école comme au sein des familles. L'autorité des enseignants, qui s'appuyait autrefois sur les savoirs, doit aujourd'hui, dans un contexte où les connaissances des professeurs sont concurrencées, trouver de nouveaux supports. Les élèves reconnaissent désormais l'enseignant dans son autorité en tant que personne, dans la mesure où il est capable d'organiser les relations dans une classe de la manière la plus juste possible. À cet égard, le rapport au règlement et à l'équité est un élément auxquels les élèves sont extrêmement sensibles, et sur lequel les tensions sont souvent très fortes.
Je ne reviendrai pas sur ce qui a déjà été dit au sujet du décrochage scolaire et de la capacité de l'école à accompagner les élèves dans leur insertion au sein de la société. Il s'agit, là encore, d'une problématique qui ne facilite pas le maintien de l'autorité au sein des établissements scolaires.
S'agissant de la remontée des informations sur les incidents, je pense qu'il n'y a jamais eu de consignes précises. Des systèmes de transmission automatisés existent, mais la remontée reste principalement liée à la personnalité du chef d'établissement et à l'image qu'il souhaite donner de son établissement.
Mme Marie-Christine Blandin, présidente . - Excusez-moi de vous interrompre, pouvez-vous nous confirmer qu'il n'y a pas eu de sollicitations spécifiques adressées aux établissements pour la remontée des incidents ? Les remontées ont-elles bien été pratiquées par les chefs d'établissement dans l'exercice normal de leur mission ? C'est un sujet sur lequel notre commission d'enquête s'interroge.
Mme Claudie Paillette . - Tout à fait.
M. Patrick Roumagnac . - Les rectorats ont pu, dans certains cas, solliciter les chefs d'établissements et mettre à disposition des outils, comme des boîtes mails, pour faire remonter les difficultés, les incidents et les demandes d'assistance.
Mme Claudie Paillette . - Je poursuis. Sur la formation des personnels, de direction comme enseignants, il y a des lacunes sur les points à aborder dans les établissements scolaires. Les concours de recrutement restent trop centrés sur le disciplinaire et ne permettent pas d'évaluer les futurs enseignants sur des sujets plus larges.
M. Michel Flores-Garcia. - En ce qui concerne la dégradation du climat scolaire et l'autorité des adultes, nous avons observé en janvier, comme à chaque fois - je pense notamment au lendemain de l'affaire Merah - une augmentation nette du nombre d'incidents. J'ai eu à gérer, au sein de mon établissement, des incidents plus nombreux qu'en temps normal, avec cinq conseils de disciplines, incidents que j'ai d'ailleurs fait remonter dans Civis. Heureusement, tous n'ont pas débouché sur un conseil de discipline ! Les enfants étaient réellement très perturbés.
Cela revient à ce que j'ai évoqué en avant-propos, ces problèmes de positionnement ethnique - qui je suis ? D'où je suis ? Où vais-je ? - se posent de manière très importante pour les enfants. S'ils ne sont pas traités, comme le dit madame Cherki dans son livre Violences de l'immigration , ils ressortent sous forme de bouffées incontrôlables dont les enfants ne sont pas totalement conscients.
S'agissant de la perte d'autorité, mon collègue l'a très bien définie. L'important n'est plus l'autorité du maître mais la relation que l'enseignement arrive à créer avec ses élèves. Quand un jeune enseignant arrive dans mon établissement, je lui dis qu'il faut qu'un phénomène d'adoption mutuelle se mette en place avec les élèves. La mayonnaise doit prendre entre les élèves et les enseignants, mais si on ne fournit pas d'outils adaptés aux professeurs, elle ne prendra pas.
M. Patrick Roumagnac. - Je ne reviendrai pas sur tous les propos tenus sur la question de l'autorité, j'ajouterai simplement une observation. On parle souvent du « bon vieux temps », postulant que tout était mieux avant. Je n'en suis pas sûr. Il se passe aujourd'hui des choses intéressantes et on a aussi connu, par le passé, des périodes extrêmement complexes, dans le milieu scolaire comme dans la société au sens large. Je crois qu'il faut faire preuve de plus de sérénité.
Il a été dit que la société française n'aimait pas ses enfants, mais je ne suis pas sûr qu'elle aime ses enseignants. Ceux-ci développent aujourd'hui un profond malaise. Le paradoxe actuel est qu'on leur demande de restaurer une autorité dont ils ne pensaient pourtant pas être totalement départis, tout en leur expliquant qu'ils sont responsables de cette perte de l'autorité. Les choses sont beaucoup plus complexes. Tout d'abord, l'autorité des enseignants n'a pas complètement disparu et on le constate au quotidien dans les établissements scolaires, y compris dans les zones difficiles. Il y a un signal à envoyer à ce niveau, il faut rétablir la confiance des enseignants en eux-mêmes et leur faire accepter l'idée que, face à des situations extrêmement complexes, il n'y a pas toujours de solution simple et heureuse. Les enseignants expriment également souvent le sentiment de ne pas être soutenus par leur hiérarchie. Il s'agit d'un vrai problème qui doit être pris à bras le corps.
Nous devons répondre à ces difficultés non pas avec des injonctions, non pas avec des reconnaissances de service rendu, mais avec de la formation, qui reste aujourd'hui trop descendante. Il faut la revisiter en lien avec les écoles supérieures du professorat et de l'éducation (ÉSPÉ), avec la recherche et surtout avec les acteurs de terrain, que sont les enseignants eux-mêmes. Si nous les oublions dans la définition de la formation, nous avons peu de chance qu'elle soit efficacement mise en oeuvre sur le terrain.
Mme Marie-Christine Blandin, présidente . - Je vous rappelle que la loi pour la refondation de l'école de la République prévoit que les enseignants soient « formés par les universitaires dans les ÉSPÉ par l'intervention d'artistes et d'animateurs de la vie populaire, et par l'intervention de maîtres en poste venant assurer des heures pour témoigner de leur pratique ». Nous nous efforçons tous de faire respecter cette loi, ce qui n'est pas facile.
M. Patrick Fournié . - Sur la question de l'autorité, à partir du moment où l'institution scolaire, comme toutes les institutions, a perdu de son poids au sein de la société - je ne reviendrai pas sur l'histoire des Trente Glorieuses - le maître se retrouve seul et sa personnalité est de plus en plus engagée dans son métier. Il faudrait, à cet égard, arrêter de dire, comme depuis des années, qu'il faut restaurer l'autorité des enseignants. Cette parole politique est déstabilisante pour l'institution. Au bout de dix ou quinze ans, lorsqu'on se rend compte que l'on en arrive toujours à poser la même question, c'est qu'on s'est planté !
Je vais peut-être vous surprendre, mais je trouve nos jeunes assez calmes et assez dociles. Les problèmes de violence ou d'absentéisme restent finalement assez concentrés. Il n'y pas le feu dans toutes les écoles ! Ce que notre société n'arrive pas à gérer, c'est la transgression et la gestion des phénomènes déviants.
Changement du métier d'enseignant, oui. Cela repose sur une évolution sociologique des personnels : au second degré, les élèves sont confrontés à un certain type de profils ; à l'école élémentaire, les jeunes élèves n'ont quasiment plus de maîtres masculins, 80 à 90 % des instituteurs étant aujourd'hui des femmes. Il ne s'agit pas de porter un jugement de valeur, au contraire, mais c'est une réalité.
Sur les questions de l'autorité et des repères, il importe de différencier l'approche selon les niveaux d'enseignements, les attentes n'étant pas les mêmes à l'école primaire, au collège ou au lycée.
Mme Marie-Annick Duchêne . - L'un d'entre vous a dit : « cette société n'est plus la leur ». Or, nous avons récemment entendu des philosophes nous dire que l'école était le reflet de la société. Il me semble y avoir aujourd'hui un vrai problème sur ce point.
Il a également été dit que l'enseignant n'est pas le représentant de l'institution, qu'il s'agit d'un individu. J'ai un ami musulman enseignant dont la fille a participé, dans son établissement, à une cérémonie de remise de diplômes, énormément appréciée de tous ses camarades, alors qu'il s'agit de formalisme pur. Dans le métier d'enseignant, il y a une certaine posture à avoir, qu'il représente l'institution ou non. Or, il semblerait aujourd'hui qu'il n'y ait plus beaucoup de posture...
M. Jean-Claude Carle . - Je voudrais remercier tous nos intervenants pour leurs propos que j'ai trouvés particulièrement intéressants.
Monsieur Fournié, vous nous avez dit que l'enseignement de la langue est essentiel. Je partage votre avis, car comment faire comprendre la morale laïque à des jeunes qui ne maîtrisent pas la langue, qui ne peuvent que difficilement s'exprimer ? Mais alors que faut-il faire ? N'est-ce pas un problème à traiter très tôt ? Au fond, n'est-ce pas le problème le plus important de notre système éducatif ?
Vous avez dit ensuite que l'école ne peut pas refonder à elle seule la République, et j'y souscris. Mais n'est-ce pas là encore le résultat d'un manque non pas de moyens, mais de cohérence entre politiques de la ville, de la famille et de l'école ? On y met beaucoup d'argent, mais les résultats ne sont pas à la hauteur de ce qu'on pourrait en attendre.
Monsieur Tournier, vous avez parlé de hiérarchisation ethnique. C'est vrai, il ne faut pas se le cacher. Ne s'agirait-il pas plutôt de la partie visible de l'iceberg d'une hiérarchisation culturelle beaucoup plus large ?
Vous avez par ailleurs affirmé que notre pays n'aime pas sa jeunesse. Le terme est un peu fort. Je crois plutôt que notre pays donne l'illusion de ne pas aimer sa jeunesse car il ne sait pas répondre aux aspirations, aux inquiétudes voire à la désespérance des jeunes, en matière d'éducation, d'orientation et d'emploi.
Enfin, une petite remarque concernant le choix d'une commission d'enquête, pour prolonger les explications de la présidente et du rapporteur. En aucun cas, il ne s'agit de stigmatiser qui que ce soit. Nous sommes tous responsables, au premier rang desquels les femmes et les hommes politiques que nous sommes. Nous n'avons pas eu le courage politique de prendre les mesures qui s'imposaient, au lieu de cela on a adopté une succession de réformettes qui ont déstabilisé le système éducatif. Commission d'enquête ou mission d'information ? J'ai participé à toutes les « boîtes à outils » que la Constitution met à disposition du Parlement, et je crois que, vu l'importance du sujet, il s'agissait du moyen le mieux adapté. Ce qui est important en définitive, ça n'est pas la forme mais ce qui ressortira de cette commission d'enquête.
M. Patrick Roumagnac. -Si on cherche une solution, peut-être ne faut-il pas se tourner exclusivement vers l'éducation nationale, mais plutôt réfléchir à l'association, voire la co-construction, des politiques éducatives locales, en lien avec les responsables de l'éducation nationale et les collectivités territoriales.
M. Philippe Tournier . - Le problème de la maitrise de la langue se pose en tant que tel, pour l'échec scolaire. En revanche, il n'y a pas de superposition entre la carte de l'échec scolaire et la carte de la radicalisation. Les cadres du djihadisme sont des jeunes qui maitrisent l'expression, la culture. Le moteur de leur action n'est pas l'ignorance mais l'écart qu'ils constatent entre leurs espérances et les mécanismes de la société française, dont ils ont l'impression qu'ils les marginalisent.
M. Michel Flores-Garcia. - Sur la question de la posture des enseignants, Mme Duchêne, cela a toujours existé. Les élèves apprennent mieux quand ils s'entendent avec leur professeur. Ce qu'il faut plutôt noter est que l'enseignant n'est plus reconnu comme une autorité étatique.
Mme Marie-Christine Blandin, présidente . - Mme Duchêne vous interrogeait aussi sur le cérémoniel qui sacralise...
M. Michel Flores-Garcia (SGEN-CFDT). - Des cérémoniels ont été rétablis dans presque tous les établissements...
M. Paul Devin . - Monsieur Carle, certes, il ne s'agit pas seulement d'une question de moyens, mais on ne peut pas faire de politique sans moyen. S'agissant de la maitrise de la langue par exemple, il y a besoin de dispositifs spécifiques pour accompagner les élèves étrangers dans l'apprentissage rapide de la langue française à leur arrivée. Quant à la formation, là encore des moyens sont nécessaires. Il faut bien entendu une politique claire, mais écartons l'idée que l'on pourrait tout faire sans moyen.
M. Patrick Fournié . - Sur ce point, la réorientation des moyens opérée depuis trois ans sur le premier degré est une bonne chose - et c'est enseignant du second degré qui le dit - et doit être poursuivie. J'adhère, à titre personnel, de plus en plus à ce propos de François Dubet : « on changera davantage l'école en changeant la société que l'inverse ». Voilà la conclusion à laquelle j'en suis arrivé.
Mme Marie-Christine Blandin, présidente . - Belle conclusion. Je vous remercie beaucoup de votre travail et des idées que vous nous avez apportées.
Table ronde -
Syndicats de personnels enseignants
des premier et second degrés
( 16 mars 2015 )
Mme Marie-Christine Blandin, présidente . - Mes chers collègues, nous entendons maintenant les organisations syndicales des personnels enseignants du premier et second degrés de l'éducation nationale, représentées par :
- M. Jérôme Legavre, secrétaire fédéral de la Fédération nationale de l'enseignement, de la culture et de la formation professionnelle de Force ouvrière (FO) ;
- M. Frédéric Sève, secrétaire général, et Mme Catherine Nave-Bekhti, professeure au lycée polyvalent Paul Doumer du Perreux-sur-Marne, du Syndicat général de l'éducation nationale (CFDT) ;
- M. Christian Chevalier, secrétaire général du Syndicat des enseignants (UNSA) ;
- M. François Portzer, président national du Syndicat national des lycées et collèges, et M. Pierre Favre, président du Syndicat national des écoles (FGAF) ;
- Mme Valérie Sipahimalani, secrétaire générale adjointe du Syndicat national des enseignements de second degré et M. Sébastien Sihr, secrétaire général du Syndicat national unitaire des instituteurs professeurs des écoles et des professeurs d'enseignement général de collège (FSU).
Les événements de janvier et leurs répercussions dans les établissements scolaires, dont vous avez été les premiers témoins, ont conduit cette commission d'enquête à s'interroger sur les conditions dans lesquelles l'école peut assurer sa mission première ; outre la transmission de connaissances, il lui appartient en effet « de faire partager aux élèves les valeurs de la République ». La mobilisation de l'école pour les valeurs de la République annoncée par le ministère de l'éducation nationale va dans ce sens. Les enseignants y jouent évidemment le premier rôle, et nous souhaiterions entendre votre position à ce sujet.
Notre commission d'enquête souhaite également recueillir votre point de vue sur les difficultés que rencontrent les enseignants dans la transmission du savoir ainsi que des valeurs républicaines. Enfin, il s'agit également de nous faire part de votre analyse sur les évolutions nécessaires, afin que l'école contribue à renforcer auprès des jeunes le sentiment d'appartenance à la nation française et à une communauté de valeurs et d'aspirations.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Jérôme Legavre, Frédéric Sève, Mme Catherine Nave-Bekhti, MM. Christian Chevalier, François Portzer, Pierre Favre, Mme Valérie Sipahimalani prêtent serment.
M. Jérôme Legavre, secrétaire fédéral de la Fédération nationale de l'enseignement, de la culture et de la formation professionnelle de Force ouvrière . - Il y a urgence à préserver l'école de la République. Pour ce faire, il doit être mis un terme à l'ensemble des politiques d'austérité et de territorialisation de l'école. Les difficultés que rencontrent les enseignants dans l'exercice de leur profession sont les conséquences directes des politiques d'austérité, qui conduisent à une dégradation des conditions de travail. Le bilan social présenté lors du dernier comité technique ministériel fait état de la suppression de 89 000 postes entre 2003 et 2013. La création de 60 000 postes annoncée par le Gouvernement, quand bien même elle serait effective, ne suffirait pas à redresser un ratio d'encadrement qui reste insuffisant. En effet, l'an prochain, ce taux s'élèvera dans le premier degré à un enseignant pour trente-neuf élèves en moyenne. La territorialisation de l'école, notamment par la constitution des projets éducatifs territoriaux (PEDT) issus de la loi de refondation de l'école, a pour effet de la placer sous la coupe des élus locaux et d'en éclater le régime en une multitude de règles locales. Cela nous paraît radicalement contraire à ce que doit être l'école de la République. Cette logique est encore renforcée par la réforme régionale, qui verra la constitution de treize baronnies. Il y aura désormais autant de règles que de territoires et quand la règle de la République est remplacée par des règles locales, il n'y a en réalité plus de règle.
L'ensemble de ces politiques se traduit par un désengagement massif de l'État. L'espace laissé vacant est alors occupé par des associations, par le caritatif, donc en définitive par des intérêts privés, des groupes de pression. Ainsi, dans certaines municipalités comme Paris, des associations en lien avec des églises interviennent parfois dans les écoles dans le cadre des nouveaux rythmes scolaires.
Nous sommes très inquiets des mesures annoncées dans le cadre de la mobilisation de l'école et de ses partenaires pour les valeurs de la République. Il convient tout d'abord de respecter strictement la loi du 9 décembre 1905. Force est de constater que ces mesures vont dans le sens opposé. C'est le cas par exemple de la réserve citoyenne, qui est ouverte à tout citoyen intéressé. Or la laïcité, ce n'est pas tout le monde, tous les groupes de pression à l'école. Quant à l'enseignement laïc du fait religieux, cela me semble un non-sens, la laïcité n'a pas pour objet d'introduire toutes les religions à l'école, mais de n'en admettre aucune. De la même manière, l'enseignement moral et civique introduit un projet pluridisciplinaire qui s'impose à tous les enseignants au mépris de leur liberté pédagogique.
Au moment où on parle de perte des valeurs et des repères républicains, il me semble que la seule réponse est de donner à l'école les moyens de remplir sa mission, qui est d'instruire. Pour ce faire, il faut des postes en nombre suffisant pour que les enseignants puissent exercer dans de bonnes conditions, dans des classes à effectifs moindres. Il faut préserver le statut des enseignants, attaqué de toute part, et augmenter leurs salaires. C'est une priorité. L'ensemble de ces considérations constituent des revendications urgentes, qui nous conduisent à préparer activement la grève du 9 avril prochain.
M. Christian Chevalier, secrétaire général du Syndicat des enseignants (SE-UNSA) . - Après les événements de janvier, nous nous sommes rendus compte - notamment à l'occasion de la minute de silence dans les établissements scolaires - que la question des valeurs de la République et celle de la laïcité n'allaient pas de soi, pas plus pour les élèves que pour les enseignants et le personnel éducatif, comme d'ailleurs pour l'ensemble de la société.
Cela ne va pas de soi, en effet, car nos élèves sont divers et variés, aussi parce que nos collègues enseignants se sont souvent retrouvés en difficulté. Plus que la minute de silence elle-même, c'est le temps consacré à sa préparation et au débat avec les élèves qui importe. Nous avons vu des collègues dans l'embarras face à des classes hostiles, ou des collègues qui n'ont pas osé faire la minute de silence. D'autres collègues, notamment dans le second degré, ont parfois considéré qu'il ne leur appartenait pas de faire ce travail et l'ont renvoyé aux professeurs d'histoire-géographie ou aux documentalistes.
Ces exemples mettent en évidence que l'école est en difficulté sur ces questions. Nos collègues sont désarmés, sans doute parce que la formation initiale ne traite pas ces questions, ou tout du moins ne les traite pas suffisamment. Alors que la République et l'école sont intimement liées, les ÉSPÉ, pas plus que les instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) avant elles, n'affrontent pas ces thèmes. Il y a là de vrais sujets, notamment sur la manière d'aborder ces questions avec nos élèves, ainsi que sur les aspects méthodologiques du travail en classe, surtout lorsque celle-ci est hostile, en tout ou partie, au discours qui est tenu. Nos collègues nous ont fait part d'un véritable désarroi à ce sujet.
Ces événements révèlent une lacune, repérée depuis longtemps par les études PISA, de notre système scolaire : on ne débat pas suffisamment à l'école, on ne parle pas assez, on ne sait pas polémiquer, on ne sait pas s'affronter dans des joutes oratoires, on ne sait pas échanger des arguments. Le débat à l'intérieur de l'école, entre les élèves, avec les enseignants mais également entre ces derniers, constitue un enjeu fondamental. Notre école est sans doute beaucoup trop étriquée, trop concentrée sur une approche disciplinaire qui pose des barrières. La question de la mise en oeuvre du « parcours citoyen » à l'école pose aussi celle de son appropriation par l'ensemble des personnels de l'éducation nationale, bien au-delà des seuls enseignants - je pense notamment aux personnels de direction et de vie scolaire, ainsi qu'à ceux des cantines et ceux qui relèvent des municipalités. La question de la citoyenneté doit être l'affaire de tous, pas seulement l'affaire exclusive des enseignants et, encore moins, l'affaire exclusive de l'école.
M. Frédéric Sève, secrétaire général du Syndicat général de l'éducation nationale (SGEN-CFDT) . - J'aimerais tout d'abord vous faire part de mon étonnement sur l'importance qu'a pris l'école dans les médias et le débat public après les événements de janvier. En matière de traitement médiatique et de réponse des pouvoirs publics, on pourrait même affirmer que, d'une certaine manière, les événements liés à la minute de silence ont pris la place des attentats. Le recours à cette formule de commission d'enquête en est un signe.
Nous y voyons la marque des rapports compliqués que la société française entretient respectivement avec ses valeurs, sa jeunesse et son école. C'est en éclaircissant ces rapports que l'on pourra répondre aux questions posées par votre commission d'enquête.
Premier rapport complexe, celui qu'entretient la société avec ses valeurs. S'il ne s'agit pas de minorer les débordements qui ont eu lieu, force est de constater que certains comportements mettent tout autant en péril les valeurs de la République que d'autres, pourtant parfois tout aussi répréhensibles - les comportements homophobes, par exemple - alors qu'ils sont perçus comme moins transgressifs. Il convient d'examiner le raccourci médiatique qui s'est opéré entre les attentats de janvier et les troubles liés à la minute de silence, qui se traduit par une dramatisation des incidents. Cette dramatisation fait peser le risque d'une mise en accusation de la jeunesse, non pas au nom des débordements dont elle serait responsable, mais du préjugé selon lequel certains seraient plus loin de l'intégration que d'autres. Les difficultés d'intégration sont le lot de l'ensemble de la jeunesse. Là encore, certaines manifestations de difficultés d'intégration sont davantage mises en avant que d'autres, alors que le rôle de l'école est de les traiter de la même manière.
Deuxième point, le rapport qu'entretient la société française avec sa jeunesse. Je suis sidéré de l'exigence qu'elle manifeste envers elle à l'occasion de cette minute de silence. Cela s'est traduit par une attention démesurée accordée au déroulement de la minute de silence dans les établissements scolaires, avec notamment la présence de journalistes vérifiant qu'il n'y avait pas d'incidents. Quid du reste de la société ? A-t-on manifesté la même exigence envers les adultes ? Or nous ne pouvons pas exiger autant des élèves que des adultes : les élèves sont en situation d'éducation. Je constate que dès que la société française doute d'elle-même, elle se tourne vers sa jeunesse, lui demandant de lui renvoyer une image qui la rassure.
Mme Catherine Nave - Bekthi, professeure au lycée polyvalent Paul Doumer du Perreux-sur-Marne, membre du Syndicat général de l'éducation nationale (CFDT) . - La société française entretient également un rapport complexe avec son école, qui me semble perpétuellement mise en exergue et en accusation. Le traitement médiatique réservé à la minute de silence dans les établissements en témoigne. L'école fait l'objet de beaucoup d'attentes. On projette aussi sur elle des choses que l'école n'a pas à assumer, dont elle ne peut être tenue responsable. Le partage des valeurs de la République est également trop souvent réduit à une transmission autoritaire de ces dernières. Or les valeurs ne s'imposeront pas aux élèves, elles se pratiquent, se vivent et s'incarnent. C'est comme ça que nous les ferons intégrer à l'ensemble des élèves. Cela interroge aussi l'organisation, le fonctionnement et les finalités de l'école. Il faut que l'école soit exemplaire dans la mise en oeuvre des valeurs républicaines, notamment en tendant vers davantage de mixité sociale entre établissements mais également au sein de ces derniers, entre les classes. L'exemplarité consiste également à lutter contre les inégalités scolaires et principalement contre le décrochage. À supposer que l'école parvienne à mettre en place des structures moins discriminatives, si la société continue de discriminer et ne met pas fin aux pratiques racistes, l'école ne pourra pas tout faire. Elle ne pourra pas empêcher les dérives individuelles à l'issue de la scolarité, ni empêcher certains élèves de penser que les valeurs que nous souhaitons leur inculquer sont sans consistance. Dès lors, il importe de conserver une posture éducative et, comme le disait justement un de mes collègues, de laisser de la place au débat. Transmettre les valeurs républicaines et les faire adopter par l'ensemble des élèves implique d'accepter de débattre avec eux des situations dans lesquelles la société française ne parvient pas à faire vivre pleinement ces valeurs. Il s'agit aussi de leur apprendre à réagir à ces situations de manière républicaine, sans faire preuve de violence face à une société qui peut parfois sembler violente.
M. François Portzer, secrétaire général du Syndicat national des lycées et collèges (SNALC-FGAF) . - Permettez que je commence mon exposé par une brève présentation de notre organisation. Fondé en 1905, le SNALC est le doyen des syndicats de l'enseignement secondaire public. Il est membre de la Fédération générale autonome des fonctionnaires (FGAF). Contrairement à la quasi-totalité de ses concurrents, il ne reçoit aucune subvention de l'État et est totalement indépendant des partis politiques. Aux élections de décembre 2014, la liste qu'il a présentée avec le SNE a obtenu un siège au comité technique ministériel du ministère.
Depuis 1905 le SNALC défend l'école de la République, c'est-à-dire une école ouverte à tous qui permette aux élèves, grâce à leurs efforts et à la mise en valeur de leurs aptitudes, d'obtenir la promotion sociale qu'ils méritent. De ce fait, dès les années 1970, il a été le premier et le seul à dénoncer les dysfonctionnements patents du système scolaire français, mis plus tard en lumière par les évaluations internationales comme PISA et sur lesquels aujourd'hui chacun s'accorde. Soucieux de remédier à la déliquescence d'un système scolaire qui laisse sur le carreau 20 % des élèves, nous avons pris une part active à la refondation de l'école. Ses résultats nous ont aujourd'hui déçus, notamment pour les réformes des rythmes scolaires ou du collège. Syndicat de proposition et non de déploration, nous avons par ailleurs élaboré un projet de réforme clef en main pour le collège, intitulé le « Collège modulaire », et un autre pour le lycée, « le lycée de tous les savoirs », que vous pouvez découvrir sur notre site Internet.
Venons-en à présent à notre analyse de la situation du service public d'éducation suite aux attentats de janvier. Tout d'abord nous voudrions pointer un premier dysfonctionnement : l'éducation nationale a été à nos yeux trop régie par le passé par une culture de l'excuse et une volonté de ne pas faire de vagues. En effet, pour ne pas générer des tensions au sein des établissements difficiles et ne pas rompre une certaine paix sociale, l'institution scolaire, chefs d'établissements en tête, a été marquée par un excès de frilosité. Face à des comportements violents et répréhensibles, les dispositions prises par les ministres successifs, quelle que soit leur couleur politique, inspirées notamment par les travaux de M. Éric Debarbieux et soutenues par la principale association de parents, la FCPE, ont abouti sur le terrain à ce que les conseils de discipline soient de plus en plus rarement réunis et aient du mal à sanctionner les fauteurs de troubles, du fait d'un encadrement juridique de leurs prérogatives de plus en plus complexe. Dans les faits, particulièrement dans les collèges et lycées professionnels les plus difficiles, on se contente bien souvent de ne pas voir ou de ne pas entendre et de réunir des commissions éducatives peu dissuasives pour les élèves. Comme nous l'avons indiqué dès le 12 janvier à la ministre, et nous avons été les seuls à le faire, un fait est révélateur de cette culture du laisser-faire : le rapport de Jean-Pierre Obin énumérait déjà dans sa conclusion toutes les dérives que connaissent aujourd'hui les établissements. Depuis sa parution, il y a onze ans, rien n'a été fait.
Cela nous amène à ce qui constitue pour nous la seconde cause de dysfonctionnement : le refus de l'institution scolaire d'appliquer strictement à l'école publique les principes de la laïcité républicaine. Fondé en 1905, date symbolique pour la laïcité s'il en fut, seul syndicat enseignant à avoir soutenu la loi de 2004 sur les signes religieux dans les écoles publiques, se prononçant récemment contre le port du voile pour les mères accompagnant les sorties scolaires dans l'enseignement public ou approuvant la charte de la laïcité que M. Peillon a fait afficher dans tous les établissements publics, le SNALC a toujours milité pour une stricte application de la laïcité républicaine à l'école publique. Pourtant, nous avons pu encore tout récemment dénoncer dans une lettre ouverte au Président de la République et à la ministre de l'éducation nationale, rédigée par notre responsable de l'académie de Strasbourg, M. Jean-Pierre Gavrilovic, de nombreuses entorses à la loi pratiquées en Alsace.
La troisième source de dysfonctionnement provient du fait que la fonction de professeur est matériellement et symboliquement déconsidérée. Le 21 janvier dernier, le Président de la République, lors de ses voeux au monde éducatif, appelait solennellement dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne à restaurer l'autorité des professeurs. Si l'on ne peut manquer d'approuver une telle démarche, elle risque malheureusement de rester lettre morte sur le terrain, d'abord parce que les professeurs sont désormais des travailleurs pauvres et parce que l'institution scolaire ne tient aucun compte de ce qu'ils disent ! Rappelons en effet que dans les années 1960 un professeur certifié gagnait quatre fois le montant du SMIC, aujourd'hui la rémunération d'un jeune certifié, qui a fait cinq ans d'études et passé un difficile concours ne dépasse plus le SMIC que de 11 %. De même, la réforme des rythmes scolaires, que les professeurs des écoles rejettent majoritairement, a été imposée dans l'enseignement primaire et a été appliquée contre leur gré. Parallèlement, alors que la grande majorité des professeurs du secondaire sont attachés à un enseignement disciplinaire, la réforme du collège en cours de négociation s'apprête à remettre en cause les disciplines sans tenir compte de leur avis, comme cela vient d'être fait avec le socle commun adopté par le Conseil supérieur de l'éducation du 12 mars dernier. Autre exemple du mépris de l'institution face au corps enseignant : grâce à un amendement déposé par le SGEN-CFDT - que nous n'avons bien sûr pas voté - et repris par l'administration dans le décret relatif aux nouvelles indemnités pour missions particulières, le comité technique du 11 février dernier a donné aux élèves et aux parents d'élèves le pouvoir de décider du montant de la rémunération des professeurs par leur vote au conseil d'administration des établissements : cette subordination des professeurs aux usagers du système est une première dans toute l'histoire de l'éducation !
Je conclurai en rappelant que ce n'est pas en faisant chanter La Marseillaise aux élèves que l'on remédiera aux dysfonctionnements de l'école mais bien en écoutant davantage les professeurs de terrain et les organisations syndicales qui les représentent.
M. Pierre Favre, président du Syndicat national des écoles -Fédération générale autonome des fonctionnaires (SNE-FGAF) . - Par nature, le premier degré a été moins concerné par ces événements que le secondaire. Mobiliser des enfants âgés de 3 à 11 ans autour de cet instant de solennité a été plus facile que pour nos collègues du second degré.
Pour préparer mon intervention, j'ai écouté les personnalités auditionnées par votre commission depuis le 5 mars dernier. Or, les intervenants ont déjà éclairé vos travaux mieux que je ne pourrai le faire : grâce à leurs contributions, il me semble que vous êtes désormais bien au fait de la situation. Il revient aujourd'hui au politique de prendre des décisions. Dans le premier degré, les enseignants ont besoin de s'engager pour faire vivre les valeurs de la République. Cet engagement nécessite un soutien de la part de la hiérarchie et leur autorité a besoin de protection. Notre syndicat sera donc aux côtés des enseignants qui s'engagent et aux côtés de la hiérarchie lorsque celle-ci aura la protection du fonctionnaire chevillée au corps, afin de permettre aux enseignants de parler « haut et fort », comme le prescrivait Jules Ferry dans sa lettre aux instituteurs.
Mme Valérie Sipahimalani, secrétaire générale adjointe du Syndicat national des enseignements de second degré (SNES) . - En avant-propos, je rappellerai que notre syndicat est le syndicat national des enseignements et non des enseignants du second degré. Nous nous sommes d'ailleurs demandés pourquoi votre commission avait choisi de centrer ses débats sur les difficultés rencontrées par les enseignants. En effet, l'ensemble de la communauté scolaire est concernée par ces difficultés. Dans les collèges et les lycées, la question de la vie scolaire se pose fortement et concerne l'ensemble des personnels qui entourent les élèves et non pas seulement les enseignants.
Je souhaiterais, en introduction, faire quelques remarques d'ordre général. Nous savons que la majorité des jeunes passent aujourd'hui par l'école publique. Aussi, s'occuper de citoyenneté et de collectivité à l'école apparaît fondamental. C'est pourquoi il est important de reconnaître à l'école ce rôle au quotidien et non pas quelques jours ou quelques semaines par an, en réaction à l'actualité du moment. Ce travail est déjà réalisé, même s'il n'est pas toujours visible ou assez explicite. L'école doit se donner pour mission de former à l'esprit critique. Le contenu des enseignements ne doit donc pas seulement avoir une visée utilitariste, mais il doit permettre aux élèves de prendre de la hauteur et de nourrir leur réflexion. Le site Eduscol, qui fournit des outils d'accompagnement aux enseignants, précise que la laïcité ne peut pas être imposée, qu'il s'agit d'une notion difficile pour les élèves, qu'elle doit être expliquée. L'école ne doit pas seulement être le lieu d'un « vivre ensemble » contribuant au développement d'un communautarisme, se contentant d'une simple interaction pacifique entre les individus. Elle doit au contraire faire partager un idéal humaniste commun, permettre la construction commune de la société de demain. Cela nécessite un dialogue et non pas simplement de la juxtaposition. C'est à l'école que ce travail peut et doit se faire. C'est pourquoi nous souhaitons exprimer notre satisfaction sur la constitution de cette commission d'enquête.
Par ailleurs, l'école a pour mission de faire comprendre plutôt que de dresser. Certes des savoirs peuvent être enseignés sans faire l'objet d'une contestation, même si certains savoirs scientifiques, je pense à la sexualité ou l'évolution, peuvent être discutés par certains élèves, mais éduquer c'est inscrire les élèves dans la société avec des droits et des devoirs. À la suite des attentats, il a été demandé à l'école d'« inculquer » les valeurs de la République, mais ce terme me semble inapproprié. En effet, il laisse penser que l'on pourrait « inoculer » un vaccin de valeurs. Or, si l'on peut faire partager des valeurs, on ne peut pas les imposer à des élèves qui les refusent.
De nombreux personnels expriment leur besoin d'être formés sur ces questions et soutenus par l'institution. Ce soutien doit être salarial, mais aussi dans les discours, notamment face à des situations difficiles, comme le fut la minute de silence. La majorité des enseignants ont participé avec beaucoup de courage à ce moment, alors qu'ils n'y étaient pas préparés et encore sous le choc, comme l'ensemble des Français et peut-être même le monde entier. Dans certains établissements, certains collègues n'ont pas su réagir dans la mesure où ils étaient eux aussi traumatisés. Or, un professeur de philosophie de Poitiers est passé en commission disciplinaire il y a quelques jours. Nous ne nous pouvons que nous étonner de ce que certains collègues, qui ont eu le courage d'aborder ces questions avec leurs élèves, comme il le leur avait été demandé, aient ensuite été mis au ban de l'institution alors qu'ils n'étaient pas préparés. Si l'on souhaitait une prise de recul sur ces questions, cette minute de silence n'aurait pas dû avoir lieu à chaud.
Les enseignants attendent aussi un soutien politique. Je citerais l'exemple de la théorie du genre. Il s'agit d'une question de laïcité, de savoirs scolaires qui ont été mis en cause par la représentation nationale et le politique. Or, sur ces questions, les enseignants ont besoin d'un soutien dans les faits et contre tous les lobbies.
Par ailleurs, l'école restera désarmée tant que les inégalités sociales seront aussi violentes et que la société ne fera pas vivre ces valeurs. L'école n'est pas un sanctuaire, elle n'est ni la source, ni le remède à tous les maux d'une société plus en plus inégalitaire. Le refus de nombreuses familles d'envoyer leurs enfants dans le collège de leur secteur, la fuite vers le privé ou encore les discriminations à l'embauche vécues par certains jeunes des quartiers sont autant de réalités subies par l'école de plein fouet sans qu'elle ne puisse agir. Il lui est par conséquent difficile de défendre les valeurs de la République alors que ces valeurs ne semblent pas respectées dans le reste de la société. Par conséquent, des mesures doivent être prises s'agissant de la carte scolaire et de la mixité sociale et scolaire. Le décret d'application de la loi de refondation de l'école de la République prévoit la possibilité d'une polysectorisation des collèges. Ces dispositifs peuvent permettre le développement d'une certaine mixité sociale. Cette possibilité est désormais entre les mains des conseils généraux, qu'en feront-ils ?
Mme Marie-Christine Blandin, présidente . - Monsieur Sihr, vous êtes arrivé un peu après le début de nos travaux, je suis donc amenée à vous rappeler ce que j'ai dit tout à l'heure à vos collègues, que tout faux témoignage serait passible des peines prévues aux articles 434-13 à 434-15 du code pénal.
En conséquence, je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité : levez la main droite et dites « Je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Sébastien Sihr prête serment.
M. Sébastien Sihr, secrétaire général du Syndicat national unitaire des instituteurs professeurs des écoles et des professeurs d'enseignement général de collège (PEGC)-Fédération syndicale unitaire (SNUipp-FSU) . - Les enseignants de l'école primaire et maternelle ne sont pas moins concernés, ou moins sensibilisés, sur ces questions des valeurs républicaines et de leur transmission. Ces personnels aussi constatent des signes inquiétants. Ce qui s'est passé sur les ABCD de l'égalité constitue une remise en cause de l'école dans sa capacité à faire cohésion. Il s'agit d'indications qu'il faut prendre au sérieux. Après les événements de janvier, l'école s'est retrouvée soudainement sur le devant de la scène et parfois même mise à l'index. Il est important de rappeler que l'école ne peut pas porter seule la responsabilité de régler certains problèmes de la société. Si l'école est apparue fracturée lors de la minute de silence, c'est parce que la société est elle-même fracturée. Certaines familles et certains jeunes vivent l'entre soi dans des quartiers de relégation sociale. Or, il est difficile de transmettre les valeurs de la République quand celles-ci ne sont pas vécues dans les faits. Il nous faut donc travailler de concert afin de mettre en place à la fois des mesures relatives à l'école et des mesures sociales. La politique de la ville et la mixité sociale doivent, de ce point de vue, constituer deux priorités, car la cohésion sociale et la cohésion scolaire vont de pair. La pression qui s'exerce sur l'école est en réalité liée à la crise sociale et à la difficulté rencontrée par de nombreuses personnes à trouver un travail. Ces attentes de plus en plus fortes pèsent sur les enseignants, les écoles et nourrissent une angoisse scolaire chez certaines familles. Il ne s'agit pas d'attendre d'avoir réglé l'ensemble des problèmes de la société avant de se demander ce que l'école peut faire, cela serait évidemment désastreux mais, à l'inverse, il me semble irréaliste de demander à l'école de tout faire. L'école a un rôle à jouer, mais il faut en définir les contours.
Il me semble tout d'abord indispensable d'alléger la pression sur l'école. On a le sentiment que l'école est « bombardée » d'annonces. Un certain nombre de problèmes de société se traduisent en commandes éducatives. Pour répondre au problème de l'obésité, il est demandé à l'école de proposer une éducation à la santé. Face à l'augmentation des accidents de la route, l'école doit proposer une initiation à la prévention routière. Même chose s'agissant du développement durable. Ces sujets sont évidemment importants, mais cette multiplication des commandes « charge la barque ». Dès que des difficultés sont constatées, on se retourne vers l'école. Au moment où de nouveaux programmes doivent être mis en place, au sein de l'école élémentaire et du collège notamment, il me semble important de saisir l'occasion pour mettre de la cohérence, mieux articuler les enseignements afin d'éviter un phénomène de sédimentation.
La formation initiale doit en outre constituer une véritable priorité. Il y a, en la matière, un long chemin à parcourir. Le bilan de la mise en oeuvre de la formation initiale dans un certain nombre d'ÉSPÉ semble quelque peu laborieux. Par ailleurs, la formation continue est totalement à l'arrêt. Un effort de l'éducation nationale est nécessaire dans ce domaine, qui ne doit pas uniquement porter sur la question de la laïcité.
Il me semble par ailleurs nécessaire de ne pas exclure les parents, qui sont des partenaires indissociables de l'éducation et de la réussite scolaire. Nous ne sommes, de ce point de vue, pas favorables à une modification de la circulaire sur les accompagnatrices de sortie scolaire voilées. Un point d'équilibre semble avoir été trouvé, il ne serait pas donc judicieux de les éloigner de l'école en leur interdisant d'accompagner des classes, des enseignants, leurs enfants à l'occasion de sorties scolaires au musée ou à la piscine, par exemple. Il faut en effet se garder de reléguer ces mamans dans la sphère privée, dans l'ombre, alors qu'elles ont leur place à l'école.
Enfin, la question de la réussite des élèves est indissociable de celle des apprentissages. Les valeurs républicaines sans les apprentissages n'ont aucun sens. Le nouveau programme d'éducation morale et civique ne doit pas être un catéchisme républicain. Il doit se vivre en actes, au sein de l'école et être directement rattaché aux apprentissages, à la capacité des enfants à maîtriser la langue, à progresser.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Je souhaiterais vous poser trois questions.
Tout d'abord, la perte ou non-reconnaissance d'autorité des enseignants et le défaut de discipline peuvent-ils expliquer la perte de repères républicains ? Comment restaurer l'autorité de l'enseignant ?
Par ailleurs, au-delà des moyens, comment donner aux enseignants et à l'école, la possibilité de mieux former des citoyens ? Monsieur Sihr, vous avez rappelé que l'on demande toujours plus l'école, par facilité, mais aussi parce que cela permet de toucher directement la population des jeunes. Le service militaire avait, de ce point de vue, une fonction importante dans ce « brassage » de la jeunesse.
Enfin, la troisième question m'a été transmise par la présidente de notre commission, notre collègue Françoise Laborde. S'agissant du premier degré, les écoles doivent-elles disposer de plus d'autonomie ? Faut-il élargir la composition du conseil d'école, en l'ouvrant par exemple aux autres intervenants à l'école ?
M. Sébastien Sihr . - Sur la question de l'autorité, je pense qu'il y a un travail externe et interne à réaliser. Il me semble tout d'abord indispensable de revaloriser le métier d'enseignant aux yeux de l'opinion publique. La question salariale est, de ce point de vue, l'un des aspects de cette revalorisation, même si elle n'en est évidemment pas le seul. Je rappelle cependant que les comparaisons internationales montrent, qu'à qualification égale, le salaire des enseignants est plus faible dans notre pays. Les enseignants du premier degré subissent même un déclassement salarial.
Au plan interne, il convient de rappeler que l'autorité ne se décrète pas. Celle-ci se travaille et se vit au sein de l'école au quotidien. Ainsi, la question de la minute de silence a pu constituer un symbole fort pour les lycéens et les collégiens, mais pour des enfants de 3 ans et demi, elle ne revêtait aucun sens. Il me semble que, plus que le silence, c'est bien la parole qui eût été cruciale. Il convenait de mettre des mots sur le ressenti des élèves et de parler avec eux de ce qu'ils ont pu entendre dans leur famille. Le rôle de l'école est de mettre des mots, de la cohésion. La formation doit permettre aux enseignants d'être des médiateurs, d'animer des débats philosophiques, de faire de l'enseignant un référent au quotidien.
Mme Valérie Sipahimalani . - S'agissant de la perte et de la non-reconnaissance de l'autorité, comme vient de l'exprimer mon collègue, il me semble que l'autorité ne se décrète pas, mais qu'elle peut être soutenue. On entend en permanence dire que l'école ne fait pas son travail. Un glissement est dès lors facile : la faillite de l'école est en réalité celle des enseignants qui ne font pas leur travail. Il convient de se méfier d'un discours volontiers flagellatoire. Un travail important doit être mené autour de la règle et de son respect. Il est par exemple souhaitable que le règlement intérieur soit revu en commun par la communauté éducative afin qu'il puisse être compris des élèves, des personnels et des parents d'élèves. La charte de la laïcité, malgré des faiblesses, constitue aussi une intéressante base de travail.
S'agissant de la pédagogie, il serait nécessaire de mener une réflexion s'appuyant sur les apports des sciences de l'éducation et de la sociologie. Dans un contexte où la formation initiale est en pleine reconstruction et la formation continue en berne, nous souhaitons que l'enseignant puisse disposer de tous les outils dont il a besoin pour assurer ses activités pédagogiques. Je ne dis pas que les classes ressemblent à des cours magistraux, mais il semble nécessaire de favoriser le débat. Or, les enseignants ne sont pas formés à cela et manquent de temps. En effet, le contenu des enseignements est tellement dense, qu'il leur est difficile de prendre du temps pour organiser des temps de discussions, alors qu'ils n'en ont pas suffisamment pour boucler leur programme. Il me semble donc nécessaire de libérer du temps pour favoriser le dialogue et la discussion.
S'agissant de la participation des élèves à la vie des établissements, il existe déjà des délégués de classe ou encore des délégués des lycéens au conseil académique de la vie lycéenne. Néanmoins, force est de constater que ces instances ne fonctionnent pas très bien. On ne peut obliger des élèves qui privilégient, à juste titre, leur scolarité, à s'investir davantage dans ces structures. Il faudrait qu'ils aient le sentiment que le bon fonctionnement de ces instances favorisera leur réussite.
M. François Portzer . - Selon nous, l'école primaire doit revenir aux enseignements fondamentaux et le collège doit organiser des petits groupes de rattrapage au bénéfice des élèves n'ayant pas les acquis nécessaires. Les réformes actuelles ne vont malheureusement pas dans ce sens.
S'agissant de l'autorité, le principal problème à nos yeux est que l'institution ne soutient pas suffisamment les enseignants. J'en veux pour exemple l'impossibilité pratique de faire redoubler un élève, la suspicion portée sur certains collègues victimes d'une agression, ou encore le fait qu'à présent, ce sont les conseils d'administration des établissements qui déterminent les rémunérations liées aux missions particulières.
M. Pierre Favre . - L'autorité n'implique pas la violence, mais permet au contraire de prévenir la violence. On peut effectivement considérer que la perte de certains repères républicains sur le long terme coïncide avec un déclin de l'autorité, qui pourrait être reconstruite en agissant sur quatre leviers : la restauration des sanctions, le maintien d'une certaine distance évitant toute familiarité entre enseignants et élèves, la maîtrise de la langue par les élèves qui seule permet la compréhension et les échanges, enfin une certaine « verticalité » appuyée notamment sur quelques rituels invitant l'élève à respecter l'environnement éducatif.
Certaines prises de position de notre organisation montrent bien que l'autonomie est un concept qui nous parle et nous sied. Cependant, il serait dangereux de pratiquer l'autonomie s'agissant des valeurs républicaines, qui ne peuvent se prêter à des interprétations différentes selon les académies ou les établissements. Les chefs d'établissements ont déjà la possibilité de solliciter ponctuellement des personnes extérieures lors des conseils d'école, mais autonomie ne signifie pas « multi-entrisme ».
Mme Catherine Nave-Bekhti . - Permettez-moi de m'interroger sur les questions qui viennent de nous être posées et qui me semblent sortir de la problématique de votre commission d'enquête, dont j'avais compris qu'elle avait été créée à la suite des incidents survenus lors des minutes de silence organisées après les attentats de janvier dernier.
Ceci dit, ces questions sont importantes et il serait bon que l'école, qui est une institution « vivante » en perpétuel renouvellement, se les pose en permanence dans la mesure où des réponses définitives et immuables sont impossibles.
Sur la question de l'autorité, les cinéphiles reconnaîtront que l'école des 400 coups , de L'argent de poche ou de Zéro de conduite , n'existe plus, d'ailleurs a-t-elle réellement existé ? Les temps changent et certaines conceptions de l'autorité sont peut-être à remettre en perspective. L'autorité se distingue de l'autoritarisme. Elle est une construction collective impliquant toute l'équipe éducative et, dans une certaine mesure, les élèves, qui peuvent être amenés vers l'acceptation de l'enseignement.
Une classe qui travaille peut être une classe bruyante où les échanges s'effectuent dans l'écoute et dans le respect de l'autre, ce qui prépare les élèves à devenir des citoyens. Plus qu'aux procédures et aux rites, nous croyons à la collaboration et aux projets dans la préparation à la citoyenneté.
M. Frédéric Sève . - La question de l'autorité ne doit pas être abordée d'un point de vue individuel susceptible de mettre les personnes en cause et en difficulté, mais selon une approche collective. C'est une question organique qui concerne le fonctionnement de toute une communauté.
On a évoqué l'élargissement du conseil d'école, dont l'une des fonctions est de valider la politique éducative d'un établissement en permettant à l'environnement de bien la comprendre. À chaque nouveau degré d'autonomie accordé, on doit se poser la question du cadre dans lequel sont discutées les décisions prises.
M. Christian Chevalier . - Dès que l'on parle d'autorité d'aucuns se contentent d'agiter des gris-gris républicains tels que l'apprentissage de La Marseillaise ou le respect du drapeau tricolore. Or on s'aperçoit, à l'occasion par exemple de grandes manifestations sportives internationales, que la jeunesse connaît La Marseillaise et fait très bien la différence entre le drapeau français et les autres.
La vraie question à poser est celle de la démocratie et de la participation des uns et des autres à la vie de l'établissement, ceci depuis l'école maternelle jusqu'au collège ou au lycée où sont mises en place des instances dédiées. La nation doit faire confiance aux enseignants et aux élèves, plutôt que de fantasmer sur une école-image d'Épinal, dont il faut rappeler qu'elle excluait très rapidement les élèves en difficulté ou qui créaient des difficultés. C'est l'honneur de l'école de la République que de s'efforcer de mener tous les élèves à la réussite.
La référence au « récit national » me met personnellement mal à l'aise, dans la mesure où ce récit se construit en fonction de choix qui sont des choix politiques.
Les établissements du premier degré étant déjà relativement autonomes, je soupçonne que cette question ne contienne une arrière-pensée liée au modèle de fonctionnement des écoles, ce qui est un autre sujet, d'ailleurs assez clivant. Dois-je relier cette question au fait que nous allons être entendus ici même au Sénat dans un autre cadre sur les conseils d'école ?
Mme Marie-Christine Blandin, présidente . - C'est un autre sujet...
M. Christian Chevalier . - Pour conclure je voudrais relever que les maires ou les conseillers municipaux, représentants républicains par excellence, étaient souvent présents lors des minutes de silence organisées dans les établissements.
M. Jérôme Legavre . - On ne peut nier que la remise en cause des valeurs républicaines se nourrisse de la crise économique et sociale, dans la mesure où l'inégalité est perçue comme le nouveau paradigme omniprésent.
Dans un contexte d'austérité, l'allocation des moyens en fonction de critères territoriaux, qui est l'une des dernières réformes conduite par la ministre, n'a pour seul résultat que de mettre en concurrence les établissements entre eux.
L'autorité des enseignants ne sera pas restaurée en introduisant à l'école des questions qui n'ont rien à y faire, car selon Jean Zay, cité récemment par François Hollande : « l'école doit rester l'asile inviolable où les conflits des hommes ne doivent pas pénétrer ». Elle ne sera pas non plus restaurée face à des classes en sureffectif. En outre il est difficile pour un jeune certifié de se poser en pilier de la République en percevant, en début de carrière, un traitement inférieur au seuil déterminé par l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale pour vivre décemment.
S'agissant de la formation des élèves, il conviendrait de rétablir les heures de cours de français, de ne pas renoncer à la logique de l'enseignement des disciplines au profit d'un socle informel qui ressemble à un fourre-tout.
Je ne suis pas certain d'avoir bien compris la question relative à l'autonomie, mais notre organisation n'approuve pas, par exemple, la possibilité laissée aux collèges de déterminer 20 % du cursus de leurs élèves.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Il est vrai que la question de l'autonomie relève d'un autre débat, qui pourra être discuté dans un autre cadre.
Par ailleurs, le sens de notre question sur le déclin de l'autorité était celui d'un lien possible entre ce phénomène et la perte supposée des repères républicains.
Je remercie chacun d'entre vous pour votre liberté de parole et la franchise de vos réponses.
Mme Marie-Annick Duchêne . - Je me félicite, moi aussi, de la sincérité des réponses qui nous ont été apportées.
Le temps périscolaire ayant été évoqué par certain, il faudrait trouver le moyen d'apaiser certaines tensions qui ont pu voir le jour entre les enseignants et les intervenants extérieurs.
Mme Marie-Christine Blandin, présidente . - S'agissant des activités périscolaires, l'un d'entre vous a évoqué la possibilité, de fait, laissée à certains acteurs extérieurs ne respectant pas les valeurs de la République d'intervenir auprès des élèves, y compris des associations cultuelles. Si vous disposez d'informations précises sur des faits avérés, vous voudrez bien les communiquer à la commission d'enquête.
Table ronde - Fédérations de parents d'élèves
( 16 mars 2015 )
Mme Marie-Christine Blandin, présidente . - Nous terminons cette séance avec les fédérations de parents d'élèves de l'enseignement public et privé, représentées par :
- M. Guillaume Dupont, vice-président de la Fédération des conseils de parents d'élève (FCPE) ;
- Mme Valérie Marty, présidente nationale de la Fédération des parents d'élèves de l'enseignement public (PEEP) ;
- Mme Caroline Saliou, présidente et M. Christophe Abraham, secrétaire général adjoint de l'Association de parents d'élèves de l'enseignement libre (APEL).
L'école est fortement concernée par les questionnements induits par les attentats de janvier dernier ainsi que par les incidents recensés au sein des établissements scolaires à l'occasion de la minute de silence. Est-il facile pour elle de jouer pleinement son rôle de creuset de la citoyenneté et de lieu de transmission des valeurs de la République ?
À l'instar de la laïcité ou de la liberté de conscience, certaines de ces valeurs sont-elles menacées ? Des enseignants voient-ils le contenu de leur enseignement parfois remis en question ? M. Jean-Pierre Obin, entendu récemment par notre commission d'enquête, va jusqu'à dire qu'une partie de la jeunesse « fait sécession », en se coupant de la nation française et de la République.
L'institution scolaire, objet de fortes attentes de la part des familles, a-t-elle encore toute leur confiance ? Qu'en attendent-elles ?
La loi de refondation de l'école prévoit que soient fortement associés les parents d'élèves. C'est une des mesures phares du plan de mobilisation de l'école pour les valeurs de la République. Notre commission d'enquête a ainsi souhaité vous entendre pour recueillir votre position sur l'état actuel de la transmission de ces valeurs, dont la laïcité, ainsi que sur les mesures qu'il conviendrait d'envisager.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Guillaume Dupont, Mme Valérie Marty, Mme Caroline Saliou et M. Christophe Abraham prêtent serment.
Compte tenu du nombre élevé d'intervenants, ce dont je me félicite, je vous propose de nous faire part, chacun à votre tour, de vos observations durant sept minutes, après quoi notre rapporteur, Jacques Grosperrin, et les membres de la commission qui le souhaitent pourront vous poser leurs questions. Chaque représentation disposera d'un temps global de cinq minutes pour y répondre. J'insiste sur l'importance que revêt le respect des temps de parole, afin que tous puissent s'exprimer et nourrir un échange constructif.
Mme Caroline Saliou, présidente de l'Association de parents d'élèves de l'enseignement libre (APEL). - L'APEL représente toutes les familles de l'enseignement privé, quelle que soit leur origine sociale ou confessionnelle. Elle est une organisation apolitique et non confessionnelle qui regroupe près de 880 000 familles. Elle comprend 6 500 associations présentes au sein de 5 000 écoles, 1 600 collèges et 1 100 lycées. Des milliers de bénévoles participent aux projets éducatifs des établissements. Je rappelle qu'en 1967, lors de son congrès de Lyon, l'APEL a initié la notion de « communauté éducative ».
Après les événements de janvier et les incidents qui ont suivi ou accompagné la minute de silence, une réflexion s'est engagée sur l'école qui n'est pas fermée mais accueille les maux de la société. Cette école doit répondre en matière éducative aux attentes fortes d'un pays qui croit en elle. Nous avons confiance en l'école et en ses enseignants. Je rappelle que dans la grand majorité des établissements, la vie est sereine et les enseignants dynamiques, motivés et heureux.
L'école peut s'attacher à améliorer l'appropriation des valeurs démocratiques et républicaines. Elles doivent être déclinées au sein du projet d'établissements car elles doivent être vécues. Les « grands mots » apparaissent désuets aux élèves et ne les convainquent pas. Ce sont des consciences à éveiller, des expériences à vivre tout au long de la journée et de l'année scolaires. L'APEL n'est pas favorable à un temps d'enseignement spécifique qui pourrait s'avérer superficiel. Elle s'attache à développer une vision de la personne et des rapports d'humains, à aider les jeunes à bâtir un projet personnel.
L'accueil de chacun, l'attention à tous, en particulier aux plus fragiles, les instances de concertation, la réécriture des projets d'établissement, la journée des communautés éducatives, la démarche d'accompagnement et d'orientation, la reconnaissance des parents, l'animation de la vie scolaire, les rencontres parents-école : voilà, pour l'APEL, autant de kits sur plusieurs thèmes spécifiques, comme l'autorité, la transmission des valeurs, etc. L'APEL les a retravaillés ces dernières années avec ses partenaires pour attirer l'attention des communautés éducatives et leur fournir des pistes de travail. L'APEL a participé depuis un an à une contribution de l'enseignement catholique à l'enseignement morale et civique prévu par la loi de refondation de l'école, dont j'ai un exemplaire. Selon les propres mots de M. Pascal Balmand, secrétaire général de l'enseignement catholique, « la morale que nous nous efforçons de porter est la morale de la confiance contre les peurs, une morale de la dignité de la personne contre toutes les discriminations, une morale du partage contre les replis sur soi et, pour tout dire, une morale de la dignité, de l'amour ».
Je tiens à insister sur les liens entre les familles et l'école. Les parents, premiers et ultimes éducateurs, et les enseignants, à qui ils confient leurs enfants, doivent se rapprocher. Dans une société en bouleversement, la posture des éducateurs, parents et enseignants, doit changer : ils doivent plus et mieux se parler pour accompagner les jeunes. Accompagner les jeunes vers l'autonomie - j'entends la capacité à diriger sa vie, faire des choix, être responsable, ne pas remettre sur autrui les conséquences de ses actes - ne veut pas dire abandonner les jeunes mais les suivre avec bienveillance sur les chemins de l'autonomie. C'est leur permettre de croire en eux et en l'avenir, leur donner des repères mais aussi la motivation et l'estime de soi nécessaire. C'est aussi les mettre en garde contre les pièges - la société de consommation, l'argent facile, la mode, etc. - qui peuvent finalement brider l'autonomie. Selon un sondage publié lors de notre dernier congrès, 85 % des parents se disent intéressés par des lieux de dialogue avec les enseignants pour mieux se comprendre et travailler dans le même sens. L'éducation à la liberté, l'apprentissage du sens critique et du savoir être sont des enseignements fondamentaux pour aider les jeunes à se construire et préparer la société de demain.
M. Guillaume Dupont, vice-président de la Fédération des conseils de parents d'élève (FCPE). - La FCPE a toujours été un membre de la communauté éducative exigeant envers l'école publique. Depuis longtemps, elle estime que l'école fabrique en son sein des inégalités et ne remplit pas la promesse républicaine qu'elle fait aux familles. Si le but de l'école est bien de former les citoyens de demain, elle forme des citoyens inégaux, trahissant ainsi l'égalité.
La FCPE partage les valeurs de l'enseignement public depuis sa création : elle défend au quotidien, sur le terrain comme dans les instances qui en sont en charge, une école publique, laïque, gratuite et ouverte à tous.
Une école publique est la seule capable de réunir tous les élèves, non pas en fonction de particularismes tirés de leur origine ou de leur croyance, mais comme des élèves unis vers un but commun, celui d'apprendre, de se former et de devenir des citoyens éclairés et conscients de leurs choix.
Une école laïque, ouverte à tous, réunit en son sein des individus différents mais unis par la République, condition du vivre ensemble dans le respect. Elle permet de considérer un élève avant tout pour ce qu'il est et pas pour ce qu'il croit ou qu'il ne croit pas.
Nous croyons en l'école gratuite, enfin, car c'est la condition d'accès de tous à ce service public, sans que les familles doivent débourser quelque argent pour que leurs enfants accèdent aux enseignements. Pourtant, nombre de familles ne peuvent faire manger leurs enfants à la cantine ou les faire bénéficier des transports scolaires par manque de moyens. La gratuité réelle de l'école doit permettre de lutter efficacement contre les déterminismes sociaux qui condamnent des enfants dès le plus jeune âge, afin d'offrir à tous les enfants les moyens de leur émancipation.
Ces valeurs républicaines qu'incarne l'école publique sont aujourd'hui montrées du doigt et l'école parfois rendue responsable, à entendre certains commentateurs, de ne pas transmettre ses valeurs.
Il convient de nuancer quelque peu cette affirmation péremptoire. Malgré son rôle de transmission des valeurs de la République, l'école ne peut, à elle toute seule, porter ses valeurs et les faire vivre. Comment faire comprendre à des élèves l'égalité filles-garçons quand la société française s'accommode des inégalités salariales entre les femmes et les hommes ?
Inculquer ces valeurs est d'autant plus dur lorsque l'école reproduit des inégalités. Dès le plus jeune âge, les enfants sont classés, triés, jugés, notés afin de les situer dans l'échelle de la classe. Les bons d'un côté, à qui l'on promet de grandes carrières, et les moins bons de l'autre, à qui on laisse entendre qu'ils ne comprennent pas.
Inégalités sociales et spatiales également quand on regroupe dans les mêmes écoles des élèves dont les parents ont le même statut social, habitent dans les mêmes lieux, créant des écoles de riches et des écoles de pauvres. Là aussi, est-ce la faute de l'école ou la faute de la société si l'on se retrouve aujourd'hui avec des quartiers entiers peuplés de gens exerçant les mêmes professions ou confrontés aux mêmes problèmes ?
Ces inégalités spatiales sont aussi vécues dans de nombreux territoire où il n'existe tout simplement pas d'école publique, laissant la place aux écoles privées avec l'impossibilité pour les enfants d'accéder à un enseignement au sein de l'école de la République.
L'école reproduit des inégalités mais n'en porte pas seule la responsabilité : l'école n'est pas un sanctuaire sous cloche où la société inégalitaire resterait à la porte. L'école a le devoir de faire vivre les valeurs de la République, mais la société a le devoir de faire respecter ses valeurs, sous peine de voir les futurs citoyens s'en détourner, faisant quotidiennement l'expérience de leur irréalité.
L'école trie, classe et reproduit une élite, souvent blanche, issue du même milieu social et des mêmes quartiers, prouvant l'irréalité des valeurs républicaines inculquées à l'école. Si ce modèle élitiste fonctionne et si ses bénéficiaires font l'honneur à la République, il a un revers cruel. Chaque année, 150 000 jeunes sortent du système scolaire sans aucune qualification. Toute leur vie sera dictée par cette sentence implacable.
Faire vivre les valeurs de la République passe par la lutte contre ces inégalités, ce qui suppose de les incarner, les expliquer, les comprendre et en faire l'expérience. Ce travail inlassable revient aux enseignants qu'on a pensés suffisamment armés pour l'accomplir. Trop longtemps, la République a cru que ses valeurs allaient de soi, qu'il suffisait de les répéter à l'envi pour que mécaniquement elles s'appliquent.
Le réveil a été brutal en ce mois de janvier et si, de manière quasi générale, les commémorations se sont bien passées, il y a eu parfois des incidents. Faire porter ces incidents sur la responsabilité des enseignants serait une faute, tout autant que ne pas s'interroger sur leurs causes. Faire passer des valeurs n'est pas aisé et s'apprend. Aussi, la République a le devoir de former les enseignants à débattre, à manier dans la classe ces valeurs, à les confronter au vécu des élèves et à les rendre vivantes et tangibles mais aussi, à une époque de surexposition médiatique, à confronter les élèves à ce qu'ils voient, à leur apprendre à questionner ce qu'ils lisent, à hiérarchiser les informations et à y porter un regard critique. Les enseignants ne peuvent être des « supers héros républicains » qu'on appellerait quand le reste de la société ne remplit plus son rôle. Pareillement, on ne peut demander aux seuls professeurs d'histoire de s'occuper de cela. C'est un parcours long qui doit s'inscrire dans toute la scolarité et qui doit être vécu par les élèves à chaque instant.
La transmission des valeurs de la République passe également par les parents, à travers la coéducation. Pour la FCPE, c'est reconnaître le partage des responsabilités éducatives entre parents et enseignants et favoriser le plein épanouissement de la personnalité de l'enfant, pour le préparer à prendre sa place dans la société en citoyen libre et responsable. Il faut rapprocher les parents de l'école, particulièrement les plus éloignés de l'école pour recréer le lien distendu.
La FCPE défend l'idée de donner aux élèves les moyens d'expérimenter les valeurs républicaines au quotidien pour qu'elles prennent toute leur force.
Il est fondamental de développer la démocratie de participation au sein des établissements par la reconnaissance et la valorisation de l'engagement des élèves dans les instances de la vie scolaire. Il faut leur offrir des espaces de discussion, d'échanges et de débats et aux délégués élus, il convient d'offrir des temps d'information et une véritable formation afin qu'ils maîtrisent les enjeux de leur mandat.
Ce développement passe aussi par une plus grande implication des élèves dans l'élaboration des règles communes qui régissent la vie scolaire - règlement intérieur, échelle des sanctions, projet d'établissement - permettant que les règles soient mieux acceptées et respectées.
Enfin, l'école doit être un lieu d'ouverture et doit reconnaître l'engagement des élèves. Cela passe par la reconnaissance et l'encouragement des associations de jeunes au sein de l'établissement, que ce soit pour la vie d'un journal ou pour toute activité culturelle, de sport ou de loisir.
C'est en les donnant à voir, à toucher, à expérimenter que les valeurs de la République se renforceront. Charge à l'institution scolaire de proposer des cadres dans lesquels les faire vivre.
Il faut aussi se battre au quotidien pour faire vivre la laïcité, valeur aujourd'hui utilisée à tort et à travers, parfois accompagnée d'un adjectif mélioratif ou péjoratif, parfois comme une arme contre les croyances. Ces contresens manifestes desservent ses défenseurs. Loin d'être une contrainte, la laïcité est la condition du vivre ensemble, l'acceptation des différences mêlée à la volonté farouche de trouver en chacun ce qui rassemble, ce qui permet de se définir en tant que citoyen avant de se définir en tant que croyant ou non croyant. Elle est l'incarnation de la volonté des hommes de s'administrer par eux-mêmes, elle est la condition de l'émancipation et un signal envoyé au monde.
La laïcité doit se vivre au quotidien. La FCPE se bat pour qu'une école publique existe dans chaque territoire, qu'elle dispose des moyens de former tous ces futurs citoyens et qu'elle transmette les valeurs de la République à chaque instant. Se battre pour plus d'école publique, c'est se battre pour plus de République.
Mme Valérie Marty, présidente nationale de la fédération des parents d'élèves de l'enseignement public (PEEP) . - Suite aux événements et perturbations des classes, nous avons adressé un questionnaire à nos adhérents sur les incidents, et sur la charte de la laïcité, pour savoir si elle avait été transmise et avait donné lieu à un temps d'échanges. 14 % des réponses relevaient des incidents à la suite de la minute de silence. La charte était connue des parents et plus ou moins des élèves, car elle est accrochée dans l'établissement mais sans donner lieu à une explication particulière. Sur ce point essentiel, les familles constatent qu'aucun travail particulier n'est fait à l'école. Nous souhaitons qu'une diffusion de la charte soit assurée chaque année à travers le carnet de correspondance et que lors de la réunion de rentrée, elle soit évoquée comme un élément du règlement intérieur. D'expérience - et c'est regrettable - la laïcité est un concept personnel.
L'école doit s'ouvrir aux parents et être plus transparente. Ses règles doivent être connues pour être partagées. Pour les parents, l'école doit être exigeante : les règles doivent être explicités et respectées par tous : enseignants, personnels, élèves. Elle doit être également exigeante sur les savoirs.
Les valeurs de la République doivent être rendues compréhensibles, visibles vécues, réaffirmées et partagées.
Des parents suggéraient de faire célébrer des événements qui rassemblent notre patrie. Il faut surtout rassembler une communauté éducative qui n'existe pas dans les faits. Il faut célébrer la réussite des élèves - remise de diplômes, présentation de projets, etc. - pour se réunir autour de points positifs et non pas seulement négatifs.
S'impose également la réforme de l'enseignement civique qui reste très technique et animé par les professeurs d'histoire-géographie. Il doit associer tous les enseignants. La réforme du collègue, à travers les enseignements pluridisciplinaires, doit être l'occasion d'avoir un enseignement plus concret et plus présent.
L'essentiel est d'intégrer les parents à l'école : nous devons sentir que nous appartenons à l'école. Il convient de réformer les réunions de rentrée dans les établissements scolaires. Des alternatives sont possibles, comme le démontrent les initiatives de certains chefs d'établissement, avec des débats, une autre manière de parler aux parents.
Le pays compte de nombreux bénévoles, porteurs d'exemplarité. On peut ainsi s'inspirer d'expériences déjà mises en oeuvre, que des parents d'élèves bénévoles pourraient venir présenter dans d'autres établissements. Notre fédération avait également imaginé la création d'un comité d'éthique et de citoyenneté au niveau national, qui pourrait répondre aux questions de parents et organiser des projets rassemblant tous les acteurs.
Enfin, il nous semblerait important de réformer la discipline scolaire, afin de renforcer le sentiment d'équité et de justice au sein des établissements scolaires.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - J'aurais deux questions.
Tout d'abord, constatez-vous une dégradation du climat scolaire dans les établissements, liée notamment aux manifestations d'appartenance religieuses ainsi qu'à l'étiolement de l'autorité des enseignants et de la discipline ?
Ensuite, la restauration de l'autorité des enseignants constitue un sujet important et récurrent de nos débats. Certains d'entre eux considèrent que la place croissante accordée aux parents d'élèves tend à saper cette autorité. Comment impliquer davantage les parents d'élèves sans porter atteinte à l'autorité du corps enseignant ?
Ces interrogations sont liées à notre thème de la perte des valeurs républicaines.
Mme Caroline Saliou . - Nous n'avons pas le sentiment d'une véritable dégradation du climat scolaire. Il y a certes quelques incidents, dans certains établissements, qui touchent également l'enseignement catholique. Cette dégradation n'est toutefois pas spécifique à l'école, il s'agit d'un fait de société plus large. Je crois en outre que le phénomène est très largement amplifié dans l'opinion, et alimente le discours de tous les acteurs, parents, enseignants et élèves. On ne parle que de ce qui ne va pas, alors qu'on a de nombreux témoignages d'enseignants qui vont bien et entretiennent de bonnes relations avec les familles et les jeunes. Il faut être attentif au message diffusé sur l'école.
S'agissant de la place des parents à l'école, il est vrai que des familles craignent encore d'entrer dans l'école et que certains enseignants souhaiteraient maintenir les parents en dehors de la classe. Comme on l'entend dans tous les grands discours, la relation parents/enseignants doit être renforcée.
Je partage les grandes réformes proposées par les ministres successifs de l'éducation nationale pour la refondation de l'école, mais je regrette qu'elles minimisent le rôle des parents d'élèves. Il ne suffit pas d'accompagner les parents et de leur expliquer le fonctionnement de l'école ; il faut les laisser être force de proposition.
M. Christophe Abraham, secrétaire général adjoint de l'Association de parents d'élèves de l'enseignement libre (APEL). - On a effectivement constaté des incidents, il ne faut pas le nier. Dans certains établissements, les enseignants n'ont même pas osé aborder le sujet, ni faire la minute de silence. Ils se retrouvent sont souvent seuls face à ces maux de la société, et manquent probablement de formation, voire de recul. Or, les difficultés surviennent en l'absence de discussion. Il est donc essentiel que la communauté éducative dans son ensemble n'interrompe pas le dialogue avec les jeunes.
Sur le risque de perte de l'autorité des enseignants, ma réponse, vous l'imaginez, ne peut pas être positive ! Bien évidemment, une place importante doit leur être accordée. L'APEL a initié l'idée d'une communauté éducative dès 1967 et je ne crois pas que son développement au sein de l'enseignement catholique ait conduit à une remise en cause de l'autorité des enseignants. Les deux éducateurs, que sont les parents et les enseignants, doivent se rapprocher et il importe que des lieux soient mis en place pour faciliter le dialogue, pour le bien-être de tous les jeunes.
M. Guillaume Dupont . - Sur le terrain, on y est souvent ! Je vais vous raconter ce qui s'est passé la semaine dernière dans un collège de 110 gamins, situé dans un quartier difficile. Le principal a invité tous les parents, personnellement, à une rencontre autour d'un café, à laquelle aucun d'entre eux ne s'est rendu. Plutôt que de rester sur un constat d'échec, la fédération de parents d'élèves et la communauté éducative sont entrées en contact avec la maison de quartier, qui a assuré un rôle d'intermédiaire auprès des parents pour l'organisation d'une nouvelle rencontre. Nous attendons encore des réponses, mais plusieurs familles ont déjà confirmé leur présence.
On s'est ainsi aperçu que la masse de l'institution face à la fragilité de certains parents empêche le dialogue et contribue à dégrader le climat scolaire, dans le sens où l'absence des parents de l'enceinte scolaire conduit les élèves à penser que tout y est permis. L'école doit vivre avec les parents, notamment dans les établissements en difficulté. Les fédérations de parents d'élèves doivent remplir un rôle de tuteur, si besoin via les maisons de quartier, afin de vulgariser l'institution scolaire et d'expliquer aux familles la nécessité du dialogue avec l'école. Elles peuvent aussi utilement accompagner les parents à participer aux conseils d'administrations des écoles.
On pourrait penser que les problèmes se limitent aux établissements urbains, situés dans les quartiers difficiles. En milieu rural également, où les établissements publics sont parfois absents, la clandestinité des parents d'élèves est une réalité au quotidien. Dans mon département, en Maine-et-Loire, 64 % des établissements sont privés et nous sommes obligés de nous rencontrer dans des lieux de fortune - des garages par exemple - lorsqu'on souhaite discuter d'école publique et de laïcité.
Le climat à l'école ne se dégrade pas, il se clive, entre le public et le privé, au niveau des élèves, au niveau des populations, au niveau politique. C'est la société dans son ensemble qui se dégrade.
Mme Valérie Marty . - Sur le climat scolaire, les difficultés existent sans aucun doute, mais les chefs d'établissement et les enseignants tendent, depuis un moment, à les dissimuler, pour ne pas faire trop de vagues. Nous souhaitons fermement que les problèmes soient mis en lumière et que les difficultés soient traitées dans les établissements, au fur et à mesure, sans attendre, en collaboration avec les parents et les enseignants.
En ce qui concerne l'autorité, les enseignants ont le sentiment de ne pas être respectés par les parents, par la société. Il y a un déficit de confiance entre les parents et les professeurs. L'école française a eu du mal à évoluer avec la société et se referme en conséquence de plus en plus. La place des parents d'élèves n'est pas bonne...
Mme Marie-Christine Blandin, présidente . - Quand vous dites « de plus en plus », entendez-vous que l'on assiste à une détérioration de la place des parents ?
Mme Valérie Marty . - Oui. J'ai le sentiment que plus l'école va mal, plus la place des parents est remise en cause. L'école, face à ses difficultés, tend à se replier sur elle-même.
Mme Caroline Saliou . - Je souhaite rebondir sur les propose exprimés par Guillaume Dupont et Valérie Marty.
Nous pensons aussi, comme M. Dupont, que le recours à des associations extérieures pour approcher les parents d'élèves est une solution intéressante. En tant que représentants de parents, nous avons la responsabilité de faire entrer les parents dans l'école. Nous ne disposons pas forcément du savoir-faire ni des moyens adéquats, mais nous pouvons effectivement nous associer avec d'autres structures.
En ce qui concerne la confiance parents/enseignants évoquée par Valérie Marty, l'école catholique a la spécificité de reconnaitre un statut aux parents d'élèves au sein de la communauté éducative. Ceci dit, si la relation fonctionne au niveau national, régional, départemental, les échanges sur le terrain, avec les enseignants, peuvent s'avérer moins aisés. Lors de notre dernier congrès au printemps dernier à Strasbourg, consacré au thème « Parents d'élèves, métier d'avenir », nous avons proposé la signature d'un contrat de confiance entre l'enseignant, les parents et l'élève. Cette proposition a été depuis reprise par l'enseignement catholique et a donné lieu à la création d'un groupe de travail. L'idée est que chacun retrouve sa juste place au sein de la communauté éducative.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur - Merci à tous. Nous avons tendance à entendre dire que la communauté éducative n'existe pas. Je pense toutefois que votre apport était important, car nous n'entendons peut-être pas suffisamment les parents.
Mme Marie-Christine Blandin, présidente . - Je vous remercie pour vos contributions. Nous y sommes très sensibles. Ce que vous avez dit est précieux, que ce soit sur les solutions à mettre en oeuvre, sur la question des territoires où la parole laïque entre parents ne trouve pas de lieu institutionnel pour s'exprimer ou sur la dégradation du climat scolaire que vous pointez du doigt. Je vous rappelle que le Sénat a adopté un amendement, repris par l'Assemblée nationale prévoyant la mise en place d'un lieu dédié aux parents dans l'ensemble des établissements scolaires. Nous avons voté plein de belles choses, que nous avons parfois du mal à faire vivre !
M. Alain-Gérard Slama, journaliste, professeur à Sciences Po
( 19 mars 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Mes chers collègues, nous débutons aujourd'hui nos auditions en recevant M. Alain-Gérard Slama, journaliste et enseignant à l'Institut d'études politiques de Paris.
Comme le bureau de la commission d'enquête l'a décidé, cette audition sera captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié dans le Recueil des travaux des commissions, accessible en version papier et sur le site Internet du Sénat.
Agrégé de lettres classiques, vous êtes éditorialiste au Figaro , chroniqueur aux hebdomadaires Le Figaro Magazine , Le Point et aux Matins de France culture. Vous travaillez notamment sur les questions politiques, sociales et sociétales.
Spécialiste des institutions, vous vous êtes notamment intéressé à l'une d'entre elles, l'école. En février 2003, vous avez ainsi été nommé expert auprès de la commission mise en place par le ministre de la jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche, Luc Ferry, et par le ministre délégué à l'enseignement scolaire, Xavier Darcos, afin de rédiger un guide destiné à faire vivre l'idée républicaine dans les écoles. La même année, vous participez aux travaux de la commission nationale du débat sur l'avenir de l'école, qui a remis un rapport au Premier ministre en octobre 2004 proposant, notamment, la mise en place d'un socle commun de connaissances, une meilleure formation des enseignants et une « éducation du citoyen ».
En 2009, en votre qualité de membre du Conseil économique, social et environnemental, vous signez un rapport sur l'éducation civique à l'école dans lequel vous proposez d'asseoir les bases de l'éducation civique dès la maternelle et les premières années de l'enseignement primaire, de promouvoir un socle commun de valeurs et de faire de l'enseignement de l'éducation civique un enseignement transversal.
C'est à ces différents titres que la commission d'enquête a souhaité vous auditionner. Nous aimerions avoir votre avis sur la transmission des repères républicains et sur le rôle que doit y jouer l'école.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Alain-Gérard Slama prête serment.
M. Alain-Gérard Slama . - Il est rare que des personnes de mon modeste niveau aient l'occasion de s'adresser à d'autres interlocuteurs que mes étudiants de Sciences Po ou à mes lecteurs et mes auditeurs, ces derniers ne se manifestant en général que quand ils sont mécontents... Avoir enfin un contact avec les élus constitue pour moi une chance, presque une aubaine !
J'ai écouté sur le site du Sénat un grand nombre des interventions précédentes, notamment celle des anciens ministres, MM. Ferry, Chatel et Chevènement. J'ai été frappé par le fait que ces derniers se sont révélés très complémentaires. Tous ont fait du bon travail, ont fait preuve de bonne volonté et avaient une réponse à chacune des questions que vous avez posées. Par ailleurs, nous voyons bien, depuis le 7 janvier dernier, que l'opinion publique a enfin conscience des problèmes soulevés aujourd'hui par la laïcité, le lien social, l'idée de nation et de nationalité. Et cependant on a l'impression que ceci reste sans prise sur les choses.
Si je faisais un bilan des résultats obtenus par notre école, malheureusement, le constat serait celui d'un échec. Nous n'assistons pas à un progrès, mais plutôt à une régression de l'alphabétisme, à une montée de la violence, à une situation dans laquelle tant de professeurs, pleins de bonne volonté à l'instar de leur ministre, se plaignent d'être en déshérence et d'être abandonnés, et ce pas seulement dans les quartiers difficiles. Ils ne se sentent pas soutenus face à la violence, quand leur proviseur a reçu du ministère la consigne de ne pas faire de vagues. La suppression de l'indicateur SIGNA, qui recensait les actes de violence à l'école et qui avait mis en évidence leur forte hausse, est à cet égard assez frappante. Nous sommes aujourd'hui devant un mystère. Comment se fait-il que malgré tant d'efforts, tant de textes, nous n'obtenions pas les résultats que nous sommes en droit d'attendre ? La forte instabilité des ministres successifs de l'éducation nationale ne doit pas être surestimée comme facteur de cet échec.
La définition des notions me paraît essentielle. Parle-t-on tous de la même chose en matière de laïcité ? Les manifestants du 11 janvier 2015 pensaient-ils tous la même chose lorsqu'ils parlaient de laïcité ? Il en va de même en matière d'identité. Les remous suscités par le débat sur l'identité nationale en 2009 ont montré qu'il s'agit d'une question délicate. On a assisté à cette occasion à une multiplication des revendications identitaires, auxquelles il est difficile d'opposer l'argument de l'antériorité. Il y a là un vrai problème. Cette composante même de notre culture s'inscrit en faux contre tout argument invoqué au titre d'une quelconque antériorité. Un autre concept à la mode, si vous me permettez l'expression, est celui de fraternité. De quoi s'agit-il ? Le professeur Carbonnier soulignait qu'une certaine philosophie des droits de l'homme tendait à créer au bénéficie de l'autre le droit d'exiger qu'on le traite en frère. Faut-il pénaliser l'absence de fraternité ? Je ne le crois pas.
Il y a là tout un ensemble de notions que j'aimerais tenter de recadrer. Vous avez rappelé, madame la présidente, que j'ai rédigé un rapport sur l'éducation civique à l'école à la demande du Conseil économique, social et environnemental, dans lequel j'insiste sur le fait qu'il faut l'enseigner dès la maternelle. Essayer de définir les concepts que j'ai cités permettra de justifier l'enseignement dès le plus jeune âge de l'éducation civique.
Commençons par la laïcité. Il existe une véritable conception française de la laïcité, qui ne ressemble à aucune autre et qui nous a longtemps été enviée par nos voisins. Qu'entendre par laïcité ? L'État laïc n'est pas neutre, il neutralise le plus possible la sphère publique. Il sépare le plus possible l'espace public de la sphère privée. Cela se voit de façon très claire dans la loi du 9 décembre 1905. Son article premier prévoit que « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l'intérêt de l'ordre public. » Ces restrictions sont claires. Par exemple, l'article 26 interdit la tenue de réunions politiques dans les locaux servant habituellement à l'exercice d'un culte. Cela signifie qu'il n'y a pas de confusion acceptable ou admissible entre l'espace public et un lieu qui a vocation à accueillir les passions irrationnelles - c'est-à-dire différentes de la raison politique qui a été l'idéal des Lumières. Ainsi, les processions religieuses ne sont pas interdites, mais soumises à autorisation. Il en va de même pour les crèches dans les mairies. Cet usage ne me choque pas, mais lorsque la question de droit est posée, il faut appliquer la loi. La loi Debré de 1959 sur l'école privée a été remarquablement astucieuse. Elle prévoit le financement de l'école privée, dans la mesure où il n'est pas de liberté formelle qui n'éprouve le besoin de sa consécration dans un exercice réel. Mais il y a des contraintes posées par contrat. Il y a des lieux où le caractère propre de l'établissement prime, d'autres où c'est la règle de la République qui s'impose. L'esprit de cette loi est resté. La proposition de loi étendant le principe de neutralité religieuse aux structures de petite enfance recevant des financements publics ne me choquait pas. Dès lors qu'il y a financement de l'État, ce dernier est en droit d'exiger une neutralité. Cette conception de la laïcité nous est propre : l'État neutralise la sphère publique.
Si l'on veut éviter les conflits à l'intérieur de la société, il faut que l'État « honnête homme », expression que je préfère presque à l'État de droit, favorise la tolérance réciproque. Cette tolérance permet de trouver des accommodements, tant que ce n'est pas l'État qui finance. Ce raisonnement s'applique de nos jours pour les mosquées. S'il faut surveiller ce qui s'y dit et s'assurer que l'utilisation des lieux de culte est conforme à la loi de 1905, il n'appartient pas à l'État de former les imams ; d'autres formules peuvent être trouvées.
Le second thème de mon intervention est la notion d'identité. À partir de la Révolution, l'identité repose d'abord sur un certain nombre de vecteurs issus de l'éducation. L'identité française est à la fois celle que je me construis par moi-même, dans laquelle je m'identifie à mes actes et en prends la responsabilité, mais elle repose d'abord sur l'éducation. D'autres modèles étrangers s'appuient davantage sur le sang, l'ethnicité ou la religion. Les vecteurs produits par le système éducatif ont permis de constituer la nation française à partir de populations d'origines ethniques et d'appartenances religieuses différentes. Il est vrai qu'aujourd'hui on redécouvre des revendications d'appartenance, mais le phénomène communautaire demeure un phénomène largement imaginaire. Il répond à une demande de la société qui se tourne vers l'État pour obtenir une reconnaissance, une escalade de revendications de droits, dont les effets ne sont pas heureux. Ainsi, le grand rabbin souhaiterait que les dates du baccalauréat soient déplacées en fonction des fêtes juives. Des exigences identiques se font jour dans les cantines scolaires - où des alternatives sont toujours possibles, notamment par la fourniture d'un menu de substitution. Se focaliser sur ces questions, c'est vouloir faire un problème politique de quelque chose qui a un caractère subalterne. Une identité qui se réclamerait d'une appartenance ethnique ou religieuse serait à la fois dangereuse et illégitime.
Pour répondre à ma réflexion initiale, l'échec du système scolaire, malgré tous les efforts menés, procède d'un durcissement de la demande sociale en direction de conceptions de la laïcité et de l'identité différentes de celles qui prévalent dans notre culture. Nous assistons, comme l'a très bien analysé Jean Carbonnier dans un essai intitulé Droit et passion du droit sous la V e République , à une dérive du droit de plus en plus difficile à maîtriser.
Il me semble, moi qui me suis toujours battu contre les IUFM - que j'ai longtemps considérés comme des lieux d'improvisation pédagogique - qu'il est aujourd'hui nécessaire de renforcer la formation des maîtres, dont la bonne volonté n'est pas en cause, en recréant les IUFM.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - J'aurai trois questions à vous poser.
Dans un rapport du Conseil économique, social et environnemental de 2009, vous proposiez la mise en place de cours d'éducation civique dès la maternelle. De ce point de vue, que pensez-vous des annonces récentes du Président de la République et de la ministre de l'éducation nationale ?
Dans une circulaire de 1883, Jules Ferry demandait aux enseignants de parler « hardiment », car ce qu'ils communiquent à l'enfant, ce n'est pas leur propre sagesse, mais la sagesse du genre humain. Pensez-vous que les enseignants sont suffisamment soutenus dans ce travail, qui n'est pas directement disciplinaire ?
Enfin, quelles valeurs devraient être plus précisément enseignées ? Selon quelles méthodes, quelle pédagogie ?
M. Alain-Gérard Slama . - Vous avez à très juste titre rappelé que Jules Ferry, dans sa lettre aux instituteurs, conseillait aux enseignants de parler « hardiment » de sujets importants. Il leur disait aussi : « ne dites rien qui pourrait froisser la conscience d'un seul de vos élèves ou même des parents ». Son idée était qu'il fallait enseigner des principes fondamentaux aux élèves, tout en évitant de leur inculquer ce sur quoi tôt ou tard ils se rebelleraient, à savoir une morale d'État.
Je me souviens que lorsque j'ai publié ce rapport, les médias m'ont accusé de prôner un retour à la morale. Ce n'était pas le cas. En République, droit et morale sont hétéronomes. Il ne s'agit pas d'être machiavélien. Cela signifie simplement que le pouvoir, le politique doivent s'arrêter là où commence l'injonction morale, qui engage des choix de valeurs. Le problème réside en effet, aujourd'hui plus que jamais, dans la contradiction entre les valeurs enseignées à l'école et les valeurs des familles.
Dans un texte antérieur, écrit à la fin du Second Empire, Jules Barni, fervent républicain et résistant, disait : « on commence à comprendre aujourd'hui que la politique et la morale ne sont pas absolument identiques. Le domaine de la politique est celui du droit, c'est-à-dire de tout ce qui peut nous être légitimement imposé par une contrainte extérieure. » Je posais tout à l'heure cette question, peut-on contraindre à être fraternel ? « Ajoutez au règlement du droit naturel, droit antérieur et supérieur en soi à toute convention, mais qu'il faut bien fixer par des lois positives, celui des intérêts collectifs, auxquels il peut nous convenir de pourvoir par des conventions publiques qui deviennent aussi des lois pour chacun de nous, et vous aurez tout le domaine de la politique. Sa juridiction ne s'étend pas au-delà. » Je dirais même que c'est grâce à cela que la III e République n'a pas été totalitaire. Elle a restreint l'espace dans lequel la loi pouvait intervenir et laissé à l'individu des choix qui n'appartiennent pas à la société, mais à chacun. « Le reste », disait Barni, « c'est-à-dire tout ce qui dans la morale n'est pas de droit, appartient exclusivement au for intérieur, au domaine de la conscience. Que la politique, que la démocratie particulièrement, soit intéressée à l'observation de ces devoirs, qui ne regardent que la conscience, qu'elle en favorise même l'action, si c'est possible, par les moyens qui sont de son ressort, à la bonne heure ! Mais elle n'a pas le droit de les imposer par la force dont elle dispose. Lorsqu'elle méconnait la limite de sa juridiction et qu'elle empiète sur le domaine propre de la morale, elle tombe dans une tyrannie insupportable, elle est condamnée à employer les plus détestables moyens, l'espionnage des moeurs, l'inquisition des consciences, et elle favorise ce qu'il y a de plus odieux au monde, l'hypocrisie. »
Je dois dire que dans la culture politique française, la société supporte très bien les menteurs, mais elle a horreur des hypocrites. Ce qui rend d'ailleurs parfois la tâche difficile pour la gauche, car lorsque l'on prend un homme de gauche en contradiction avec les principes qu'il affirme, on lui tombe dessus !
Ma réponse à votre question est là. J'ai un peu peur aujourd'hui que l'on dérive vers la tentation d'édicter une morale d'État - ce dont je me suis bien gardé dans ce rapport de 2009. Mais on le voit, la demande sociale, les médias, la presse veulent à tout prix associer la morale à la droite, et le droit à la gauche. Il s'agissait de me diaboliser d'emblée.
Sur votre dernier point, relatif aux valeurs à enseigner, il importe de ne pas être anti-pédagogiste par principe. Il faut donner aux enfants, dès le plus jeune âge, la conscience qu'ils sont capables de distinguer entre le bien et le mal. Beaucoup de maîtres de maternelle savent le faire, mais il faut mettre en place une formation spécifique sur ces aspects et enseigner la psychologie des groupes. Les enfants doivent apprendre les rapports de civilité. L'histoire de la civilité est très intéressante à observer. Ce sont les salons, les associations, les corporations, les syndicats qui ont créé des règles de civilité, en quelque sorte pour se protéger contre l'intrusion du pouvoir. Ce sont des codes non écrits de la vie en société, au titre desquels nous nous devons d'être civilisés. Or, plus on cherche à traiter des rapports de civilité dans des textes écrits, plus on suscite l'intervention du pouvoir, la pénalisation de la société, et on en arrive à des situations caricaturales.
Par exemple, sur la question de la langue, parler le français le mieux possible constitue, dans cette logique, une politesse vis-à-vis des autres et de soi-même, du temps de gagné pour les communications, des références à tout un passé culturel partagé. J'ai été assez gêné par une loi qui voulait nous faire parler français si on voulait éviter une contravention. Nous ne sommes pas civils dans le métro pour éviter une contravention ! Mon propos peut vous paraître ultralibéral, mais il est en réalité profondément républicain.
Je crois important de faire comprendre aux enfants qu'être responsable est une condition de la liberté, que lorsqu'on prend un risque il faut en assumer les conséquences, et leur apprendre à distinguer entre la sphère publique et la sphère privée. On réécrit d'une certaine manière l' Émile de Rousseau.
Il y a enfin, bien entendu, la langue. Il convient de parler aux enfants, dès le plus jeune âge, avec un certain degré d'exigence. Les statistiques nous montrent que si les bases de la lecture, de l'écriture, ne sont pas acquises dès les premières années, il est d'autant plus difficile de les rattraper plus tard. Le problème aujourd'hui réside dans le fait que la thèse de Bourdieu et de Passeron sur les Héritiers, que j'avais combattue en mai 68 - et je le regrette -, se trouve vérifiée : les enfants qui disposent de bibliothèques chez eux, qui entendent parler un bon français, éprouvent moins de difficultés à l'école.
M. Gérard Longuet . - Je souhaiterais tout d'abord vous poser une question d'apparence simple : où est le pouvoir à l'éducation nationale ? Vous pouvez nous répondre sur la base de votre expérience et de votre pratique des différents ministres... Je partage d'ailleurs votre sentiment relatif à la bonne volonté des ministres de l'éducation nationale, qui ne donne pas de résultats.
Vous avez par ailleurs évoqué la question de la légitimité de l'identité - être là avant. Je partage totalement ce point de vue. Il existe deux approches des valeurs républicaines : une première approche, fondée sur la table de la loi, en d'autres termes la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ; une seconde approche, qui pose la Révolution française comme le produit de notre histoire, avec plus de profondeur. Je crois que si l'antériorité ne légitime pas tous les droits, récuser l'héritage nous appauvrit nécessairement et fait disparaitre notre identité. Où est selon vous le point d'équilibre ?
M. Jean-Claude Carle . - Vous avez mis en parallèle les efforts réalisés, l'abondance de textes et les résultats très insuffisants. N'y a-t-il pas un problème de méthode ? Peut-on résoudre les problèmes de l'éducation uniquement par les textes ? Ne faudrait-il pas passer de la culture de la circulaire à la culture du contrat entre les différents acteurs ?
Vous avez également dit qu'il fallait agir très tôt auprès des élèves. Encore faudrait-il que nos jeunes soient capables d'assimiler ces concepts. Or, nous savons que 30 à 40 % d'entre eux entrent en collège sans maîtriser les fondamentaux. La ministre s'attaque à la réforme du collège, mais le coeur du problème ne serait-il pas plutôt au niveau du premier cycle ?
M. Alain-Gérard Slama . - À M. Longuet qui pose la question du pouvoir, je répondrai que celui-ci ne peut s'incarner en une seule personnalité, fut-elle ministre. Les ministres eux-mêmes en ont quelque peu rabattu et adoptent maintenant un profil modeste. Le pouvoir se situe sans doute de manière diffuse dans l'administration. Or il est difficile de réformer l'administration en France, où nous n'avons pas la culture de l'évaluation, ainsi que l'ont montré par exemple les résultats quelques peu décevants de la LOLF.
S'agissant de l'éducation nationale, cette énorme forteresse entropique, on peut certes envisager l'introduction de certaines marges d'autonomie, à condition toutefois de maintenir en référence absolue un cadre national pour les programmes scolaires. Nous devons rester fermes sur ce point et ne pas laisser les politiques, même les parlementaires, intervenir dans l'élaboration des programmes.
Par ailleurs, nous devons concentrer nos efforts pour la formation d'enseignants compétents qui, par ailleurs, devront être soutenus face à leurs élèves.
La seconde question de M. Longuet portait sur l'importance des racines historiques de nos valeurs républicaines. Certes ces valeurs procèdent d'un ensemble doctrinal parfaitement cohérent datant de la Révolution française issu de Rousseau et du siècle des Lumières. Mais ces valeurs portent aussi en elles des siècles d'élaboration et de transmission d'un patrimoine politique et culturel. À chaque époque cette construction s'est opérée en laissant la maîtrise de l'espace aux princes et la maîtrise du temps aux écrivains et aux penseurs. Si de tous temps il y a eu des écrivains contestataires, il semblerait qu'aujourd'hui, les écrivains prennent de façon inédite une certaine distance avec le pays.
La compréhension et la pratique des valeurs républicaines ne peuvent se faire que par la transmission de ce patrimoine ; transmission qui suppose, d'une part, une bonne maîtrise de la langue et, d'autre part, j'oserais dire, un minimum de travail. La maîtrise de la langue est insuffisante chez près de 40 % des élèves entrant au collège or, lorsque les mots sont absents, c'est la violence qui s'exprime.
Mme Gisèle Jourda . - Je ne reviendrai pas sur la notion de laïcité, ni sur la formation des enseignants, mais pourriez-vous nous donner des précisions sur certaines idées que vous dites avoir au sujet de la formation des imams.
M. Alain-Gérard Slama . - Leur pratique de la langue française est généralement insuffisante, et il arrive même que leur connaissance du Coran soit approximative. Pourtant, il n'est pas question de donner des cours de religion aux imams, mais plutôt de leur expliquer comment l'islam doit prendre en compte la culture française et les règles républicaines. Le cadre de ces formations pourrait être des fondations, contrôlées par des commissaires du Gouvernement, ce qui serait parfaitement compatible avec la loi de 1905. Quelques réflexions ont été lancées à ce sujet sous le gouvernement Villepin, mais elles n'ont pas eu de suite.
Mme Catherine Troendlé . - Ne pensez-vous pas que les difficultés viennent aussi du fait que les enseignants sont de moins en moins présents et impliqués, en raison notamment, de la diminution des heures de cours dispensées ?
M. Alain-Gérard Slama . - Les enseignants, mal rémunérés et mal considérés, sont eux-mêmes en difficultés. Malheureusement, ceux qui se mobilisent ne sont pas forcément les plus laïques et les plus républicains. Par ailleurs, les médias ont toujours tendance à braquer leur attention sur les situations d'exception ou sur les personnalités tenant un discours extrême, même si elles ne sont pas représentatives de l'opinion générale. C'est la loi d'Olson.
Je souhaiterais citer l'initiative d'un ancien recteur de l'académie de Créteil, M. Jean-Michel Blanquer, qui avait mis en place des plages horaires réservées aux élèves en difficultés. Malheureusement, ce dispositif ne concerne qu'environ 100 000 élèves, les crédits de l'éducation nationale étant en concurrence avec ceux de la défense, bien que les deux ne soient pas sans lien.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Je vous remercie beaucoup pour cette audition riche et intéressante.
M. François-Xavier Bellamy, professeur de
philosophie,
auteur de
Les déshérités ou l'urgence
de transmettre
( 19 mars 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Mes chers collègues, nous poursuivons notre séance d'auditions en recevant M. François-Xavier Bellamy, professeur de philosophie et auteur d'un ouvrage consacré aux questions éducatives.
Ancien élève de l'École normale supérieure, vous êtes professeur agrégé de philosophie. Depuis mars 2008, vous exercez aussi des fonctions électives, en tant qu'adjoint au maire de Versailles délégué à la jeunesse et à l'enseignement supérieur.
Parallèlement, vous êtes l'auteur de tribunes dans différentes publications dont Le Figaro , Valeurs actuelles et Libération , dans lesquelles vous vous intéressez plus particulièrement aux questions politiques et de société.
En 2014, vous publiez Les Déshérités, ou l'urgence de transmettre . Vous y faites part de votre étonnement face à la formation que vous avez reçue, où la transmission des savoirs est présentée comme une violence faite aux élèves.
La commission d'enquête a souhaité vous entendre pour que vous puissiez, à la lumière de votre expérience d'enseignant et de spécialiste des questions éducatives, présenter votre analyse des difficultés de l'école et des manières d'articuler ses différentes missions, qui consistent tant à éduquer à la citoyenneté qu'à instruire.
Pour vous, quelles mesures urgentes devraient être mises en oeuvre pour redonner à l'école sa fonction intégratrice ?
Comme le Bureau de la commission d'enquête l'a décidé, cette audition sera captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié dans le Recueil des travaux des commissions , accessible en version papier et sur le site Internet du Sénat.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. François-Xavier Bellamy prête serment.
M. François-Xavier Bellamy . - Je vous remercie infiniment, madame la présidente, de votre invitation qui me touche beaucoup. Vous avez mentionné mon expérience d'enseignant. Elle est bien modeste car je suis un jeune enseignant. Je voudrais me faire le porte-parole et tenter de relayer l'expérience de nombre de mes collègues, pour témoigner des difficultés que nous rencontrons quotidiennement dans l'exercice de notre métier et qui relèvent de l'intitulé même de votre commission d'enquête.
Ces difficultés ne sont pas étonnantes. Il est même étonnant que nous nous en étonnions car nous les avons peut-être créées. Une prise de conscience a résulté des événements dramatiques du mois de janvier, prise de conscience de l'étendue de la distance qui s'est créée entre la France et une partie de sa jeunesse, entre nos institutions et une partie de la société française, prise de conscience vécue dans la douleur par beaucoup de mes collègues qui voyaient leurs élèves incapables d'un dialogue avec eux et avec la République, incapables de partager ces repères et ces principes qui font la vie en société, qui la structurent et qui la protègent.
Il est étonnant que nous nous étonnions. Le diagnostic, nous le connaissons parfaitement. Permettez-moi de rappeler quelques éléments chiffrés que j'ai empruntés aux statistiques publiées par le Gouvernement, des organes de l'État ou par des institutions internationales.
De la dernière enquête PISA de 2013, il ressort que 22 % des collégiens en classe de 5 e doivent être considérés dans une situation d'échec grave et comme incapables de participer de manière active et efficace à la vie de la société.
Une enquête publiée par la direction de la prospective et de la performance de l'éducation nationale indiquait que 20 % des élèves de 3 e , soit un élève sur cinq, étaient incapables de donner un sens à une information et de décrypter un texte simple, incapables de prendre de la distance par rapport aux images publiées sur Internet. Comment s'étonner que cette distance critique devienne difficile, lorsque nous savons pertinemment, d'après nos propres statistiques, que nos élèves de 3 e sont marqués par cette difficulté de décryptage d'un texte.
Une dernière statistique, la mieux connue mais dont nous parlons le moins, me paraît la plus dramatique. Elle ressort des journées Défense et citoyenneté et mesure chaque année l'illettrisme dans notre pays. Sont considérés dans une situation de grande difficulté 18 à 20 % des jeunes majeurs, incapables de déchiffrer un programme de cinéma, l'heure du film, ses acteurs ou le chemin à suivre pour se rendre dans la salle de cinéma.
Comment s'étonner ensuite de nous trouver devant une telle difficulté ? Comment s'étonner que nous ayons abandonné ces collégiens et ces lycéens, à la sortie des établissements scolaires, à la facilité du discours simpliste auquel ils sont exposés sur Internet et à la puissance de l'image devant laquelle aucune distance n'est possible sans l'expérience du texte, de la lecture et du déchiffrage ?
L'enquête PISA de 2013 met également en évidence le fait, très douloureux pour les enseignants, que notre système scolaire est devenu, en raison du poids de l'origine sociale qu'il supporte, le plus inégalitaire de l'OCDE.
Mais le système éducatif français n'est pas partout en situation de faillite et d'échec et nous pouvons être rassurés de voir encore nos enfants poursuivre leur scolarité dans des établissements dont les enseignants sont tout dévoués à leur métier. Beaucoup d'écoles réussissent à transmettre la connaissance aux élèves. Cependant, dans des lieux ou les familles se désintéressent de la scolarité de leurs enfants, nous avons abandonné nos élèves à la superficialité de certains discours et à la tentation de la violence. Tout cela, nous en étions conscients avant l'attentat de Charlie Hebdo , nous savions la difficulté à parler à nos élèves, à récupérer leur confiance quand ils sont soumis à la pression du numérique dans lequel ils trouvent non seulement une technologie d'information, mais aussi de désinformation, face à laquelle ils sont privés de tout esprit critique.
Je crois que nous sommes responsables de cet état de fait et je dirai même que nous l'avons organisé. Vous avez mentionné, madame la présidente, le petit essai que j'ai publié à la rentrée dernière Les déshérités. Dans cet essai, je fais part de mon étonnement et de celui de mes collègues, à notre arrivée à l'IUFM et tout au long de notre année de formation, de nous avoir vu imposé par l'autorité, légitime, de cette institution le principe fondamental selon lequel nous ne devions pas transmettre un savoir. Alors que nous avions auparavant suivi des formations pour partager un savoir commun, cet acte de transmission nous était présenté comme un acte de violence, une brutalité exercée sur nos élèves, un acte qui ferait peser sur eux la condescendance d'une culture qui s'imposerait à eux et les empêcherait d'être libres. Je ne condamne pas ceux qui ont tenu ce discours et trouverais tragique que le débat éducatif soit réduit à une suspicion mutuelle d'un camp contre un autre ; en tant qu'adultes, nous partageons le même désir de voir nos enfants grandir dans la liberté et l'humanité. Ce discours consistait à penser que l'autorité de l'adulte est une prévention exercée contre la liberté de l'enfant, que tout ce qui est donné à la transmission est enlevé à la liberté. C'était au départ un acte de générosité. Mais il y a faute morale du fait que, après constat d'échec, nous avons été incapables de remettre en cause ce principe.
Comment se fait-il que nous sachions mesurer l'illettrisme dans notre pays et soyons incapables de nous poser la question d'une véritable amélioration des méthodes d'enseignement de la lecture ? L'écart entre la conscience de la réalité et notre capacité à réagir, entre ce que nous savons tous devoir faire et ce que nous faisons effectivement, voilà ce qui constitue le véritable scandale éducatif. Les événements tragiques de Charlie Hebdo ont d'autant plus traumatisé les Français que l'agression venait de l'intérieur, commise par de jeunes Français qui ont quitté volontairement la République, la communauté nationale, jusqu'à exercer contre leurs propres concitoyens une violence inexplicable, injustifiable, barbare. Ce qui nous tétanise le plus, c'est de voir que ces jeunes Français avaient suivi la totalité de ce parcours républicain que nous voudrions d'intégration, mais qui est de désintégration.
Nous avons expliqué aux enseignants, qui l'ont redit à leurs élèves, que l'histoire française était coloniale, la langue française sexiste, qu'il fallait déconstruire la culture comme porteuse de stéréotypes, que le savoir était un poids qu'on leur infligeait, que la culture allait les empêcher de rester naturels. Les enseignants ont été amenés à concevoir leur propre métier comme une forme de malédiction nécessaire. On nous a expliqué que la notation était une brutalité. Nous cherchons une évaluation bienveillante, sans notes ; ceci implique que la notation serait violente et coercitive. Nous nous retrouvons aujourd'hui démunis devant cette désintégration que nous avons-nous-mêmes organisée avec les meilleures intentions du monde.
Je n'ai pas à porter de jugement mais à appeler à une prise de conscience collective qui commence par un examen de conscience. Reconsidérer la nécessité de reconstruire une école centrée sur sa mission propre : la transmission du savoir et de la culture. Une piste de réflexion pour refonder cette école ?
Au fond, la réforme de l'éducation nationale n'est pas une chose très compliquée. Nous avons dans notre histoire la trace d'un système scolaire qui a fonctionné, qui a réussi le miracle de reconstituer l'unité de notre pays au moment où la France était divisée, explosée, éclatée entre traditions religieuses et langues régionales. Les enseignants qui se dévouent à la tâche éducative n'attendent que ça : qu'on leur dise que le savoir qu'ils ont reçu et qu'ils ont envie de partager est la condition de toute éducation.
Le grand paradoxe de la mobilisation de l'école en faveur des valeurs républicaines, c'est qu'elle ne peut réussir à les transmettre avec une forme de coercition redoublée. Imposer des valeurs ou des cours de morale laïque ne fonctionnera jamais. Nous n'arriverons jamais à construire une école qui, pour n'avoir pas su former, voudrait désormais formater. Cela ne suscitera que réticence et résistance, et même une dissolution plus forte et plus vive encore de la communauté nationale. Si nous savons à nouveau structurer l'école autour de sa mission fondamentale qui est de transmettre savoir et culture, alors nous pouvons à nouveau construire une école qui éduquera car elle saura instruire. L'instruction est le seul moyen par lequel nous pouvons rebâtir une école qui à la fois reconstruise notre société et ouvre chacun de ses concitoyens à une authentique liberté.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Merci monsieur Bellamy pour ce propos dynamique et carré.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Merci pour votre fraîcheur et votre enthousiasme réaliste, qui me séduit comme, je crois, l'ensemble des sénateurs présents ce matin. Il me semble que nous avons été souvent dans le déni et je me félicite d'entendre enfin un jeune enseignant formuler certains constats avec une telle ardeur. Je souhaiterais vous poser trois questions relatives à ces problématiques du savoir et la culture.
Tout d'abord, pensez-vous que la consolidation des savoirs fondamentaux peut participer à la transmission des valeurs républicaines ? Vous êtes professeur de philosophie, dans quelle mesure cette matière, mais aussi l'histoire, le français et les sciences de la vie et de la terre peuvent-elles contribuer à cet objectif ?
Par ailleurs, selon vous, l'école doit-elle être le vecteur des valeurs républicaines ? En filigrane, cela pose la question du rôle des parents. Comment donner aux enseignants et à l'école les moyens de mieux former des citoyens ?
Enfin, plus généralement, en termes de préconisations, quelles seraient, selon vous, les mesures qui pourraient être mises en place pour lutter contre cette perte de valeurs et retrouver cet esprit républicain?
M. François-Xavier Bellamy . - Ces trois questions n'en font en réalité qu'une. L'école doit-elle être le vecteur des valeurs républicaines ? Je le crois personnellement et, plus largement, il me semble que l'école constitue ce que par quoi se fonde toute cité, toute chose publique, toute République. Il n'y pas de République sans école, il n'y a pas de politique sans école. Aristote, dans Les Politiques , affirme que le propre du citoyen est de parler avec les autres. Le propre de la cité consiste à parler ensemble de ce qui est bon et de ce qui est juste, d'entretenir un dialogue commun, un débat. Pour cela, encore faut-il savoir parler et parler la même langue. Il n'y a pas de politique dès lors qu'il n'y a pas de possibilité de parler ensemble avec la même langue, avec des mots permettant de raisonner communément. L'école peut former les citoyens de demain en leur transmettant cette langue commune, non seulement au sens de la capacité de parler, de la capacité à maîtriser un vocabulaire - ce qui serait déjà un grand pas en avant - mais au sens de la capacité à parler ensemble, avec un fond culturel commun, de ce qui est bon et de ce qui est juste. Selon Alain-Gérard Slama, lorsque l'on n'a plus les mots, il ne reste que la violence. Cela est vrai dans notre expérience personnelle, au sens psychique et psychologique, mais c'est vrai aussi dans notre expérience collective. Lorsque nous n'avons plus les mots pour parler ensemble, alors nous sommes tentés de régler nos différends par la violence. Lorsqu'il n'y a plus de dialogue commun, lorsqu'il n'y a plus de possibilité même d'un dialogue parce qu'il n'y a plus de langue commune, alors naît la violence, qui remplace la République. C'est quand la République se défait, quand la société se dissout, que la violence semble se rappeler à nous. De ce point de vue, il est étonnant que nous nous en étonnions... Alors que l'on a condamné la transmission de la culture, il n'est pas étonnant que « l'autre de la culture » surgisse, c'est-à-dire la barbarie. Comme vous le savez, la barbarie désigne dans son étymologie grecque « barbaros » ces sons inarticulés sortant de la bouche de celui qui n'a pas reçu la langue commune. La barbarie, c'est ce cri inarticulé qui jaillit d'une génération ou d'une partie d'une génération à qui nous n'avons pas transmis les mots pour participer à la vie citoyenne.
J'ai eu la chance, lorsque j'étais titulaire sur zone de remplacement - comme la plupart des jeunes enseignants - de découvrir un grand nombre d'établissements. J'y ai rencontré des élèves passionnants avec, comme tous les jeunes de notre temps, une grande générosité, une grande intelligence, une créativité extraordinaire. Mais j'ai rencontré aussi, cela est notamment le cas dans les zones les plus défavorisées, des jeunes à qui on n'avait pas transmis les moyens d'exprimer en actes cette créativité, cette générosité, ce désir de se donner, de participer de manière « productive et active », selon les mots de l'enquête PISA, à la vie de la société, à la vie de la cité de demain. Il y a, de ce point de vue, une grande inquiétude à avoir. Nous devons nous sentir responsables de ces jeunes qui n'ont pas reçu la capacité de parler, d'articuler un raisonnement, qu'ils aient ou non quitté le système scolaire avant la fin de leur parcours. Or, ces conditions sont fondamentales pour participer à la vie de la cité, pour comprendre les enjeux d'une élection, la possibilité de la participation citoyenne, pour prendre part, en tant qu'électeur ou en tant qu'élu, à la vie de la cité.
L'école doit être le vecteur des valeurs républicaines, je dirais même que l'école est ce par quoi se prépare toute République et qu'il n'y a pas de République sans école. Ceci ne peut fonctionner si l'école se trouve mise au service d'une éducation qui se passerait de l'instruction. C'est un paradoxe qui ne cesse de m'étonner. On a le sentiment, pardonnez-moi ce propos irrévérencieux, que les responsables politiques, qui produisent les directives, n'ont plus ou pas l'occasion d'être en contact avec des jeunes, des enfants, des adolescents, des élèves. L'idée que l'on pourrait transmettre des valeurs qui s'imposeraient d'elles-mêmes est une fiction. Les enseignants le savent très bien dans la mesure où ils encouragent, par ailleurs, l'esprit critique chez leurs élèves. Aucune valeur ne s'impose d'elle-même. Imposer à ses élèves le fait de refuser tel ou tel comportement, d'adopter telle ou telle pratique est impossible. Pourquoi faudrait-il être tolérant plutôt qu'intolérant ? Pourquoi faudrait-il être respectueux plutôt qu'irrespectueux ? Pourquoi faudrait-il être paisible plutôt que violent ?
Je prendrai un exemple qui m'a marqué personnellement dans mon itinéraire d'enseignant : le sexisme. Il est souvent affirmé que l'école doit lutter contre le sexisme, que cela fait partie de ses missions fondamentales. Comme tout enseignant, j'ai lu avec attention le document de quatre pages sur les missions de l'école adressé par Vincent Peillon aux enseignants au début du présent quinquennat. Il est d'ailleurs paradoxal de demander aux enseignants de faire tout ce que la société ne parvient plus à faire. Y figurait la lutte contre le sexisme. Je suis convaincu que cet objectif n'est ni superflu ni irréaliste et doit constituer une priorité, ayant eu l'occasion de constater dans de nombreux établissements, notamment situés dans des zones défavorisées, que le sexisme est une réalité. Les comportements, le vocabulaire et les attitudes des garçons vis-à-vis des filles sont parfois extraordinairement condescendants et violents et de nombreuses jeunes filles en souffrent. Il suffit d'ailleurs de s'intéresser à certaines productions de ce que l'on appelle les « cultures urbaines » pour constater que l'image de la femme y est souvent dégradée, maltraitée. Dans notre espace public même, nous devons reconnaître qu'à travers la publicité, le sexisme et la dévalorisation de la femme sont souvent une réalité.
Comment l'école peut-elle lutter contre le sexisme ? La solution qui nous est proposée me semble irréaliste et absurde. Nous organisons des ateliers pédagogiques, éducatifs, ludiques contre le sexisme ou des cours de morale laïque dans lesquels nous expliquons que le sexisme est contraire à nos valeurs. Or, cela ne s'impose pas d'emblée. Les adolescents nous regardent avec une forme de distance ironique lorsque nous prétendons les réunir dans les cours de récréation pour pousser un cri contre le sexisme ou bien, en tentant de « singer » ces cultures qui leur sont familières, quand nous organisons des productions culturelles, souvent de mauvaise qualité, qui ont pour finalité de montrer, à travers une morale quelque peu poussive, que le sexisme doit être combattu. Cela ne fonctionne évidemment pas.
Pour lutter contre le sexisme, les élèves doivent entendre parler, par exemple, de la figure de Jeanne d'Arc, lire quelques pages de son procès. Quelle que soit leur religion, il ne leur serait alors plus possible de considérer que les femmes sont inférieures aux hommes. L'histoire de Jeanne d'Arc est en effet la démonstration, la preuve et l'expérience, à travers la capacité qu'une jeune femme de 19 ans à humilier une assemblée d'hommes plus savants et doctes qu'elle, de l'égalité absolue entre les femmes et les hommes. En physique, il conviendrait par exemple de souligner ce que Marie Curie a pu apporter à la connaissance de cette discipline. On ne pourrait alors plus penser que les femmes sont moins intelligentes que les hommes. Si, par miracle, nos élèves avaient l'occasion de temps en temps de réapprendre par coeur un peu de notre poésie française, lire des oeuvres de Ronsard, Verlaine, Musset, Chénier, comment pourraient-ils encore mal parler à une jeune fille ou la maltraiter ?
Nous devons cependant nous garder d'idolâtrer la culture. L'homme le plus cultivé du monde peut être lâche et violent. Le peuple le plus cultivé du monde peut être barbare, de la manière la plus atroce qui soit. La culture n'empêche pas l'homme d'être inhumain, mais l'inculture empêche assurément les hommes d'être complètement humains. C'est ce qui se produit dans l'effondrement du vocabulaire commun, de la culture commune, dans la barbarie qui consiste en permanence à rabaisser les jeunes filles, à ne se rapporter à l'autre que sous la forme d'une violence absurde, déraisonnée, gratuite. Cette violence, nous la guérirons, non pas en organisant des ateliers contre le sexisme, mais simplement en recentrant l'école sur sa mission fondamentale : transmettre le meilleur de notre culture, transmettre le savoir.
En réhabilitant la pratique du par coeur, que nous avons bannie de notre école, la culture, l'effort de la mémoire, consistant à absorber et à se laisser transformer par le coeur, par les textes que l'on reçoit, cette pratique simple, qui est la mission fondamentale de l'école, transmettre un savoir, permettre à chaque enfant de participer par la mémoire à une culture qui nous est commune, nous avons de quoi lutter contre le sexisme et toutes les dérives que nous voyons surgir aujourd'hui. Cet exemple souligne combien l'école peut servir ce que nous appelons les valeurs de la République, qui constituent en réalité les éléments d'une morale commune, d'une approche commune de ce qu'il est humain de faire. Voilà, me semble-t-il, comment l'école pourrait contribuer à humaniser les hommes et à humaniser les enfants qui nous sont confiés.
M. Guy-Dominique Kennel . - Tout d'abord, bravo pour la fluidité de votre verbe.
Cela fait longtemps que j'ai cessé de m'étonner, en revanche je m'irrite de plus en plus. En effet, je me rends compte, pardonnez-moi d'utiliser la terminologie médicale, que le diagnostic est posé depuis longtemps, que le remède est connu, mais que la posologie fait défaut. La lecture du procès de Jeanne d'Arc est certes très édifiante, mais encore faut-il savoir lire. Le problème est donc bien celui-ci : il s'agit de revenir à la base, qui consiste à permettre à l'ensemble des jeunes de maîtriser ces fondamentaux. Je souhaiterais vous entendre sur ce point.
M. Jean-Claude Carle . - J'ai été ravi d'entendre les propos de M. Bellamy à la fois réalistes, rafraichissants, passionnés et, au final, malgré un constat que nous connaissons tous, plein d'optimisme. Je suis d'accord avec vous lorsque vous affirmez que l'école peut éduquer dès lors qu'elle sait instruire. Cela ne devrait-il pas constituer les « tables de la loi » des nouvelles ÉSPÉ ?
Mme Marie-Annick Duchêne . - Vous partagez en tout l'opinion de Benoît Pellistrandi qu'il a exposée dans plusieurs tribunes, notamment du Monde et du Figaro . Il y regrettait que la transmission soit délaissée au profit du traitement des inégalités sociales à travers la création des ateliers que vous mentionnez. Selon lui, il est donc nécessaire de réhabiliter la transmission des savoirs. Je suis heureuse que deux enseignants tiennent le même langage. Par ailleurs, je m'associe à la question de Guy-Dominique Kennel.
M. François-Xavier Bellamy. - Je vous remercie pour ces observations et ces questions.
Nous devrions reprendre conscience de la nécessité d'éduquer par l'instruction. Pour moi, le diagnostic n'est pas partagé par ceux qui sont en charge de structurer la pédagogie scolaire et de former les enseignants. Comme jeune enseignant, et à l'instar de mes collègues, quelles que soient leur sensibilité et leur origine, j'ai été marqué par ma formation. Je reçois d'ailleurs de nombreux courriers de collègues en activité ou en retraite qui vont en ce sens. Nos formateurs sont convaincus que l'école n'a pas été suffisamment réformée et que la transmission n'a pas été suffisamment déconstruite, ce qui explique la persistance des inégalités.
Prenons l'exemple de la polémique qui a suivi la suppression de l'épreuve de culture générale au concours d'entrée de Sciences Po Paris au simple motif que la culture est discriminatoire. Pour ses partisans, il faut retirer la culture des épreuves de sélection pour ne pas reproduire ces discriminations. Je me souviens que le ministère de l'enseignement supérieur avait publié un communiqué de presse indiquant qu'il fallait entreprendre une réflexion sur la place de la culture générale dans les concours de recrutement des écoles de la fonction publique au motif que la culture serait l'occasion d'une sélection discriminatoire. Le diagnostic n'est donc pas partagé.
Pourtant, la culture est nécessaire pour l'égalité réelle. L'égalité ne se construit pas en défaisant la culture. Priver les élèves de la culture, c'est privilégier ceux qui y ont déjà accès et empêcher les autres d'accéder aux responsabilités. Il faut rappeler que c'est par le savoir que les enseignants peuvent assurer l'égalité. Le plus douloureux pour un enseignant est la suspicion qui pèse sur son travail ; les enseignants sont culpabilisés. J'ai souvenir des propos d'un formateur qui disait que nous étions les tenants d'un système « militaro-hospitalo-carcéral » - je cite son expression - et qu'en notant les élèves, nous étions les kapos d'un système ultralibéral pour préparer les masses laborieuses, prolétariat résigné parmi lequel les multinationales iront se servir. Nous ne pouvons comprendre la crise de l'éducation nationale qu'en réalisant que le système connaît une dépression collective aboutissant à une perte de sens de l'enseignement. Le savoir est présenté comme un fardeau pesant et gênant pour les élèves : si c'est un « bagage culturel », il peut donc être lourd ! La culture n'est pas de l'ordre de l'acquis mais est la condition de toute liberté, par la rencontre avec de grands auteurs qui font autorité. Lorsque l'autorité des enseignants s'effondre, les élèves n'en sont pas plus libres pour autant mais, au contraire, soumis à l'oppression des discours simplistes, aux idéologies qui les prennent, particulièrement sur Internet, en otage.
Les enseignants ont soif d'un discours politique qui redonne du sens à leur métier. Or, nous entendons la ministre de l'éducation nationale dire que l'évaluation sans note serait la seule évaluation bienveillante, ce qui signifie implicitement que noter nos élèves est malveillant. C'est une réflexion politique et non une remarque partisane, car le communiqué de presse que j'évoquais à l'instant et qui accusait les enseignants de perpétuer des discriminations provenait d'un ministre d'une autre majorité. La culpabilité infondée des enseignants est entretenue par le discours commun, notamment du monde politique dans son ensemble.
Monsieur le rapporteur, vous avez travaillé sur les questions du socle commun de connaissance. Vous rappeliez les résistances dans les classes sur la transmission des savoirs dont nous faisons parfois l'expérience. Elles sont exagérées à mon sens. Le problème n'est pas de construire l'école autour de l'élève mais de l'avoir construite à hauteur d'enfant. Plus exactement à la hauteur de ce que nous pensons être ses capacités à un moment donné, de ce qui constituera une satisfaction immédiate et instantanée pour lui. A ainsi été banni ce qui constituerait une rencontre par un intermédiaire en vue d'un progrès, que ce soit l'apprentissage par coeur, la lecture continue, le cours magistral, etc. On pense qu'une école moins difficile serait plus plaisante pour les élèves. Or, c'est catastrophique pour les élèves qui attendent justement ce qui les dépasse.
D'après mon expérience, en suivant les instructions données - organiser des débats, des ateliers participatifs, demander aux élèves de produire leur propre savoir, etc. -, on provoque l'école de l'ennui. Un élève ne vient pas à l'école pour donner son avis ; sinon pourquoi viendrait-il car il l'a déjà ? En classe de philosophie, cela ne présente aucune utilité pour un élève de venir donner son avis sur le bonheur ; il vient plutôt rencontrer les auteurs qui font autorité. Un élève vient en classe d'abord pour écouter et recevoir avant de participer. La participation ne vient que dans un second temps : nous ne sommes pas immédiatement capables de créativité. Il faut beaucoup recevoir pour pouvoir accomplir ce dont on est capable. C'est le pari de l'éducation de regarder un élève, non pas comme il est à l'instant donné, mais comme capable de choses qu'il ne maîtrise pas encore.
Entrer en classe avec le discours que vous avez quelque chose à transmettre aux élèves, c'est s'exposer à des résistances. Au contraire, avec le temps, les élèves deviennent attentifs, surtout dans les écoles défavorisées, parce qu'ils ont conscience de manquer de tout. Ainsi un collègue d'histoire, matière jugée difficile à enseigner, qui aime l'histoire de France et qui considère que chaque élève a droit de connaître l'histoire d'un pays dans lequel il grandit, rencontre-t-il l'attention et l'envie d'apprendre des élèves.
Je ne nie pas les difficultés pédagogiques. Alain écrivait que la pédagogie est la science des professeurs chahutés. J'ai moi-même été chahuté dans mes cours mais, par-delà la résistance, il y a la volonté d'être élevé.
Une phrase de Gustave Thibon m'a souvent guidé dans ma tâche d'éducateur : « celui qui ne me donne rien est celui qui ne me donne pas l'occasion de me donner ». Or l'école offre peu l'occasion de se dépasser. L'éducation est présentée par Pierre Bourdieu comme une violence, la transmission comme une coercition, la notation comme une brutalité. Pourtant, quand les élèves font du sport, ils ne décident pas de s'abstenir de compter les points au prétexte que ce serait violent pour les perdants ! De façon monstrueuse et atroce, Daech propose aux jeunes qui s'engagent une occasion de se donner, de se sacrifier, ce qui les attire. L'école ne demande plus d'efforts, elle ne veut ni déranger, ni bousculer les élèves qui restent dans leur cocon. On pense se concilier leur amitié.
Sans être optimiste, je garde de l'espérance car j'ai vu des élèves de culture et d'origine différentes avoir soif de savoir et de culture.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Je vous remercie pour cette intervention brillante et enthousiaste.
M. François-Xavier Bellamy . - J'ai confiance en la commission d'enquête pour se pencher sur cette question dans l'espoir d'un sursaut national à la suite des événements de janvier.
Mme Gabrielle Déramaux, professeure de lettres
modernes,
auteure de
Collège inique (ta
mère !)
( 19 mars 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Nous recevons Mme Gabrielle Deramaux, professeure de lettres et auteur d'un ouvrage au titre décapant sur son expérience d'enseignante Collège inique (ta mère !).
Titulaire d'une licence de philosophie et d'une maîtrise de lettres modernes, vous avez été admise au concours du capes de lettres modernes en 1998. Vous êtes, depuis cette date, professeure de français dans des collèges et lycées de région parisienne. Dans votre livre, vous racontez le quotidien d'une jeune enseignante en établissements difficiles, dans l'académie de Créteil tout d'abord, puis à Paris. Vous y regrettez l'absence de soutien de la part de l'institution et le manque de formation des enseignants.
La commission d'enquête a souhaité vous entendre, afin que vous puissiez nous faire part de ces réalités que vous vivez sur le terrain. Les événements de janvier 2015 s'inscrivent-ils, selon vous, dans une tendance de fond traduisant une perte de repères ? Si c'est le cas, quelles sont les causes de cette dérive et quelles mesures pourraient être prises pour l'enrayer ?
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Gabrielle Déramaux prête serment .
Mme Gabrielle Déramaux, professeure de lettres modernes . - En septembre 2001, nous avions dû faire respecter dans nos classes trois minutes de silence pour les victimes des attentats du World Trade Center . Mes élèves ont entonné des chants palestiniens. Jeune professeure, interdite devant leur réaction, je les ai laissés chanter. Personne à l'époque n'a parlé de ces incidents. Et pourtant, ils furent aussi nombreux. Nous, personnels de l'éducation nationale, avions pressenti que rien ne serait plus pareil. Déjà agitée par les soubresauts du conflit israélo-palestinien, l'école subirait les répliques des violents conflits à venir.
Aujourd'hui on nous demande de mettre l'accent sur les grands principes de la République, la laïcité en particulier. C'est un combat que nous menons déjà tous les jours. Nous sommes en première ligne pour expliquer et réexpliquer inlassablement la place de l'école et celle de la religion, la séparation du temporel et du spirituel, l'étanchéité entre la sphère publique et la sphère privée. La loi de 1905, qui nous semble si naturelle, ne l'est pas pour bon nombre d'élèves, dont certains viennent de pays où la religion est présente partout car religion d'État. Nous devons en premier lieu expliquer que si nous respectons, en tant que citoyens, les lois de la République, c'est parce que nous les avons choisies et votées, parce qu'elles nous protègent, non parce qu'elles nous contraignent ou que nous craignons de quelconques représailles. Nous respectons la loi parce que nous l'avons validée et non parce que nous la subissons.
Pour faire comprendre aux élèves d'aujourd'hui l'esprit de la loi de 1905, nous avons à rappeler les grands massacres des guerres de religion qui opposèrent protestants et catholiques en France, le « plus jamais ça » garanti par une invention unique dans l'humanité, la laïcité, qui, loin d'interdire toute religion comme le pensent beaucoup d'élèves, permet à chacun d'être respecté dans ses croyances, dans sa foi comme dans son athéisme, quelle que soit son origine ou sa couleur de peau. La laïcité crée un espace protégé et commun, propice notamment à la sérénité nécessaire à l'étude et à l'instruction. C'est peu de dire qu'elle nous est plus que jamais indispensable à l'école en 2015.
Les professeurs de l'école publique enseignent depuis longtemps le fait religieux. Les programmes de français et d'histoire suivent la même progression : en sixième l'Antiquité, en cinquième le Moyen Âge, en quatrième les XVII e , XVIII e et XIX e siècles, en troisième les XX e et XXI e siècles. Lorsqu'en sixième, le programme nous demande d'étudier la Bible, nous adaptons évidemment cet enseignement à notre public scolaire et proposons une lecture comparée avec le Coran, privilégiant les points de rencontre des trois grandes traditions monothéistes, comme par exemple la figure du patriarche Abraham, ou l'étude comparée du jardin d'Éden hébraïque et coranique. De même en cinquième, la Chanson de Roland ou les épopées des croisades sont l'occasion de mettre en lumière les échanges entre la civilisation occidentale et le monde arabo-musulman. Il s'agit de mettre l'accent sur les rencontres fructueuses pour la médecine, l'architecture, les sciences, les arts et les lettres, plutôt que sur les confrontations guerrières, de poser la religion comme objet d'étude, s'instruire, discuter, débattre en apprenant à mettre de côté son histoire personnelle, ses croyances, ses traditions qui, tout aussi fortes et respectables qu'elles soient, n'ont pas leur place dans l'enceinte protégée de l'école laïque. Il nous faut lutter sans cesse contre les tentatives de confiscation du discours sur la religion et nous montrer particulièrement fermes sur le principe que la religion est un objet d'étude au même titre que la biologie ou la peinture. Dans une époque très empreinte de spiritualité, où les élèves parlent volontiers de religion, parce qu'elle fait partie de leurs pratiques quotidiennes, familiales, il est primordial de rappeler que l'école a le droit de parler de religion, de la comparer, de la critiquer, tout en garantissant à chacun le respect absolu de ses convictions personnelles.
L'autre écueil auquel est confrontée l'école d'aujourd'hui est la pensée complotiste qui rend suspecte toute parole présentée comme « officielle » : on nous ment, tout est faux, tout est falsifié ; il faut se méfier des journalistes, des politiques, des professeurs ; l'instruction dispensée à l'école est de la propagande, etc. Ce prisme pervers rend suspecte et contestable la parole du professeur. C'est au nom de ce grand complot imaginaire que fut contestée la véracité les attentats de 2015 : une sordide mise en scène orchestrée par les services secrets français pour salir l'islam, soi-disant. Tout peut être alors remis en question : le génocide arménien, la Seconde Guerre mondiale, la Shoah, la décolonisation, le calvaire d'Ilan Halimi, la culpabilité de Merah, comme les bases mêmes de notre pensée, la théorie de l'évolution ou la révolution copernicienne.
Ce qui rend nos élèves perméables à ces divagations toxiques est avant tout l'appauvrissement dramatique de leur vocabulaire et donc de leur faculté à penser et exprimer le monde. Imaginez que pour beaucoup d'élèves des mots d'usage courant comme pâle ou pénombre ne sont pas compréhensibles. Même dans les bons établissements, une grande partie des élèves ne comprend que superficiellement les textes lus ou étudiés. Ils donnent le change car ils comprennent globalement mais ils n'ont pas accès à une compréhension fine d'une réalité de plus en en plus complexe. Ils sont des proies faciles pour n'importe quel manipulateur qui saura leur montrer une vision du monde simpliste, qui leur paraîtra plus lisible et donc plus crédible. L'école est le dernier creuset où se rencontrent les citoyens de demain, le seul endroit où s'écrit le roman national. Or nous avons de moins en moins de temps et de moyens pour les aider à écrire ensemble une histoire faite de paix et d'enrichissements réciproques. Jamais l'inégalité n'a été si criante entre de bons élèves toujours plus stimulés et cultivés et des élèves laissés au bord du chemin, sans bagages, sans espoir, cibles toutes désignées des bonimenteurs de tout poil.
Nous sommes particulièrement inquiets du projet de réforme annoncé, qui prévoit, entre autres, l'apprentissage d'une deuxième langue vivante dès la cinquième. Comment imaginer que ce dispositif ne creuse pas encore plus les différences, déjà insupportables entre des élèves culturellement favorisés, qui absorberont sans peine ce surcroît de travail, et nos élèves moins privilégiés, pour qui cette deuxième langue vivante en sera en réalité une troisième, puisqu'ils parlent à la maison leur langue maternelle et ont déjà à apprendre le français, ainsi qu'une autre langue à l'entrée en sixième ?
L'autre victime collatérale de ce projet sera l'enseignement du latin et du grec que plus aucun élève ne choisira désormais et qui offre pourtant l'occasion unique de jeter des ponts entre le Nord et le Sud, de part et d'autre de la Méditerranée, berceau de notre civilisation, ce vaste Empire dont nos ancêtres étaient citoyens et dont nous sommes tous aujourd'hui les héritiers. Cette réforme va à l'encontre des besoins urgents constatés sur le terrain. Nos élèves ont besoin de se sentir inscrits dans une histoire commune et de plus d'heures consacrées aux savoirs fondamentaux : savoir lire, écrire et compter pour comprendre le monde complexe qui est le nôtre et pour en devenir des citoyens armés pour les grands défis qui s'annoncent, ensemble.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Merci pour ces propos très clairs.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Merci pour votre témoignage, tableau très réaliste de votre expérience vécue, et que l'on n'entend pas toujours de la part d'autres acteurs, plus éloignés de la pratique.
En utilisant, par jeu de mots, l'expression « collège inique », entendiez-vous remettre en cause le collège unique ? On veut éviter le redoublement, les notes, comme dans d'autres pays, où il existe cependant des voies d'orientation alternatives.
Vous décrivez dans votre livre la vie d'une enseignante au sein d'un établissement dit difficile, comment se manifeste au quotidien cette perte de repères républicains ?
Vous dénoncez l'absence de soutien hiérarchique, voire la culpabilisation des enseignants face à certains comportements d'élèves. Avez-vous constaté une évolution de ce point de vue ? Quelles mesures préconiseriez-vous pour lutter contre cette perte de valeurs ?
Mme Gabrielle Déramaux . - Je ne suis pas favorable à remettre en cause le collège unique qui réunit tous les élèves, de tous les milieux, au moins jusqu'au lycée. Je regrette toutefois que l'enseignement professionnel soit encore vu comme une voie de garage, alors que dans ce domaine des établissements de haute qualité offrent un avenir plus brillant que celui qui attend les étudiants sortant sans diplôme de l'université. Les choses commencent à bouger, mais lentement. Il faut continuer à travailler dans ce sens, donner envie aux élèves d'acquérir un métier, un savoir-faire, une place dans la société. Le collège unique, oui ! Toutefois, avec 32 élèves par classe, il est très difficile d'assurer un suivi personnalisé et ce sont les mêmes élèves qui en font les frais.
On parle de valeurs républicaines. Les deux piliers que l'école doit transmettre sont la laïcité, que j'ai évoquée, et la méritocratie. Ma génération a pu en profiter, avec l'espoir de pouvoir s'élever grâce à l'école, quelle que soit son origine, sa couleur de peau. Aujourd'hui, cela n'est plus possible, l'ascenseur social est en panne. L'école n'est pas l'endroit qui permet de faire carrière et les élèves en ont parfaitement conscience. Dans certains quartiers, le seul espoir de nos élèves réside soit dans une radicalisation religieuse qui leur assigne une place dans la société, soit dans le trafic de drogues qui n'est qu'un moyen de gagner sa vie. Il faut vivre cette situation avant de critiquer le travail des enseignants ! Lorsque l'on est abandonné, on n'a pas le choix d'une voie plus noble.
La méritocratie aussi est en panne à l'école car, quels que soient leurs résultats, les élèves savent qu'ils passeront en classe supérieure. Certains posent d'ailleurs tellement de problèmes que personne n'a envie de les garder au collège, et eux-mêmes ne le souhaitent pas. On voit dans toutes les classes, même dans les établissements de centre-ville, des élèves fantômes, qui assistent à des cours auxquels ils ne comprennent pas un traître mot. Ils sont gentils et calmes les deux premières années, beaucoup plus agités et moins calmes les deux dernières années. Il faut se mettre à leur place... Quelles perspectives leur offre-t-on ? 150 000 élèves sortent du système scolaire sans qualification. La plupart sortent moins savants du collège qu'ils n'y sont entrés, ces années d'abêtissement leur causent un dommage terrible.
Le soutien hiérarchique dépend des établissements. Je n'ai pas de poste fixe et j'exerce dans trois établissements. Ce dont nous manquons le plus, c'est de surveillants. Il est certes possible d'imposer sa loi dans une classe de trente élèves avec de l'expérience et de l'autorité, mais il est illusoire de croire que cette autorité s'étend dans les couloirs, la cour de récréation ou les toilettes, où presqu'aucun adulte ne surveille les jeunes. Il s'y passe des choses terribles, même dans les établissements considérés comme tranquilles, sans que nous puissions y mettre de l'ordre...
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Qu'est-ce-à dire ?
Mme Gabrielle Déramaux . - Trafic de drogue, prostitution, bagarres, jeu consistant à infliger une grande claque aux élèves rangés dans les couloirs en attendant leur cours, gestes de violence quotidienne, physique et verbale, car les élèves s'aboient souvent les uns sur les autres plus qu'ils ne se parlent. Si nous pouvons faire régner une certaine politesse en classe, les couloirs deviennent des zones de non-droit.
Je n'ai pas de remède à proposer pour favoriser l'enseignement des valeurs. Je ne peux que constater que nous avons besoin d'aide. Il y a le feu à tous les étages. Nous n'avons pas tant besoin de moyens supplémentaires que d'une direction claire et non changeante, car nous travaillons dans la durée. L'école doit cesser d'être le laboratoire fou d'expériences pédagogiques qui bouleversent tous les trois ans tout ce que nous venons de mettre en place et nous coûtent beaucoup de temps en réunions ou paperasse. Nous sommes plus utiles dans nos classes que dans une salle de réunion à discuter de notes, couleurs, compétences, dans un jargon dont on ne sait que faire et qui ne répond pas à nos attentes !
M. Jacques Legendre . - Vous avez exprimé votre avis sur l'enseignement d'une seconde langue en cinquième. J'ai enseigné le français jadis. Il est fondamental que notre langue soit bien comprise et bien maîtrisée. Mais dans certains collèges où les élèves n'ont pas pour langue maternelle le français, ne serait-il pas utile d'enseigner dans leur langue d'origine ? Des expériences ont été menées en Suède avec parfois de bons résultats. Il ne s'agit pas de ne pas apprendre le français, mais comment des élèves qui maîtrisent mal à la fois leur langue maternelle et notre langue pourront-ils communiquer dans de bonnes conditions avec l'extérieur ? Est-il judicieux pour eux de retarder l'apprentissage d'une seconde langue, qui serait leur langue maternelle ? Je pense en particulier à l'arabe. Des expériences ont-elles été menées, pour enseigner l'arabe comme première langue vivante après le français ?
M. Jean-Claude Carle . - Merci de nous avoir éclairés sur la réalité que vivent les enseignants, à qui nous devons respect et gratitude, eu égard à leur mission. Il faut en effet plus d'heures pour l'apprentissage des fondamentaux. Mais n'y a-t-il pas aussi un problème de pédagogie - hors de la doxa de la rue de Grenelle, point de salut ? Chacun connaît l'importance de « l'effet maître ». Des études, comme celle de M. Zorman, montrent que les résultats varient fortement en fonction de la pédagogie.
Mme Gabrielle Déramaux . - Monsieur Legendre, des expériences ont été menées sur l'apprentissage de la langue maternelle comme première langue vivante. Plusieurs difficultés sont apparues : la difficulté de recruter des professeurs d'arabe...
M. Jacques Legendre . - Tout à fait.
Mme Gabrielle Déramaux . - ...mais aussi un risque de repli communautaire. De plus, bon nombre d'élèves de confession musulmane, dont l'arabe n'est pas la langue d'origine, prennent des cours d'arabe le soir, parfois dispensés dans des écoles coraniques. Des élèves nous disent qu'ils n'ont pu faire leurs devoirs à cause du travail que représentent ces « cours du soir » et on observe que parfois, cet enseignement complémentaire consiste au mieux en une longue litanie de récitations, au pire, en des conseils pour semer la zizanie à l'école. Ces cours du soir, parfois subventionnés par l'État, via des associations, mériteraient d'être contrôlés.
Les professeurs ont la liberté de choisir la pédagogie, en lien avec les inspecteurs et leurs collègues. Le choix de la pédagogie importe moins que le nombre d'heures de cours. Il y a quelques années ont été mis en place des IDD (itinéraires de découverte), parcours croisés entre plusieurs disciplines, et les professeurs de lettres ont cédé trois heures d'enseignement pour ces projets. Depuis les IDD ont été supprimés, mais on ne nous a pas rendu nos heures de cours. Aujourd'hui, on parle de retirer les heures de soutien. Nous sommes inquiets.
Mme Catherine Troendlé . - Pensez-vous qu'augmenter la présence des enseignants dans les établissements permettra de diminuer la violence ? L'enseignant peut-il jouer un rôle en dehors de sa salle de classe ?
Mme Gabrielle Déramaux . - Absolument. Mais il ne faut pas croire que l'enseignant arrive cinq minutes avant son cours et repart aussitôt... Nous passons beaucoup de temps dans les établissements, sans doute beaucoup plus que nos anciens. Évidemment, le rôle du professeur ne s'arrête pas à la porte de sa classe, et nous ne laissons pas faire, mais il est très difficile de reprendre un élève que l'on ne connaît pas dans les couloirs. On s'expose à beaucoup d'insolence ou de violence. Les élèves n'admettent pas facilement qu'un professeur qu'ils ne connaissent pas le rappelle à l'ordre hors de la classe. Nous intervenons autant que possible, mais je n'ai reçu aucune formation pour gérer des adolescents et n'ai pas la compétence des surveillants.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Certains surveillants n'ont pas de formation, d'autres ont été formés. En tant que professeure et mère, vous regardez avec les deux casquettes le cursus scolaire. Quel est votre sentiment sur la vocation de l'école, l'articulation entre l'éducation et l'enseignement, l'enseignement de la morale, de la laïcité, des valeurs, la finalité de l'école ?
Mme Gabrielle Déramaux . - Lorsque j'ai commencé à enseigner, je n'étais pas encore mère de trois enfants et j'étais sans doute beaucoup plus exigeante avec mes élèves que je ne le suis maintenant. Mais je suis devenue plus exigeante en matière d'éducation et de politesse. Le professeur n'est pas un meuble, devant lequel on passe sans le saluer en entrant en classe, alors que nous nous efforçons d'appeler tous nos élèves par nos prénoms. Il est normal d'exiger qu'ils nous appellent « monsieur » ou « madame », ou de refuser qu'ils remettent bruyamment leur manteau et leur capuche quand la sonnerie approche. En retour le professeur doit être exemplaire, poli, ponctuel, courtois. Les élèves ont du respect pour des enseignants professionnellement irréprochables et sûrs d'eux. Sous ces conditions on peut instaurer un respect de l'adulte, sans cors ni trompettes. De nouveau, d'ailleurs, les professeurs vouvoient de plus en plus leurs élèves et ne commencent pas leur cours tant qu'ils n'ont pas autorisé leurs élèves à s'asseoir.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Plusieurs personnes préconisent l'instruction, la découverte des grandes oeuvres, l'amélioration du niveau culturel. Quelles sont les difficultés des professeurs à cet égard ? Vous avez évoqué les ricanements ou les propos déplacés lorsqu'on aborde la Shoah par exemple. Les enseignants n'ont-ils pas la tentation d'éviter les sujets épineux, ce qui aboutit à une déculturation des élèves ?
M. Guy-Dominique Kennel . - Si les élèves en collège maîtrisaient bien le français, votre métier serait-il différent ? Quelles seraient, en outre, vos suggestions pour améliorer le système ?
Mme Gabrielle Déramaux . - Les professeurs de lettres, d'histoire, mais aussi de sport ou de SVT (sciences de la vie et de la terre) sont les plus exposés et peuvent évidemment avoir la tentation d'éviter certains sujets. Partout ils entendent les mêmes récriminations : « Pourquoi n'adopte-t-on pas le calendrier de l'hégire ? Pourquoi les garçons et les filles ne sont-ils pas séparés en sport ? Pourquoi parle-t-on toujours des Juifs ? » etc. Certains professeurs se retrouvent en grande détresse, isolés face à des situations difficiles. Pourtant, il faut affronter ces grandes questions et donner son avis, à la fois en tant que professeur et être humain, pour montrer que la souffrance et la guerre n'ont épargné aucun peuple au cours de l'histoire, qu'il n'y a pas lieu de comparer, d'opposer ou de hiérarchiser les souffrances entre elles. Enseigner l'universalité du mal apporte beaucoup d'apaisement aux élèves. Essayons de tirer les leçons des périodes historiques difficiles pour mieux vivre aujourd'hui, proposer une espérance. Il faut montrer que la France a toujours accueilli la diversité, de grands hommes et de grandes femmes qui ont connu la souffrance et qui sont devenus des citoyens.
Ma génération arrivait au collège avec des bases solides. Nos élèves aujourd'hui ignorent à peu près tout en grammaire et en orthographe. Ce n'est pourtant pas parce que cet enseignement a été négligé en primaire. Au contraire, il est très approfondi ! Mais on ne sait où passe cet enseignement, les acquis disparaissent, sans que je sache pourquoi, et chaque année nous devons réapprendre le complément d'objet direct, le complément d'objet indirect, etc. J'aimerais consacrer plus de temps à la littérature qu'à expliquer inlassablement à des élèves de troisième l'accord du participe passé...
Mes recommandations seront modestes. Nous voudrions plus de considération, et pas seulement de la part de nos élèves qui nous respectent et qui nous aiment : des liens se tissent au cours de l'année et il est touchant d'éprouver cette gratitude lorsque l'on croise d'anciens élèves dans la rue. En revanche, nous avons l'impression d'être maltraités par notre hiérarchie, on nous considère comme des pions, susceptibles d'être déplacés ici ou là. Je passe énormément de temps dans les transports, partagée entre trois établissement, sans espoir d'obtenir prochainement un poste fixe, alors que j'enseigne depuis quinze ans... C'est très décourageant. Le chemin que l'on nous propose est obscur.
Mme Marie-Annick Duchêne . - Mille mercis pour votre témoignage, si vrai ! Si vous n'aviez « que » 20 élèves par classe, serait-ce pour vous une amélioration ?
M. Jean-Claude Carle . - 150 000 jeunes sortent du système scolaire sans qualification, ce qui coûte 36 milliards d'euros à la collectivité. Or, un sur deux a redoublé ou rencontré des difficultés en primaire, ce qui montre la nécessité de maîtriser les fondamentaux. N'est-ce pas là qu'il faut mettre les moyens ? Si les fondamentaux ne sont pas acquis tôt, la rue vient concurrencer l'école, et finit par l'emporter !
Mme Gabrielle Déramaux . - J'ai enseigné dans des classes de 18 élèves, mais il manque l'esprit de classe et l'ambiance, paradoxalement, n'est pas propice à l'enseignement. Dans les zones d'éducation prioritaire (ZEP), les classes sont limitées en principe à 24 élèves, c'est très agréable. 32 élèves par classe, en collège, c'est beaucoup trop, à la différence du lycée, où les élèves sont plus calmes. Au collège Victor Duruy, on comptait cette année 39 élèves par classe, ce qui pose des difficultés insurmontables. Entre 24 et 26 élèves par classe, c'est l' optimum .
Je partage votre point de vue sur l'âge des apprentissages. L'enfant est particulièrement réceptif entre 5 et 7 ans. Ce qui n'est pas acquis pendant cette période, au CP et au CE1, est perdu. Un élève de cinquième qui n'a pas les fondamentaux aura bien plus de difficultés à les acquérir qu'un jeune enfant. Les causes individuelles de ces lacunes sont multiples : ruptures de la vie, déménagements, séparations, guerres, etc. Des enfants ayant connu la guerre civile en Côte d'Ivoire ont été placés dans nos classes sans sas de décompression, l'on croyait sans doute que l'école ferait des miracles... Mais je ne sais pas parler à un enfant soldat, lui expliquer qu'il ne faut pas taper sur son camarade parce qu'il lui a effleuré le coude... Je partage votre position : il faut mettre les moyens sur le primaire et soulager les instituteurs qui réalisent un travail exceptionnel.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Merci. Au fur et à mesure de l'avancée de nos travaux, certaines pistes reviennent : moins d'élèves en primaire, deux enseignants par classe... Nous sommes d'accord sur les bases : les fondamentaux et la politesse sont indispensables pour parvenir à enseigner les valeurs républicaines et de citoyenneté.
M. Daniel Keller, Grand maître du Grand Orient de France
( 19 mars 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Nous recevons à présent M. Daniel Keller, Grand maître du Grand Orient de France. Cette audition sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat et son compte rendu sera publié.
Ancien élève de l'École normale supérieure, de l'Institut d'études politiques de Paris et de l'École nationale d'administration, vous êtes agrégé de lettres modernes. Après plusieurs postes au sein du ministère de l'économie et des finances, vous intégrez la direction du groupe Renault. Depuis 2010, vous êtes directeur général de Nord-Est Parisien-Car. Ce n'est pas tant à ces titres que nous avons souhaité vous entendre qu'en votre qualité de Grand maître du Grand Orient de France depuis 2013.
Cette obédience maçonnique, qui revendique près de 50 000 membres, affirme haut et fort son attachement aux valeurs républicaines : le triptyque républicain « Liberté, Égalité, Fraternité » est sa devise depuis 1848. Le Grand Orient de France attache une grande importance au principe de laïcité, qui est pour lui une valeur fondamentale. Il a ainsi présenté, le 9 décembre dernier, 25 propositions pour une République laïque au XXIe siècle, parmi lesquelles l'interdiction du port de signes et de tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse à l'université, ou encore la mise en place d'un enseignement de la laïcité dans la formation des enseignants, du personnel éducatif et des chefs d'établissement.
Quel est votre avis sur l'état actuel de la transmission des valeurs républicaines, et d'abord de la laïcité, à l'école ? Comment transmettre et faire vivre ces valeurs au sein de nos établissements scolaires ?
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Daniel Keller prête serment.
M. Daniel Keller, Grand maître du Grand Orient de France . - Merci de votre invitation. Je préside une obédience maçonnique de plus de 50 000 membres, parmi lesquels de nombreux enseignants et acteurs du monde éducatif et universitaire. Nous considérons l'école publique comme le pilier et le creuset de la République : c'est en effet à l'école qu'elle se construit et se perpétue. C'est là aussi que doit être mis en pratique le principe de laïcité. Pour de nombreux maçons, la laïcité est un principe d'organisation de la société et non une conviction qui s'opposerait à d'autres croyances. Ce principe se traduit par la séparation des Églises et de l'État, par une organisation des services publics imposant la neutralité confessionnelle à ses agents et, à l'école, à ses usagers. C'est en laissant les signes d'appartenance confessionnelle à la porte de l'école que nous la rendrons apte à transmettre des savoirs et à former des citoyens. Or, 15 % des élèves quittent l'enseignement primaire en ne sachant ni lire ni écrire : il est urgent d'agir, autrement que par des débats sur la réforme de la notation scolaire... Il est vrai qu'en tant que maçons nous déclarons tous ne savoir « ni lire ni écrire », mais c'est au sens symbolique...
Il est donc urgent de restaurer l'éthique républicaine de l'école publique. Bien entendu, nous n'avons pas d'arrière-pensées nostalgiques : il ne s'agit pas de comparer nos enseignants aux « hussards noirs de la République » d'il y a plus d'un siècle. Mais nous devons armer intellectuellement le corps enseignant en le formant aux enjeux de la laïcité et à son histoire, laquelle passe par de grandes lois qui structurent notre République, afin qu'il puisse les transmettre. La séparation du politique et du religieux, qui fonde la laïcité, est une spécificité française : le président des États-Unis prête serment sur la Bible et au Royaume-Uni, qui n'est pas une République, mais une démocratie où il fait bon vivre, le chef de l'État est aussi chef de l'Église. La laïcité nous est propre : elle résulte de notre Histoire depuis la Révolution et tout au long du XIX e siècle. Elle est davantage un contenant qu'un contenu. Il faut donc former les professeurs à enseigner ses enjeux, et à l'appliquer en milieu scolaire.
Le Grand Orient de France a pris position contre le port du voile à l'université. Certes, les étudiants sont majeurs et les universités doivent continuer s'administrer librement. Mais l'interdiction du voile s'applique déjà, dans les lycées, aux élèves des classes préparatoires, qui relèvent de l'enseignement supérieur, et aux élèves majeurs de terminale. La question se pose donc. Loin de revêtir la moindre dimension punitive, la laïcité doit constituer un facteur d'émancipation. Si les espaces de cours, à la différence d'espaces commerciaux par exemple, ne s'accommodent pas de signes religieux, c'est parce que l'université n'est pas un supermarché, mais un temple du savoir, ou triomphe la règle du libre examen, où s'épanouit l'esprit critique : toute manifestation renvoyant à un dogme - quel qu'il soit - y est donc malvenue. Nous sommes inquiets d'apprendre qu'un pays aussi proche de nous que l'Espagne aurait rétabli, au titre de l'enseignement religieux, des cours sur le créationnisme. Gardons-nous d'emprunter cette voie !
La reviviscence de certaines expressions religieuses - aujourd'hui l'islam, demain, le christianisme évangélique ? - rend notre société de plus en plus hétérogène. Il ne s'agit pas de stigmatiser une religion en particulier. Nous devons réaffirmer notre modèle de civilisation, nullement dominateur, qui repose sur des principes universels, issus de la Déclaration des droits de l'homme. La liberté d'expression en est un. Pour comprendre qu'une caricature n'a rien de blasphématoire et ne cherche pas à blesser, il faut avoir parcouru un processus complexe de civilisation. À nous de défendre notre modèle, qui a de beaux jours devant lui, à en juger par la situation des droits de l'homme dans d'autres pays.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - La laïcité vous paraît-elle suffisamment enseignée à l'école ? Y est-elle suffisamment expliquée et mise en pratique ? Vous prônez une laïcité rigoureuse refusant le financement public d'établissements confessionnels ou n'ayant pas pour objet d'apporter une meilleure connaissance du fait religieux. Comment l'école doit-elle inculquer les valeurs républicaines ? N'attend-on pas trop d'elle ? Peut-elle tout faire ? Doit-elle se substituer à la famille ?
Mme Gisèle Jourda . - Vous considérez la laïcité comme un principe d'organisation de la société. Ne faudrait-il pas réorganiser les établissements scolaires autour de l'autorité du maître ? Le troisième acteur que constituent désormais les parents d'élèves ne fait-il pas parfois obstacle à une bonne transmission de la laïcité ? Il importe en tous cas que la formation des maîtres définisse clairement ce que doit être une laïcité plurielle.
M. Daniel Keller. - L'idée d'un enseignement laïque du fait religieux me laisse sceptique : il est normal que les religions soient enseignées à l'école, mais dans les cours d'histoire ! Il me semble d'ailleurs que c'est le cas. Promouvoir un enseignement laïc du fait religieux contrevient à la nécessité de restaurer les valeurs républicaines à l'école. Au contraire, il faut mettre à distance ces religions qui monopolisent le débat public, comme si les questions qui leur sont propres étaient devenues l'horizon de toute réflexion, et enseigner l'histoire et le sens des valeurs républicaines.
La charte de la laïcité en milieu scolaire est bienvenue. Pour être appliquée, il faut que chacun se l'approprie, ce qui réclame un enseignement adapté. Déjà, l'école célèbre la laïcité chaque 9 décembre. J'espère que l'Assemblée nationale finira par voter, comme l'a fait le Sénat, une résolution parlementaire consacrant cette date journée nationale de la laïcité - non fériée. Cela ne changera pas le droit, mais aurait une valeur symbolique importante, comparable à la commémoration des quarante ans de la loi Veil sur l'interruption volontaire de grossesse.
L'argent public doit aller prioritairement, et même exclusivement, à l'école publique, qui en a bien besoin pour accomplir son dur métier. Avons-nous bien fait de mettre l'élève au coeur du projet pédagogique ? L'autorité est une valeur républicaine qui doit revenir à l'école. Nous devons recréer une relation de transmission entre le maître et l'élève. L'enseignant n'est pas un prestataire de services : il s'agit d'un métier de vocation. La communauté enseignante, sentinelle de la République, doit donc se sentir soutenue et retrouver le prestige qu'elle n'aurait jamais dû perdre.
La laïcité n'est pas plurielle : c'est un principe d'organisation, qui nous distingue de théocraties comme il en existe ailleurs dans le monde. Chez nous, la religion est une affaire privée, parfaitement respectable du reste. C'est cette rupture entre le politique et le religieux que nous devons faire comprendre à toutes les familles. La laïcité ne doit pas être la rançon de l'échec économique et social des populations les plus fragiles. Elle ne règlera pas tout !
Mme Marie-Annick Duchêne . - Il existe des pays islamistes, dirigés par la religion. Beaucoup d'enfants scolarisés dans nos écoles publiques ont été baignés, jusqu'à l'âge de trois ou quatre ans, dans le fondamentalisme religieux. Que faire ?
M. Daniel Keller . - Je ne puis vous répondre ! Il y aurait environ deux mille Français en Syrie ou en Irak, susceptibles de revenir à tout moment, à l'instar de ces Tunisiens qui ont perpétré le massacre d'hier au musée du Bardo. C'est un problème d'ordre public, qui appelle une politique répressive : l'islamisme - à ne pas confondre avec l'islam, bien sûr - doit être combattu. Il s'agit d'une instrumentalisation de l'islam, qui se fait d'abord aux dépens des musulmans. Une telle politisation de la religion n'est pas sans rappeler l'Inquisition dans l'Europe du Moyen Âge. Cette dérive idéologique des religions est inquiétante et nécessite un travail éducatif, afin que les jeunes s'émancipent de l'admiration ignorante qu'ils peuvent ressentir. Bien sûr, ce n'est pas aisé, dès lors que l'information circule plus vite, sur nos médias mondialisés, que l'enseignement du maître.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Comment imaginez-vous l'enseignement des valeurs républicaines à l'école ? Cette question est au coeur de nos préoccupations. Les chartes de la laïcité sont un premier pas. L'école doit transformer les enfants en élèves puis les élèves en citoyens - mais elle ne peut pas tout faire !
M. Daniel Keller . - Il faut instaurer dans les écoles un débat sur le triptyque que vous évoquiez- Liberté, Égalité, Fraternité - en analysant des cas concrets ou en comparant différents pays : par exemple, l'égalité entre les femmes et les hommes est loin d'être acquise partout. Les enseignants pourraient développer les structures de concertation dans les classes pour y faire vivre la République à travers des projets pédagogiques concrets : il s'agit de d'organiser des travaux scolaires autour de l'histoire de la laïcité, de la loi de 1905, pour donner aux élèves une culture de la République, par exemple en les emmenant visiter des monuments comme le Panthéon.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Merci d'avoir apporté votre pierre à l'édifice de notre commission d'enquête.
M. Jean-Michel Blanquer, directeur général du groupe ESSEC
( 26 mars 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Mes chers collègues, nous débutons nos auditions d'aujourd'hui en recevant M. Jean-Michel Blanquer, ancien directeur général de l'enseignement scolaire, actuellement directeur général du groupe ESSEC.
Comme la loi le permet, votre audition, monsieur Blanquer, fera l'objet d'un compte rendu publié dans le Recueil des travaux des commissions , qui est diffusé en version papier et sur le site Internet du Sénat.
Docteur et agrégé en droit public, vous avez enseigné à l'université pendant une quinzaine d'années, avant d'être nommé recteur de l'académie de Guyane en 2004, puis de l'académie de Créteil en 2007. De 2009 à 2012, vous avez exercé les fonctions de directeur général de l'enseignement scolaire au sein du ministère de l'éducation nationale, avant d'être nommé en juillet 2013 directeur général du groupe ESSEC.
Vous avez récemment publié un ouvrage, L'École de la vie , dans lequel vous livrez votre diagnostic sur le système scolaire et formulez un certain nombre de préconisations, tirées de votre expérience.
C'est au regard de ce riche parcours au sein de l'éducation nationale que la commission a souhaité vous entendre, afin de recueillir votre analyse sur l'état actuel de la transmission des valeurs républicaines à l'école. Vous pourrez sans doute nous éclairer sur les menaces qui pèsent sur notre système scolaire et sur les solutions à envisager pour refaire de l'école le creuset de notre République.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Michel Blanquer prête serment.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Selon l'usage, je vous propose de nous faire part de vos observations durant une dizaine de minutes, après quoi notre rapporteur, Jacques Grosperrin, et les membres de la commission qui le souhaitent pourront vous poser leurs questions.
M. Jean-Michel Blanquer, directeur général du groupe ESSEC . - Madame la présidente, je veux d'abord dire que je suis honoré par l'invitation de cette commission d'enquête et heureux de pouvoir partager avec vos collègues et vous-mêmes quelques-unes de mes analyses sur l'éducation, peut-être le sujet le plus important qui soit, puisque l'éducation détermine le long terme, l'unité de toute société. Il est donc évidemment très important qu'il y ait des principes républicains partagés et que l'on se préoccupe qu'ils le soient dès l'enfance, car c'est à ce moment que beaucoup de choses se déterminent.
Vous avez fait référence à mon parcours au sein de l'éducation nationale et au livre que j'ai publié, L'École de la vie , où je traite justement de cette question. J'en traite soit directement, soit indirectement, car, par définition, tout est systémique dans le domaine de l'éducation : quelque aspect de l'éducation que l'on aborde, il aura un impact sur le sujet qui est le vôtre aujourd'hui, lequel est multifactoriel. Qu'il s'agisse, par exemple, des programmes de français ou d'histoire-géographie, de la relation avec les parents d'élèves, de la formation des professeurs, ou même du statut de l'établissement, tout a évidemment des incidences sur le sujet qui vous intéresse. Tous les aspects sont en interrelation : cela oblige à avoir une vision d'ensemble, qu'il ne me sera évidemment pas possible d'exposer en dix minutes.
Je partirai de l'élève et de son parcours. À mes yeux, on peut considérer que le sujet a deux dimensions : d'une part, la relation à autrui, que l'on peut résumer par le respect d'autrui ; d'autre part, la relation à la vie collective, à l'institution, à la République, qui, pour un enfant, passe évidemment par l'institution qui représente celle-ci, à savoir l'école. Si ces deux dimensions sont complémentaires, on peut les distinguer.
Pour ce qui concerne la relation à autrui, qui est une autre manière de définir la morale, cette question est aujourd'hui éclairée de manière différente d'il y a encore quelques années : ce n'est pas un sujet statique.
Les sciences cognitives démontrent qu'il existe chez l'être humain, et donc chez l'enfant, un potentiel d'empathie extrêmement fort, qui, d'ailleurs, si l'on n'y prend garde, peut être inhibé, cette inhibition risquant de déboucher sur certaines perversions. Inversement, si l'on tire parti de ce potentiel, on peut réussir à faire en sorte que les enfants de zéro à six ans aient le sens d'autrui, qu'ils aient notamment la capacité de se mettre à la place d'autrui.
Ce point est à la fois pratique et théorique, pragmatique et anthropologique. Il est anthropologique parce que les débats sur le système scolaire ont parfois hésité entre deux pôles : un pôle rousseauiste, en vertu duquel l'homme naît bon et c'est la société qui le corrompt, et un pôle plus pessimiste, selon lequel l'homme naît mauvais et c'est la société qui, par l'éducation, va l'amener à se corriger. Nous sommes en train de découvrir qu'il existe une sorte de troisième voie ; c'est du reste ma conviction. Cette ligne de crête, assez fondée scientifiquement, consiste à dire que l'homme naît avec un potentiel d'empathie considérable, que l'éducation va permettre de révéler, d'affirmer.
Cela nous renvoie à tout ce qui se passe entre zéro et trois ans - ou entre zéro et deux ans, si l'enfant entre à l'école à deux ans -, question qui dépasse le sujet d'aujourd'hui, mais qui est quand même très importante. Ce qui se passe à ces âges, d'un point de vue familial et social, est essentiel puisque, nous le savons, il y a déjà des germes d'inégalité entre les enfants entrant à l'école maternelle, par exemple, au travers du vocabulaire maîtrisé. Le nombre de mots maîtrisés à l'âge de trois ans est assez prédictif de la réussite scolaire future, ce qui signifie que le « bain » familial a joué un rôle.
Au reste, toujours sur la question du vocabulaire, on sait qu'il existe un lien direct entre vocabulaire et violence : les difficultés à exprimer ce que l'on a à exprimer, à pouvoir penser avec subtilité, parce que le langage que l'on maîtrise est limité, influent sur les comportements.
Ces sujets sont donc essentiels et nécessitent d'avoir été pris à bras-le-corps, ce qui suppose un programme de maternelle. Il faut signaler que, à cet égard, de grands progrès ont été réalisés depuis une douzaine d'années. Au milieu des mauvaises nouvelles, qui ne manquent jamais d'être relevées, il en est une très bonne qui est passée un peu inaperçue dans le paysage de l'éducation : une étude du ministère de l'éducation nationale, sortie l'année dernière et portant sur la période 1998-2011, a montré que l'enfant abordait le cours préparatoire avec plus d'atouts qu'il y a dix ans. Autrement dit, un enfant d'employé ou d'ouvrier entrant en cours préparatoire en 2011 a autant de chances - mesurées notamment par la maîtrise du vocabulaire ou de la phonologie - que l'enfant de cadre qui y entrait en 1998. Je me plais à souligner cette donnée dans la mesure où des statistiques portant sur d'autres paramètres font souvent apparaître l'inverse.
Il faut dire que, par-delà les gouvernements, par-delà les soubresauts qu'il y a pu y avoir sur le plan politique, les politiques éducatives ont été empreintes d'une certaine continuité. Je pense, en particulier, au consensus sur la nécessité d'une politique de la maternelle, autrement dit de la définition de programmes assez volontaristes pour celle-ci et d'une vision spécifique des âges concernés. Sur ce plan, le sujet n'est pas forcément consensuel, certains plaidant pour une attention très précise portée à certaines compétences de l'enfant et d'autres opposant parfois à cette vision l'idée que la maternelle doit permettre aux enfants de s'épanouir, de jouer, de chanter, etc.
De nouveau, je considère qu'il y a, entre ces deux visions, une troisième voie. En effet, le jeu, le langage, la musique, qui est extrêmement importante - ce sujet ne doit pas être négligé dans vos travaux -, jouent un rôle à l'école maternelle, où ils doivent avoir une visée pédagogique précise, à savoir la socialisation de l'enfant.
Autre conséquence, au-delà de la dimension « cognitive », c'est-à-dire ce que l'on apprend à l'enfant, la nécessité d'une vision globale de l'enfant.
De ce point de vue, dès la maternelle - bien entendu, c'est aussi vrai pour la suite -, il ne faut pas faire de distinction, sinon méthodologique, en tout cas pas de distinction éthique, entre ce qui se passe dans la classe et ce qui se passe en dehors, notamment dans la cour de récréation. Quand, dans la cour de récréation, un enfant est persécuté par les autres, que se produisent des phénomènes d'exclusion de l'autre ou de non-respect d'autrui, c'est déjà le germe de quelque chose d'éventuellement grave, qui relève de l'éducation.
Cela renvoie à la responsabilité de la communauté éducative. On ne peut pas considérer qu'être professeur aujourd'hui consiste simplement à venir dans la classe, faire cours et s'en aller. L'école, ce n'est pas non plus, aujourd'hui, un individu face à un groupe d'élèves. C'est une communauté d'individus, qui sont non seulement les professeurs, mais aussi l'ensemble de la communauté adulte travaillant dans l'établissement ainsi que tous ceux qui les aident en dehors de celui-ci, reliés à une communauté d'élèves. La communauté éducative doit prendre ses responsabilités, en ayant une vision globale de ce qui intéresse l'enfant.
J'insiste sur cette première dimension qu'est le respect d'autrui. Elle procède d'une vision optimiste de l'homme, d'une vision volontariste de l'éducation, vision que l'on peut prôner, en commençant par la maternelle. Le temps dont je dispose ne me permet pas d'insister davantage sur ce point.
Pour ce qui concerne, maintenant, les valeurs de la République, de l'école, je pense que l'être humain a besoin d'adhérer à la collectivité, d'adhérer à la communauté, d'adhérer au pays auquel il appartient. C'est une évidence ! L'être humain a besoin d'être intégré dans des cercles concentriques d'appartenance, à commencer par sa famille. Bien entendu, l'appartenance à la nation compte elle aussi beaucoup.
Paradoxalement, la France, que l'on peut considérer comme l'un des deux ou trois pays ayant inventé la notion de nation, est celui qui a le plus de complexes sur cette question - peut-être est-ce lié, précisément, à une sorte de lassitude devant un sujet ancien pour nous -, qui ne pose aucun problème dans beaucoup de pays.
Mon parcours m'a permis de travailler assez longuement à l'étranger. J'ai notamment vécu sur le continent américain, en particulier en Amérique latine et aux États-Unis. J'ai aussi une expérience outre-mer, où les questions se posent différemment. Partout, j'ai vu l'absence de complexes sur cette question : celui ou celle qui dit qu'il faut aimer son pays n'est en aucun cas vu comme archaïque ou réactionnaire. Au contraire, aimer son pays semble la chose la plus naturelle qui soit ! La nation fait partie d'une chaîne d'appartenances qui n'exclut personne, qui est même inclusive. Pour ma part, je pense que cela fait trop longtemps que notre pays tend à l'oublier. C'est du moins l'ambiance générale. Nous en payons évidemment les conséquences.
Comme recteur, j'ai eu très souvent l'occasion de prendre le chemin inverse et de dire à quel point cette question était importante. Dans mon livre, que j'ai écrit avant les événements du 7 janvier dernier - il n'était pas besoin d'attendre ce jour-là pour comprendre que ce sujet méritait d'être traité -, je cite, entre autres nombreux exemples, celui de La Marseillaise , qui, dans les années 2000, avait été sifflée au Stade de France ; on se souvient du scandale qui en était résulté. Nous avions alors, dans l'académie de Créteil, monté une chorale composée d'enfants du Val-de-Marne, de la Seine-Saint-Denis et de la Seine-et-Marne, pour chanter l'hymne national au début des matchs de l'équipe de France de rugby. Et de fait, ces enfants ont chanté, malheureusement une seule fois ; j'aurais aimé que cela se perpétue... L'exercice en lui-même comporte de nombreuses vertus, ne serait-ce que de par sa nature musicale. Mais c'est surtout un exercice républicain. Face à cette centaine d'enfants chantant dans le stade, pas une seule personne n'a imaginé siffler ce jour-là !
Nous devons avoir une vision joyeuse, constructive, optimiste et intégrante de la nation. Cela passe tout d'abord par un état d'esprit, qui se traduit ensuite par une série de dispositions concrètes.
Je pense que cet exemple nous montre aussi que la question de l'instruction civique n'est absolument pas un sujet désuet, bien au contraire. Simplement, nous devons nous interroger sur la manière dont on la dispense, sur la manière dont elle doit être reliée aux enjeux de morale. L'instruction civique et morale doit donc à la fois distinguer les deux dimensions tout en les reliant entre elles. Elle doit montrer que la question du respect de la République implique aussi celle du respect d'autrui et de l'adhésion.
En ce qui concerne les enjeux d'intégration, souvent considérés comme liés à ces questions, j'aimerais tout d'abord souligner à quel point j'ai pu très souvent observer que la grande majorité des enfants issus de l'immigration adhèrent en réalité aux valeurs de la République et sont très enclins à participer aux logiques positives que je viens de citer. Toutefois, nous retenons, évidemment, surtout ceux ou celles pour qui ce n'est pas le cas.
Un pays qui n'affiche pas une certaine fierté, une certaine joie dans le fait de « faire communauté », et ce de façon régulière et naturelle, a peu de chances de susciter des phénomènes d'adhésion eux-mêmes naturels. Aux États-Unis, par exemple, où les conditions des immigrés ne sont pas nécessairement meilleures qu'en France, il s'en faut, on a réussi à instaurer une fierté nationale à travers des éléments symboliques et un état d'esprit général. Nous pourrions faire de même en France, d'autant que cela correspond à une tradition française qui existait bel et bien. Il peut donc ne pas être si difficile de la retrouver, et cela transcenderait évidemment les clivages politiques.
Pour conclure, je voudrais aussi insister sur l'importance de l'image que donne le monde des adultes au monde des élèves. En effet, lorsqu'on se plaint des phénomènes de violence ou de division au sein des communautés d'élèves, il faut bien se rendre compte que la question de l'exemplarité est primordiale.
Que voient les élèves ? Quels exemples leur sont donnés au quotidien ? Bien entendu, cela concerne aussi ce qu'ils voient en dehors de l'établissement, dans leur famille, à la télévision ou sur Internet... Néanmoins, ce qu'ils voient dans l'établissement est déterminant. Ont-ils sous les yeux une communauté d'adultes soudée ? S'ils voient qu'un professeur qui se fait chahuter n'est pas un individu seul, qu'il y a une équipe à côté de lui, qu'il existe une solidarité, le phénomène cessera. S'ils ne sont en permanence témoins que de manifestations d'individualisme, eux-mêmes cultiveront cet individualisme. Le risque est même, alors, d'un basculement à une société adolescente se sentant plus forte que la société des adultes, en quelque sorte supérieure à elle. Dans un tel cas, on le constate parfois, tous les débordements sont possibles. C'est pourquoi l'unité du monde adulte est importante dans l'établissement scolaire.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Je tiens à remercier M. Jean-Michel Blanquer. En tant que recteur et directeur général de l'enseignement scolaire, il a su apporter des solutions novatrices à de nombreuses difficultés que nous rencontrions. Certains considèrent en effet que c'est plutôt par petites touches qu'on peut faire évoluer le monde de l'éducation nationale, qui ne change certes pas facilement, car c'est une grosse structure.
Je souhaiterais vous poser trois questions.
La première concerne le diagnostic d'une dégradation du climat scolaire. S'agit-il d'un sentiment ou d'une réalité ? Souvent lié aux manifestations d'appartenance religieuse au sein des établissements scolaires, ce diagnostic vous paraît-il justifié ? Plus largement, pensez-vous que l'école est confrontée à une remise en cause de sa mission d'intégration et de formation des citoyens ?
Deuxièmement, les valeurs républicaines vous paraissent-elles suffisamment inculquées à l'école ? Le contenu des enseignements et l'organisation de la vie scolaire au sein des établissements vous semblent-ils adaptés à l'accomplissement de cette mission ? De ce point de vue, que pensez-vous de l'introduction à la rentrée prochaine d'un enseignement moral et civique ? Vous avez déjà évoqué ce sujet, mais j'aimerais que vous y reveniez plus amplement.
Troisièmement, de nombreux enseignants nous ont dit ne pas se sentir suffisamment préparés et soutenus par leur hiérarchie face aux contestations dont font l'objet les valeurs républicaines à l'école - c'est l'un des thèmes abordés par notre commission d'enquête. Les chefs d'établissement et les corps intermédiaires de l'éducation nationale, au premier rang desquels les inspecteurs d'éducation, ont-ils un rôle particulier et spécifique à jouer ?
M. Jean-Michel Blanquer . - Sur la dégradation du climat scolaire, il existe de nombreuses études et de nombreuses données.
Je ne pense pas être la personne la mieux à même de dire ce qu'il en est pour la période récente, dans la mesure où je ne suis pas actuellement au ministère de l'éducation. Néanmoins, j'ai le sentiment que c'est plutôt dans les années 1990 que l'on observait une sorte de « trou d'air » dans le climat scolaire, à la fois sur le plan pédagogique et sur le plan éducatif, et que, depuis, nous sommes sur un « plat », qui demeure cependant à un niveau de violence élevé ; la situation mérite donc qu'on y soit attentif. Au cours des années 2000, je n'observais pas une augmentation de la violence, mais je la voyais installée à un niveau qui justifiait qu'on s'en préoccupe, même s'il y a toujours une part de violence dans tout système. Il reste que nous pourrions faire nettement mieux.
Disposons-nous de remèdes appropriés ?
À cet égard, la relation entre les professeurs et les parents d'élèves me paraît déterminante. Toutes les études internationales montrent que c'est un des trois facteurs principaux de la réussite du système scolaire. Reste à savoir comment un système scolaire réussit à associer les parents, et surtout dans quelle mesure une convergence entre les valeurs de la famille et celles de l'école peut exister.
Après les événements de janvier, il a beaucoup été dit qu'il ne fallait pas faire de l'école la cause de tous les maux de la terre. En effet, beaucoup de choses naissent en dehors d'elle et, de ce point de vue, la communication entre parents et établissements est essentielle.
Nous savons que ce n'est pas un point fort du système français, pour des raisons historiques bien connues, qui sont de bonnes et de mauvaises raisons. Quoi qu'il en soit, il n'existe pas aujourd'hui un climat de confiance entre les uns et les autres.
Je considère toujours le mot « confiance » comme le mot-clef. On considère souvent que la référence nostalgique au passé, à la III e République en particulier, relève d'une vision éthérée de ce passé, qui fait abstraction des nombreux problèmes qui existaient à l'époque, notamment celui des inégalités. Certes, mais la confiance était à l'époque plus présente qu'aujourd'hui. Cette nostalgie que nous éprouvons, selon moi, c'est celle de la confiance.
C'est donc au premier chef la confiance qu'il convient de restaurer. Voilà pourquoi le travail que réalise votre commission d'enquête est si important. Il est nécessaire de créer un consensus à la fois sur le plan local et sur le plan national. En effet, de la même manière qu'une division entre les parents vis-à-vis de l'enfant ne peut donner de bons résultats, une division entre l'école et la société et entre l'école et la famille ne peut donner de bons résultats.
J'aimerais vous faire part d'une expérience intéressante qui illustre mon propos, celle de la « mallette des parents ». En 2009, dans l'académie de Créteil, des réunions entre les parents et les professeurs de 50 collèges ont été organisées, notamment au premier trimestre, concernant les classes de sixième, pour familiariser les parents aux enjeux du collège, aux devoirs à faire, au fonctionnement général de l'établissement et aux moyens nécessaires pour favoriser la réussite de l'enfant. L'étude à laquelle cette expérience a donné lieu a représenté une avancée dans la vie de l'éducation nationale dans la mesure où c'était la première fois que quelque chose d'aussi scientifiquement fondé était réalisé, la méthode de randomisation permettant de mesurer très précisément l'impact de cette politique. De ce fait, nous avons pu observer des effets très notables sur l'absentéisme des élèves, sur la violence et même, quoique dans une moindre mesure, sur les résultats des élèves.
Fort de cette expérience, j'ai élargi ce dispositif à 1 300 établissements lorsque j'étais directeur de l'enseignement scolaire.
Nous avons ensuite réalisé deux autres expérimentations : une en troisième concernant l'orientation, dans l'académie de Versailles, et une autre en cours préparatoire, toujours avec le souci d'associer les parents.
La ministre de l'éducation nationale a déclaré que, dans le cadre des nouvelles mesures, elle envisageait une généralisation de ce dispositif, ce que je ne peux que trouver très positif. Bien sûr, il faut voir ce qui est concrètement prévu, mais tout ce qui vise à une meilleure relation entre parents et établissements - c'est certainement, parmi d'autres éléments, l'un des plus importants - ne peut être que positif.
Deuxième question : les valeurs républicaines sont-elles suffisamment inculquées ? Comment doit être pensé l'enseignement moral et civique ?
Évidemment, le contenu de l'enseignement moral et civique est fondamental dans la mesure où il peut donner lieu à quelque chose d'artificiel ou d'inutile, voire de contre-productif s'il n'est pas correctement enseigné. Afin d'éviter cet écueil, des choses très simples peuvent être mises en place et la vertu de l'exemplarité doit être à nouveau soulignée.
En 2011 avait été publiée, concernant l'école primaire, une circulaire qui traduisait, à mon sens, l'essentiel sur le sujet. Ce que Vincent Peillon a affirmé ensuite était également tout à fait intéressant - en cette matière aussi, il peut y avoir de la continuité dans les politiques publiques -, à savoir qu'il est nécessaire, en particulier à l'école primaire, de mettre en place une sorte de rappel quotidien des principes moraux à travers des illustrations tirées de la vie quotidienne des élèves. Cela se faisait couramment et c'est encore pratiqué par beaucoup d'enseignants, mais ce n'est pas généralisé. Et surtout, quand on prône une telle pratique, on craint de passer pour quelqu'un de nostalgique, d'archaïque, ayant une vision désuète. C'est absurde !
Après tout, c'est bien cela que l'on fait en tant que parent quand on explique à son enfant que ne pas traverser dans les clous est dangereux. Pourquoi, alors, s'interdirait-on de le faire à l'école, en écrivant le matin une petite maxime au tableau, en tirant une leçon de morale du conte qu'on lit avec les élèves ? Cela crée un moment collectif, un peu solennisé, qui permet aux enfants de s'imprégner des principes de respect d'autrui, qui est absolument fondamental.
Au collège et au lycée, je crois beaucoup dans le fait de rendre plus mûrs les adolescents, de les responsabiliser davantage dès l'entrée en sixième. J'ai la conviction que le passage du CM2 en sixième constitue une césure, toujours présentée comme problématique, s'agissant d'enfants qui ont connu un maître ou une maîtresse unique et qui se retrouvent devant plusieurs professeurs, lesquels n'agissent pas nécessairement de concert.
Cette césure doit être atténuée. Plusieurs ministres successifs se sont efforcés de le faire, mais sans doute insuffisamment. Certes, on a progressé un peu durant ces dernières années. Toutefois, il faut encore atténuer cette césure et, en même temps, l'assumer. En effet, puisqu'il y a de toute façon le primaire, puis le collège, faisons de ce moment une forme d'initiation républicaine pour le préadolescent qui entre en sixième, qui est encore enfant tout en étant déjà un adolescent en devenir.
Nous sommes dans des sociétés sécularisées, où le sacré n'est plus au coeur des principes de la République, mais où le besoin d'appartenance est très fort et peut s'exprimer de manière en quelque sorte non canalisée si la République ne fait pas elle-même droit à ce besoin de sens.
On parle souvent du fondamentalisme religieux. S'ajoute le phénomène des gangs ou des bandes. Ce sont, en réalité, des phénomènes d'appartenance. On le voit dans certains pays, le cas typique étant celui de l'Amérique centrale. Quand la collectivité n'a pas assumé le besoin de sens et de vie collective de l'enfant, la nature ayant horreur du vide, apparaissent des phénomènes de ce genre.
Le collège n'est pas là seulement pour dire à un enfant : « À neuf heures tu vas faire du français, à dix heures de l'histoire, et à onze heures des mathématiques », avec ce que cela comporte d'artificiel, sans parler de la difficulté à le faire comprendre à beaucoup d'enfants. Au début de la sixième, il est nécessaire de rassembler, avec les professeurs, dès le mois de septembre et pendant une certaine durée, les enfants pour leur expliquer ce qui va leur arriver, pour donner du sens, pour relier les disciplines, pour que les enjeux moraux et civiques et les enjeux de devenir - devenir adolescent, puis adulte - soient explicités.
Il nous faut prendre au sérieux le préadolescent, comme le font toutes les sociétés, depuis toujours : à l'adolescence, un moment de solennité est nécessaire. Or ce moment n'existe plus. Si nous ne le suscitons pas, d'autres s'en chargent.
Ce point renvoie à l'organisation de l'établissement. Dans mon introduction j'ai dit à quel point il était nécessaire que la communauté des adultes soit unie. Aujourd'hui, et cela me permettra de passer à votre troisième question, les organigrammes sont beaucoup trop souvent en râteau avec, d'un côté, le chef d'établissement, de l'autre, la salle des professeurs.
Une des clefs d'évolution est une gouvernance beaucoup plus collective, un système plus partagé, où les professeurs prennent des responsabilités, éventuellement à tour de rôle. L'équipe de direction ne doit pas être constituée d'une ou deux personnes, mais de dix personnes, par exemple, incluant tel professeur devenu doyen des lettres, tel autre devenu responsable des études pour la classe de sixième, tel autre de cinquième, de quatrième, de troisième, pour créer une vraie communauté responsabilisée, qui fasse le lien avec l'ensemble des professeurs.
Je pourrais aussi développer mon propos sur le rôle futur des centres de documentation et d'information (CDI) et dire comment en faire des lieux plus collectifs et épanouissants.
Il nous faut tout simplement une communauté plus soudée, qui donne l'exemple.
Ce que je dis n'est ni une utopie ni une rêverie puisque cela existe, et c'est là un élément d'optimisme ! En France, des établissements évoluent en ce sens et réussissent. Les établissements français à l'étranger en sont l'exemple : nous savons tous qu'ils constituent de vrais succès. Évidemment, les conditions sont différentes ! Néanmoins, nous voyons bien que, quand ces fondamentaux-là sont mis en oeuvre, ça fonctionne !
La préparation des enseignants, le soutien de la hiérarchie et le rôle des inspecteurs sont-ils adaptés au regard de ces problèmes ? La réponse est non. Nous recherchons une amélioration de la formation des professeurs qui n'a pas encore eu lieu. Des propos assez schématiques ont pu être tenus de toutes parts sur ces questions. Le fait est que la situation n'est pas bonne, mais la création des écoles supérieures du professorat et de l'éducation (ÉSPÉ) peut être intéressante.
Le problème n'est pas la mécanique institutionnelle : celle de l'institut universitaire de formation des maîtres (IUFM) n'était pas mauvaise en soi, pas plus que celle des ÉSPÉ. Nous avons effectivement besoin d'un lieu de nature universitaire où l'on apprend aux futurs professeurs à enseigner. La question est de savoir ce qu'il s'y passe réellement et quelles personnes y enseignent. Plutôt que de se focaliser sur les questions de processus - ceux-ci sont convenables, tels qu'ils sont formulés aujourd'hui - il faut se demander qui enseigne et quel est le contenu de l'enseignement. J'estime - ce n'est pas toujours apprécié quand je le dis - que c'est cela qu'il faut repenser complètement.
J'ai insisté au début de mon propos sur l'importance, par exemple, des sciences cognitives. Je considère que la pensée des spécialistes en sciences cognitives est très importante, et qu'elle peut avoir un effet en fontaine sur l'ensemble du système si elle est réellement prise en compte. Si les enseignants connaissent bien les enjeux cognitifs des enfants et des adolescents, ils seront plus à l'aise pour en parler. De même, je pense que certains philosophes et anthropologues, qui ne sont pas guère étudiés aujourd'hui dans les ÉSPÉ, pourraient avec profit l'être davantage.
Enfin, concernant la formation initiale et continue des professeurs - la formation continue est extrêmement importante - il est crucial d'avoir des praticiens chevronnés dans ces établissements.
Quant au rôle de l'inspection, notre vision du système est totalement infantilisante. Voilà encore un des mots-clefs de l'analyse que je propose. Oui, nous avons un système infantilisant, de bout en bout, et cela va de pair avec les organigrammes en râteau. Il maintient l'enfant dans l'infantilisation, mais aussi les professeurs. D'où les situations paradoxales dans lesquelles nous nous trouvons : notre système est à la fois très protestataire et très hiérarchisé. C'est de l'inverse que nous avons besoin : un système qui responsabilise et qui soit moins protestataire. Voilà le grand mouvement de fond que nous devons enclencher.
Pour y arriver, il faut notamment faire évoluer la fonction d'inspection dans un sens complètement différent. Il faut à la fois évaluer l'établissement en tant que tel, c'est-à-dire évaluer la communauté, l'évolution collective encore plus que l'évolution individuelle, et envisager l'évolution individuelle dans un sens constructif, en se basant sur les réussites de l'élève, non sur une sorte de conformisme attendu de la part de l'enseignant, souvent très artificiel et superficiel, et cela dans le cadre d'une gestion des ressources humaines sans grande marge de manoeuvre. Tout ce système est assez stérile et mérite d'évoluer très sensiblement.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Merci beaucoup, monsieur Blanquer, pour ces paroles vraies ! Il est très important d'avoir des réponses et des amorces de nouvelles idées.
M. Claude Kern . - Ne trouvez-vous pas que les référentiels sont beaucoup trop chargés, au vu du temps scolaire imparti, pour que les enseignants donnent encore une priorité à l'enseignement des valeurs républicaines ? Vous avez parlé d'une heure de morale. Elle ne serait pas malvenue, bien au contraire, mais elle est souvent négligée car le référentiel est trop chargé. Les enseignants répètent qu'il faut aller au bout du programme, en français, en mathématiques, en histoire-géographie, etc.
Par ailleurs, comment pensez-vous que l'on peut soutenir les enseignants pour affronter cette dégradation du climat scolaire, surtout lorsqu'ils sont face à des violences verbales de la part des élèves, mais aussi des parents ? Et je ne parle pas des violences physiques, ni de celles entre élèves. Vous avez évoqué un mal-être, et c'est très juste, mais les enseignants sont aujourd'hui désarmés face à cette violence.
Mme Catherine Troendlé . - Concernant l'école maternelle, je partage complètement votre avis sur le fait que l'enseignant doit suivre l'enfant à la fois dans la classe et en dehors de la classe. Il faut voir la vie de l'enfant comme un tout pour favoriser cette socialisation vers laquelle on veut le conduire.
Ma question est la suivante : pensez-vous que les enseignants sont suffisamment épaulés et accompagnés par les professionnels mis à leur disposition, tels les psychologues scolaires, par exemple ? Demandent-ils suffisamment cet accompagnement ?
Ma deuxième question a trait au collège. Je partage votre point de vue : dans sa mission d'enseignement, l'enseignant est aujourd'hui cantonné dans sa classe. Or il y a un grand travail à faire en dehors. Vous appelez de vos voeux une communauté de professeurs qui soit à la disposition des élèves et une plus grande interactivité en dehors de la classe. Pensez-vous que cela pourrait passer par une augmentation du nombre d'heures - nos enseignants font très peu d'heures dans les collèges -, impliquant évidemment une rémunération adaptée ?
M. Jean-Claude Carle . - Vous avez parlé du lien direct entre le vocabulaire et la violence. Moins on a de mots, plus on est violent. Comment faire pour que les jeunes acquièrent le plus tôt possible ces mots qui leur font défaut ? Cela passe-t-il par des mesures d'ordre pédagogique ? Cela ne passe-t-il pas aussi par une mesure plus structurelle, inscrite dans la loi Jospin de 1989, c'est-à-dire ce premier cycle qui intègre la dernière section de maternelle, le CP et le CE1 ?
Vous avez en partie répondu à ma seconde question, qui concernait ce que j'appellerai le syndrome de la nation, ce manque de fierté d'appartenance à la nation. Ce point ne devrait-il pas faire partie des maquettes de formation des enseignants au sein des futures écoles de formation ? Ne faudrait-il pas, à l'instar de ce que vous avez déjà fait, réintroduire un certain nombre de rituels pour développer ce sentiment d'appartenance à la nation ?
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont . - Je souhaite vous dire, monsieur le directeur, combien j'adhère aux remarques que vous avez faites concernant notre complexe face à l'idée de nation dans notre pays. Ce point de vue est unanimement partagé, quelles que soient nos appartenances politiques. Nous avons effectivement un problème à l'égard de l'idée de nation, à laquelle notre pays doit pourtant beaucoup, et qui doit aussi beaucoup à notre pays. Nous devons faire notre révolution culturelle !
Par ailleurs, vous avez dit - c'était au moins en filigrane dans votre propos - qu'il n'y avait pas un ministre qui ne se soit attaché à faire évoluer notre système scolaire. Or nous voyons bien que les choses sont difficiles. La question est la suivante : n'assigne-t-on pas à l'école une mission qu'elle n'est pas à même, seule, d'assumer ? Ne voulons-nous pas faire porter à l'école un certain nombre d'autres défaillances, sociétales, familiales et autres ? Il est clair que l'école, où les enfants ne passent qu'un temps limité, ne peut pas tout. J'en veux pour preuve la différence des registres de langage : les enseignants sont souvent très choqués par des propos d'élèves qui, du point de vue de ces derniers, ne sont en rien choquants, qui sont des expressions naturelles, banales, dans leur milieu familial, social ou dans leur quartier. C'est une question fondamentale.
Vous dites qu'il faut faire évoluer la fonction d'inspection. Mais elle a déjà beaucoup évolué. Les inspecteurs d'académie-inspecteurs pédagogiques régionaux ne sont plus ce qu'ils étaient il y a trente ans. Ils ne sont plus dans une logique de suspicion par rapport à l'enseignant et ne viennent pas pour le piéger ! D'ailleurs, ils préviennent à l'avance de leur venue. Ils ont fait évoluer leurs pratiques et se sont entourés de groupes de formateurs.
Sur le terrain, beaucoup d'expériences sont conduites, par exemple pour le décloisonnement des matières : des enseignants de SVT travaillent avec les professeurs de philosophie, pour bien montrer qu'il n'y a pas de cloisonnement dans l'appréhension d'une culture générale.
Comment lier ces initiatives ? Beaucoup de choses intéressantes se passent, mais nous n'arrivons pas à les globaliser.
M. Guy-Dominique Kennel . - Je rebondis sur les propos de ma collègue Mme Perol-Dumont : globaliser et faire durer un certain nombre d'expérimentations. Le diagnostic que vous avez émis et la posologie que vous avez prescrite me conviennent tout à fait. Le problème, c'est que cela ne dure pas : régulièrement, d'autres idées apparaissent. Les enseignants ne s'y retrouvent plus, c'est une évidence. Faut-il interdire toute nouvelle réforme tant que la précédente n'a pas été évaluée ? Comment faire en sorte que cette posologie dure et soit efficace ?
M. Jean-Michel Blanquer . - Je vous remercie de toutes ces questions auxquelles je vais m'efforcer de répondre dans l'ordre.
S'agissant tout d'abord des référentiels trop chargés, qui laisseraient peu de place aux questions d'instruction civique et morale, je rappellerai ce que j'ai dit au début de mon intervention : tout fait système. Sur ce sujet, il nous faut donc forcément réfléchir à l'interdépendance des facteurs.
Les questions d'instruction morale et civique sont d'abord et avant tout des questions transversales. On doit donc examiner comment elles sont présentes dans tous les programmes. En ce moment, on parle beaucoup de l'enseignement du latin et du grec. Or il est évident que, si vous étudiez Cicéron, vous y trouverez des messages d'instruction civique et morale, en quelque sorte comme M. Jourdain faisait de la prose.
Par ailleurs, j'opère une nette distinction entre l'école primaire et le collège et le lycée. À l'école primaire, il ne s'agit pas de consacrer une heure par jour à ces questions ; ce serait beaucoup trop. Ce petit moment, quelque peu solennel, peut très bien durer de cinq à dix minutes. Chaque professeur l'organise comme il l'entend ; ce peut être le moment par lequel on commence la journée ou celui par lequel on la finit. En fait, c'est la mise en place d'un rituel, absolument pas chronophage, qui est souhaitable.
Transversalité et ritualisation sont donc des réponses à la question du temps. Je ne ferai pas de développement sur la lourdeur des programmes, bien qu'il s'agisse d'un véritable sujet.
S'agissant de la solitude des professeurs et des difficultés qu'ils éprouvent face à la violence, des mécanismes de solidarité doivent être mis en place, pour que jamais un professeur ne se trouve isolé. Il y aura toujours des incidents, des parents aux attitudes surprenantes, mais dès lors que l'on ne se sent pas seul face à ces phénomènes, une bonne partie du problème est déjà en voie d'être résolue ; cela me paraît essentiel.
Il s'agit non pas seulement des professeurs, mais de la communauté éducative dans son ensemble. Quand l'articulation avec le tissu social local est bonne, c'est souvent grâce à l'ensemble des personnels que des solutions sont trouvées.
Sachez que des solutions existent. Il y a des pays où cela se passe bien ; il y a aussi des lieux en France où cela se passe bien, à conditions sociales, culturelles et géographiques comparables. Ce qui est réjouissant, c'est qu'il s'agit d'une question humaine : quand l'alchimie fonctionne au sein de l'équipe éducative - cette alchimie étant à la fois la cause et la conséquence de la pérennité de l'équipe -, cette dernière est à même d'apporter des réponses.
Dans sa deuxième question, Mme Troendlé demandait si les enseignants de maternelle étaient épaulés. Ils le sont très insuffisamment. Cette question rejoint celle de M. Carle sur les cycles et celle de M. Kennel sur la continuité des politiques éducatives.
À titre personnel, j'étais favorable au cycle, tel qu'il résultait de la loi de 1989 : grande section, CP, CE1. La dernière loi a changé les choses. Pour autant, je ne suis pas partisan d'un retour en arrière qui risquerait de dérouter tout le monde, alors que les cycles supposent de la continuité. Il aurait mieux valu ne pas changer, mais puisqu'il en est ainsi, essayons de jouer le jeu de cette maternelle considérée comme un tout ; cela aussi fait sens.
Une réponse à votre question peut se trouver dans la mise en place, par exemple, d'un certificat spécifique aux enseignants de maternelle, lequel viendrait s'ajouter à l'ensemble de leurs compétences. Il pourrait faire l'objet d'une formation continue, permanente, avec le soutien des psychologues, dont le rôle est fondamental - notamment s'agissant des enfants handicapés et des enfants précoces, ou de toutes sortes d'éléments de différenciation auxquels les enseignants de maternelle sont insuffisamment formés aujourd'hui. Nous avons besoin d'une politique spécifique sur ces questions, qui passe notamment par la certification en maternelle et l'appui d'équipes spécialisées, ce qui n'est pas réellement organisé aujourd'hui.
Mme Troendlé a également évoqué le nombre d'heures travaillées par les enseignants. À mes yeux, ce sujet réclame une approche très souple : les enseignants en font parfois trop, parfois pas assez. Tout dépend du lieu, des disciplines et des circonstances, toutes choses que l'on doit pouvoir évaluer.
L'annualisation du temps de travail est parfois évoquée pour résoudre ce problème. Pour ma part, je préfère l'idée de pluri-annualisation du temps de travail. Cette approche peut être gagnante pour tout le monde en termes de ressources humaines. En prenant trois mois sabbatiques au troisième trimestre, accolés aux vacances d'été, les professeurs disposeraient d'une vraie période, soit pour se ressourcer - certains peuvent en avoir besoin -, soit pour compléter leur formation.
Un professeur pourrait faire beaucoup plus d'heures à certains moments et beaucoup moins à d'autres. Il faut également pouvoir apprécier le travail effectué en dehors des heures de classe. Tout cela pourrait faire l'objet d'une vision globale à la fois du parcours de l'enseignant et de la vie de la collectivité.
Cela permettrait en outre que l'on évite de dire - ce que vous n'avez pas fait - que les enseignants ne travaillent pas assez... Il nous faut sortir de ces débats stériles. Prendre le problème autrement peut non seulement améliorer la vie professionnelle des professeurs, mais aussi avoir un impact positif sur les élèves, notamment en termes d'implication collective.
En évoquant la question du cycle, j'ai commencé à répondre à M. Carle sur le vocabulaire. Oui, je pense qu'il est important de mener une politique du vocabulaire. Il doit s'agir d'une politique nationale, qui passe par les médias et qui s'appuie sur une série d'actions volontaristes susceptibles d'être entreprises. Sur le plan pédagogique, cela peut passer par le chant et la musique, tout comme les contes lus à voix haute, par exemple.
Il existe un programme dénommé « Parler » qui a été expérimenté à Grenoble et à Lyon avant d'être étendu à d'autres zones. Ce programme a été quelque peu combattu par l'inspection générale du premier degré, ce que je ne peux que déplorer, alors qu'il a démontré son utilité. Un autre programme, mis en oeuvre en Martinique et dénommé « Parler bambin », en est dérivé. Il pourrait être mis en place à la crèche. Ces derniers temps, il me semble que les pouvoirs publics souhaitent, ce qui est positif, stimuler le vocabulaire à la crèche. L'enfant doit être considéré non pas comme un objet que l'on dépose à la crèche, mais plutôt comme un nid de stimulations, ce qui suppose, entre autres, professionnalisme et concentration. Dans mon livre, j'insiste d'ailleurs sur les méthodes Montessori pour la maternelle.
Vous êtes revenue sur la fierté de l'appartenance nationale et sur les rituels. Ce dernier terme est en effet l'un des mots clefs : l'être humain a besoin de rituels. La question est donc de savoir quels rituels la République met en place.
À Créteil, par exemple, nous avions instauré des remises du diplôme du baccalauréat. Il est significatif de constater que la France est l'un des seuls pays où cette remise de diplôme, quel qu'il soit, est la moins solennisée. C'est un signe de l'affaiblissement du sentiment d'appartenance. Ritualiser cette remise et multiplier ce type de rituel dès l'école primaire me paraît souhaitable. Il s'agit typiquement d'un sujet qui pourrait être défini de façon consensuelle dans le pays.
Mme Perol-Dumont m'a interrogé sur la mission, sans doute trop vaste, confiée à l'école. Il est contre-productif d'imputer tous les maux à l'école et de la charger de trop de responsabilités. Ce faisant, on crée des espèces de cercles vicieux du dénigrement, alors même qu'il se passe très souvent dans l'institution scolaire des choses exceptionnelles, que l'on ne souligne pas assez.
Par ailleurs, votre question renvoie à une vision générale du rôle de l'école dans la société. On peut en avoir une conception défensive, en se disant que l'école est un sanctuaire dont la mission première est l'instruction. En conséquence, il faut faire très attention à ne pas lui demander trop d'autres choses, au risque de lui faire rater non seulement ce qu'elle est censée faire, mais aussi ce qu'on lui demande en sus.
Mais voyons plutôt la situation telle qu'elle est et prônons une approche offensive, qui, sans être contradictoire avec la précédente, est plus englobante.
Cette approche consiste à dire que l'école a un rôle social dans son environnement ; c'est d'ailleurs parfois le seul service public du territoire concerné, raison pour laquelle il me semblerait intéressant, à l'avenir, de donner plus d'outils et de marges de manoeuvre aux chefs d'établissements dans le cadre d'une mission sociale autour de l'établissement. Le chef d'établissement est un personnage clef : il faut en tirer toutes les conséquences, y compris en termes de recrutement et de formation.
Il faut accepter que l'école rayonne dans son environnement et, parfois, assume un peu plus que le seul temps scolaire. À partir de là, on peut raisonner en cercles concentriques et s'interroger sur les enjeux de l'accompagnement éducatif de 16 heures à 18 heures et sur ceux des activités périscolaires, qui doivent forcément être coordonnées entre l'école et les autres acteurs, pour éviter tout effet contreproductif.
À l'extrême, on trouve l'un des sujets qui me sont les plus chers, celui des internats. Il s'agit de la réponse ultime quand on ne maîtrise plus les phénomènes extrascolaires ayant pourtant un impact sur la vie scolaire. Vous pouvez faire un excellent travail de 8 heures à 17 heures et voir celui-ci se défaire, comme la tapisserie de Pénélope, après 17 heures. Les enseignants peuvent donc avoir le sentiment de labourer la mer. Face à cette situation, la réponse historique de l'institution scolaire, c'est l'internat.
Il ne s'agit pas d'un phénomène de fuite ou de déresponsabilisation de la famille. Cette dernière peut tout à fait être associée à ce qui se passe dans l'internat. Au travers de mon expérience des internats d'excellence, j'ai vu un lien s'affirmer entre la famille et l'internat. Les parents nous disaient explicitement qu'ils ne lâchaient pas leur enfant, mais que certaines limites ayant été atteintes, ils nous faisaient confiance pour bâtir un projet éducatif commun.
La critique des internats d'excellence - aujourd'hui internats de la réussite - a quelque peu cassé l'élan pris autour de ces projets. Les internats de la réussite, auxquels on aimerait insuffler un peu plus de vitalité, c'est en réalité, si j'ose dire, les internats d'excellence sans le moteur, c'est-à-dire sans l'élan que l'on avait donné. Critiquer pour critiquer ne sert à rien, surtout au regard des résultats exceptionnels obtenus par les internats d'excellence. Il s'agit d'une réponse intéressante aux questions que nous évoquons aujourd'hui. Les différents ministres de l'éducation nationale, y compris notre ministre actuelle, ont toujours défendu une politique volontariste des internats. Nous ne pouvons que nous réjouir de constater que des moyens leur ont été alloués dans le cadre des investissements d'avenir.
Madame Perol-Dumont, je souscris à vos propos sur l'évolution des inspecteurs d'académie - inspecteurs pédagogiques régionaux (IA-IPR). Sur ce sujet comme sur d'autres, il nous faut combattre le cliché selon lequel l'éducation nationale resterait statique. En réalité, bien des gens et des choses ont évolué ; c'est notamment le cas des IA-IPR. Néanmoins, ces évolutions n'ont jamais été reprises de manière systématique. Et les pratiques restent très hétérogènes.
Il faut aussi prendre en compte les perceptions. Même si une bonne partie des IPR évolue, les enseignants n'en sont pas toujours conscients. Il faudrait donc repenser globalement le système.
Monsieur Kennel, vous m'offrez une très bonne façon de conclure. La capacité à tracer des lignes directrices par-delà les alternances politiques, sur la longue durée, puisque la problématique éducative est un sujet de très long terme, constitue en effet l'enjeu fondamental.
Il serait bon que l'on réussisse - votre travail peut sans doute y contribuer - à fixer, sur une période de dix à vingt ans, de grands axes éducatifs, clairement expliqués à la population, qui transcenderaient le clivage droite-gauche et par rapport auxquels on ne dévierait pas. Certes, il faudrait certainement y apporter des inflexions et des aménagements au titre de politiques spécifiques, mais on aurait fixé un cadre compris et accepté par tous.
C'est à cette condition que l'on pourra faire renaître cet élément décisif dont j'ai parlé tout à l'heure, à savoir la confiance, qui, aujourd'hui, fait quelque peu défaut.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Monsieur Blanquer, je vous remercie de vos propos extrêmement clairs.
M. Pierre N'Gahane,
secrétaire général
du Comité
interministériel de prévention contre la délinquance
(CIPD)
( 26 mars 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions en recevant M. Pierre N'Gahane, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance, le CIPD.
Monsieur N'Gahane, comme la loi le permet, votre audition fera l'objet d'un compte rendu publié dans le Recueil des travaux des commissions , qui est diffusé en version papier et sur le site Internet du Sénat.
Titulaire d'un doctorat en sciences de gestion, vous avez occupé le poste de doyen de la faculté libre de sciences économiques et de gestion de l'université catholique de Lille, de 1995 à 2005. De 2007 à 2008, vous avez exercé les fonctions de préfet délégué pour l'égalité des chances auprès du préfet de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, avant d'être nommé vous-même préfet de cette région en 2008, puis de la région Champagne-Ardenne en 2011.
Depuis décembre 2013, vous exercez en tant que secrétaire général au sein du CIPD, instance créée en 2006 pour fixer les orientations du Gouvernement en matière de prévention de la délinquance. C'est notamment à ce titre que la commission a souhaité vous entendre, afin de recueillir votre point de vue sur la dégradation du climat scolaire et sur l'état de la transmission des valeurs républicaines à l'école.
Dans notre esprit, nous ne faisons aucun amalgame entre les phénomènes de délinquance proprement dits et l'expression d'un malaise ambiant dans de nombreux établissements, notamment dans les quartiers défavorisés, voire ghettoïsés.
Pourtant, l'école n'est pas à l'abri des influences extérieures et elle subit, elle aussi, les conséquences des trafics et des violences. C'est pourquoi l'expertise du CIPD, qui s'est vu confier en avril 2014 le pilotage du plan de lutte contre la radicalisation violente, nous a paru pouvoir apporter un éclairage utile sur certaines dérives observées dans les établissements scolaires.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Pierre N'Gahane prête serment.
M. Pierre N'Gahane, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance . - La France a été profondément touchée par les actes terroristes des 7, 8 et 9 janvier 2015. Une mobilisation sans précédent a réuni dans la rue des millions de Français, qui ont voulu avant tout marquer leur attachement à la République et surtout à ses valeurs fondatrices, au premier rang desquelles figure la liberté d'expression, valeur se fondant sur notre socle commun, la laïcité.
En assassinant des journalistes parce qu'ils étaient des journalistes, on a bien ciblé la liberté d'expression. En assassinant des personnes dans un magasin casher parce qu'elles étaient juives, on a bien visé les valeurs de fraternité et de tolérance. En assassinant une policière municipale parce qu'elle portait l'uniforme, on a bien exprimé à l'égard des institutions mêmes de la République une volonté destructrice.
Pour répondre à cet affront, la France, fidèle à sa tradition, a massivement manifesté le 11 janvier 2015 pour affirmer l'attachement aux valeurs qui la fondent. Pourtant, une partie de nos jeunes, certes très minoritaire, a refusé de participer à cet élan.
Quelques-uns, dans certaines de nos écoles, ont refusé la minute de silence, fût-elle compassionnelle, pour saluer la mémoire de ces personnes assassinées pour la seule raison qu'elles incarnaient, à des titres divers, les valeurs de la République.
Nombre d'enseignants se sont sentis démunis face à cette attitude. Comment pouvons-nous expliquer un tel refus au sein de notre école ? Et quelles réponses pouvons-nous apporter ?
On considère habituellement que les lois Ferry, votées sous la III e République, ont posé les fondements de l'école républicaine, non seulement parce que l'école s'est construite dans un esprit de laïcité, mais aussi parce que l'école a contribué à forger un sentiment d'appartenance à la nation.
En rendant l'éducation primaire laïque et obligatoire, Jules Ferry a eu certainement l'ambition de construire un socle commun et de « forger » des enseignants qui fussent les « hussards noirs de la République », c'est-à-dire qui avaient pour mission de faire de leurs élèves des citoyens conscients de leurs droits et de leurs devoirs envers la République.
Parmi les dispositions émancipatrices des lois Ferry, ce qui est peu pris en compte et reste largement méconnu, c'est la scolarisation obligatoire des filles et des enfants des campagnes. L'ambition de supprimer les inégalités liées au sexe et aux origines sociales était déjà bien présente.
L'école a de ce fait indirectement pour mission de faire se confronter les individus dans la diversité de leurs origines, mais aussi, dès l'enfance, de leur apprendre à s'accepter dans le dialogue, à acquérir cet intérêt pour la différence et le projet construit ensemble.
L'école est donc, par construction, un lieu de socialisation, mais aussi d'apprentissage et d'acquisition des connaissances. Comme le souligne Alain, l'éducation consiste à faire passer un individu de l'enfance à l'âge adulte. Elle forme des individus, transforme des esprits.
Au-delà de l'éducation de base qui s'acquiert dans l'environnement familial, l'école contribue à forger la personnalité de l'enfant et participe de fait à son émancipation. Elle a comme objectif de le préparer au discernement en vue de son engagement citoyen.
L'école est ce creuset où devraient se raffermir les attributs de l'identité commune de la nation qui fonde la République. Elle devrait par ailleurs être le lieu où l'individu se forge une personnalité, consciente de ses droits et de ses devoirs.
L'école n'est pas la seule à contribuer à structurer l'individu. Le milieu familial joue un rôle essentiel. L'enfant y trouve le noyau de son éducation future. Lorsque la famille est présente, on le sait, l'enfant se sent moins livré à lui-même. L'accompagnement de la famille est essentiel dans la réussite du jeune. Même pour les enfants dont les parents n'ont pas la capacité de les suivre dans leurs études, leur présence à leur côté est rassurante.
A contrario , l'absence d'un suivi régulier et soutenu de la part des parents comporte de vrais risques pour le jeune. La constitution de sa personnalité est fortement influencée par son contexte familial, par les valeurs culturelles et cultuelles, voire politiques, qui y sont partagées.
L'école doit précisément aider l'individu à acquérir des qualités de discernement et à apprécier les choses à leur juste valeur. Lorsque le milieu familial peine à participer à la structuration de l'individu et que les facteurs environnementaux qui concourent naturellement et progressivement à façonner sa personnalité sont insuffisants, l'école est souvent considérée comme le lieu de recours par défaut.
Les attentes qui s'expriment envers l'école sont sans aucun doute démesurées dans certaines situations. Cependant, l'école ne peut se dérober à sa mission de bâtir un socle commun à partir d'individus aux attributs différents.
Ce socle commun est articulé autour du principe de laïcité, qui permet à tout individu, indépendamment de ses origines sociales ou ethniques et de ses croyances, de faire partie de la même communauté nationale.
La radicalisation, que le CIPD est chargé de prévenir depuis le début de l'année 2014, peut conduire au passage à l'acte terroriste, comme en témoignent les attentats de janvier dernier.
Comme vous l'avez rappelé, madame la présidente, la radicalisation ne peut être assimilée à une question religieuse. Nous pouvons la définir comme le processus qui conduit un individu à rompre avec son environnement pour se tourner vers une idéologie violente, en l'occurrence le djihadisme.
Dans la hiérarchisation des comportements dangereux et violents, la radicalisation est considérée comme le premier niveau. Elle peut mener à l'extrémisme et au terrorisme, qui constituent en quelque sorte les deuxième et troisième niveaux.
Si l'objectif de la prévention de la radicalisation consiste précisément à éviter le basculement vers ces conduites extrêmes, cette radicalisation, en amont, doit être distinguée d'une pratique, même quiétiste, même la plus fondamentaliste, de l'islam.
La difficulté qui a été la nôtre dans le cadre de la prévention de la radicalisation a été d'éviter le piège de la stigmatisation et surtout celui de la confusion. Nous sommes restés bien entendu extrêmement attentifs à respecter le principe fondateur de laïcité. Il nous paraissait hasardeux d'essayer de distinguer les personnes selon qu'elles pratiquent plus ou moins bien leur religion. C'est la ligne rouge que nous nous sommes interdit de franchir.
Dans le cadre de la prévention de la radicalisation, nous avons surtout privilégié la recherche de critères fondés sur la dangerosité des individus pour eux-mêmes ou pour autrui.
Parce que la laïcité, comme le dit Émile Poulat, est au fondement de notre modèle républicain, elle a permis que la religion, qui relevait du domaine public, appartienne dorénavant à la sphère privée, tout en permettant à la liberté de conscience de faire le chemin inverse. Cette liberté de conscience, autrefois confinée dans la sphère privée, peut aujourd'hui s'exprimer dans le domaine public pourvu, bien entendu, qu'elle ne trouble pas l'ordre public.
Par construction, la laïcité est inclusive, dans la mesure où elle permet à toutes les religions de vivre sous une même bannière, celle de la République. Elle permet donc à toutes les religions d'exister et de se côtoyer.
La laïcité ne doit cependant pas être confondue avec les questions de norme sociale, à propos desquelles nous sommes interrogés. Je suppose, d'ailleurs, que c'est le sujet qui nous occupera surtout aujourd'hui.
Le port du voile ou le service du repas hallal à la cantine, voire le refus, pour certains élèves, de suivre des cours d'éducation physique, d'histoire, de sciences et vie de la terre, ne sont pas des questions de laïcité ; il s'agit davantage de questions de revendication culturelle et identitaire.
C'est bien au-delà des sujets de laïcité que les enjeux de l'école sont les plus importants. Lorsque l'on demande à des jeunes de la classe de quatrième d'observer une minute de silence pour exprimer notre solidarité collective envers les personnes endeuillées par des actes terroristes, et lorsque certains d'entre eux ne se sentent pas concernés au motif qu'ils « sont musulmans », c'est bien la preuve qu'ils assimilent par ignorance une idéologie violente et radicale à une religion ; c'est bien la preuve qu'ils ignorent que, dans notre droit positif, le blasphème n'est pas un délit ; c'est bien la preuve qu'ils ont le sentiment, malheureusement, de demeurer en marge de la communauté nationale.
À ce titre, le défi pour l'école, au-delà de la seule question de la laïcité, est de participer au combat contre ces ignorances et à la résorption de ces postures identitaires, pour façonner une citoyenneté commune. L'absence de réponse à ce double enjeu des ignorances et des revendications identitaires conduit malheureusement nos jeunes à recourir, grâce à Internet, des solutions « clefs en main », sous la forme de « kits prêts à l'emploi ».
Les sollicitations sur Internet de groupes terroristes comme Daech, destinées à nos jeunes en grande fragilité personnelle, souvent en quête de sens ou en recherche d'identité, leur apparaissent comme des solutions toutes faites.
Si les attributs naturels de l'environnement du jeune, nécessaires à la structuration de son identité individuelle, ne sont pas suffisants et si, de surcroît, l'école ne donne pas à ce dernier le sentiment de le raccrocher à la communauté nationale, il choisit la perspective illusoire d'une réponse à toutes ses difficultés ; il pense y trouver le moyen de reprendre le dessus.
En lançant une grande mobilisation de l'école pour les valeurs de la République, le Gouvernement a donc engagé une dynamique indispensable pour affronter les défis futurs de notre société.
En conclusion, je me permettrai simplement d'ajouter à mes propos une dimension importante, à mes yeux, et qui touche au sentiment d'appartenance.
Certains de nos jeunes souffrent d'une réelle frustration d'être si souvent renvoyés à leurs origines, alors même qu'ils sont de la deuxième ou troisième génération depuis l'immigration de leurs parents. Notre société doit être en mesure de s'interroger sur le regard qu'elle porte sur ces jeunes générations : n'avons-nous pas parfois tendance à ne voir en elles que leurs origines au détriment du reste, notamment de leur quête de sens et de leur construction identitaire ?
Mme Françoise Laborde, présidente . - Je vous remercie de ces propos, monsieur le secrétaire général, et surtout de votre conclusion en forme d'interrogation. En effet, je pense que notre commission d'enquête doit contribuer à apporter une réponse à cette question. On ne peut pas tout mettre sur le dos de l'école ou de la société : chacun doit prendre sa part.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Monsieur le secrétaire général, vous avez raison d'insister sur l'importance des lois Jules Ferry, adoptées en 1881 et 1882, qui étaient destinées aux garçons comme aux filles. Il faut néanmoins les replacer dans leur contexte, suite à la défaite de la France de 1870.
L'école - c'était aussi l'idée de Ferry - peut aider à revoir, revisiter ou redonner le sentiment d'appartenance, afin de « faire nation ». Le projet de Ferry revêtait aussi un aspect militaire ; il consistait, notamment, à préparer une armée. Au-delà, néanmoins, il s'agissait donc de créer un sentiment d'appartenance à la nation, pour que tous les Français se reconnaissent dans un projet commun, qui les aide à mieux envisager les problèmes de l'avenir.
J'aurai, monsieur le secrétaire général, trois séries de questions à vous poser.
Tout d'abord, le diagnostic d'une dégradation du climat scolaire, liée notamment, vous l'avez dit, aux manifestations d'appartenance religieuse au sein des établissements scolaires, vous paraît-il justifié ? Le CIPD dispose-t-il de chiffres sur les incidents en milieu scolaire ?
Ensuite, Mme la présidente l'a rappelé, le CIPD assure depuis près d'un an le pilotage du volet préventif du plan national de lutte contre la radicalisation violente. Comment la coopération avec les services de l'éducation nationale se met-elle en place au sein de ce plan ? De manière plus générale, quel rôle l'école peut-elle jouer, et comment peut-elle le jouer, dans la lutte contre la radicalisation ?
Enfin, la personne auditionnée avant vous, monsieur le secrétaire général, nous a bien montré que l'école n'était pas toujours un sanctuaire ; on l'a souvent entendu dire, elle est exposée aux influences de son environnement extérieur. Comment, dès lors, protéger l'école de ces phénomènes externes, qui contribuent à la dégradation du climat scolaire ? Quelles actions pourraient être mises en place pour ce faire, et lesquelles sont déjà appliquées ?
M. Pierre N'Gahane . - Je vais tenter d'apporter quelques réponses à ces trois séries de questions.
La première portait sur la dégradation du climat scolaire. Pour ce qui concerne la délinquance, nous travaillons avec la mission menée par M. Debarbieux qui est consacrée à ces questions.
Cette mission a en effet vocation à repérer les différentes situations qui se présentent, à analyser de manière très fine les divers comportements et à apporter au ministère de l'éducation nationale des solutions pratiques visant à la mise en oeuvre de politiques et de réponses publiques, dans la sphère de l'éducation nationale et de l'école.
En revanche, ce sujet, c'est tout à fait normal, dépasse l'école : il concerne le bassin de vie dans lequel elle s'inscrit. La relation que nous avons avec cette mission est donc naturelle, puisque le périmètre situé aux abords des écoles relève souvent de la compétence de la collectivité et des politiques publiques de prévention de la délinquance, telles que nous les concevons.
Ces politiques, d'ailleurs, sont éminemment partenariales ; l'éducation nationale n'est pas toute seule ! Nous l'intégrons en effet dans le cadre de l'approche de tranquillité publique définie par le maire, approche que nous soutenons à travers le programme national de prévention de la délinquance.
Pour ce qui nous concerne, nous travaillons sur ces questions surtout aux abords des écoles et des collèges. Quand les problèmes se posent à l'intérieur, l'initiative est davantage prise par l'éducation nationale elle-même, notamment via la mission que j'ai évoquée, qui élabore un certain nombre de propositions en la matière.
Notre relation est donc très fine et se fonde sur cette méthodologie. En matière de prévention de la délinquance, nous restons convaincus que le suivi individualisé permet de régler le problème rencontré par certains jeunes. Un tel dispositif de suivi nous permet de découvrir d'autres difficultés, qui dépassent souvent les seuls aspects relatifs à la délinquance.
J'en viens à la question portant sur la prévention de la radicalisation, qui reste relativement nouvelle dans notre paysage institutionnel. Avant le 29 avril 2014, je vous le rappelle, nous n'avions pas de réponse publique organisée en la matière.
Avant cette date, en effet, quand un proche venait voir les services de police et les éducateurs, notamment les éducateurs de rue, ou quand il se confiait à son psychologue et lui faisait part de sa difficulté à faire face au changement brutal de comportement d'un membre de sa famille - son enfant, sa soeur, son frère -, il recevait pour seule réponse que c'était une affaire religieuse sur laquelle ses interlocuteurs n'étaient donc pas compétents.
Avant cette date, beaucoup de parents se sont heurtés, auprès de nos institutions, à une fin de non-recevoir, tout simplement parce que personne n'avait envisagé qu'il s'agissait là d'un sujet différent de la seule question religieuse. Au regard des principes de laïcité, il semblait hors de question que les différentes institutions s'investissent sur ces sujets extrêmement délicats.
Nous avons néanmoins constaté qu'un nombre grandissant de nos compatriotes partait dans des zones de combat. Il est même arrivé que, dans certains jugements prononçant la séparation d'un couple, le juge aux affaires familiales attribue à égalité la garde d'enfants aux deux parents. Or celui des deux qui était radicalisé profitait de son temps de garde pour partir avec l'enfant en zone de combat.
Nous en sommes donc venus à considérer que nous faisions face à un phénomène spécifique, auquel il était nécessaire d'apporter une réponse. C'est ce que nous avons fait dans le domaine de la prévention.
Il nous a d'abord fallu comprendre le phénomène, savoir le distinguer de la question religieuse. Pour nous, il s'agissait surtout de savoir qui se mettait en danger et qui mettait en danger la collectivité, plutôt que de savoir qui pratiquait plus ou moins bien sa religion.
Il nous a ensuite fallu apporter, et cela très rapidement, une réponse publique. Cela requiert de pouvoir détecter les situations à enjeux ; d'où la création du numéro vert. Ce dernier a en effet été mis en place pour détecter très précisément ceux qui se mettaient en danger ou qui étaient susceptibles de nous mettre en danger. L'idée ici était de permettre aux proches de signaler des situations préoccupantes.
Pendant quelques mois, seuls les très proches, souvent des membres de la famille, se sont inquiétés de certains changements constatés. Ce n'est que progressivement que les acteurs locaux, y compris les agents de l'éducation nationale, se sont approprié cet outil.
Depuis les actes terroristes de janvier dernier, cette plateforme connaît un afflux d'appels et de signalements, qui proviennent davantage des institutions ; auparavant, ils provenaient essentiellement des familles, plutôt issues, d'ailleurs, des classes moyennes et supérieures - les classes populaires n'ont vraiment commencé à appeler la plateforme que très récemment.
Pour la réponse publique, il fallait donc que nous soyons capables de bien discerner les choses. Pour ce qui concerne l'école, bien entendu, nous sommes davantage entrés dans l'analyse des enjeux, dans la mesure où l'on y rencontre des problèmes que nous ne connaissions pas au travers de la seule problématique de la radicalisation.
Il s'agit là en effet d'une dimension particulière : nous parlons d'une idéologie qui peut conduire à la violence. L'école connaît, bien sûr, ce type de problèmes, car elle s'inscrit dans le paysage de son bassin de vie ; elle ne peut pas en être totalement exempte.
L'école est confrontée à d'autres difficultés. Au-delà de la problématique de la radicalisation, elle doit également faire face aux questions de laïcité - la présence religieuse dans la sphère de l'école ne peut pas être négligée - et de respect des normes sociales, tous problèmes qu'elle est tenue de régler. Peut-être est-ce pour cela que vous parliez de sanctuarisation tout à l'heure. À l'école, tout le monde vient avec ses différents attributs. Elle est un lieu de confrontation entre personnes devant apprendre à vivre ensemble afin de créer un socle commun. La difficulté de l'école est donc triple.
Pour notre part, nous ne sommes concernés que par le seul problème de la radicalisation dangereuse. La question religieuse ne nous concerne pas. Nous estimons très clairement qu'un salafiste n'entre pas dans notre sphère de compétences. Il a une approche quiétiste, dont on peut à la limite estimer que la pratique n'est pas en phase avec les valeurs de la République, mais ce n'est pas notre affaire. Notre problème est de savoir à partir de quel moment les personnes nous mettent en danger.
L'école, elle, est confrontée non seulement à la question religieuse, mais aussi à la question culturelle, à la question sociale, à la question du partage de tous ces attributs dans la perspective de la création du socle commun. La question religieuse, la question du partage des normes culturelles et sociales au niveau de l'école est un tout autre enjeu. Le défi que doit relever l'école est à mon avis plus ample que celui auquel nous sommes confrontés et qui concerne la seule radicalisation.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Monsieur le secrétaire général, disposez-vous de chiffres sur les incidents en milieu scolaire ?
M. Pierre N'Gahane . - Vous parlez de la délinquance, monsieur le sénateur. Je n'ai pas ces chiffres avec moi, mais nous en avons régulièrement et nous les partageons avec la mission Debarbieux, laquelle est chargée de la prévention et de la lutte contre les violences à l'école. Nous partageons ses préoccupations, mais ce que nous lui apportons, comme je l'ai déjà dit, c'est une méthode, des outils, surtout aux abords des collèges. Pour sa part, la mission est chargée de faire des propositions au ministère de l'éducation nationale concernant ce qu'il se passe à l'intérieur des collèges.
Mme Marie-Annick Duchêne . - Merci beaucoup pour cette approche, monsieur le secrétaire général, qui diffère de celles que nous avons entendues jusqu'à présent.
Vous vous intéressez, nous l'avons bien compris, à toutes les étapes de la radicalisation. À cet égard, ne pensez-vous pas qu'il serait nécessaire d'accentuer la prévention dans les écoles ?
M. Jean-Claude Carle . - L'école a une responsabilité en matière de prévention de la délinquance, mais il ne faudrait pas l'accuser de tous les maux et la stigmatiser. D'autres acteurs sont responsables, à commencer par les familles, qui très souvent n'assument pas leurs responsabilités, peut-être parce qu'elles n'en ont pas les moyens. Les premiers signaux d'alerte proviennent souvent de l'école : décrochage scolaire, absentéisme, la rue concurrençant l'école, et l'emportant toujours sur elle.
Les réponses qui sont apportées aujourd'hui sont-elles suffisamment efficaces ? Je ne parle pas du cadre législatif de l'ordonnance de 1945, qui a déjà été modifié à de nombreuses reprises. La chaîne de décision n'est-elle pas trop longue ou trop erratique ? Ne devrions-nous pas essayer de dépasser le postulat culturel ou idéologique dans lequel on est enfermé, qui oppose éducation et sanction, alors qu'il faut au contraire conjuguer éducation et sanction ?
M. Pierre N'Gahane . - Monsieur le sénateur, parlez-vous de la délinquance ou de la radicalisation ? Pour ma part, je distingue bien les deux phénomènes.
Si le Comité interministériel de prévention de la délinquance a été sollicité sur la problématique de la radicalisation, c'est tout simplement en raison de l'approche qui est la sienne pour régler les problèmes des jeunes.
Le plan national de prévention de la délinquance est organisé en trois grands axes, le premier visant à prévenir la délinquance des jeunes.
Nous avons considéré que, pour prévenir la délinquance des jeunes, trois éléments sont nécessaires. Premièrement, il faut être capable de repérer ce qui pose problème, à savoir les situations. Deuxièmement, il faut pouvoir, de manière partenariale, partager les informations sur les personnes concernées, c'est-à-dire les informations nominatives. Les travailleurs sociaux et les policiers ayant chacun leur déontologie particulière et étant désireux de préserver le secret attaché à leur profession, ce partage a été compliqué à mettre en oeuvre. Troisièmement, il faut apporter une réponse individualisée à chaque jeune car, dans son parcours, il y a toujours quelque chose qui le conduit à cette situation. Il faut accorder une réelle attention aux jeunes et traiter leur situation, le cas échéant, même après qu'ils ont été sanctionnés.
Pour prévenir la récidive, la démarche est à peu près la même. En gros, nous intervenons juste avant que les jeunes ne tombent dans le couloir pénal et carcéral. Si par mésaventure ils y tombent, nous les récupérons un peu avant leur sortie afin d'éviter la rechute. Nous ne travaillons qu'en marge du couloir pénal et carcéral. Telle est notre mission. Nous ne nous situons pas très en amont, ou très en aval. Nous ne faisons pas de prévention primaire, nous ne faisons que de la prévention secondaire et de la prévention tertiaire, mais de l'autre côté du fleuve pénal et carcéral.
Notre méthodologie consiste à prendre en charge les situations individuelles, alors que la stratégie précédente consistait à faire de la prévention situationnelle. On considérait alors que pour améliorer la situation dans un bassin de vie, il fallait au préalable le sécuriser et pour ce faire mettre en place de la vidéosurveillance et des patrouilles de policiers. Cette réponse n'étant pas suffisante, le plan actuel prévoit aussi de mettre en oeuvre une approche individuelle. Le Gouvernement a estimé que cette méthodologie pouvait être appliquée à la prévention de la radicalisation.
Aujourd'hui, 3 000 signalements ont été effectués au niveau national, 1 500 par la plateforme téléphonique et 1 500 par les territoires. Je confirme devant votre commission que le problème n'est pas d'ordre religieux. Quand on examine l'histoire des personnes qui ont fait l'objet d'un signalement, on se rend compte qu'elles chutent après une phase un peu chaotique. La question est de savoir pourquoi elles s'accrochent à la branche de la radicalisation. Elles pourraient s'accrocher au suicide. J'estime d'ailleurs que certaines de celles qui font le choix d'aller en Syrie décident en fait de se suicider, sachant qu'elles ont un risque sur deux de mourir en se rendant dans une zone de combat pour participer à un conflit qui n'est même pas le leur. La question qui se pose est donc de savoir pourquoi elles s'accrochent à cette branche-là, et non à la secte Moon ou à autre chose de comparable. Comme je l'ai dit tout à l'heure, on a l'impression que les personnes sensibles à l'offre faite par des groupes comme Daech y trouvent quelque chose de construit répondant davantage à leur demande. Certaines d'entre elles ont un parcours personnel chaotique, marqué par l'échec et la frustration, mais d'autres sont de toutes jeunes filles jouant de la musique classique et appartenant souvent même à des communautés dont on ne soupçonnerait pas qu'elles puissent avoir des sympathies islamistes - je pense à la communauté juive par exemple. Les parcours, les profils de ces personnes sont donc très différents.
Nous avons eu l'intuition que la meilleure réponse face à ces situations était le sur-mesure. Il faut aller chercher les personnes qui ont décroché là où elles sont, d'abord, pour les reconstruire et, ensuite, peut-être, pour les remettre dans une trajectoire différente et plus sécurisante.
La méthodologie que nous appliquons pour prévenir la radicalisation est la même que celle que nous mettons en oeuvre pour prévenir la délinquance, mais les profils concernés ne sont pas forcément les mêmes. Il est donc très important de savoir de qui on parle.
Avec les jeunes délinquants, la méthode consiste à aller les chercher afin de leur éviter de rebasculer et de leur permettre de trouver un autre chemin que la délinquance. Avec les personnes en désespérance, complètement perdues, qui se sont fourvoyées et dont certaines ont été endoctrinées, on peut proposer le même type d'approche, de nature psychologique souvent. Ça peut marcher. Une fois que ces personnes ont décroché et qu'elles tiennent un discours plus cohérent, après que l'on a déconstruit le discours islamiste, qu'on leur a expliqué que les promesses qu'on leur a fait miroiter - quitter la terre de mécréants pour une terre où coulent le miel et le lait et où l'on trouve des vierges - ne sont que des boniments, il faut leur offrir des perspectives et leur permettre de se reconstruire.
Telle est la réponse publique qui a été organisée par le Gouvernement et que l'on a demandé au Comité interministériel de prévention de la délinquance de piloter à l'échelon national. L'intitulé de ce comité peut prêter à confusion. Je vous confirme que la réponse publique que nous avons organisée n'est pas cultuelle, malgré la nature du phénomène - je parle là de la radicalisation, non de la délinquance -, tout simplement parce que nous sommes convaincus que le problème n'est pas à la base de nature religieuse ou cultuelle.
Aujourd'hui, nous dénombrons environ 3 000 situations de décrochage. Ces chiffres nous permettent d'avoir un peu de recul. L'examen du parcours des personnes concernées montre qu'elles étaient dans une grande fragilité et qu'elles ont décroché à un moment donné.
Ne croyons pas que notre jeunesse soit déconnectée de tels phénomènes. Elle y est au contraire très sensible. Nous devons absolument veiller à ce qu'elle ne bascule pas dans la radicalisation.
La radicalisation n'est pas, c'est notre conviction, un problème religieux. Pour autant, l'école est bien confrontée à des questions religieuses. Au fond, et c'est ce que je disais tout à l'heure, notre tâche est finalement bien plus simple que celle de l'école ! Intellectuellement, la notion de « sanctuarisation » me laisse un peu perplexe. J'ai du mal à concevoir que l'école, chargée de forger le socle de notre nation, puisse se fermer sur elle-même et se protéger de tout ce qui fait notre vie.
Les réponses que nous devons apporter préventivement concernent la laïcité et les normes sociales. Mais c'est sur ce second volet qu'il y a le plus de problèmes. Je pense notamment aux revendications identitaires, en particulier dans nos quartiers populaires ; des gens sont en grande souffrance.
Je tire une conviction de mes entretiens avec un certain nombre de professeurs : si des jeunes ont récemment refusé d'observer une minute de silence, c'est parce que beaucoup ont le sentiment d'être en marge, de ne pas faire partie de la communauté nationale. Il faut y répondre.
Nous devons aussi nous pencher sur la question des ignorances. Un jeune issu d'une famille très croyante à qui l'on ne cesse de répéter qu'il faut honorer le « Très-Haut » ne sait plus comment se situer quand il a le sentiment que ce Très-Haut est blasphémé. C'est aux adultes, à ses parents, à son entourage de lui expliquer qu'il ne s'agit pas forcément d'un délit. On peut parfaitement tolérer des actes que l'on n'approuve pas : cela fait partie de la vie et de la conscience collective.
Si nous ne prenons pas à bras-le-corps la question de l'appartenance à la communauté nationale, nous passerons à côté d'une dimension importante. Il y a une construction collective à réussir. C'est un défi pour l'école, qui est au coeur de cette problématique.
Mme Marie-Annick Duchêne . - Ma question profonde concerne les nombreux jeunes en déshérence, et pas nécessairement d'un point de vue cultuel, qui se demandent ce que nous leur proposons pour donner un sens à leur vie.
De mon point de vue, vos réflexions vont dans le bon sens. Mais que fait-on quand un jeune manque l'école pendant quinze après-midi sans motif ? Voilà une dizaine de jours, j'ai rencontré la mère d'un collégien dont le bulletin scolaire indiquait six absences justifiées et dix-huit absences injustifiées. Ne sachant pas lire, elle ne comprenait pas ce que signifiait l'expression « absences injustifiées ».Je lui ai proposé d'avoir une rencontre avec le principal du collège.
Mais, plus généralement, que fait-on face à des problèmes aussi délicats ?
M. Pierre N'Gahane . - Je n'ai pas de réponse, madame la sénatrice. Mais je peux éventuellement participer à votre réflexion.
Je pense que l'école a tout intérêt à garder ses fondamentaux, afin de pouvoir participer à la construction d'une conscience collective. Les personnes qui viennent à l'école sont issues de milieux très diversifiés. Les enjeux sont totalement différents.
Lorsque j'ai été nommé préfet délégué pour l'égalité des chances auprès du préfet de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur, la collectivité locale concernée et le gestionnaire des transports à Marseille venaient d'instituer un système de médiateurs dans les bus, à la suite de l'agression d'une jeune fille, grièvement brûlée. L'idée était de nouer un dialogue avec les jeunes susceptibles de créer des incidents majeurs de cette nature. Les médiateurs se sont alors aperçus que certains jeunes n'allaient pas à l'école parce qu'ils n'avaient pas assez d'argent pour prendre le bus ou parce qu'il y avait tellement de problèmes chez eux qu'ils n'y retournaient tout simplement plus.
L'idée d'une « sanctuarisation » de l'école me paraît difficile à admettre philosophiquement. Les gens apportent leurs problèmes - souvent très matériels, sociaux - et leurs attributs dans un milieu qui doit construire le socle commun de la nation, donc être préservé. C'est tout le challenge ! Comment préserver, voire sanctuariser le milieu scolaire, qui accueille des publics aux attributs différents - je le rappelle, ce sont les attributs, cultuels, politiques, familiaux ou non, qui font la personnalité d'un individu - et qui doit construire le socle commun ? C'est extrêmement complexe.
L'une des solutions est que l'école reste tout de même ouverte sur son environnement et qu'elle soit consciente de tels enjeux. De mon point de vue, les dispositions qui sont prises y répondent pour partie. L'école est confrontée à un défi très important. Je pense que nous ne pouvons pas la laisser le relever toute seule.
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont . - Je suis rassurée. À l'issue de cette audition, j'ai l'impression de mieux avoir les éléments en tête.
Dans un premier temps, j'étais un peu perturbée que le secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance vienne s'exprimer devant notre commission d'enquête. Mais vous avez bien remis les choses en place. C'est bien sur la base de la méthodologie du CIPD que vous avez été sollicité. C'est très important pour nous qu'il n'y ait pas d'amalgame ou de raccourci intellectuel.
Je retiens de vos propos, et nous pouvons, je le crois, nous retrouver sur ce point, que les radicalisations sont assez peu liées à des questions cultuelles. Elles tiennent d'abord au fait que certaines personnes sont cassées par notre société. Le problème qui se pose à l'école ne concerne donc pas la laïcité ; il est d'une autre nature. Si des personnes sont cassées, cela tient à des histoires personnelles, à des parcours sociaux.
Dans ces conditions, où se situe le rôle de l'école ? Et, comme je l'avais demandé à votre prédécesseur, ne lui assigne-t-on pas une mission qui la dépasse ?
M. Pierre N'Gahane . - À mon avis, les problèmes qui se posent à l'école concernent, certes, un peu la laïcité, mais, surtout, les normes sociales. Et la radicalisation y est présente ; je ne vais pas dire le contraire.
Dans notre mission, il nous avait été demandé de traiter un seul sujet. Or l'école est confrontée à un ensemble de problématiques. Je pense notamment à la nécessité de trouver un dénominateur commun face à la diversité des identités culturelles ; c'est tout l'enjeu.
De mon point de vue, les questions de sécularisation et de distanciation par rapport au clergé, au regard de nos textes fondamentaux, notamment de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l'État, sont pratiquement réglées - je parle de l'école publique.
En revanche, c'est loin d'être le cas pour les normes sociales. Certains mangent casher ; d'autres mangent hallal. D'autres encore mangent bio ou sont végétariens. Les revendications sont donc multiples ; elles ne concernent pas seulement la viande hallal.
En m'intéressant à l'origine de l'interdiction du porc, je me suis reporté aux textes égyptiens. On l'ignore souvent, mais les chrétiens sont les seuls à s'en être exemptés. Dans la tradition juive, on ne mange pas de porc. Et c'était déjà le cas dans la tradition égyptienne, bien plus tôt. Certes, l'une des sourates du Coran fait référence à la « viande morte » ; le porc est bien identifié en tant que tel. Mais ce n'est pas propre à l'islam, dont le prophète vivait au VII e siècle. L'interdiction du porc s'inscrit donc dans une longue tradition, au point qu'elle n'est quasiment pas une question cultuelle, mais une question de tradition identitaire.
Voilà pourquoi l'enjeu de l'école est tellement important, qu'il doit être partagé au-delà des seuls établissements scolaires.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Je vous remercie de cette audition quelque peu à la marge des sujets dont traite notre commission d'enquête. Je suppose que vous avez également été reçu par la commission d'enquête sénatoriale sur l'organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe ?
M. Pierre N'Gahane . - Tout à fait, ainsi que par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Je vous remercie.
M. Loys Bonod, professeur
de lettres certifié,
auteur du blog
La vie
moderne
( 26 mars 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Mes chers collègues, M. Patrick Gaubert, président du Haut Conseil à l'intégration, que nous devions initialement entendre ce matin, n'a malheureusement pas pu se déplacer, et m'a demandé à être reçu à une autre date.
Nous entendrons donc M. Loys Bonod, professeur de lettres au lycée Chaptal à Paris, dont l'audition avait été envisagée un peu plus tard dans nos travaux. Je le remercie vivement d'avoir pu se dégager avec un préavis aussi bref.
Monsieur Bonod, comme la loi le permet, votre audition fera l'objet d'un compte rendu publié dans le Recueil des travaux des commissions , qui est diffusé en version papier et sur le site Internet du Sénat.
Professeur certifié de lettres, vous enseignez dans le secondaire depuis plus de quinze ans. Aujourd'hui en poste au lycée Chaptal à Paris, vous avez exercé pendant plusieurs années dans des collèges situés en zones d'éducation prioritaires (ZEP), notamment à Marceaux et à Sarcelles.
Vous êtes également l'auteur d'un blog intitulé La vie moderne , que vous décrivez vous-même comme une « chronique de l'école moderne », ainsi que de tribunes sur le site de l'hebdomadaire Marianne . Défenseur de l'école républicaine, vous dénoncez l'excès de pédagogisme, prônez un retour à l'enseignement des fondamentaux et regrettez la perte d'autorité des enseignants.
La commission a souhaité vous entendre pour recueillir votre avis sur l'état de la transmission des valeurs républicaines à l'école et les difficultés rencontrées par les enseignants dans l'exercice de leurs fonctions. Vous pourrez sans doute éclairer nos travaux, à la lumière de votre expérience d'enseignant et en tant que spécialiste de la question scolaire, sur les solutions à mettre en oeuvre pour restaurer la fonction première de l'école : former les citoyens de la République.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Loys Bonod prête serment.
M. Loys Bonod, professeur de lettres certifié, auteur du blog La vie moderne . - Je vous remercie de m'avoir invité, madame la présidente. Je sollicite votre bienveillance car je n'ai pas eu beaucoup de temps pour préparer mon intervention.
Nous avons tous été saisis par les événements de janvier dernier. En réalité, les professeurs n'ont pas été surpris par l'ampleur des réactions des élèves, car nous en parlons depuis longtemps. Dès le 11 septembre 2001 ou lors des émeutes de 2005, nous avons pu connaître des situations analogues. Par ailleurs, nous les vivons au quotidien. J'ai moi-même connu une émeute dans un collège de province.
Nous connaissons donc bien ce sentiment que deux France coexistent et se regardent sans se connaître. Nul ne peut imaginer que les causes de ce phénomène soient uniquement d'ordre scolaire. Néanmoins, notre responsabilité, tout comme la vôtre, est d'examiner dans quelle mesure l'école peut apporter des solutions à cette terrible fracture dans notre République.
Je suis heureux que des professeurs puissent être entendus. Si vous pouviez inviter des instituteurs à s'exprimer...
Mme Françoise Laborde, présidente . - C'est prévu !
M. Loys Bonod . - Je vous recommande également, si vous le pouvez, d'auditionner des professeurs de lycée professionnel. Il ne faudrait pas que les enseignants du secondaire « classique » soient les seuls à représenter ici l'école.
Que constatons-nous ? La lumière jetée sur l'école par ces événements nous incite à la lucidité : regardons ce que devient notre école. Observons, analysons, soyons francs, soyons polémiques, disons les choses clairement et franchement. Nous nous trouvons face à des élèves qui ont des difficultés à s'exprimer, à lire, à comprendre. Je parle non seulement des élèves du primaire, mais également de ceux du secondaire - du collège et même du lycée.
D'après les enquêtes PISA (programme international pour le suivi des acquis des élèves), à peu près 7 % des élèves de quinze ou seize ans, ce qui paraît peu, n'ont pas les compétences de lecture requises des élèves du primaire. L'incompréhension de la République, dont nous cherchons l'origine, commence peut-être ici. Ce phénomène ne concerne malheureusement pas uniquement les publics défavorisés, mais touche l'école tout entière. J'ai enseigné dans différents endroits ; j'ai pu observer, dans les collèges les plus défavorisés comme dans les lycées les plus favorisés, une sorte de délitement, de déliquescence de la compréhension de l'expression, qu'elle soit orale ou écrite, et même de la graphie maintenant. J'ai été tellement frappé par ce constat que j'ai scanné certaines copies de mes élèves en 2006 sur mon site : la graphie d'élèves de quinze, seize, dix-sept, dix-huit ans pose problème. Certains élèvent de cet âge ne savent pas écrire de manière régulière.
Naturellement, lorsqu'on n'a pas cette culture de l'écrit, cette capacité à comprendre, on s'expose à ne pas avoir d'autonomie de pensée. Or donner l'autonomie, émanciper, c'est finalement l'objectif de l'école.
Faute de cette autonomie, on est en quelque sorte asservi à toute pensée semblant présenter une forme d'unité, et sur laquelle on ne pourra pas exercer un esprit critique.
Réfléchissons, par exemple, à l'extraordinaire contenu implicite de l'expression « Je suis Charlie ». Il s'agit d'une expression compliquée à comprendre, qui contient beaucoup d'idées non formulées. Que signifie-t-elle ? Il ne faut pas s'étonner que les élèves recevant « en pleine poire » cette expression éprouvent une sorte de rébellion à son encontre. Je me suis moi-même identifié à cette formule, qui est une sorte d'émotion collective. Mais il n'y a rien d'étonnant que les élèves ne puissent pas comprendre tout l'implicite de cette expression « Je suis Charlie ». D'un côté, il y a une sorte d'incompréhension de la part des élèves ; de l'autre, il y a une incompréhension de la part des autorités. Finalement, « Je suis Charlie », ça ressemble à une injonction.
Il y a également eu l'injonction de la minute de silence. Cette décision a été, à mes yeux, un peu maladroite. Elle témoigne d'une méconnaissance des publics qui sont des déshérités, pour citer François-Xavier Bellamy.
Il y a dans l'école une grande division, une grande fracture. Elle est terrible, elle est attristante, nous la déplorons tous. On cherche souvent à occulter ce débat pour promouvoir une sorte d'unité de façade entre ceux qu'on appelle « républicains » et les pédagogues. Ces deux termes sont évidemment très mal choisis. Bien sûr, nous sommes tous républicains ; bien évidemment, nous sommes tous pédagogues.
Qu'entendons-nous par républicains ? Les républicains, ce sont simplement ceux qui sont reconnaissants à la tradition républicaine de l'école. Ils ne cultivent pas une adoration pour une école idéale, qui n'a au demeurant jamais existé, mais ils éprouvent tout simplement de la reconnaissance pour l'école, grâce à laquelle ils ont pu se hisser jusqu'à devenir eux-mêmes des professeurs. C'est mon cas, comme celui de nombreux collègues. L'école fait encore office d'ascenseur social. Au moins pour certaines populations, devenir professeur, c'est encore un idéal, c'est quelque chose de très beau.
J'en reviens à cette grande fracture entre républicains et pédagogues. Cette bataille est en réalité perdue. Je viens devant vous en perdant : nous avons perdu, nous perdons depuis dix, vingt, trente, quarante ans !
Le collège unique a été mis en place en 1975 ; nous fêtons cette année ses quarante ans. Félicitons-nous d'avoir eu cette noble ambition d'amener tous ces enfants au collège - je ne fais pas partie des gens qui réclament le retour en arrière -, mais faisons le bilan. Pourquoi cela n'a-t-il pas fonctionné ? Pourquoi n'avons-nous pas pu faire de ces élèves des êtres autonomes, doués d'une pensée construite, structurée ?
Pendant des années, on a été plutôt dans le déni. Souvenez-vous, on nous disait encore au début des années 2000 : le niveau monte. Aujourd'hui, même le camp des « pédagogues » verse dans le catastrophisme. Plus personne ne sait ce qu'il convient de faire.
Pour lutter contre ces dérives, il a été proposé d'aller encore plus loin, à savoir d'appliquer de manière encore plus extrême tout ce qui a échoué.
On parle souvent d'une école qui manque de cohérence dans son action au gré des alternances politiques. En réalité, je vois plutôt de la permanence dans l'action politique, qu'elle soit de droite ou de gauche. D'ailleurs, l'idéal républicain, que je représente ici, n'est ni de droite ni de gauche. Je pense à la réforme du lycée, qui a été acceptée aussi bien par la droite que par la gauche. Je pense également au fait d'avoir réduit la voie professionnelle de quatre ans à trois ans, ce qui n'a pas été remis en cause après le changement de majorité.
Cette permanence politique s'exprime, par exemple, à travers cette idée d'ouverture de l'école. À l'heure où on parle de sanctuarisation, il faudrait ouvrir l'école. En réalité, en voulant ouvrir l'école, nous avons pratiqué l'enfermement. On renonce à instruire, à enseigner la langue française, la culture, l'histoire, les connaissances. Évidemment, je suis un peu caricatural lorsque je dis cela, car les professeurs s'évertuent à enseigner. Cependant, on nous demande d'y renoncer.
Après avoir constaté que le collège unique ne fonctionnait pas, on n'a pas analysé les vraies raisons de l'échec, mais on en a trouvé d'autres. On a mis en place une entreprise de déconstruction de l'école. Bizarrement, elle passe par la notion de constructivisme, qui a déjà été abordée devant votre commission par François-Xavier Bellamy. Le constructivisme repose sur l'idée que l'enfant doit apprendre à apprendre seul et que le professeur n'est plus qu'un guide, un accompagnateur, un médiateur.
On a fixé comme objectif le refus du cours magistral, du principe même de la classe - je vous invite à consulter des revendications de fédérations de parents d'élèves -, de l'effort, au fond. L'idée de plaisir revient à de nombreuses reprises dans les programmes du collège depuis les années quatre-vingt-dix. On a accusé l'école d'élitisme ; on a voulu la rendre ludique. Évidemment, on a abandonné l'idée d'autorité.
Et, surtout, on a créé de faux débats ! Il y a toujours l'idée de la formation des enseignants : les enseignants ne sont jamais bien ni assez formés, jamais comme il faudrait. Tout le monde sera d'accord sur ce point, sachant que le mot « formation » ne veut rien dire en tant que tel. Il convient d'y réfléchir.
Pour vous citer les exemples les plus récents, on a considéré récemment que l'école n'était pas assez bienveillante, que la notation était un problème, que terminer l'école à 16 heures 30 constituait forcément une forme de traumatisme. Ce sont évidemment de faux problèmes. On a également considéré qu'il fallait apprendre l'anglais très tôt, à un âge où les enfants ne maîtrisent même pas leur propre langue...
On a accusé l'école d'organiser une forme de ségrégation. Il est vrai qu'il existe des inégalités terribles à l'école ; on l'observe dans certains collèges. Cependant, ce n'est pas l'école qui est ségrégative. C'est ce qu'elle n'apporte plus qui crée une forme de ségrégation. Il va falloir y réfléchir de manière précise. Ce n'est pas en programmant des conventions d'éducation prioritaire à Sciences Po, par exemple, que l'on va créer de l'égalité. En réalité, on crée une égalité factice.
Ces faux débats nous empêchent de voir ce qui devrait faire l'objet d'un vrai débat et à quel point l'école est dans le déni du réel. La première chose à faire serait une prise de conscience.
J'entendais notre ministre dire récemment que l'école était dans une impasse. Or le baccalauréat est obtenu aujourd'hui par 77,4 % d'une génération, une proportion inégalée dans l'histoire de la République. Comment concilier cette réussite avec l'impasse que l'on nous présente par ailleurs ? Nous sommes dans une forme de schizophrénie : le niveau monte ; le redoublement est supprimé ; les examens n'ont plus de valeur en soi ; les appréciations sont supprimées sur les bulletins des élèves. Les élèves ne sont pas dupes de ce à quoi on essaie de leur faire croire, c'est-à-dire à une réussite factice. On est dans la fiction de la réussite scolaire. Faute d'avoir réussi une vraie démocratisation de l'école, on fait semblant. Non, ne faisons pas semblant ! Nous devons nous accrocher à une égalité des chances qui ne soit pas de façade, qui ne suppose pas que tout le monde réussisse à égalité à la fin, ce qui n'est pas possible. Si l'on entend par réussite que tout le monde puisse se sentir appartenir à la République, oui, il s'agit de la vraie égalité des chances.
L'égalité des chances, c'est évidemment une égalité des chances au départ. Nous devons lutter contre la reproduction sociale, contre les inégalités, bien entendu. Mais, pour cela, il va falloir que l'école prenne à bras-le-corps la difficulté scolaire, au lieu de créer un déni dont les élèves ne sont pas dupes et qui crée chez eux une immense frustration.
Les vrais débats sont très nombreux.
Évidemment, il y a le regard porté sur l'enseignant d'une manière générale : déconsidéré, pas si bien payé que cela, mal soutenu, accusé d'être mal formé, de vouloir travailler tout seul... Mais c'est toute la dignité du métier d'enseignant que de travailler seul, je le revendique hautement ! Vouloir m'obliger à travailler en équipe, c'est considérer que je suis insuffisant. Je ne suis pas insuffisant : j'ai ma dignité de professeur de la République, et les élèves doivent le savoir.
Nous avons, avec le collège unique, diminué le nombre d'heures de français, alors même que pour conduire au collège des publics qui en étaient si éloignés, nous aurions dû déployer un effort immense. Cette diminution horaire commence en 1975, l'année de ma naissance. Un élève de quatrième aujourd'hui a suivi autant d'heures de français qu'un élève qui sortait de CM2 en 1975. Autrement dit, trois années d'enseignement ont disparu.
Au-delà de cet aspect quantitatif, il y a évidemment la façon d'enseigner, les modalités pratiques. Les professeurs ont plus de classes, donc plus d'élèves, plus de devoirs à corriger. Lorsque l'on diminue les horaires dans une matière, le professeur enseigne à plus de classes, il est moins disponible pour les élèves, tout en recevant l'injonction de personnaliser son enseignement.
Pour ce qui est de la façon d'enseigner, les nouvelles pédagogies ont déconstruit l'école, de sorte que l'on a organisé la faillite. On a créé un échec scolaire artificiel en France. Faisons-en le constat, observons-le lucidement !
Les mesures qui sont prises actuellement par le Gouvernement ne me rassurent pas ; elles m'inquiètent. À mes yeux, elles ne font que poursuivre dans la même voie qu'auparavant. Nous sommes dans la détestation des disciplines, dans les atteintes à la liberté pédagogique. Nous ne pouvons pas attirer dans ce métier des professeurs si nous en faisons des ouvriers.
Il faut que les élèves déshérités - c'est une tournure rhétorique, bien entendu - puissent avoir de nouveau espoir en l'école, qu'ils ne se sentent pas dupes, qu'ils ne la perçoivent pas comme un piège, un leurre.
Nous nous fixons des objectifs irréalistes : la scolarité obligatoire est dans les faits quasiment fixée à dix-huit ans. L'objectif suivant est de mener 50 % des élèves au niveau de la licence : mais que ne revalorisons-nous pas les études professionnelles courtes ? Pourquoi un baccalauréat professionnel serait-il moins valorisant qu'un baccalauréat général ? Reconsidérons notre école, n'ayons pas qu'un seul objectif, ne mesurons pas l'égalité des chances et la réussite à la seule possibilité d'obtenir un bac général et de poursuivre des études en filière générale. Il faut évidemment revaloriser le baccalauréat professionnel, et pas uniquement pour les déshérités ! D'où qu'on vienne, on doit pouvoir obtenir un baccalauréat professionnel sans être déshonoré.
Laissons le temps à l'école ! Ce ne sont pas des petites mesures qui vont tout bouleverser. On le sait bien, l'école ne changera pas en deux ans, en trois ans, voire en cinq ans. Si on veut vraiment transformer l'école, il va falloir s'inscrire dans une perspective de dix ans, quinze ans, peut-être plus. Le temps scolaire n'est pas le temps médiatique ou le temps politique, il faut en avoir conscience. Faisons preuve de lucidité. Et si l'école ne peut pas tout, elle peut beaucoup !
Mme Françoise Laborde, présidente . - Je vous remercie de ce propos liminaire intéressant...
M. Gérard Longuet . - Tonique !
Mme Françoise Laborde, présidente . - ... tonique, voire provocateur par moments.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Nous vous remercions de dire les choses telles que vous les ressentez. Tout le monde ne perçoit pas la situation de la même manière mais il est important de susciter le débat.
Vous évoquez les difficultés au collège et au lycée, je pourrais vous parler de celles de l'université. En tant qu'enseignant à l'université, il m'arrive de lire des copies catastrophiques. Soit on est dans le déni et l'on se dit que tout va bien en se focalisant sur un étudiant qui réussit, soit on accepte la réalité et l'on se rend compte que 70 % des étudiants n'arrivent plus à écrire correctement à l'université.
Au gré des dénominations, il y a eu le collège unique, le collège pour tous, la réussite pour tous, le collège ouvert vers la vie, etc. Je cite souvent l'exemple du sport : on croit qu'en mettant des faibles et des forts ensemble on va permettre aux faibles d'être meilleurs puis aux forts d'être encore meilleurs. En réalité, les forts deviennent de plus en plus forts et les faibles de plus en plus faibles. La distance s'accroît, ou alors on baisse le niveau d'exigence du cours. Il faut tenir compte de cette réalité.
Vous avez également mentionné le pédagogisme. Je pense en particulier à un enseignant de la région lyonnaise qui a eu un écho très favorable auprès des enseignants du primaire, qui a trompé les enseignants et a considéré comme une révolution copernicienne le fait de placer l'enfant au centre du processus éducatif. On ne parlait plus des matières ; il fallait que l'enfant soit bien, soit heureux. À cet égard, nous avons tous une responsabilité. Sans doute la responsabilité incombe-t-elle aussi, vous l'avez dit, à tous les gouvernements, de droite comme de gauche, qui ont accepté ce délitement. Le rôle de notre commission d'enquête, c'est d'y réfléchir. Les uns et les autres évoquent souvent le travail sur les grandes oeuvres, la notion d'effort, etc. Mes collègues vous interrogeront sans doute sur ces différents aspects.
Pensez-vous qu'il existe une dégradation du climat scolaire ? Si oui, la perte d'autorité des enseignants et le défaut de discipline à l'école vous paraissent-ils pouvoir l'expliquer ?
Certains enseignants nous ont dit ne pas se sentir suffisamment préparés ni parfois soutenus par leur hiérarchie face à la contestation des valeurs républicaines. Comment les accompagner dans leur mission de formation des citoyens ?
De manière générale, comment l'école peut-elle transmettre les valeurs républicaines ? Le contenu des enseignements et l'organisation de la vie scolaire au sein des établissements vous semblent-ils adaptés ?
Enfin, comment associer plus directement les parents dans la transmission des valeurs républicaines ?
M. Loys Bonod . - Il y aurait beaucoup à dire sur le programme PISA, bien entendu, mais je voudrais souligner un facteur que j'ai relevé en lisant très attentivement le rapport 2012 et qui n'est évoqué par personne : la France a l'un des moins bons niveaux de discipline de tous les pays de l'OCDE, et se situe, si je me souviens bien, cinquante-neuvième sur soixante-quatre. Pour cette enquête, il est demandé aux élèves combien de temps le cours met à commencer, si le professeur est écouté, etc. Il en ressort que le climat de discipline est catastrophique en France. Tous les professeurs en ont fait l'expérience, notamment dans les établissements difficiles. Il faut dix minutes pour commencer un cours et n'importe quelle interruption vous empêche de poursuivre pendant dix minutes... Au total, sur une heure en théorie, vous pouvez réellement faire cours une demi-heure, ce qui est terrible. On parle des horaires de cours, mais il faut aussi tenir compte de la pratique.
Dans ces conditions, il faut évidemment s'interroger. Je ne fais pas partie des tenants d'une école du père Fouettard ou du retour aux châtiments corporels. Simplement, nous devons prendre conscience qu'à force d'abandonner les professeurs face à ces classes nous avons créé ce climat et cette ségrégation.
Sur la question du soutien des enseignants, j'ai pu constater, lorsque j'étais en poste dans des établissements difficiles, à quel point c'est un facteur crucial. L'établissement dans lequel je suis resté le plus longtemps avait un chef d'établissement à poigne, qui se manifestait, qui venait dans la cour, qui rencontrait les élèves, qui, tout simplement, était connu de ces derniers.
Il faudrait peut-être s'interroger sur le mode de recrutement de nos chefs d'établissement, même si certains d'entre eux sont parfaitement compétents. J'ai en effet rencontré des chefs d'établissement qui faisaient preuve d'une grande servilité à l'égard de leur hiérarchie et qui étaient, par conséquent, dans le déni.
Lors de l'émeute dont je vous ai déjà parlé, j'ai reçu des coups. La principale du collège m'a interpellé en me disant que je prétendais avoir reçu des coups, mais que je n'avais pas fait de rapport. Ainsi, tant que ce rapport n'était pas fait, c'est comme si les coups n'avaient pas existé ! On attend d'un chef d'établissement qu'il nous fasse confiance et non qu'il nous demande de faire un rapport pour nous croire ! On attend d'un chef d'établissement qu'il ne nous dise pas que la voix de l'élève est l'égale de celle du maître, comme j'ai pu l'entendre à de nombreuses reprises.
Je le répète, le recrutement des chefs d'établissement est une question importante : dans un établissement difficile, la nomination d'un bon chef d'établissement permet déjà d'engager une remise en ordre, de relancer les choses. Il faut lui donner une stabilité, pour qu'il ne soit pas obligé de changer d'établissement au bout de cinq ans, comme c'est le cas actuellement.
Il faut aussi assurer la stabilité des équipes, qui est un des moyens permettant aux professeurs de se sentir soutenus. L'instabilité des équipes est l'un des grands problèmes de l'école actuelle. Pour que les équipes soient stables, il faut les choyer, afin qu'elles se sentent bien dans les établissements difficiles. Il faudrait, par exemple, leur accorder une petite remise de service, de quelques heures, sans exiger quoi que ce soit en contrepartie, comme c'est le cas actuellement où on n'hésite pas à culpabiliser les équipes de ne pas bien faire leur travail. Il faut leur prévoir des emplois du temps aménagés pour qu'elles puissent respirer.
Cette « respiration » est nécessaire pour donner envie aux enseignants de rester dans ces établissements. Ce ne sont pas nécessairement des primes, de l'argent ou des points pour partir qui permettront le maintien des équipes. Je le redis, elles doivent se sentir bien et être choyées. Si j'avais ressenti cela, si je m'étais senti soutenu, si on m'avait valorisé en tant que professeur au lieu de me culpabiliser, je serais sans doute resté dans ces établissements.
Toujours sur la question du soutien des enseignants, j'observe que depuis des années, la discipline telle qu'elle s'établit dans les établissements a été, en quelque sorte, « dégradée ». On a accepté des choses inacceptables. J'ai été dans des établissements où un élève pouvait se voir infliger 70 rapports ! Cela n'a absolument aucun sens ! Je ne dis pas qu'il faut une école punitive, mais les élèves doivent voir les conséquences d'un seul rapport. Les élèves attendent cela et le demandent même, car ils ont besoin de cadres.
Les problèmes de délinquance ou d'incivilités dans les établissements scolaires sont liés au fait qu'on a laissé faire, qu'on a exposé les élèves à des sanctions purement théoriques. Certains continuent à brandir, par exemple, l'exclusion définitive d'un établissement comme une sorte de peine de mort. Mais elle conduit simplement à l'affectation de l'élève dans un autre établissement, ni plus ni moins. L'élève, et ses camarades, doit savoir jusqu'où il peut aller. Il n'est pas nécessaire de prévoir de nouvelles sanctions, il suffit d'appliquer celles qui sont déjà à notre disposition.
Autre élément qui m'a toujours choqué en tant que professeur, c'est le fait que les dossiers scolaires des élèves soient « réinitialisés » chaque année. Le dossier d'un élève qui a brûlé des poubelles en juin redeviendra vierge en septembre. On doit pouvoir juger du dossier scolaire d'un élève sur un temps long. Il n'y a aucune raison que des élèves puissent bénéficier d'une sorte de mansuétude automatique les autorisant à continuer leurs incivilités.
J'en viens à la question de la transmission des valeurs républicaines. Je fais partie de ceux qui pensent que l'école n'a pas vocation à transmettre des valeurs. Elle a vocation à émanciper du milieu familial et d'elle-même et à permettre aux élèves de devenir des êtres autonomes. L'autonomie de pensée, l'esprit critique, la culture : voilà les éléments qui sont à même de donner aux élèves le sentiment de faire partie de la République, d'un pays. Les élèves doivent de nouveau faire confiance à l'école.
Je ne crois pas que des cours de citoyenneté servent à quoi que ce soit, ni même, à la vérité, qu'ils aient le moindre sens.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Sur l'autorité, je peux entendre un certain nombre de choses. En effet, il suffit d'appliquer les règles existantes. Sur les valeurs républicaines, j'avoue que vous me laissez sans voix !
M. Gérard Longuet . - C'est sa réponse ! L'intervention de M. Bonod était passionnante et réjouissante, il est vrai, mais pleine de contradictions.
Vous ne souhaitez pas être un ouvrier, ce que je comprends parfaitement. Néanmoins, dans le même temps, vous voulez être soutenu et même « choyé », pour reprendre votre terme. Vous souhaitez des dirigeants qui dirigent, ce qui pose en réalité la question de la communauté scolaire : le professeur est indépendant, mais il ne peut pas être seul.
Par ailleurs, vous avez fait une remarque technique très importante : un professeur a trop de visages en face de lui, ce qui signifie, implicitement, qu'il n'y a pas assez de suivi de chaque élève. Ceux-ci ne sont, par ailleurs, pas suivis d'une année sur l'autre : il n'y a pas d'historique. Quelle serait donc l'organisation des établissements scolaires qui vous séduirait en termes de relations entre enseignants, dirigeants et parents ?
Enfin, je soulignerai une contradiction. Vous dites que vous êtes là non pour transmettre des valeurs, mais pour émanciper. Mais pour émanciper, il faut transmettre des valeurs !
Mme Françoise Cartron . - Tout d'abord, contrairement à M. Longuet, j'ai trouvé votre intervention non pas réjouissante, mais attristante. Vous nous décrivez une école en perdition, avec des élèves « déshérités », laissés à l'abandon, tout comme les enseignants. La réalité est tout de même, me semble-t-il, beaucoup plus nuancée.
Ensuite, je trouve que vous êtes pétri de contradictions ou que vous portez un regard nostalgique sur un temps béni qui a pu exister il y a cinquante ans. Vous décrivez une autorité, un maître respecté, écouté, valorisé, qui avait une véritable place dans la société. Tout cela est exact, mais, voilà, le monde a changé ! Je ne crois pas que la nostalgie soit la réponse aux changements actuels de notre société.
Vous dites qu'il est difficile de devoir faire parfois dix minutes de discipline avant d'enseigner votre matière. Certes, mais les enfants qui écoutaient en classe sans broncher étaient aussi ceux qui, dans leur famille, ne prenaient pas la parole à table et ne discutaient pas. Tout était lié ! Aujourd'hui, la famille a évolué - et je ne parle même pas des familles recomposées. Comment peut-on penser que le système, que vous jugez efficace, qui prévalait il y a cinquante ans puisse aujourd'hui s'appliquer à des enfants évoluant dans un contexte tout à fait différent ?
Vous avez aussi tenu un autre propos contradictoire. Vous avez raillé le mot de bienveillance.
M. Loys Bonod . - Car il laisserait entendre que nous ne sommes pas bienveillants !
Mme Françoise Cartron . - Pourtant, vous revendiquez cette même bienveillance envers les enseignants.
Derrière ce mot, ce que nous préconisons comme attitude à l'égard des élèves, ce n'est pas du laxisme, ce n'est pas dire que tout va bien. Nous voulons porter une exigence, mais de la même manière que vous réclamez cette bienveillance à l'égard des enseignants.
Par ailleurs, vous avez employé des mots trop forts, comme la « détestation de la discipline ». Heureusement, il y a encore des professeurs qui valorisent la discipline qu'ils enseignent, qu'ils aiment et qu'ils veulent transmettre.
De même, vous avez été excessif en abordant le sujet de la minute de silence. Vous avez souligné, comme d'autres l'ont fait en employant des termes différents, qu'elle avait été mal comprise par « les déshérités ». Mais la question ne se pose pas uniquement pour les déshérités ! C'est toute la problématique de l'adolescent qui doit se soumettre à une injonction qui ne lui a pas été expliquée. Le propre d'un adolescent, c'est de se révolter, qu'il soit ou non déshérité !
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont . - Je pourrais reprendre quasi intégralement, hormis la remarque de M. Longuet sur le côté joyeux de votre intervention, les propos de mes collègues.
On peut partager un certain nombre des constats que vous avez posés : le nombre trop élevé d'élèves dans les classes pour permettre un enseignement personnalisé, la nécessité d'une autorité, le rôle du chef d'établissement, etc. Pour autant, votre approche de la situation de l'éducation nationale n'est pas la même que la nôtre certainement en raison du fait que nous incarnons des générations différentes.
Mes collègues et moi sommes membres du Sénat : c'est une fonction politique, et non un métier. Nous avons tous exercé des métiers par ailleurs, parfois jusqu'à très récemment. Parmi nous, on trouve des enseignants, notamment du supérieur ou du secondaire, et force est de constater que nous ne nous sommes pas reconnus totalement dans le tableau que vous avez dépeint.
Je passerai sur certaines antinomies qui ont été relevées par mes collègues. Je voudrais relever que les enseignants, dont vous faites partie, sont fonctionnaires. Ils ont une éthique de conviction et une éthique de responsabilité. Les enseignants ne sont pas des libéraux. Vous évoquez l'atteinte à la liberté pédagogique que constitue l'obligation de travailler en équipe, laquelle reviendrait à nier votre identité de professeur : mais, monsieur Bonod, ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas comme cela que nous concevons - et nous sommes nombreux - le métier d'enseignant.
L'enseignant, ce n'est pas juste une singularité devant une classe : c'est cela, mais bien autre chose. Il faut des transversalités. Il faut que l'émancipation, qui est le rôle de l'école, soit aussi construite dans la collégialité, car nul ne détient l'intégralité de la possibilité d'émancipation.
Cela signifierait que vous êtes opposé au fait que certains enseignants travaillent ensemble pour faire face aux difficultés, que des professeurs de philosophie s'associent à des professeurs de biologie pour montrer les corrélations entre leurs deux matières. J'avoue que je ne comprends pas votre propos. J'aimerais que vous nous apportiez quelques précisions, car, après vous avoir entendu, j'ai l'impression que l'homme est une espèce ratée et la vie une cause perdue.
M. Loys Bonod . - Pas du tout !
Mme Marie-Annick Duchêne . - Je partage globalement les points de vue exprimés par les uns et les autres. Je m'en tiendrai donc à des considérations techniques.
Selon vous, il faut insister sur la lecture et il y a un problème de vocabulaire - je ne le conteste pas - et de graphie. Le souci, à l'école élémentaire, c'est que les inspecteurs de l'éducation nationale ont des directives pour imposer tel ou tel point de vue. Or beaucoup d'enseignants prennent l'élève totalement en charge, acceptent de le remettre à niveau, mais, ce faisant, ils se font mal voir par l'inspection. Comment faire alors, sachant que nous voulons tous que l'élève sache lire, s'exprimer avec suffisamment de vocabulaire et écrire ? C'est un problème de hiérarchie.
M. Loys Bonod . - Je répondrai aux questions dans l'ordre où elles m'ont été posées.
Évidemment, je me suis montré très provocateur quand j'ai parlé des valeurs républicaines qu'il ne fallait pas transmettre. En réalité, je me réfère à Condorcet. S'il faut penser l'école républicaine, il faut se référer non pas à Jules Ferry, mais plutôt à Condorcet.
Pour lui, l'école avait vocation à émanciper et la République n'était pas une donnée universelle permanente mais, au contraire, elle devait sans cesse se réinventer. Si j'ai tenu ces propos sur les valeurs, c'est parce que je me méfie de ce mot, de la signification qu'on peut lui donner. Rien de plus ! L'école doit permettre à la République de se réinventer sans cesse.
M. Gérard Longuet . - J'avais bien décelé dans vos propos un certain goût pour la provocation plutôt qu'une conviction personnelle... La liberté individuelle est toujours à conquérir et à reconquérir !
M. Loys Bonod . - Vous jugez contradictoire de ma part de réclamer de la bienveillance à l'égard des professeurs et de railler celle dont il faudrait faire preuve à l'égard des élèves.
J'éprouverais la plus grande honte à ne pas être bienveillant l'égard de mes élèves. Imaginez combien il peut être violent de nous demander que l'école devienne bienveillante : elle l'est, nous sommes bienveillants, nous voulons le bien des élèves qui sont devant nous. Prétendre nous imposer d'être bienveillants, c'est porter atteinte à notre dignité. C'est pour cette raison que ce message est terrifiant : c'est une façon de plus de jeter l'opprobre sur les professeurs de la République.
Quelle organisation me séduirait le plus ? Je suis là pour alerter, observer, constater, je ne suis pas dans un ministère. Je vous ai indiqué de petites pistes. Je rêve d'une école qui ferait bénéficier ses élèves - au moins ceux des zones d'éducation prioritaire - des mêmes horaires, des mêmes conditions d'enseignement que ceux qui avaient cours avant la mise en place du collège unique. Puisque nous n'avons pas les moyens de notre école actuelle, faisons au moins cet effort pour mettre en place des réseaux d'aide spécialisée aux élèves en difficulté (RASED) dans les quartiers déshérités, pour y envoyer des accompagnants, pour que les professeurs y soient plus nombreux dans les classes.
En 1975, un professeur certifié en sixième se voyait confier deux classes. Il pouvait ainsi connaître chacun de ses élèves, les suivre. Aujourd'hui, un professeur certifié se voit confier quatre ou cinq classes. Dès lors, comment voulez-vous qu'il soit possible d'assurer le suivi personnalisé de 100 ou 120 élèves, de répondre à cette injonction de personnalisation ?
S'il fallait définir une priorité pour les ZEP, ce serait de fournir un effort extraordinaire en faveur de l'apprentissage du français et de revenir sur le « moins d'école » qui a cours actuellement.
Avec la semaine de quatre jours, on est passé à vingt-quatre heures de cours hebdomadaires en primaire. Malgré le retour à la semaine de quatre jours et demi, on en est resté à ce chiffre, le plus bas de l'histoire de la République ! Et l'on s'étonne que les élèves ne sachent pas grand-chose ! Malgré tout, on leur impose de l'anglais, de l'histoire de l'art, on leur demande maintenant - c'est la nouvelle lubie - de s'initier au code informatique. Comment voulez-vous que cela fonctionne ?
Je ne suis pas nostalgique, je suis tourné vers demain ; l'école des années trente ou des années cinquante, qui était inégalitaire, sexiste, nationaliste - en tout cas celle des années trente - ne me fait pas du tout envie. Néanmoins, on peut y trouver de bonnes choses : le respect du maître, bien sûr, son autorité, la confiance qu'on pouvait avoir en lui - je ne vois pas pourquoi on devrait y renoncer -, la capacité à enseigner la lecture et l'écriture très rapidement. Jean Zay s'inquiétait que certains élèves ne maîtrisent pas la lecture fluide en sortant du CE2... Aujourd'hui ce sont des élèves de lycée qui ne la maîtrisent pas ! Il faudrait renoncer à ces objectifs parce qu'ils datent ? Il n'y a aucune raison ; ils ont un caractère permanent. L'émancipation commence par l'apprentissage de l'écriture, de la lecture, une lecture qui ne soit pas un ânonnement, qui permette la compréhension.
J'en viens à la détestation de la discipline.
Nous vivons actuellement une réforme du collège qui porte terriblement atteinte aux différentes disciplines : après avoir réduit les heures consacrées à chacune d'entre elles, il s'agit, dans ce projet, de poursuivre dans cette voie. Pensez-vous réellement que j'invente ? Non, je fais un constat, j'observe cette détestation. Faisons confiance aux professeurs !
Par ailleurs, je ne m'oppose pas au travail en équipe. Ce serait absurde. Je dis simplement qu'on ne doit pas l'imposer. Le travail en équipe doit reposer sur la confiance de l'enseignant. Or, tel qu'il est conçu, tel qu'il a déjà été mis en oeuvre par le passé à l'école, il vient d'en haut, il est imposé. On ne fait pas confiance à l'enseignant, on estime qu'il est insuffisant. Faites confiance à l'enseignant ! Un professeur qui est au fait de sa matière est parfaitement capable de faire le lien entre celle-ci et d'autres. La transversalité, il connaît !
Compte tenu des moyens dont dispose actuellement l'école, il n'est pas possible de payer les professeurs pour assurer suffisamment d'heures de cours ; partant, peut-on vraiment dégager du temps pour organiser des ateliers qui vont durer six mois ? Car c'est bien ce qui se prépare avec les pratiques interdisciplinaires : des projets ponctuels d'une heure et demie qui vont dévorer une énergie folle chez les professeurs et les empêcher d'assurer leur travail dans leur propre discipline.
Je vous donne un exemple absurde d'interdisciplinarité. On a demandé à des élèves d'étudier un tableau qui représentait Narcisse se mirant dans l'eau. Au nom de l'interdisciplinarité avec les mathématiques, on leur a demandé d'en observer la symétrie axiale. C'est absurde ! Quel intérêt d'étudier la symétrie axiale d'une image représentant Narcisse ? On veut donner du sens, mais tout cela est factice. Le sens vient des disciplines professées qui sont approfondies et maîtrisées par les élèves. Rien de plus !
S'agissant des inspections, je suis le premier à être attristé par le sort qui est réservé aux enseignants du primaire. Leurs rémunérations sont indignes, ils sont surveillés, obligés de faire des cours en cachette. C'est terrifiant. De fait, il est de plus en plus difficile de les recruter. Les rythmes scolaires les ont dépossédés de leur classe et, au nom de l'interdisciplinarité, on leur demande d'enseigner l'anglais, même s'ils ne le pratiquent pas. Voyez les chiffres : alors que les petits Français sont désormais formés à l'anglais depuis le cours préparatoire - auparavant, l'apprentissage commençait en CM2 -, leur niveau en langue ne fait que baisser. On a voulu avoir le beurre et l'argent du beurre, le français et l'anglais, et finalement on n'a rien !
Mme Françoise Laborde, présidente . - Qu'entendez-vous par « cours en cachette » ?
M. Loys Bonod . - Par « cours en cachette », j'entends par exemple les cours qui ne sont pas mentionnés sur le rapport qui sera fait à l'inspecteur. Cela veut dire que les enseignants ne vont pas suivre exactement les programmes, qu'ils passeront beaucoup moins de temps à enseigner l'anglais ou l'histoire de l'art, mais qu'ils essaieront de systématiser les apprentissages.
En conclusion, pour m'intéresser actuellement au numérique, je m'aperçois que, tel qu'on veut le faire entrer à l'école, il est une façon de réactiver toutes ces pédagogies que j'estime nocives : le constructivisme, le socioconstructivisme, la pédagogie nécessairement par projets, la ludification. À mon sens, en allant ainsi encore plus loin que ce qui a été fait jusqu'à présent, on va dans le mur.
Je veux vous donner un exemple très concret.
Le ministère a mis en place un dispositif appelé « D'Col » qui consiste, non pas à permettre à des élèves d'établissements défavorisés de bénéficier de professeurs supplémentaires, d'heures de soutien, d'un accompagnement par des surveillants qui seraient formés à cet effet, mais à les mettre devant un ordinateur équipé d'une interface du CNED, le Centre national d'enseignement à distance. Voilà ce qu'on est en train de faire dans les quartiers défavorisés !
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont . - Ce n'est pas vrai !
M. Loys Bonod . - J'estime honteux de demander à des élèves, parce qu'ils sont en difficulté, de consulter le site du CNED. Ce n'est pas la mission de l'école de la République.
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont . - On peut vouloir être provocateur - cela stimule l'esprit, cela fait évoluer la discussion, et c'est très positif -, mais tout ce qui est excessif est dérisoire.
M. Loys Bonod . - D'Col, c'est excessif !
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont . - Nous sommes un certain nombre à être également des élus locaux, responsables d'exécutif. À ce titre, nous équipons en ordinateurs des établissements scolaires : des écoles primaires quand on est maire, des collèges quand on est président de département, des lycées quand on est président de région.
Je rencontre régulièrement des enseignants, je suis moi-même enseignante, et je peux vous dire que vous êtes le premier qui tient de tels propos sur l'informatique et les nouvelles technologies. Celles-ci ne sont pas du tout déifiées ; elles sont considérées non comme un substitut aux professeurs, mais comme un complément.
Quoi qu'on en pense, les enfants baignent dans ce milieu et vouloir faire en sorte que l'école soit coupée de la réalité extérieure de la vie des enfants serait un leurre et un grand danger, me semble-t-il.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Je vous remercie, monsieur Bonod. Vous nous avez fait part d'un point de vue quelque peu différent de celui que nous entendions jusqu'à présent. Nous continuerons à poser des questions aux professeurs, à nous entretenir avec eux lorsque nous nous rendrons sur le terrain.
* * *
Pour mémoire, le 26 mars 2016, la commission d'enquête a également entendu M. Vincent Peillon, ancien ministre de l'éducation nationale .
À la demande de l'intéressé, il a été procédé à huis-clos, le compte rendu de cette audition ne sera donc pas publié.
M. Laurent Bigorgne, directeur de l'Institut Montaigne
( 2 avril 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Nous débutons nos auditions ce matin avec M. Laurent Bigorgne. Diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris et agrégé d'histoire, vous avez occupé différents postes de direction à Sciences Po Paris. En 2008, vous avez été détaché auprès de la London School of Economics , avant de devenir directeur des études puis directeur général de l'Institut Montaigne en novembre 2010. Dans ce cadre, vous avez publié en 2011, sous le titre de Banlieue de la République , une enquête de terrain qui montrait le rôle fondamental de l'école dans les quartiers de Clichy-sous-Bois et de Montfermeil. Selon vous, dans quelle mesure l'école peut-elle encore s'acquitter de sa mission de transmission des valeurs républicaines ? À quelles difficultés les enseignants sont-ils confrontés ? Quelles solutions contribueraient à rétablir l'école dans sa mission d'intégration et de formation des futurs citoyens ?
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Laurent Bigorgne prête serment.
M. Laurent Bigorgne, directeur de l'Institut Montaigne . - Il n'est pas sans paradoxe de traiter d'un sujet qui court depuis si longtemps. Un observateur étranger ne pourrait que s'étonner de constater qu'on est revenu en 2015 au point où nous avaient laissés les événements de l'automne 2005. Il s'interrogerait certainement sur ce que nous avons fait, pas fait ou mal fait pendant dix ans. Ce sentiment de répétition insupportable est au fond assez normal dès lors que l'on examine les grands indicateurs du tableau de bord de l'état de notre jeunesse. Si l'on croise les données nationales de la Direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP), qui est l'INSEE de notre éducation nationale, avec les programmes d'évaluation des acquisitions à neuf ans et à quinze ans - programme PIRLS de l'Université de Boston et classement PISA - notre système éducatif apparaît toujours moins performant, toujours plus inégalitaire. Un sociologue réputé a établi que les résultats en sixième sont les meilleurs prédicteurs de la délinquance.
Au premier rang des politiques publiques en déshérence figure l'apprentissage des moins qualifiés. Le taux de chômage des jeunes a augmenté de manière beaucoup plus forte dans notre pays que chez la plupart de nos voisins, représentant en moyenne deux fois et demie celui de la population active. Ces faibles performances s'accompagnent de fortes inégalités, nos politiques publiques allant parfois jusqu'à fragiliser l'un des piliers de nos valeurs républicaines.
Notre pays est le seul en Europe et dans l'OCDE à cumuler cinq handicaps. Un système éducatif peu performant y fige très tôt la trajectoire future des élèves. Aucun dispositif privé ne parvient à récupérer l'échec scolaire, l'apprentissage concernant de moins en moins de jeunes non qualifiés. La formation professionnelle est déficiente, car le dispositif échoue à concentrer les moyens sur ceux qui en ont le plus besoin. La démographie dynamique fait que nous envoyons au front de l'échec scolaire et professionnel un nombre toujours plus important de jeunes. Enfin, nous sommes un pays de tradition migratoire. Tels sont les détonateurs d'une puissante bombe à retardement.
On estime à 150 000 par an les jeunes de 15 à 29 ans qui sortent du système sans diplôme à seize ans, soit un stock de 2 250 000 individus sur une génération. Selon les chiffres produits par le Conseil d'analyse économique (CAE) il y a deux ans, il y a en France 2 millions de jeunes qui ne sont ni en emploi, ni en formation, ni à l'école. Dans le meilleur des cas, sur l'ensemble d'une génération, 250 000 trouveront un travail, soit 10 % seulement dont on pourra dire qu'ils auront une vie sociale normale.
Le manque de continuité dans la conduite des politiques publiques est certainement un facteur d'explication de ce faible niveau de performance. Combien de ministres de l'éducation nationale, combien de directeurs généraux de l'enseignement scolaire se sont succédé en dix ans ? Qu'on ne vienne pas dire aux citoyens que l'on déploie sur le terrain un effort continu ou une vision à long terme. Les enseignants seraient bien en peine de faire l'historique de tous les dispositifs de remédiation qu'on leur a proposés depuis 2007, sans prévoir ni les financements, ni les outils nécessaires à leur application, ni leur évaluation.
Autre facteur d'explication, le manque de renouvellement des théories qui fondent les politiques publiques. De ce point de vue, on ne peut que déplorer l'indifférence, voire le mépris de la haute administration pour les acquis de la recherche, qu'il s'agisse de la psychologie cognitive ou des travaux publiés par les économistes du travail. Le constat est pourtant clair : le fait de ne pas avoir de SMIC pour les jeunes les moins qualifiés, qui servirait de prix d'entrée sur le marché du travail, est une trappe à chômage. Bien que des dizaines d'articles publiés par les meilleurs économistes dans tous les pays de l'OCDE s'attaquent au sujet, le débat n'est jamais abordé dans notre pays.
Enfin, l'absence d'évaluation des politiques publiques dans l'éducation, l'apprentissage ou la formation professionnelle constitue un défaut majeur de notre système. Même quand il y a une évaluation, personne n'en tient compte. Je salue la ministre de l'éducation nationale qui a compris que l'allègement demandé des contenus cognitifs dans le programme dans les classes de maternelle ne ferait qu'aggraver les inégalités à l'école, toutes les publications scientifiques lui donnent raison.
Dans l'ensemble, nous manquons d'une vision systématique et stratégique où l'école et l'emploi seraient envisagés comme les deux versants d'une même montagne. Pourtant, si le chômage touche 11 % de la population active, il s'explique dans les deux tiers des cas par un manque de qualification. Le chômage structurel en France est d'abord un problème scolaire.
Quant au diagnostic à poser après les événements de janvier, nous ne disposons d'aucune statistique. La difficulté que les enseignants ont à enseigner certaines disciplines dans les collèges et les lycées est une question intéressante. Néanmoins, j'en demeure persuadé, à la racine de tous les problèmes, il y a ce sentiment ancré dans la population que les chances sont inégalement, injustement distribuées sur le territoire. Le système scolaire français donne peu de chances d'améliorer leur situation aux enfants d'ouvriers, de chômeurs ou même de la classe moyenne.
Une vaste étude menée par l'Institut Montaigne a montré que les discriminations liées à la religion restaient très fortes ; elles touchent les musulmans, les juifs. Des tests ont fait apparaître que même quand leur parcours était marqué du sceau de la méritocratie (bac avec mention, études supérieures, stages...), les jeunes musulmans ne parvenaient pas plus que ceux qui avaient eu un parcours ordinaire à faire valoir leur CV auprès des employeurs privés ou publics. C'est tout le contraire de la conception d'une école qui intègre. La France est le seul pays de l'OCDE où il n'y a pas d'évolution dans le parcours scolaire des immigrés entre la première et la deuxième génération. Ailleurs, on a pourtant réussi à corriger ces mécanismes délétères qui menacent le lien social, comme en Floride par exemple, malgré la pauvreté et l'immigration de masse qui caractérisent cet État américain.
Face à ce tableau accablant, je ne suis pas venu vous proposer des cours de morale laïque, dont j'ignore comment ils pourraient être mis en oeuvre et reçus.
En revanche, une mesure efficace consisterait à améliorer la gestion des premiers âges de la vie, en particulier pour la petite enfance. Les dispositifs d'accueil sont concentrés dans les zones urbaines favorisées mais sont insuffisants voire absents dans les autres, qu'elles soient urbaines, rurales ou périurbaines. Depuis les années 60, les acquis de la recherche ont pourtant clairement établi que le taux d'encadrement des jeunes enfants et les interactions qui leur sont offertes sont un bagage pour la vie entière. Dans ses travaux, le prix Nobel James Heckman montre que les plus gros retours sur investissement se font dans les premiers âges de la vie. Et pourtant, par rapport à la moyenne de l'OCDE, on continue en France à sous-financer la rémunération des maîtres exerçant dans les écoles maternelles, à hauteur de 20 % ; même chose pour l'école primaire ; la situation est meilleure au collège et nous surfinançons le lycée à hauteur de 30 %. Inversons la courbe, en supprimant les financements inutiles, quitte à déplaire au SNES.
Tenir compte des acquis de la recherche dans les domaines de la petite enfance et de l'école est essentiel, les travaux de Jean-Claude Carle le démontrent. Il serait cruel d'accepter qu'au final l'amélioration des performances de notre système ne repose que sur une forme de liberté pédagogique spontanée. Le système d'enseignement primaire à la française est un système de libéraux coalisés dans le service public, un système peu évalué, sans hiérarchie ni objectifs. Les contributions scientifiques sont pourtant extrêmement nombreuses sur les résultats qu'il est possible d'atteindre avec un groupe d'élèves. Bruno Suchaut, qui a été le patron de l'Institut de recherche sur l'éducation à Dijon, a fixé à 35 le nombre d'heures d'interaction langagière individuelle nécessaires pour qu'un enfant accède à la lecture sur un cycle de trois ans ; pour l'instant, on n'y consacre qu'une vingtaine d'heures...
Le choix qui a été opéré de masquer l'échec des politiques publiques sur l'apprentissage des moins qualifiés, en développant l'apprentissage dans le supérieur, est une erreur. Nous avons impérativement besoin que la courbe des entrées en apprentissage s'inverse au bénéfice des moins qualifiés. Cela demande que l'on mette en place un pilotage et surtout que l'on ait le courage d'initier la réforme du lycée professionnel.
Si nous répartissons mieux sur le territoire les crèches de qualité, si nous faisons écho aux acquis de la recherche en maternelle et dans le primaire, si nous revoyons notre système d'apprentissage, alors nous pourrons espérer avoir changé la donne en 2025, en divisant par deux le taux de chômage des jeunes.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Je vous remercie tant pour cet exposé que pour le travail remarquable que vous effectuez avec votre équipe de l'Institut Montaigne. Nous lisons toutes ses publications avec intérêt, car elles reposent sur des études scientifiques.
La morale laïque ne passe pas forcément par des discours, et les valeurs républicaines peuvent être transmises dans l'apprentissage de certaines disciplines. L'enseignement de la morale tourne vite au sermon. Comment, plutôt, renforcer la transmission des valeurs républicaines dans les établissements scolaires ? Le contenu des enseignements et l'organisation de la vie scolaire vous semblent-ils adaptés ? Que penser des mesures annoncées par la ministre de l'éducation nationale pour l'enseignement moral et civique qui sera mis en place à la rentrée 2015 ?
M. Laurent Bigorgne . - J'avoue toute mon incompétence en matière de transmission des valeurs, même si le sujet m'intéresse, car j'ai enseigné en collège, en lycée et à l'université. Dès lors que l'on fait arriver en sixième des cohortes d'élèves dont 20 % maîtrisent mal la lecture, l'écriture et le calcul, et n'ont pas un niveau de compréhension suffisant pour aborder un texte simple, les programmes restent accessoires, aussi beaux soient-ils. Quand bien même on enseignerait l'histoire, la géographie, le français, le latin ou le grec, on laissera de côté 20 à 40 % de la cohorte (en additionnant les élèves en grande difficulté et ceux ayant des acquis fragiles), d'autant qu'elle est concentrée sur un nombre limité d'établissements. Je vois mal comment un changement de programme pourrait avoir un impact là-dessus.
Les rapports PISA attestent que l'école française est celle de la défiance, fruit des mauvais résultats qu'enfants et parents savent parfaitement identifier et objectiver : les travaux de Yann Algan et Pierre Cahuc l'ont montré. Tant que nous n'aurons pas résolu les problèmes de l'école primaire, tout le reste ne sera que littérature. On aura tiré avant de viser et on aura manqué la cible, si l'on ne commence pas par diviser par trois la grande difficulté à l'entrée du collège.
Quant à la difficulté de certains types d'enseignements, je n'en ai que la connaissance de M. Jourdain. J'entends ce que me disent les recteurs et les directeurs académiques de l'éducation nationale (DASEN). On sait bien que certains épisodes de la Seconde Guerre mondiale sont plus difficiles à enseigner auprès de certains publics. Ce qui compte, c'est de montrer aux élèves que les chances de réussite sont également distribuées sur le territoire. Sans quoi, on risque d'en revenir à une situation prérévolutionnaire.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - N'y a-t-il pas d'autres solutions que d'augmenter le salaire des enseignants du primaire pour faciliter leur tâche ? On pourrait par exemple envisager des dédoublements de classes. Le rapport Obin ou celui du Haut Conseil à l'intégration font état de la désillusion de nombreux jeunes issus de classes socio-économiques défavorisées, envers une République qu'ils estiment inégalitaire. Quel rôle l'éducation nationale peut-elle jouer dans ces contextes difficiles ? Comment lutter contre ces dysfonctionnements ?
M. Laurent Bigorgne . - Une mesure n'est efficace qu'inscrite dans une vision. La loi de 2007 sur l'autonomie a eu un impact, parce qu'elle a été une priorité nationale, inscrite dans un cadre résolu et continu de cinq ans. Sans m'en faire le héraut, son mode d'application est exemplaire, en montrant qu'une parole préélectorale pouvait être suivie d'effets. Le même défi s'impose sur l'école primaire. Il importe d'actionner tous les leviers en même temps. On ne peut pas espérer attirer les meilleurs enseignants dans le primaire si on continue de leur offrir les moins bons salaires, alors qu'on les recrute à bac + 5. Les conditions de travail au pied de la Montagne Sainte-Geneviève ne sont pas les mêmes qu'à Trappes ou à Montfermeil : cela implique de rééquilibrer les chances. Les enseignants demandent surtout qu'on leur donne des outils pédagogiques issus de la recherche pour organiser la progression des élèves les plus en difficulté.
Les enseignants sont mal considérés, trop peu rémunérés et dépourvus de moyens alors que les classes sont parfois surchargées. Les manuels reflètent des idéologies d'il y a trente ou quarante ans. L'édition française vit de la rente : les rapports de l'Inspection générale des finances et de l'éducation nationale s'accordent à le dire.
On n'inclut pas suffisamment les parents dans le système éducatif. Luc Chatel avait mis en place un dispositif pour encourager le processus. Sans rien coûter, sa mallette des parents produisait des effets importants. On gagnerait à déployer ce dispositif aussi largement que possible. L'école doit s'ouvrir. Il faut porter l'effort d'inclusion jusque dans la salle de classe. Dans les écoles Montessori, les parents qui n'en sont pas issus sont invités à passer deux ou trois heures dans les classes, ce qui favorise la confiance, la transparence et une meilleure compréhension du système. Si nous les mettons en oeuvre, ces mesures contribueront à inverser la courbe des performances de notre système éducatif dans des délais raisonnables. Il a fallu cinq ans à Jeb Bush pour rétablir la situation en Floride. Prévoir un délai de huit à dix ans n'est guère mobilisateur. Les résultats peuvent être là rapidement.
M. Jean-Claude Carle . - Je partage votre point de vue. Un acquis précoce est un gage de réussite. L'avenir d'un jeune est quasiment scellé dès son septième anniversaire. Il faut développer les pédagogies grâce auxquelles les enseignants pourront transmettre les acquis. Quant à l'apprentissage, les chiffres parlent d'eux-mêmes : 25 % de chômage des jeunes en France contre 7 % en Allemagne.
J'aimerais que vous ayez raison d'espérer pouvoir changer la donne à l'horizon de 2025. J'ai pourtant des doutes parce que le problème réside dans la méthode. La situation n'évoluera pas tant que nous n'aurons pas changé l'organisation de notre système éducatif, qui renforce les corporatismes de tout bord, avec au premier rang la rue de Grenelle. L'organisation pyramidale de l'éducation nationale a fait long feu. En examinant l'organisation territoriale de l'éducation nationale, nous constatons le succès des expériences partant de la base, alors que celles qui sont imposées par la rue de Grenelle ne prennent pas. Tout le monde s'accorde à dire que nous ne pouvons pas continuer de la sorte.
M. Laurent Bigorgne . - Malgré les trésors d'inventivité qu'elle recèle, la rue de Grenelle est incapable de s'adapter à une école dont les besoins ont changé. Si elle gagnait en autonomie, la DEPP pourrait prendre en charge les Big data ou l' Open data , se transformer en une autorité administrative indépendante, qui rendrait compte une fois par an au Parlement de la situation de l'école dans les territoires, favorisant ainsi la transparence. Certains pays ont su opérer une belle transition dans le domaine de l'enseignement supérieur. La Grande-Bretagne a purement et simplement supprimé son ministère de l'enseignement supérieur pour créer à la place une agence d'évaluation qui joue un rôle-clef dans le dispositif. Inspirons-nous de cela pour renforcer la DEPP.
L'Inspection générale sert de vivier aux cabinets ministériels ou à l'administration centrale, ce qui fragilise le principe de séparation des pouvoirs. Elle se renouvelle peu. Il serait judicieux de fusionner les deux corps d'inspecteurs généraux et de recadrer leur mission pour éviter qu'ils forment un État dans l'État. On pourrait également doter l'État d'un conseil scientifique et stratégique où n'auraient droit de cité que les chercheurs qui publient dans des revues d'envergure internationale. Ces mesures n'ont rien de révolutionnaire ; le Sénat, qui a un rôle à jouer pour garantir la transparence du système, peut les porter. Lors de la concertation sur la refondation de l'école en 2012, j'avais été frappé que la parole de telle ou telle association départementale d'enseignants pour la défense de l'environnement ait devant l'Agence nationale de la recherche le même poids que celle d'un chercheur de l'envergure du patron des sciences cognitives. Ce serait inimaginable dans le domaine médical, par exemple.
Il me paraît également invraisemblable que le vivier de recrutement des recteurs continue de se concentrer sur la base étriquée des universitaires. Ces blocages empêchent l'oxygénation d'un corps qui doit pouvoir se renouveler pour assurer la conduite fine du paysage éducatif territoire par territoire. Le recteur de la Seine-Saint-Denis est responsable de 80 000 enseignants ; celui de Versailles en gère 100 000. Pour gérer ces administrations énormes, de hauts fonctionnaires venus d'autres administrations ou des personnes ayant mené une partie de leur carrière dans le privé seraient tout à fait à même d'apporter leur expertise. Les deux académies que j'ai mentionnées sont les châteaux d'eau du recrutement des professeurs en France. Elles concentrent les enseignants jeunes, ceux qu'il faut convaincre de rester dans le métier en leur proposant des modèles de réussite.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Merci pour ces propos clairs et francs.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Les rectorats forment un système qui s'autogénère. On y trouve des personnes de qualité ; cela n'empêche pas une politique d'ouverture. L'Inspection générale a vécu. Tout son mode d'organisation est à revoir.
M. Jean-Claude Carle . - J'avais fait cette proposition il y a quelques années déjà. Le Parlement doit prendre ses responsabilités. On ne peut pas se contenter de consacrer deux ou trois heures à l'éducation nationale lors du débat budgétaire, pour répartir les 63 milliards d'euros qui lui sont affectés.
En 1989, la loi Jospin proposait d'accoler la dernière année de maternelle au CP et au CE1, ce qui rendrait obligatoire la scolarité en grande section. Il conviendrait sans doute de réfléchir à nouveau à cette mesure.
Enfin, notre système éducatif souffre d'un manque d'évaluation certain. Dans ses rapports, la Cour des comptes suggère régulièrement la création d'une agence indépendante pour évaluer le secteur public.
M. Laurent Bigorgne . - Les publics en difficulté gagneront à fréquenter le milieu scolaire de manière précoce. Selon une étude américaine de 2004 citée récemment par Bruno Suchaut, à trois ans, un enfant en difficulté accumule un déficit qui peut aller jusqu'à 30 millions de mots entendus. La science a prouvé que les interactions langagières développaient les facultés cognitives grâce auxquelles les enfants apprennent ensuite à lire.
Dans les années 80, 35 % des enfants étaient scolarisés à deux ans. Ce nombre a reflué depuis. Une scolarisation précoce est pourtant décisive pour certains. Encore faut-il que les enseignants déploient en classe les outils de simulation langagière adaptés. La différence entre une crèche française et celle d'un pays nordique tient aux temps d'interaction que les enfants partagent avec les animateurs. Sans ces interactions, la logique de préapprentissage demeure lettre morte. D'où l'importance de maintenir des apprentissages cognitifs et des compétences de prélecture en grande section, comme la ministre l'a imposé, en mettant fin à une spéculation ne reposant sur aucune base scientifique. Je ne suis pas opposé à une obligation de scolarité en grande section, mais les enfants y sont déjà scolarisés à 97 %. L'essentiel reste de rendre cette année utile dans la perspective du CP.
Quant à l'évaluation, je souhaite tout comme vous une autonomisation de la DEPP et une connexion avec les travaux du Parlement. Notre démocratie gagnera à la création d'agences d'évaluation indépendantes. La tentation est trop forte de masquer la réalité. Le Parlement peut y remédier, s'il joue correctement son rôle.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Nous vous remercions pour les pistes d'ouverture que vous nous avez suggérées.
M. Michel Lussault, président du Conseil supérieur des programmes
( 2 avril 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - M. Michel Lussault, professeur des universités en géographie, ancien président de l'Université François Rabelais de Tours et du Pôle de recherche et d'enseignement supérieur de Lyon, dirige depuis 2012 l'Institut français de l'éducation, qui dépend de l'École normale supérieure de Lyon. À l'automne dernier, il a succédé à M. Alain Boissinot à la présidence du Conseil supérieur des programmes (CSP). Cette instance créée par la loi du 8 juillet 2013 de refondation de l'école de la République est chargée de formuler, en toute indépendance, des propositions sur la conception générale et les contenus des enseignements scolaires ; trois de ses membres font partie de notre commission : Marie-Christine Blandin, Jacques Grosperrin et Jacques-Bernard Magner.
Le Conseil a déjà présenté ses projets de socle commun de connaissances, de compétences et de culture, de programmes de maternelle ainsi que d'enseignement moral et civique, ce dernier ayant fait l'objet d'une consultation qui s'est achevée le 30 janvier dernier. Votre analyse des difficultés rencontrées par l'école dans la transmission des valeurs de la République éclairera nos travaux sur les solutions à mettre en oeuvre pour rétablir l'école dans sa mission d'intégration et de formation des futurs citoyens.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Michel Lussault prête serment.
M. Michel Lussault, président du Conseil supérieur des programmes . - Je suis heureux de parler devant une commission qui connaît bien le Conseil supérieur des programmes ; je rappelle d'ailleurs que Jacques Legendre en a été membre lui aussi, avant Jacques Grosperrin.
L'école française, comme tous les systèmes scolaires, est mise sous tension par l'évolution de la société contemporaine. Il n'y a de système parfait que dans l'esprit ou les écrits de certains ; il n'existe pas de solution simple, surtout pour une école à l'ambition vaste comme celle de la République française. La complexité de son rôle, transmettre, la rend naturellement rétive à la simplification, alors que le débat public et médiatique préfère les discours binaires ou simplificateurs. Je me suis toujours élevé par exemple contre l'opposition factice entre« pédagogues » et « républicains ».
L'école française est ancienne ; nous avons pour ainsi dire naturalisé l'école de la République en oubliant les péripéties de sa création, et les combats qui l'ont accompagnée. Elle a en effet été fondée par Jules Ferry et Ferdinand Buisson contre l'école religieuse.
L'évolution sociale est si puissante que certains spécialistes parlent d'une troisième révolution anthropologique après les révolutions néolithique et industrielle : l'organisation de la société et les modes de vie changent. Les élèves et leurs parents n'ont plus le même rapport au savoir, à la vérité et à la rationalité qu'il y a trois générations ; il faut en tenir compte.
L'école française est très liée dans l'imaginaire et dans les faits à la mise en place de la République, puis, après 1945, à celle de la démocratie sociale. Elle est passée d'une conception élitiste, duale, où la réussite de quelques élèves au lycée cohabitait avec un niveau homogène et convenable de formation minimale, intégrée dans le fonctionnement de la société et dans l'idéal républicain, à une école démocratique - étant entendu que ce processus reste inachevé. Preuve en est que quarante ans après le collège unique, celui-ci reste toujours en débat.
La mission du CSP est liée à la loi qui l'a créé, avec pour objectif de parachever la démocratisation de l'école, non seulement à travers diverses réformes, mais aussi par de nouvelles conception, production et délivrance des contenus. Le CSP aborde de front la question des valeurs républicaines. L'école n'est pas seulement une organisation ; c'est aussi une institution, fondée sur des valeurs plus ou moins explicites et d'ailleurs pas toujours identiques à celles qu'elle porte ni à celles qu'elle transmet - l'époque a changé.
Ce que nous appelons les valeurs de la République, que d'autres nommeraient valeurs de la société française ou de la démocratie sociale, forment le domaine III - sur cinq - du socle commun de connaissances, de compétences et de culture, « formation de la personne et du citoyen ».Appuyé sur l'enseignement moral et civique, il reçoit la contribution de toutes les disciplines : histoire et géographie, arts, éducation physique et sportive, français, sciences. Vincent Peillon a souhaité remplacer l'éducation civique par un enseignement moral et civique, pouvant être assuré par plusieurs professeurs, commençant en CP et ne se terminant qu'au lycée, toutes sections confondues. Que cet enseignement concerne toute la scolarité, et pas seulement la scolarité obligatoire, marque une grande nouveauté.
Nous ne nous sommes pas dérobés devant la définition difficile de la notion de valeurs. Nous en avons dressé une liste : dignité de la personne, liberté, égalité, laïcité, solidarité, esprit de justice, respect des autres et absence de toute forme de discrimination. Cet enseignement est fondé sur l'idée qu'il y a un travail à accomplir pour réconcilier l'individu et le citoyen, parfois disjoints.
Nous avons voulu ancrer cet enseignement sur des activités pratiques, l'une des causes de l'échec relatif de l'éducation civique tenant à son caractère trop abstrait, s'apparentant parfois à un rappel au règlement. Il s'agit au contraire de s'appuyer sur des cas concrets, des problèmes mobilisant l'expérience des élèves et de leurs parents, comme la question des discriminations. Le CSP ne fait qu'évoquer la question de la mise en oeuvre concrète. Les enseignants devront pour cela être outillés et accompagnés par l'institution, deux aspects qui sont les grandes faiblesses de l'école française - mais je sais que je ne suis pas le premier à vous le dire.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Dans le projet de programme d'enseignement moral et civique que vous avez élaboré, les mots de nation et de patrie sont absents. Pourquoi ne pas promouvoir l'appartenance à la communauté nationale, cet élément concret, comme cela se pratique à l'étranger ? Les futurs programmes ne devraient-ils pas faire une place plus large à la maîtrise de la langue française et à un enseignement de l'histoire tourné vers un récit national fédérateur ?
Comment renforcer la transmission des valeurs républicaines dans les établissements scolaires ? Cela doit-il est du seul ressort de l'enseignement moral et civique ? Ce sont surtout les enseignants d'histoire qui interviennent aujourd'hui ; d'autres ne peuvent-ils pas le faire ?
M. Michel Lussault . - Si les mots de nation et de patrie sont en effet absents du projet, et pas seulement du troisième domaine, ce n'est pas un oubli. Le CSP est un conseil pluraliste constitué de parlementaires, de deux membres du CESE et de dix personnalités qualifiées, qui, comme Agnès Buzyn, présidente de l'Institut national du cancer, ou moi, s'intéressent au sujet sans en être spécialistes. Nous débattons souvent sur les termes, leur sens et leur effet de sens.
Sous la présidence d'Alain Boissinot, le CSP a considéré que la nation et la patrie pouvaient constituer des pièges pour un enseignement moral et civique recherchant l'intégration, l'accueil d'enfants de plus en plus variés, et dont nous avons tendance à ne pas objectiver la diversité d'origines et d'attentes vis-à-vis de l'école. Les valeurs de la République ont semblé plus inclusives, plus universelles, que la nation et la patrie, plus polémiques. Pour revenir aux principes, il faut relire Ferdinand Buisson et notamment son Dictionnaire de pédagogie : l'école de la République telle qu'il la dessine est hospitalière, généreuse, ouverte. La vraie communauté nationale s'y construit ainsi autour de la République, à une époque où de larges parts de la société s'opposaient encore à celle-ci. L'enseignement moral et civique se rattache à cette tradition.
Cela étant, la nation et la patrie sont très présentes dans le programme d'histoire et de géographie, mais aussi de français, dès le cycle 2, et avec une montée en puissance dans les cycles 3 et 4, qui ont été conçus comme une mise sous tension de l'histoire de la constitution de la France en tant que République, avec de grandes étapes du récit national aboutissant en troisième au départ du général de Gaulle, l'histoire plus récente ne pouvant pas être abordée. Sont traités la Révolution, l'Empire, la naissance du régime républicain, mais aussi la monarchie absolue, les guerres de religion, l'Europe des Carolingiens ; il n'y aucune raison de cacher quoi que ce soit. Mais cela est fait dans l'optique d'une l'histoire connectée, globale : ces éléments sont mis en lien avec ce qui se passe ailleurs, les guerres de religion avec les grandes découvertes ou l'Europe carolingienne avec l'essor de l'islam dans le bassin méditerranéen.
Les programmes n'esquivent pas le fait religieux depuis au moins les années 1950 : la naissance des monothéismes en a toujours fait partie. Celui de français insiste sur la maîtrise de l'apprentissage de la langue par tous, ses origines grecques et latines et les rapports toujours ouverts avec les autres langues. C'est une manière de consolider la communauté nationale autour de ce qui nous réunit tous.
Pour une meilleure transmission des valeurs de la République, il faut repenser l'accompagnement. Le travail des corps d'inspection, qui a déjà évolué sur le terrain, en particulier pour le premier degré, doit s'orienter vers l'animation du corps enseignant au quotidien plus que sur son évaluation périodique. Enseigner est un métier qui expose vite à la solitude ; le travail collectif est dès lors essentiel, sans que cela limite en quoi que ce soit la liberté pédagogique ou remette en question la compétence des enseignants. L'excès de solitude érode la capacité à agir, surtout dans une école difficile comme la nôtre.
Il faut réfléchir à l'établissement comme instrument d'éducation. Il est formateur en ce qu'il contribue à l'enseignement - y compris l'école, qui est un établissement public local d'enseignement (EPLE) problématique compte tenu du statut de sa direction. Nous ne souhaitons pas une direction qui caporalise, mais qui dynamise, accompagne, ouvre l'école aux parents.
Enfin, une question difficile, à laquelle je n'ai pas de réponse : l'État ne peut pas être le seul à porter la parole publique. Les collectivités territoriales et leurs élus peuvent aussi transmettre les valeurs de la République, et pas seulement - même si c'est important - en recevant les jeunes à leur hôtel de ville et en leur montrant les symboles républicains. C'est aussi le cas de tous les acteurs du système éducatif, comprenant le périscolaire par exemple.
M. Jean-Claude Carle . - Notre école a réussi sa massification, moins sa démocratisation. Lorsque l'on connaît l'importance de la connaissance de la langue, les programmes prévoient-ils suffisamment de temps pour la phonétique, la grammaire, l'orthographe, notamment dans les premiers cycles ? Il est difficile de combler les retards une fois qu'ils sont pris.
Vous parlez avec raison du rôle des élus locaux ; le système éducatif est très centralisé, même si les lois de décentralisation ont atténué ce caractère. Ne faudrait-il pas passer franchement à une compétence partagée entre tous les acteurs de la communauté éducative : État, enseignants, parents, élus locaux ?
Mme Marie-Annick Duchêne . - Il est difficile de s'exprimer après une analyse aussi brillante. Aussi reprendrai-je deux de vos expressions : une école sous tension et souvent rétive à la simplification. Je suis surprise moi-même d'avoir à le dire : ce que demandent bien des gens, c'est que les élèves arrivant en sixième sachent lire, écrire, compter ; rien de plus simple ! Comment parvenir à ce que les enfants sortent du cours préparatoire en ayant ces savoirs, et surtout ne les oubliant pas ensuite. Merci encore pour votre analyse précieuse pour l'ancien professeur que je suis.
M. Michel Savin . - Si le programme d'histoire a toujours réservé une place au fait religieux, ne faut-il pas la repenser ? Les élèves ont un vécu différent de la laïcité et du pluralisme selon les territoires ; comment faire évoluer ces questions ? Si l'accompagnement des enseignants doit être repensé, les formations initiale et continue ne vous semblent-elles pas pouvoir être améliorées ?
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Merci cher collègue de cette question sur le fait religieux, très importante : monsieur Lussault, vous avez déclaré qu'il fallait inventer une laïcité ouverte, compréhensive, apaisante et offensive - qu'entendez-vous par là ?
M. Michel Lussault . - L'école s'est-elle massifiée sans se démocratiser ? Le géographe travaillant sur les inégalités territoriales que je suis pense que oui : nous ne nous sommes pas posé la question de ce que qu'était une école juste dans une société démocratique. Question redoutable et essentielle, que je pose benoîtement à chaque personne que je rencontre. Si nous n'y répondons pas, nous massifierons et vivrons d'expédients. Le taux de bacheliers généraux stagne à la baisse depuis vingt ans - sans que je veuille discréditer les autres. Une étude de la DEPP montre que certains lycées de centre-ville ont désormais une valeur ajoutée négative. L'école est-elle inclusive ? Doit-elle former à des savoirs ou à un métier ? La question scolaire devrait être au coeur du débat public. Les programmes aussi ; ils ne doivent pas rester une question de spécialistes.
La langue fait partie des enseignements fondamentaux que sont l'écriture, la lecture, la numération, les opérations mathématiques élémentaires : bien évidemment ! De même que des notions fondamentales comme le rapport à soi et aux autres, dont la citoyenneté fait partie. Nous en tenons compte dans les programmes des cycles 2 et 3. Depuis vingt ans, les enfants ont beau parler beaucoup, trop selon certains, ils s'exercent de moins en moins à l'oral, cette activité codée, régulée, dont l'absence de maîtrise pèse lourd dans la vie de tous les jours. Il ne s'agit pas seulement de vocabulaire, dont d'aucuns croient que la maîtrise fait échapper à la violence - Martin Heidegger et son riche vocabulaire sont la preuve que cela ne suffit pas...
La maîtrise du français est beaucoup plus importante que tout le reste. Le cycle 1 est non obligatoire et touche des enfants très petits, auxquels il ne faut pas faire apprendre certaines choses trop tôt, au risque qu'ils les apprennent mal. Certains enfants savent lire à cinq ans - ils sont comme les poissons volants, c'est vrai que cela existe mais ça n'est pas l'espèce la plus courante ! Nous insistons sur la conscience phonologique et la connexion entre phonème et graphème, et restons très prudents sur le développement du numérique en cycle 2 : il faut faire écrire les enfants.
Nous maintenons cet apprentissage tout au long des cycles, pour qu'un élève qui n'a pas pu le mener à bien en cours préparatoire puisse le faire en CE2, mais aussi que nous travaillions dans la continuité des cycles car l'un des problèmes de notre école est que certains élèves oublient ce qu'ils ont correctement appris. Nous préconisons un retour permanent sur les choses à apprendre : la progression spiralaire.
Qui pourrait dire que les formations initiale et continue des enseignants sont satisfaisantes ? Il faut réinventer la formation initiale ; les écoles supérieures du professorat et de l'éducation (ÉSPÉ) sont en construction. Personnellement, je trouve que les universités n'ont pas suffisamment pris en compte l'importance de ce chantier. Nous ne devrions pas mettre moins d'énergie à la formation des enseignants qu'à celle des ingénieurs ou des médecins. Peut-être suffisait-il autrefois de maîtriser un savoir pour le transmettre sous une forme magistrale acceptée par tous - quoique parfois ceux de ma génération la contestaient déjà ! N'en déplaise à Alain Finkielkraut, enseigner s'apprend. Prétendre le contraire, c'est s'interdire de réfléchir comment l'école de la République transmet les connaissances et les valeurs.
La formation continue est quant à elle un champ de ruines. À titre personnel - je ne parle pas là au nom du CSP -, je pense qu'elle devrait être obligatoire : elle l'est bien pour les médecins... Il y faudrait un cadre dynamique et motivant.
L'école laïque a été anticléricale, pour combattre l'emprise de l'Église sur les consciences, mais jamais antireligieuse. Claude Lelièvre l'a montré : le fait religieux a toujours été pris en compte. Si j'appelle de mes voeux une laïcité ouverte et offensive (et non agressive et défensive), c'est que je veux qu'elle soit une conquête et non un règlement. Elle définit un espace neutre et protégé, où chacun exprime ses convictions - elle n'est pas un danger pour elles, mais la condition d'exercice de la citoyenneté dans la République. La laïcité est présente dans le cadre de l'enseignement moral et civique, mais aussi en histoire et géographie, en français, en éducation physique et sportive. C'est le cas pour les activités ouvertes aux filles, auxquelles malheureusement certains médecins délivrent des certificats de complaisance..., et aux garçons.
L'école doit s'interroger sur la croyance, la relation entre croyance et vérité. Il lui faut aussi être sensible aux phénomènes d'emprise mentale ou de dérives sectaires. Voilà un programme de travail qui n'est pas agressif, car la laïcité, élément de notre socle commun, ne doit pas l'être.
Enfin, toujours à titre personnel, je suis favorable à une décentralisation de l'éducation nationale. La réforme des rythmes scolaires a constitué une occasion manquée. Quelle est la place des autres acteurs, comme les parents, les collectivités territoriales, etc. ? Répondre à cette question nous aiderait à comprendre ce qu'est une école juste...
Mme Françoise Laborde, présidente . - Je vous remercie d'avoir conclu par une question.
Mme Nathalie
Mons,
présidente du Conseil national de l'évaluation du
système scolaire
( 2 avril 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Nous recevons Mme Nathalie Mons, présidente du Conseil national de l'évaluation du système scolaire (CNESCO). Professeure de sociologie à l'université de Cergy-Pontoise, vous êtes spécialisée dans l'action publique et vous consacrez vos recherches à l'évaluation des politiques éducatives, notamment dans une perspective comparatiste internationale. Depuis 2012, vous êtes membre du comité de pilotage de la concertation pour la refondation de l'école de la République. Vous avez été nommée en 2013 présidente du CNESCO, organisme créé par la loi de refondation de l'école du 8 juillet 2013. Succédant au Haut Conseil de l'éducation, cette instance est chargée d'évaluer, en toute indépendance, l'organisation et les résultats du système scolaire français.
À la suite des tragiques événements de janvier 2015, le CNESCO a consacré une note à l'apprentissage de la citoyenneté à l'école, mettant en évidence les nombreuses lacunes de cet enseignement, ainsi qu'une étude intitulée « École, immigration et mixités sociale et ethnique ». Nous avons souhaité vous entendre, madame, pour recueillir votre analyse des difficultés rencontrées par l'école dans la transmission des valeurs de la République.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Nathalie Mons prête serment .
Mme Nathalie Mons, présidente du Conseil national de l'évaluation du système scolaire . - À la suite des attentats de janvier, le CNESCO a rapidement publié deux notes grâce aux travaux déjà en cours concernant l'une l'école et la démocratie, l'autre l'école et l'intégration socio-culturelle. Ces analyses brèves, bien qu'imparfaites car élaborées dans l'urgence, dressent des diagnostics rapides contribuant à éclairer le débat. Conformément à notre mission, nous travaillons dans une perspective à la fois de court terme et de long terme .
Premier constat : nous savons peu de choses sur l'attitude des élèves face à la vie en société car nous manquons d'études scientifiques récentes sur ce sujet, qui comporte de multiples dimensions : le respect de la norme et de la loi, la capacité d'interaction des élèves entre eux et avec les adultes, la violence, mais aussi la tolérance face au racisme, au sexisme, l'écologie, etc. La dernière étude est celle de 2005 menée par la Direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP). En outre, la France ne fait pas partie de l' International civic and citizenship Education Survey (ICCS), menée par l' International Association for the Evaluation of Educational Achievement (IEA), équivalent de l'enquête PISA sur l'évaluation de l'attitude civique des jeunes en fin de scolarité. Il serait opportun qu'elle la rejoigne en 2016.
L'étude de 2005 a montré que le niveau d'adhésion aux valeurs des élèves était globalement bon, mais qu'il y avait des différences entre les élèves du public et du privé, ceux des zones prioritaires et les autres, mais surtout entre filles et les garçons, ce qui témoigne de la complexité du sujet. Ainsi, pour l'attitude face à la loi, les garçons, quel que soit leur milieu social, adhèrent moins aux normes. Les élèves de ZEP sont par exemple plus nombreux que les élèves scolarisés hors ZEP à considérer qu'il est grave d'imiter la signature de ses parents, d'insulter un adulte, mais ils sont moins nombreux à considérer comme acceptable de dénoncer un ami qui a volé un objet... L'analyse doit être fine. Ma première préconisation sera donc que la France puisse à nouveau mener des analyses scientifiques sur le sujet, sinon nous sommes condamnés à en rester aux propos de café de commerce ou à de grands slogans, peu opérants pour agir sur le système scolaire. Il faut aussi participer aux programmes de recherche internationaux, car des sujets comme la violence à l'école font l'objet d'une préoccupation partagée dans de nombreux pays.
Deuxième constat : l'enseignement de l'éducation civique doit s'accompagner d'un apprentissage actif. Si le taux d'adhésion des jeunes aux valeurs est satisfaisant, il n'est pas non plus de 99 %, sans compter qu'il faut tenir compte du fait que la réponse des élèves est en partie conditionnée par les adultes... Sur le papier, notre programme d'enseignement civique semble exemplaire : la France est le seul pays européen à l'enseigner du primaire au lycée. Toutefois, dans d'autres pays, l'éducation civique se développe au travers de projets concrets ou la participation des élèves à la gouvernance des établissements. Cette piste mériterait d'être examinée. Pour cela il faut soutenir les enseignants ; toutes les enquêtes montrent que dès qu'ils mettent en place des débats argumentés, notamment sur l'actualité, on constate un développement de l'esprit critique.
Le troisième constat est alarmant. Depuis dix ans les inégalités sociales à l'école augmentent. L'intégration ethnoculturelle est en panne. Les résultats scolaires des élèves issus de l'immigration sont moins bons et l'écart de performance entre les jeunes autochtones et les jeunes immigrés de la seconde génération est supérieur, en France, à celui observé dans les autres pays de l'OCDE, qui ont mené des politiques volontaristes. Le CNESCO prépare un rapport sur ce sujet qui paraîtra cet été.
Ces constats montrent l'évolution de notre école depuis trente ans, tous gouvernements confondus. Il importe aujourd'hui de réfléchir à la ségrégation sociale à l'école ; pour cela, il est nécessaire de pouvoir la mesurer. L'éducation prioritaire montre ses limites. Les compensations sont évidemment indispensables, mais les inégalités sont très fortes. Nous devons aussi nous pencher sur la pédagogie. Depuis trente ans, plusieurs réformes de structure ont été menées, comme la carte scolaire par exemple, mais il est temps d'entrer dans la classe. La loi de refondation de l'école est porteuse d'avancées. Le CNESCO propose d'identifier les pédagogies efficaces et de faire le lien entre les avancées de la recherche et la pratique des enseignants. On a mis en place la pédagogie différenciée, l'aide personnalisée, mais les acteurs de terrain souhaitent être mieux accompagnés pour en définir le contenu.
Dans notre étude sur le redoublement, nous avons montré que si les heures d'accompagnement personnalisé n'étaient pas en lien avec les cours, elles perdaient en efficacité. Nous avons aussi demandé à des économistes d'évaluer le coût du redoublement. Ils l'estiment à deux milliards d'euros. Toutefois, comme les mécanismes sont complexes, nous ne récupérerions pas immédiatement une cagnotte de deux milliards d'euros en supprimant le redoublement. Après avoir étudié les politiques académiques de lutte contre le redoublement dans une vingtaine d'académies, trente départements, trente classes, nous considérons qu'il importe aussi d'améliorer la gouvernance au niveau académique pour une meilleure coordination entre les équipes chargées de la pédagogie et l'administration, pour mettre en oeuvre de véritables projets d'établissement.
Le CNESCO continue sa réflexion ; il publiera en juin un rapport sur la mixité à l'école et, à l'été, un rapport sur les inégalités.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Merci pour vos propositions s'inspirant des études récentes. Comptez sur notre soutien.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Vous avez raison, nous manquons d'études statistiques. La France est prudente sur ce sujet car la collecte de données est facilement assimilée à du fichage. Ce travail est pourtant nécessaire.
Que préconisez-vous pour rendre plus efficaces l'apprentissage de la citoyenneté et l'intégration des élèves dans la communauté nationale ? Que nous enseigne une comparaison avec ce qui se fait à l'étranger ?
Le CNESCO compte-t-il consacrer davantage ses travaux aux modalités d'apprentissage de la citoyenneté et l'appartenance à la nation ? Quelles formes prendront ces travaux ?
Les études PISA ont mis en évidence que la France était un des pays dans lequel l'indiscipline dans les établissements scolaires était la plus forte et que le climat scolaire tendait à se dégrader. Or il existe un lien très fort entre les conditions d'enseignement et les résultats des élèves et ce sont les élèves défavorisés qui pâtissent le plus du désordre. Comment améliorer le climat scolaire ? Dans le cadre de ses travaux sur la qualité de vie à l'école, le CNESCO compte-t-il se pencher sur le climat de discipline à l'école ? Enfin, peut-on envisager un regroupement du CNESCO et de la DEPP ?
Mme Nathalie Mons . - La problématique de la mesure est à l'ordre du jour du CNESCO. La méthodologie en la matière n'est pas seulement d'ordre statistique, mais aussi politique ou éthique. Nous organiserons les 4 et 5 juin une conférence sur la mixité sociale à l'école ; une séance sera consacrée à la problématique de la mesure, à laquelle des collègues américains, anglais ou allemands participeront. Chaque pays a ses tabous ; certains pays, à l'inverse de la France, n'ont pas de problème pour mesurer les inégalités ethno-culturelles mais ont plus de mal à appréhender les inégalités sociales. Le palmarès des lycées en fonction de leur valeur ajoutée est ainsi purement français. Il est intéressant de voir comment les autres pays surmontent ces tabous. La question du fichage se pose dans bien des secteurs, comme dans l'aviation avec le suivi individuel des pilotes... Nous nous heurtons aussi à des résistances des acteurs de terrain, comme celle des directeurs d'école qui refusent de rentrer certaines données dans le fichier des élèves. Les Anglais ont résolu ce problème en demandant aux familles de compléter directement les bases informatiques, tout en les laissant libres de ne pas renseigner certains champs. Est-ce pour autant un modèle à suivre ?
Pour favoriser l'apprentissage de la citoyenneté, le CNESCO, appuyé sur les résultats de la recherche, préconise le développement de projets concrets ; l'appropriation, in situ , des valeurs à travers l'action, est plus efficace qu'à travers le seul manuel. De plus, si la France est en avance sur le nombre d'heures de cours consacrés à l'éducation civique, elle y consacre paradoxalement moins d'heures que les autres pays au niveau du lycée, étape pourtant essentielle dans la formation de l'esprit civique. De plus, l'apprentissage de la citoyenneté doit être intégré lors des examens, sinon nous envoyons un signal négatif sur les enjeux : c'est comme cela que c'est perçu en France aussi bien par les élèves que par les enseignants. Nous poursuivrons nos travaux. En 2014, nous avons ouvert une thématique école et démocratie, et nous participons à un projet de recherche international qui regroupe des universités anglaises, françaises et allemandes.
Sur le climat scolaire et l'indiscipline, il faut aller plus loin que les indicateurs PISA. Ils sont très intéressants mais comportent un certain nombre de biais : ainsi, un élève asiatique n'osera jamais répondre que le cours est indiscipliné. Il faut aussi croiser les indicateurs, prendre en compte non seulement ceux portant sur l'indiscipline, mais aussi ceux concernant le sentiment d'intégration de l'élève, les relations entre les élèves et les enseignants, etc. De plus, la notion de violence est d'approche délicate, car on y inclut aujourd'hui les micro-violences. Mais il y a quarante ans, aurait-on considéré qu'une simple bagarre entre garçons dans la cour de récréation constituait une violence ?
Mme Françoise Laborde . - Ou à l'époque de La guerre des boutons...
Mme Nathalie Mons . - Sans doute pas ! Il faut relativiser les indicateurs, tout en les prenant au sérieux. C'est pourquoi nous avons commandé à des chercheurs une étude sur le lien entre performance et climat scolaire. Deux discours exclusifs et naïfs coexistent : certains prétendent que l'indiscipline et la violence empêchent l'école de fonctionner, d'autres en appellent à un meilleur accompagnement des élèves par l'école. Mais ces discours ne recoupent pas les résultats de la recherche. Il n'y a pas de consensus. Il est vrai que la France décroche et doit se poser des questions. Ainsi, selon l'étude PISA de 2009, 50 % des élèves de 15 ans affirment avoir mal au ventre avant de subir un contrôle de mathématiques, contre 30 % en Finlande, qui a des résultats bien meilleurs. De même, le nombre d'élèves qui se sentent mal à l'aise à l'école est très élevé.
Plutôt qu'une réflexion sur les structures, je milite pour que le CNESCO travaille en lien avec la DEPP. En France, nous sommes les champions des réformes de structure ; je préfère penser en termes de partenariats. Ainsi, la DEPP sera partie prenante d'une future conférence de consensus sur les pratiques autour de la numération au primaire. Nous tenons compte aussi de la réflexion sur la mixité sociale dans nos travaux. Notre souhait est de travailler en réseau, avec le maximum d'acteurs. Ainsi, la conférence sur la mixité sociale réunira la DEPP, des chercheurs, le conseil supérieur de l'éducation du Québec. Dans nos conférences de consensus, nous collaborons aussi avec l'Institut français de l'éducation, le Conseil supérieur des programmes, les Écoles supérieures du professorat et de l'éducation (ÉSPÉ), etc. Nous cherchons à penser en réseau et à développer une expertise indépendante, pour que notre réflexion soit reprise en actes. De même, nous organisons des forums en région sur la mixité en direction des parents et des citoyens car si ceux-ci ne sont pas convaincus, rien ne changera.
M. Jean-Claude Carle . - Comme vous l'avez indiqué nous manquons d'études scientifiques depuis 2005 et la France n'a pas participé à l'étude ICCS. Ce serait pourtant plus instructif que de dresser un palmarès des lycées ! Est-ce par manque de moyens ou s'agit-il d'une politique de l'autruche ?
Vous dites que l'éducation civique doit être encouragée. Certes, mais ce sont ceux qui en ont le plus besoin qui maîtrisent le moins les fondamentaux...
Il faut mesurer la ségrégation sociale à l'école. Nous sommes mal placés dans les enquêtes internationales ; des réformes pédagogiques sont nécessaires. Notre retard n'est-il pas dû en partie aux freins de certains corps très influents rue de Grenelle, comme s'il n'y avait pas de salut hors de la doxa de la rue de Grenelle ?
Pensez-vous que le redoublement soit efficace, notamment au cours des premières années de scolarité ? Enfin, vous étudiez la gouvernance académique, mais ne devriez-vous pas étendre votre réflexion à l'ensemble des partenaires de l'école, comme les parents ou les élus ?
Mme Marie-Annick Duchêne . - Ma question porte sur l'aide individuelle. Le CNESCO a-t-il des préconisations portant sur les réseaux d'aides spécialisées aux élèves en difficulté (RASED) ?
Mme Françoise Laborde, présidente . - Vous avez déploré l'inertie en matière pédagogique depuis trente ans. C'est l'époque de la disparition des écoles normales : les deux phénomènes sont-ils liés ?
Mme Nathalie Mons . - L'inertie sur les mesures relève sans doute de tabous politiques ou éthiques, mais aussi d'un problème d'approche : pendant longtemps, les chercheurs ont privilégié l'évaluation des acquis scolaires et délaissé l'analyse de l'école comme lieu de socialisation. Pourtant il n'y a pas d'opposition entre les deux. L'apprentissage des valeurs civiques n'est pas possible sans la maîtrise des fondamentaux. Il est temps de surmonter ce clivage. D'ailleurs, si l'on poursuit l'étude chez les adultes, on constate qu'il y a une corrélation entre la maîtrise des fondamentaux et la confiance dans les institutions, les attitudes civiques, le vote, etc.
La France est en retard en matière de pédagogie différenciée. Seuls 22 % des enseignants français y ont recours au collège, contre 50 % en moyenne dans les pays de l'OCDE. Les enseignants sont d'ailleurs demandeurs de formations en ce sens, tout autant qu'en matière numérique. Il y a matière à optimisme pour avancer et renouveler les méthodes de travail, notamment avec les RASED. Nous insistons pour que ces pédagogies soient reliées avec le travail mené en classe.
Je vous enverrai nos rapports sur le redoublement, qui font le point sur les études scientifiques. Les redoublements précoces sont associés à un ensemble de difficultés et poursuivent les élèves au cours de leur scolarité. Nous avons étudié les solutions alternatives mises en oeuvre à l'étranger, comme le développement des pédagogies différenciées ou l'école d'été.
La gouvernance met en présence de multiples acteurs ; c'est l'une de ses richesses, mais aussi l'une de ses difficultés. La ségrégation scolaire est liée à la carte scolaire, avec la compétence des départements pour le collège et des régions pour les lycées. Tous les acteurs doivent travailler ensemble.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Et les écoles normales ?
Mme Nathalie Mons . - Le débat se focalise sur les ÉSPÉ, car c'est le lieu de la formation initiale, où l'on pourrait enseigner la pédagogie différenciée, le suivi personnalisé, le numérique etc. Mais il faut aussi se pencher sur la formation continue ; or celle-ci n'a cessé de se réduire comme peau de chagrin depuis trente ans. Nous traiterons ce sujet dans notre rapport sur l'attractivité des métiers de l'enseignement qui paraîtra en 2016.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Je vous remercie.
M. Laurent Lafforgue,
mathématicien,
titulaire de la médaille Fields, membre de
l'Académie des sciences
( 2 avril 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Nous recevons M. Laurent Lafforgue, mathématicien, titulaire de la médaille Fields - il n'y a pas de prix Nobel de mathématiques - et membre de l'Académie des sciences. Cette audition sera captée et diffusée en direct. Elle fera également l'objet d'un compte rendu.
Ancien élève de l'École normale supérieure, vous êtes agrégé de mathématiques. Chargé de recherche au CNRS puis directeur de recherche en 2000, vous êtes nommé, la même année, professeur à l'institut des hautes études scientifiques (IHES). En 2002, vous recevez la médaille Fields, notamment pour vos travaux sur la théorie des nombres et de la géométrie algébrique, ce qui illustre la vivacité remarquable de la recherche mathématique fondamentale en France. L'année suivante, vous êtes élu membre de l'Académie des sciences. Parallèlement à vos travaux mathématiques, vous vous intéressez aux questions éducatives. En 2005, vous êtes nommé au Haut Conseil de l'éducation (HCE), instance dont vous démissionnerez quelques jours plus tard.
M. Laurent Lafforgue . - Sur demande !
Mme Françoise Laborde, présidente . - Vous êtes l'auteur, avec Liliane Lurçat, chercheuse spécialiste des questions pédagogiques, d'un ouvrage intitulé La Débâcle de l'école : une tragédie incomprise , issu d'un colloque organisé en 2006 par le Comité laïcité République sur le thème « Refonder l'école de la République ». Vous y comparez l'état actuel de l'école avec celui de l'armée française en 1940 et mettez en avant la responsabilité des instances dirigeantes de l'éducation nationale. Quelle est votre analyse de la situation actuelle de l'institution scolaire ? Comment refaire de l'école le creuset de notre République ?
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Laurent Lafforgue prête serment.
M. Laurent Lafforgue, mathématicien, titulaire de la médaille Fields, membre de l'Académie des sciences . - Vous l'avez dit : je n'enseigne pas, et n'ai jamais enseigné dans une école, un collège ou un lycée. L'école m'intéresse d'abord pour ce que ma famille et moi lui devons. Deux de mes grands-parents étaient ouvriers, l'un était artisan et la quatrième fut mère au foyer. Aucun n'avait suivi d'études supérieures, ni même fréquenté le lycée. Trois sur quatre avaient commencé à travailler à l'âge de douze ans, mais avaient obtenu leur certificat d'études primaires et parlaient et écrivaient parfaitement le français. Mes deux parents ont fait des études supérieures, chacun étant le premier de sa famille à en faire. Ils sont devenus ingénieurs, mais avaient reçu au lycée une excellente éducation littéraire. Mon père y avait même appris le latin et le grec, ce qu'il évoque encore aujourd'hui avec une grande émotion, comme la majorité des scientifiques âgés que je connais. Mes deux frères et moi-même sommes devenus scientifiques : deux comme chercheurs en mathématique, l'un comme professeur en classe préparatoire. Nous avions tous trois étudié au lycée le latin, qui a joué un rôle majeur dans notre formation intellectuelle.
Je me suis publiquement engagé sur la question de l'école il y a une dizaine d'années, lorsque je me suis rendu compte que cette école à laquelle ma famille et moi devions tant, et que nous avions tant aimée, était en voie de destruction rapide. Ayant pris connaissance avec effarement des programmes et des évolutions de contenus et de méthodes d'enseignement, et ayant mené ma propre enquête en examinant des manuels et en recueillant le témoignage d'instituteurs, de professeurs et de parents d'élèves, j'ai d'abord pensé que ce qui se passait était tellement absurde qu'il suffirait de prononcer quelques phrases de bon sens pour que tout le monde se mette d'accord et que l'école se reconstruise. Depuis, j'ai totalement perdu cette illusion. Je ne fais plus confiance à l'école dite républicaine, à laquelle toute ma famille et moi-même avions tellement cru, pas plus qu'à l'école privée sous contrat, qui a malheureusement suivi le même chemin. Ma seule espérance est désormais que subsistent, ici et là, au milieu du désastre général, de petits îlots d'instruction et de transmission des connaissances, grâce au travail d'instituteurs ou de professeurs isolés, dans des écoles publiques ou privées sous contrat, qui restent fidèles à la cause de l'instruction, de la transmission, et font tout ce qu'ils peuvent dans un environnement institutionnel hostile, ou bien dans des écoles hors contrat, qui sont aussi rares que leurs ressources et leurs moyens mais qui maintiennent vivante la petite flamme de la transmission grâce au dévouement d'instituteurs et de professeurs qui consentent de lourds sacrifices pour exercer leur noble métier conformément à leur conscience.
L'état dans lequel plus de cinquante ans de politique destructrice - à mon avis - ont mis l'école publique et les écoles privées sous contrat est tel qu'employer à leur propos l'adjectif « républicain » déconsidère la République. Pour faire aimer la République, il conviendrait plutôt de rétablir dans les écoles publiques un enseignement de qualité, qui rende l'école digne de respect. En mai 1968, les jeunes avaient brûlé des universités, mais n'avaient incendié aucune école. Cela montre bien que malgré leur révolte, ils respectaient l'école qu'ils avaient connue et qui leur avait donné les moyens de parler, d'écrire et de penser, donc de critiquer, voire de se révolter mais aussi de reprendre à leur compte un héritage. En 2005, au contraire, les émeutiers des banlieues ont incendié des dizaines d'écoles : quoique manquant des mots et des moyens de juger - qui ne leur avaient pas été donnés - ils sentaient confusément que la nouvelle école qu'ils avaient fréquentée ne les avait pas nourris comme elle aurait dû le faire et comme elle avait nourri les générations précédentes.
Si vous souhaitez que l'école de la République soit aimée de nouveau, rétablissez des enseignements qui nourrissent. Accordez la priorité absolue à la lecture, à l'écriture, à la grammaire, et à tout ce qui assure la maîtrise de notre langue. Développez l'apprentissage de la littérature, des mathématiques et des sciences, où l'on raisonne vraiment, où l'on démontre, et du latin et du grec, qui, mieux que toute autre discipline, forment l'esprit.
Sachez toutefois qu'un tel objectif, même avec la meilleure politique du monde, ne pourrait être atteint qu'après des décennies d'efforts, en remontant à contre-courant la pente qui a été dévalée depuis des décennies.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Voici un exposé très clair de votre vision de l'école ! C'est un plaidoyer pour l'école d'autrefois, dont vous estimez qu'elle a subi une débâcle. Vous êtes pessimiste, puisque vous jugez qu'il ne sera pas facile de remonter la pente...
M. Laurent Lafforgue . - En effet !
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Nous sommes fiers de vous recevoir. La nostalgie n'est pas forcément réactionnaire : il y a dans le passé des leçons utiles. Votre point de vue trouvera peut-être un écho plus rapide que vous ne le pensez : nous nous sommes trop éloignés des principes fondateurs de l'instruction au profit d'un pédagogisme qui a chassé les contenus. Malgré les travaux de la commission Stasi, la définition même de la laïcité et ses implications à l'école continuent de faire débat. Dans l'article intitulé « La laïcité, la République et l'école », vous distinguez cinq définitions de la laïcité... Quel sens doit avoir la laïcité et quelle doit être sa place à l'école ? Vous indiquez dans ce même article que l'école du savoir a disparu au profit d'une école à laquelle on aurait « fixé comme mission première de faire partager les valeurs de la République ». L'école peut-elle ou doit-elle être le vecteur des valeurs républicaines ? Si oui, sous quelle forme, avec quelle pédagogie ? Quelles mesures pourraient être prises pour lutter contre ce que vous appelez la débâcle de l'école ?
M. Laurent Lafforgue . - Le mot« laïcité » est fréquemment invoqué sans être défini. Or il peut prendre des sens très différents. Je crois d'abord qu'il signifie que les professeurs ne doivent pas chercher à imposer leurs convictions aux élèves. L'école doit nourrir l'esprit et lui fournir des nourritures intellectuelles qui le rendent critique. C'est en se confrontant à des pensées riches, en découvrant des éléments de comparaison, qu'on acquiert l'esprit critique. Le rôle de l'école, républicaine ou non, n'est pas de faire adhérer à telle ou telle valeur. Typiquement, l'apprentissage du latin ou du grec favorise la confrontation avec des auteurs anciens, issus d'une civilisation très différente et aux modes de pensée très différents.
Je ne suis ni réactionnaire ni conservateur. Ceux qui ont fait la Révolution française - à laquelle vous êtes peut-être plus attachés que moi - étaient pétris de latin et avaient constamment à l'esprit la République romaine. C'est grâce aux éléments de comparaison que leur avait fournis l'école qu'ils ont pu critiquer l'ordre politique et social dans lequel ils vivaient, et même le remplacer. Je ne plaide pas pour une révolution ou pour un ordre imposé, mais pour la liberté : il s'agit de transmettre les moyens de la liberté intellectuelle. Cela ne va pas sans risque : la génération suivante peut en faire un usage imprévu.
Tel est, pour moi, le sens de la laïcité. Mon père cite souvent l'exemple de son professeur de philosophie en Terminale, communiste convaincu, qui avait consacré une partie importante de l'année à l'étude de Charles Péguy. Bel exemple de laïcité ! Nous devrions toujours préciser dans le débat public quel sens nous donnons à ce mot, comme aux « valeurs républicaines » qu'on invoque souvent avec autorité. Comprennent-elles le respect du savoir ? L'amour du savoir ne se décrète pas, il résulte de la pratique. Il faut proposer aux jeunes un savoir stimulant, enrichissant, si on veut qu'ils le respectent. Ce fut le cas de mes grands-parents, puis de mes parents, qui nous ont transmis ce goût. Mes grands-parents, qui avaient commencé à travailler à 12 ans, avaient un respect infini pour le savoir et ont regretté toute leur vie de n'avoir pas étudié davantage. Ils n'ont pas pu apprendre à leurs enfants ce qu'ils ne savaient pas, mais avaient toute confiance en l'école républicaine, de même que mes parents.
Cette confiance, je ne l'ai plus. La perdre fut un déchirement pour moi comme ce le fut pour des millions de personnes, dont j'exprime ici la voix. Après ma démission forcée du HCE, j'ai reçu des centaines, des milliers de messages de professeurs, de parents - voire de grands-parents - d'élèves, d'étudiants, notamment dans les IUFM. À ces derniers je conseillais de faire semblant d'acquiescer jusqu'à leur titularisation, mais d'enseigner ensuite selon leur conscience. Ces messages illustrent à la fois l'ampleur du désastre et le fait que tout n'est pas perdu : l'amour du savoir n'a pas disparu des esprits en étant renié par les institutions. Grâce à la transmission familiale, il subsiste. J'ai même rencontré des jeunes qui avaient aussi peu reçu, sur le plan intellectuel, de leur famille que de l'école, et qui l'éprouvaient - ce qui, à mon sens, tient du miracle. L'école publique n'a pas à faire un catéchisme de valeurs républicaines mais à transmettre de bonnes nourritures intellectuelles.
Pour cela, il faut étudier les classiques, qui nous mettent en contact avec d'autres manières de penser. Nous avons trop tendance à juger notre époque supérieure à celles qui l'ont précédée. C'est peut-être vrai, mais encore faut-il avoir les moyens de faire la comparaison. De plus, mieux connaître notre culture, littéraire et scientifique, répond aussi à la haute idée que s'en fait le reste du monde.
Que faire ? Un ministre de l'éducation nationale m'a déjà posé la question. Je lui ai répondu : rien. Ce n'est pas d'action dont nous avons besoin. Le problème n'est pas un problème de moyens ou de structure, c'est un problème d'état d'esprit. Oui, j'ai fait la comparaison avec la débâcle de 1940. Lorsqu'une armée est en déroute, comme l'est actuellement notre école, la première chose que le général doit faire, c'est de rendre courage par la parole. J'ai donc conseillé au ministre de sillonner la France pour tenir de beaux discours consacrés à la valeur du savoir, afin de remobiliser ses troupes et de favoriser le retour du bon sens.
Hélas ! Quand je lui ai fait remarquer que le site Internet du ministère comportait des erreurs de français, il m'a répondu que cela n'avait aucune importance. Homme d'écrit et de parole, il négligeait l'écrit et la parole... Pourtant, puisque vous m'interrogez sur les valeurs républicaines, il suffit de consulter les discours tenus à la Constituante ou à la Convention pour être saisi par le contraste avec la manière de s'exprimer de nos hommes politiques actuels, à commencer par le Président de la République et son prédécesseur, que mes grands-parents auraient été choqués d'entendre.
M. Jean-Claude Carle . - Vos propos sévères sont renforcés par le fait que vous affirmez tout devoir à l'éducation nationale.
M. Laurent Lafforgue . - Absolument.
M. Jean-Claude Carle . - Vous dites n'avoir plus confiance en l'école républicaine. Vous constatez que l'apprentissage de la langue doit avoir la priorité. Que faire ? Augmenter le nombre d'heures qui lui sont consacrées ? Réformer la pédagogie ? Pour respecter le savoir, les jeunes doivent être en mesure de l'appréhender. Vous dites que le goût du savoir persiste dans les individus en dépit de la perversité du système.
M. Laurent Lafforgue . - Chez certains individus...
M. Jean-Claude Carle . - Oui, les ministres devraient faire de plus beaux discours. Comment remonter la pente ? Le savoir est la seule chose qui augmente quand on le partage. Si vous aviez trois mesures à nous proposer, quelles seraient-elles ?
M. Laurent Lafforgue . - Augmenter le nombre d'heures d'enseignement du français serait bienvenu. C'est pourtant un mathématicien qui vous le dit ! La maîtrise de la langue est en effet la première condition de l'apprentissage des sciences, de nombreux témoignages de mes collègues l'attestent. Pour comprendre, par exemple, un énoncé comme « Soit un triangle ABC... » ou des expressions comme « abaisser une perpendiculaire », il faut avoir un rapport à la langue plus réfléchi que le simple rapport instinctif au langage courant. C'est pourquoi l'apprentissage du latin et du grec a joué un tel rôle, pendant des siècles, dans la formation des scientifiques de toute l'Europe. Or il n'a cessé, depuis des décennies, d'être dévalorisé. Il est désormais question de l'intégrer dans un enseignement à l'intitulé incompréhensible, ce qui serait une catastrophe. J'ai pu constater hier lors d'une conférence sur la mécanique quantique, qui est une branche majeure de la physique, et dont les applications économiques sont considérables, que la moyenne d'âge était d'environ 70 ans : la relève n'est pas là ! C'est dramatique. La maison brûle ! Et il n'y a pas d'espoir de remonter rapidement la pente. Il faudrait d'abord une prise de conscience. Ensuite, les mesures de bon sens s'imposeront d'elles-mêmes.
Moi qui ignorais jusqu'à l'existence des écoles hors contrat, j'en suis amené à concentrer mon énergie à les soutenir. La présentation, par le fondateur d'une école de ce type, de son programme, m'a frappé par son bon sens. Pourquoi faut-il des écoles spéciales pour entendre ces choses ? Je ne le comprends pas. J'ai des amis qui vivent dans le Sud de la France, où ils élèvent cinq enfants. Malgré mes mises en garde, qu'ils ont reçues avec scepticisme, ils les ont mis à l'école, la meilleure du département. J'ai vu, année après année, monter leur inquiétude, et j'ai constaté moi-même, lors de mes visites, les dégâts des méthodes semi-globales, qui sont encore largement pratiquées : en CE2, l'aîné ne savait pas lire. Les parents ont fini par fonder une école, il y a dix-huit mois, en s'associant avec d'autres parents. Les résultats sont là : en un an, leur fils a appris à lire, et il lit désormais beaucoup. Cette école fonctionne pourtant avec des moyens dérisoires, avec deux classes mélangeant plusieurs niveaux et tenues par une institutrice et une mère de famille armée de son seul bon sens. J'ajoute que ces amis ne sont pas des intellectuels : ils tiennent un commerce de fruits et légumes !
M. Jean-Claude Carle . - Comment expliquez-vous le succès des mathématiciens français qui, comme vous, font honneur à notre pays ?
M. Laurent Lafforgue . - C'est un héritage. L'école mathématique française s'est reconstituée miraculeusement après la Seconde Guerre mondiale et se perpétue depuis. Elle illustre l'importance de l'inertie en ce domaine. Notre école primaire était sans doute, il y a cinquante ans, la meilleure au monde. Il a fallu des décennies pour la détruire. Inversement, même avec la meilleure politique du monde, il faudrait des décennies pour la reconstruire. À vrai dire, j'ai aussi des inquiétudes pour l'école mathématique car les jeunes scientifiques n'ont plus la formation littéraire, philosophique et fondée sur les humanités classiques dont bénéficiaient leurs aînés depuis des siècles. Ils deviennent de bons techniciens de la science mais il leur manque la capacité de recul et de réflexion conférée par cette formation. Résultat : si les scientifiques n'ont jamais été aussi nombreux, leur créativité s'est effondrée.
À cet égard, comme dans d'autres domaines, le relais est pris par l'Asie où, dans des pays comme le Japon, le Vietnam ou la Chine, l'éducation nous paraîtrait réactionnaire, alors qu'elle permet la modernité. Au Japon, par exemple, les élèves apprennent tous à compter sur un boulier, ce qui n'empêche pas ce pays d'être en pointe dans l'électronique : la première éducation n'a pas pour finalité de préparer à un métier. L'enseignement primaire ne doit pas obéir aux mêmes principes que l'enseignement supérieur. Faute d'avoir respecté cette règle de bon sens, nous devons enseigner à l'université des éléments qui auraient dû être assimilés en primaire !
Mme Françoise Laborde, présidente . - Merci. Nous essaierons d'insuffler, par notre rapport, un peu de bon sens !
Mme Laurence Loeffel,
inspectrice générale de l'éducation nationale, professeure
des universités,
membre de l'observatoire de la laïcité,
co-auteur du rapport
Morale laïque - Pour un enseignement laïque
de la morale
(avril 2013)
( 9 avril 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Nous recevons Mme Laurence Loeffel, inspectrice générale de l'éducation nationale et membre de l'Observatoire de la laïcité.
Comme le bureau de la commission d'enquête l'a décidé, cette audition sera captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié dans le Recueil des travaux des commissions , accessible en version papier et sur le site Internet du Sénat.
Docteure en sciences de l'éducation, vous avez débuté votre carrière comme professeure de philosophie en lycée. Vous avez ensuite enseigné à l'École normale de Beauvais puis à l'IUFM d'Amiens. En 2011, vous êtes professeure en sciences de l'éducation à l'université Charles de Gaulle de Lille et responsable du master « sciences et métiers de l'éducation, de l'enseignement et de la formation ».
En 2012, le ministre de l'éducation nationale vous confie, avec Rémy Schwartz et Alain Bergounioux, une mission sur la morale laïque, dont le rapport définit les objectifs et les orientations de l'enseignement moral et civique.
En 2013, vous êtes nommée inspectrice générale de l'éducation nationale et membre de l'Observatoire de la laïcité.
La commission a souhaité vous entendre pour recueillir votre analyse des difficultés rencontrées par l'école dans la transmission des valeurs de la République.
Vous pourrez éclairer nos travaux sur les solutions à mettre en oeuvre pour permettre à l'école de mieux remplir sa mission d'éducation et d'intégration des jeunes qui sont les citoyens de demain, en particulier en ce qui concerne l'apprentissage de la citoyenneté et la formation des enseignants.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquêtes, Mme Laurence Loeffel prête serment.
Mme Laurence Loeffel, inspectrice générale de l'éducation nationale . - Je vous remercie de votre invitation. Mon point de vue sur les questions qui vous occupe est en même temps celui d'une inspectrice générale exerçant dans le groupe enseignement primaire et celui d'une professeure des universités dont les recherches ont porté sur la laïcité et l'éducation du citoyen en milieu scolaire. Mon regard est également construit par treize années consacrées à la formation des enseignants et des conseillers principaux d'éducation entre 1990 et 2003.
Mon propos s'inscrit dans un contexte particulier, celui de la grande mobilisation pour les valeurs de la République et des onze mesures décidées par Mme la ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche, en février 2015, auxquelles s'ajoute la déclaration commune des ministres de l'éducation de l'Union européenne du 17 mars 2015 s'engageant en faveur de « la promotion de l'éducation à la citoyenneté et aux valeurs communes de liberté, de tolérance et de non-discrimination ». L'école se recentre ainsi sur une des missions qui la fonde : faire partager les valeurs de la République. Cette mission n'est pas nouvelle, elle est inscrite dans le code de l'éducation, dont l'article L. 111-1 prévoit : « Le service public de l'éducation fait acquérir à tous les élèves le respect de l'égale dignité des êtres humains, de la liberté de conscience et de la laïcité. Par son organisation et ses méthodes, comme par la formation des maîtres qui y enseignent, il favorise la coopération entre les élèves. » La mise en oeuvre de cet objectif passe par l'éducation du citoyen, qui se décline dans les contenus d'enseignement, mais aussi dans la vie scolaire au sens large, c'est à dire y compris dans le premier degré, bien que l'appellation soit réservée au second degré.
Depuis le milieu des années 1990, l'école n'a pas abandonné l'objectif d'éducation du citoyen, au contraire. Les programmes de l'école primaire se sont renforcés d'une instruction morale en 2008, et l'éducation du citoyen a été introduite au lycée en 2000 avec l'éducation civique, juridique et sociale. Parallèlement, les missions éducatives des conseillers principaux d'éducation se sont renforcées ; la participation démocratique a cherché à s'affirmer à travers les dispositifs attachés à la vie lycéenne - et aujourd'hui la vie collégienne, avec l'institution d'un conseil de la vie collégienne.
Cette dynamique s'est accompagnée d'une évolution des principes et des objectifs de l'éducation du citoyen en milieu scolaire qui, tout particulièrement pour l'école primaire, a cessé de se centrer sur le nationalisme civique et l'amour de la République, sur lesquels les instructions restaient centrées jusqu'en 1985, pour affirmer les cadres et les valeurs démocratiques de cette éducation plus en lien et en cohérence avec la construction des valeurs européennes communes.
Les repères traditionnels concernant les valeurs de la République ont donc évolué. Elles s'inscrivent, à l'école, dans le cadre plus large des démocraties à l'échelle de l'Europe. À partir du milieu des années 1990, on a cherché à promouvoir une citoyenneté plus participative et des méthodes pédagogiques susceptibles de favoriser cet apprentissage, comme le débat, qui a fait son entrée à l'école primaire dans les programmes de 1995 et qui a pris la forme, dans le programme d'éducation civique, juridique et sociale du lycée, du débat argumenté.
Ces évolutions ont reconfiguré le lien entre l'école et la République, redéfinissant le périmètre des valeurs républicaines, mais éloignant aussi les enseignants des repères habituels. Faire partager ces valeurs dépend de la capacité des enseignants eux-mêmes à les faire vivre et à les prendre au sérieux. Or, on a assisté, depuis une trentaine d'années, à une désaffection, voire à une désaffiliation des enseignants à l'égard des valeurs de la République, que l'école a pourtant toujours eu pour objectif de faire partager. Pour toute une frange d'enseignants, l'adhésion aux valeurs de la République ne va plus de soi. Cela ne fait plus partie de leur ADN, ainsi que l'ont souligné de nombreux observateurs, comme Benoît Falaize, agrégé d'histoire, actuellement chargé de mission à la direction générale de l'enseignement scolaire (Dgesco) ou plus récemment par Abdennour Bidar, chargé de mission sur la laïcité à la Dgesco, qui a beaucoup circulé dans les académies dans le cadre de la promotion de la charte de la laïcité, et a constaté cette désaffection - il en fait part dans un article de la revue Esprit paru en octobre 2013.
Le fait est que l'éducation aux valeurs de la République n'est plus une priorité depuis plus de vingt ans, et l'éducation du citoyen l'est de moins en moins. La hiérarchie des disciplines qui marque notre système scolaire ajoute à la difficulté, de même que le malentendu sur les enseignements fondamentaux, ou supposés tels, qui a conduit à négliger les « petites matières » comme l'instruction civique et morale.
Le rapport de l'Inspection générale du groupe « enseignement primaire » sur la mise en oeuvre des programmes 2008, paru en juillet 2013, relève que les enseignants s'en tiennent bien souvent, dans le cadre de l'instruction civique et morale, à traiter des règles de vie dans la classe et des symboles de la République, deux thématiques qui sont traitées par ailleurs, et souligne le manque de formation et d'outils pour accompagner cet enseignement.
Dans le contexte actuel, je crois opportun de promouvoir une pédagogie des valeurs. C'est déjà ce que nous plaidions dans le rapport remis au ministre Vincent Peillon en avril 2013, intitulé Pour un enseignement laïc de la morale . C'est aussi ce que le groupe de travail qui a planché sur les futurs programmes d'enseignement moral et civique, dont j'ai fait partie, a cherché à promouvoir.
Jamais une pédagogie des valeurs n'a été mise en place à l'école de la République, sauf sous la III e République - les manuels d'éducation morale de l'époque en attestent - où était menée une véritable pédagogie des valeurs, au premier rang desquelles la dignité, enseignée dans les classes dès le plus jeune âge, au cours préparatoire.
Les enseignants, les équipes - en tout cas dans certains secteurs - vivent douloureusement non pas tant la contestation des valeurs de la République que celle des valeurs de l'école, au premier rang desquelles la laïcité, qui occupe une place particulière parce qu'elle fait partie, non seulement du contrat social, mais encore du contrat qui lie l'enseignant fonctionnaire aux usagers, ainsi que du contrat scolaire, éducatif et pédagogique, en particulier depuis la loi du 15 mars 2004.
Les enseignants sont, dans ce domaine de la laïcité, en demande de réponses pratiques à des difficultés qui touchent les mères accompagnatrices de sorties scolaires, les repas scolaires, le refus de participer à certaines activités scolaires comme la visite de lieux de culte ou aux séances d'éducation physique à la piscine. Des contenus d'enseignement sont également contestés, notamment en éducation musicale, au collège, lorsqu'il s'agit d'initier les élèves à la musique sacrée de culture occidentale et chrétienne - on en parle moins souvent. Je ne peux dénombrer ces difficultés, mais je sais, pour avoir circulé dans les académies, que ces questions se posent dans nombre d'entre elles, et pas seulement en Seine-Saint-Denis. Dans les formations à la laïcité, ce sont de telles questions qui leur posent des difficultés pratiques mais aussi des dilemmes moraux face auxquels ils se sentent démunis, et qui devraient être évoquées. Ces difficultés suscitent une forme d'incompréhension entre l'école et certains élèves, entre l'école et certaines familles, incompréhension qui s'est manifestée avec une acuité toute particulière au moment de l'expérimentation des ABCD de l'égalité, en 2013. Ce fut un traumatisme pour certains enseignants que de découvrir que certains parents ne leur faisaient pas confiance. Je renvoie au rapport de l'Inspection générale, remis en 2014, sur cette expérimentation.
Il faut considérer ces difficultés comme de nouveaux défis, que l'on ne résoudra pas avec des réponses du passé, ni en s'imaginant que l'on peut tout résoudre en légiférant. Une loi peut être nécessaire, mais dans le domaine éducatif, elle n'est jamais suffisante. La loi du 15 mars 2004 était certes nécessaire, mais aurait dû, dès 2004, s'accompagner d'une pédagogie de la laïcité, ce qui n'a pas été le cas. Je ne jette la pierre à personne, mais je constate qu'il a fallu près de dix ans pour que l'on se donne enfin l'objectif d'élaborer une pédagogie de la laïcité, avec la charte de la laïcité à l'école, fruit d'une volonté politique déterminée, mais qui est venue bien tard - même si, dans le domaine de l'éducation, on peut considérer qu'il n'est jamais trop tard. Abdennour Bidar qui, je le répète, a beaucoup circulé dans les établissements, vous le dira, pour une majorité de lycéens, et pour certains enseignants même, la loi du 15 mars 2004 est une loi liberticide. Il y a là un véritable malentendu, qui appelle à mener une véritable pédagogie.
On oublie parfois que l'école est un lieu d'éducation, où l'on a affaire à des enfants, dont la pensée, les opinions, les convictions ne sont pas construites. Leur parole, qui est parfois l'écho de celle de leur famille ou de leur entourage, peut certes être dérangeante, mais il ne faut jamais oublier que ce n'est pas une parole d'adulte.
Mener une pédagogie des valeurs me semble urgent et opportun - c'est en citoyenne que je m'exprime - alors qu'on a vu se créer en 2013 ce « collectif Racine », un collectif « d'enseignants patriotes » qui s'emploie à faire pénétrer ses idées à l'école, des idées qui commencent à se diffuser parmi un certain nombre d'enseignants qui voient là des solutions aux problèmes auxquels ils n'ont pas de réponse.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Je vous remercie. Je veux également remercier tous les sénateurs et sénatrices qui participent à nos travaux et font, grâce à leurs questions, avancer la réflexion.
Vous avez dit que l'école éduque. Je ne suis pas sûr que cela soit son rôle premier. Elle ne peut éduquer, à mon sens, que si elle instruit ; on a souvent eu tendance à l'oublier.
Le diagnostic de la perte des repères républicains à l'école et d'une dégradation du climat scolaire vous parait-il justifié ? Vous avez rappelé l'exigence d'une pédagogie de la laïcité sans laquelle celle-ci pourrait être mise en cause - vous avez cité l'expression forte de laïcité liberticide. La laïcité vous semble-t-elle une valeur républicaine menacée ?
Le programme d'enseignement moral et civique présenté par le Conseil supérieur des programmes vous semble-t-il satisfaisant au regard des préconisations de votre rapport ? Quelles autres mesures vous semblent nécessaires pour améliorer l'apprentissage de la citoyenneté et l'intégration des élèves dans la communauté nationale ?
Dans votre rapport sur l'enseignement de la morale laïque, vous fixez comme objectif « l'appropriation libre et éclairée par les élèves des valeurs qui fondent la République ». On ne peut qu'y souscrire. Toutefois, les références à l'adhésion à la « nation » et à la « patrie » sont absentes de ce rapport. Ces termes sont-ils, pour vous, difficiles à mettre en avant ? Est-ce leur charge symbolique qui dérange ? On sait cependant qu'un apprentissage de la citoyenneté fondé sur des valeurs abstraites est voué à l'échec. Ne faut-il pas plutôt promouvoir l'appartenance à la nation - un objet concret - à l'instar de ce qui se fait à l'étranger, où l'on n'a pas peur de ces mots ?
Comment former les professeurs à l'enseignement moral et civique ? On évoque souvent le rôle des enseignants, mais les chefs d'établissement et les corps intermédiaires de l'éducation nationale ne devraient-ils pas être également formés à ces enjeux ?
Mme Laurence Loeffel . - Je récuse l'opposition entre éducation et instruction. C'est une approche dont je constate la persistance, mais qui ne donne pas, à mon sens, les instruments intellectuels propres à penser les difficultés de l'école. Cette opposition s'est, au fil du temps, idéologisée, ce qui ne me semble pas le meilleur moyen de penser de manière objective les problèmes de l'école. Au demeurant, le clivage entre instruction et éducation est un faux clivage : l'école a toujours eu pour mission d'éduquer. Voyez l'école primaire de la III e République : tous les enseignements, y compris scientifiques, ont été construits comme des enseignements dont la finalité élective était une éducation aux valeurs de la raison, de la rationalité, du progrès. Cette charge éducative, puissante dans le primaire, se traduisait, pour le second degré, dans la culture humaniste, dont la finalité élective était l'éducation aux humanités. Il s'agissait bien, au travers de la pratique du latin et du grec et la fréquentation des auteurs anciens, de former la personne et d'éduquer le citoyen.
La dégradation du climat scolaire ? Elle est notable - mais j'avoue que j'ai quelque réticence à retenir ce mot de dégradation, qui supposerait d'en fournir la mesure, ce dont je n'ai pas les moyens, d'autant que j'estime que l'approche quantitative n'a, en l'espèce, pas de sens. Qu'un enseignant, fût-il seul dans son cas, puisse se sentir empêché dans sa mission n'est pas acceptable si l'on garde à l'esprit la promesse de l'école républicaine. Et il en est qui sont dans ce cas, je puis en témoigner pour en avoir rencontré.
Il est des facteurs qui aggravent le problème, comme le phénomène de la ghettoïsation, qui veut que de mêmes catégories de population soient scolarisées dans les mêmes lieux, dans les mêmes établissements. À ce que l'on appelle l'absence de mixité sociale, l'école ne peut rien ; l'école ne peut pas tout faire.
Que la laïcité soit perçue comme liberticide par certains adolescents n'a rien pour étonner. Quand la loi n'est pas accompagnée de pédagogie, elle est nécessairement perçue sous le seul angle de la contrainte qu'elle impose - donc la restriction de liberté - pour permettre la coexistence des individus. Ce n'est que par la pédagogie que l'on peut faire entendre que la loi ne se contente pas d'interdire, mais qu'elle protège aussi, qu'elle autorise, qu'elle permet. Les conseillers principaux d'éducation ont, en la matière, un rôle important à jouer. Les enseignants ont pour mission première d'enseigner leur discipline ; même ceux d'histoire-géographie ne sont pas nécessairement formés à cette pédagogie.
Quel visage peut prendre une pédagogie de la laïcité ? Il faut l'inscrire, à mon sens, dans le cadre plus général d'une pédagogie des valeurs. Elle doit entrer en cohérence avec les autres valeurs républicaines et démocratiques, qui sont celles de la France. La laïcité prendra plus de sens pour les élèves, voire pour les enseignants, si elle est ainsi considérée, dans son lien intrinsèque avec les valeurs qui sont les nôtres.
Le futur programme d'enseignement moral et civique est-il satisfaisant ? Doit-il être accompagné d'autres mesures ? Ce programme n'a pas d'autre ambition que de donner des objectifs et des contenus. Il cherche à favoriser, comme nous le préconisions dans notre rapport, une appropriation active des valeurs et des normes qui fondent la citoyenneté républicaine et, plus largement, démocratique. Il fait de la laïcité une condition de l'exercice du jugement critique. C'est un aspect qui me tient à coeur et dont on ne parle pas suffisamment. La laïcité n'est pas un pur cadre juridico-institutionnel, mais engage des valeurs : exercice du doute méthodique, liberté de pensée, recherche de la vérité, objectivité. Ces valeurs intellectuelles et morales font le fond du projet d'éducation morale et civique, qui ne vise pas à endoctriner, mais à former un jugement critique et éclairé, pour une adhésion éclairée aux valeurs de la démocratie. Si les valeurs restent considérées comme des abstractions, la transmission ne fonctionne pas, ainsi que vous l'avez relevé, monsieur le rapporteur. Elles semblent aux élèves abstraites et froides, c'est aussi comme ça que les perçoit toute une frange d'enseignants. Or une dimension affective est attachée aux valeurs : elles inspirent l'action, poussent à agir dans un sens plutôt que dans un autre.
Le problème de la formation des enseignants est le point noir de l'éducation du citoyen en milieu scolaire, quels que soient les programmes. Sans une formation conséquente en nombre d'heures et dotée d'outils adéquats, sans volonté des autorités politiques et pédagogiques, les enseignants n'enseigneront pas plus ce programme qu'ils n'ont enseigné l'instruction civique et morale telle qu'elle figurait dans le programme de 2008.
M. Michel Savin . - Vous avez évoqué une désaffection des valeurs de la République et pointé l'absence de formation en matière d'éducation à la citoyenneté. Vous semble-t-il possible de recréer un lien durable entre morale et éducation, et comment ?
Pourquoi considérez-vous, s'agissant de la réintroduction de la morale à l'école, que la greffe ne prend pas, en France ? Quels sont, à votre sens, les obstacles ? Dans une interview de 2013, vous évoquez une forme d'allergie à l'idée de la morale à l'école ; à quoi pensiez-vous ?
Vous évoquez, enfin, l'objectif d'engagement des élèves dans la communauté scolaire ; qu'entendez-vous par là ?
Mme Marie-Annick Duchêne . - Je vous remercie pour votre conviction et la sincérité qui perce sous vos propos. Vous avez évoqué les manuels d'autrefois, ceux du XIX e , dans lesquels il était question de valeurs morales comme le respect et la dignité. Puis est venue la loi de 1905, qui a conduit à porter l'accent sur la laïcité. Comment expliquer que de ces valeurs de respect, de dignité, cet apprentissage au vivre ensemble, vivaces au XIX e , il ne soit plus question ? La laïcité, dont on vient encore de beaucoup parler avec cette affaire d'affiche retirée par la RATP, prend figure de quatrième valeur du socle républicain. Mais il n'est pas sûr qu'au sein de l'école, on porte autant d'attention à cette quatrième valeur.
L'entrée des parents dans l'école ne remonte pas à loin. Dans les conseils d'école, on les voit plus souvent s'engager dans des affrontements que participer au projet éducatif.
Mme Françoise Laborde, présidente . - La fin de votre réponse au rapporteur sur le risque d'échec du programme d'éducation aux valeurs n'est pas très encourageant... Nous nous attachons précisément à rechercher ce que nous pourrions préconiser pour que l'éducation du citoyen ne reste pas lettre morte.
Mme Laurence Loeffel . - Lorsque l'on m'a confié une mission sur la morale à l'école, ceux qui comme moi s'intéressaient à l'éducation morale et cherchaient, à travers leurs écrits et leurs travaux de recherche, à faire valoir ses droits à l'école se comptaient sur les doigts d'une main. Lors des commémorations du centenaire de la loi de 1905, j'ai coorganisé, à Amiens, un colloque sur la morale laïque, qui a été l'unique en son genre et a donné lieu à une publication aux presses universitaires du Septentrion. Le champ de l'éducation morale n'intéressait personne. Peut-être faut-il y voir un effet secondaire du triomphe de la laïcité à l'école qui, en imposant le régime de neutralité, a évacué, avec le religieux, la morale. Sous la III e République, la morale traditionnelle du devoir, celle qui était enseignée à l'école de la République, avait, d'évidence, des affinités électives avec la morale chrétienne. Dès lors que le religieux a été évacué - car le triomphe de la laïcité scolaire, en France, ça a été le triomphe de l'éviction du religieux - la morale a été emportée avec lui. Au moment des Trente Glorieuses, l'éducation du citoyen n'était plus une priorité, l'éducation morale encore moins. Il y avait d'autres priorités pour l'école et l'on vivait une époque plus sereine. Si bien que l'on n'a jamais réinterrogé les conditions d'une éducation morale pour l'école - poser la question est même connoté comme ringard ou réactionnaire. J'estime, comme adulte et comme chercheuse, que c'est dommageable. C'est bien une singularité française que d'avoir évincé des contenus d'enseignement toute dimension morale ou éthique et tout enseignement du fait religieux.
Quand j'ai dit, monsieur le rapporteur, que la greffe n'avait pas pris, je ne visais pas l'éducation morale mais l'enseignement du fait religieux. Cela fait pourtant partie des onze mesures récemment jugées prioritaires par le ministère. La question reste posée des conditions pédagogiques et didactiques d'un enseignement du fait religieux à l'école.
Il existe d'autres modèles. En Belgique, dont la tradition est assez proche de la nôtre, un enseignement de morale non confessionnelle est dispensé depuis soixante ans, qui s'appuie désormais sur un arrière-plan didactique très perfectionné. Le séminaire des inspecteurs généraux ressource « culture humaniste » que nous avons organisé cette année sur l'enseignement moral et civique, centré sur les conditions théoriques et pédagogiques d'un enseignement moral, est celui qui a remporté, parmi tous ceux qui étaient organisés cette année, le plus vif succès. C'est le signe de l'intérêt que l'on peut susciter chez les inspecteurs du premier degré, dès lors qu'on leur apporte du contenu et qu'on leur montre que cela est faisable.
L'engagement des élèves ? C'est un peu l'Arlésienne. Tout le monde en parle depuis des années, tout le monde le recherche, les conseillers principaux d'éducation les premiers, mais le fait est que ce n'est pas notre tradition, à la différence d'autres pays, comme le Québec ou la Grande-Bretagne, où la pédagogie active est de coutume, et où les élèves sont mobilisés dans des actions, qui peuvent être caritatives, dirigées vers la société.
Il faut aussi garder présent à l'esprit que l'engagement de l'élève est limité par l'école elle-même, parce que ce n'est pas la « vraie vie ». Il n'en est pas moins possible de mobiliser les élèves autour de projets qui leur permettent de vivre des coopérations, mais aussi des désaccords, d'être en contact avec les conseillers principaux d'éducation et d'avoir d'autres relations avec les enseignants que celle de la classe, médiée par les seuls contenus d'enseignement - et il ne s'agit pas pour moi, disant cela, de contester l'exigence de transmission des connaissances. Les élèves adhèrent généralement à ce genre de projets, en particulier dans le primaire, qui sont aussi le moyen de les socialiser, de leur faire prendre leur place dans le groupe.
Les valeurs que véhiculaient les manuels de la III e République n'ont jamais disparu, en réalité, de l'univers scolaire. L'objectif d'apprendre à vivre ensemble est inscrit dans les programmes, au primaire, depuis le milieu des années 1990. Vous évoquez aussi respect et dignité. Il faut prendre en compte les évolutions de la société. L'école ne peut pas être un lieu où l'on va à contre-courant de ce qui s'y passe. Dans une société qui n'est plus structurée sur une morale du devoir, comment en faire un fondement à l'école ? La morale commune que l'on introduit à l'école doit être celle qui est vécue par les citoyens. On a cherché, depuis une dizaine d'années, à réintroduire la notion de respect, sans que cela ait vraiment pris. On parle de restaurer l'autorité de l'enseignant. Pour moi, la difficulté n'est pas là, elle est dans la discipline, ce qui est autre chose. En trente ou quarante ans, le regard sur l'enfant a changé, les droits de l'enfant ont pris une place centrale, le respect de l'enfant est devenu une valeur cardinale, si bien qu'il est devenu plus difficile pour les enseignants d'imposer, dans un geste éducatif coercitif. Il faut toujours rechercher l'accord de l'élève, qui doit comprendre le sens de ce qu'on lui demande. C'est une autre logique que d'exiger l'obéissance et d'amener l'enfant à comprendre, peu à peu, grâce à la qualité de la relation pédagogique. Tout au rebours, la vulgate est de faire construire les règles de vie de la classe par les élèves, avec l'idée qu'ils y adhèreront mieux. C'est un exercice qui a ses limites. Nous ne créons pas les normes juridiques. Derrière toute norme, y compris les normes scolaires, il y a la loi, qui s'impose à nous.
Les enseignants, du moins une grande partie d'entre eux, ont du mal prendre les valeurs au sérieux. Je le formule ainsi pour éviter de dire qu'il faut y croire, même si je pense très sincèrement que l'adhésion aux valeurs républicaines et démocratiques relève d'une forme de croyance, raisonnée, éclairée, d'un attachement fort, qui nous lie et nous affilie. J'ai souvent entendu, pourtant, et cela depuis mes débuts à l'IUFM, de jeunes enseignants stagiaires dire que ce ne sont que des mots, des idées sans substance. Mais c'est un scepticisme qui peut, parfois, prendre la forme du regret, de l'amertume et quand on parle de les enseigner, et qu'on leur en donne les moyens, ils adhèrent.
Vous m'interrogez sur la laïcité à l'école. Je l'ai dit, on aurait dû accompagner la loi du 15 mars 2004 d'une pédagogie de la laïcité. Ce travail ne peut être partout le même. Sur la charte de la laïcité, par exemple, il faut travailler, notamment au primaire, de façon différenciée. Mais je tiens à deux points essentiels. Il est impératif, en premier lieu, de revitaliser l'éthique enseignante. Claude Nicolet, dans La laïcité en France , a forgé la notion de laïcité intérieure. Je la fais mienne. C'est une manière de lutter contre ses propres démons, contre ses préjugés et la tentation du dogmatisme. Le recteur Pollet appelle, quant à lui, à un enseignement laïc de la laïcité. Cela est très pertinent, à mon sens, car dès lors que nous cherchons à lutter contre toutes les formes de prosélytisme, de propagande, d'endoctrinement, nous devons nous prévenir nous-mêmes contre ces tentations. Il convient, en second lieu, d'envisager la laïcité comme méthode, prenant appui sur le jugement critique et condition du jugement critique. Les enseignants doivent exercer une vigilance constante, dans tous les enseignements.
Mme Marie-Annick Duchêne . - Je me suis mal exprimée tout à l'heure. Je pensais au socle des valeurs de la République. Il me semble que l'on parle davantage de laïcité que de liberté, d'égalité et de fraternité. À force de mettre en avant la laïcité, ne finit-on pas par oublier ces trois valeurs fondamentales de la République ?
Mme Laurence Loeffel . - Valentine Zuber, dans un article récent paru dans Libération , écrit que la laïcité devient le quatrième terme de la devise républicaine. Il faut être attentif, en effet, à ne pas se focaliser sur la laïcité, comme si elle était susceptible de régler tous les problèmes et récapitulait toutes les valeurs. Ce serait contre-productif.
M. Philippe Watrelot,
président du Cercle de recherche et d'action pédagogique (CRAP) -
Cahiers pédagogiques,
professeur de sciences
économiques,
formateur en école supérieure du
professorat et de l'éducation (ÉSPÉ)
( 9 avril 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Nous allons entendre maintenant M. Philippe Watrelot, qui, après un long parcours d'enseignant en France ainsi qu'au lycée français de New York, est depuis 2002 professeur agrégé de sciences économiques et sociales au lycée Jean-Baptiste Corot de Savigny-sur-Orge, et depuis 2006 formateur à l'ÉSPÉ de Paris. Il préside depuis 2008 le Cercle de recherche et d'action pédagogique (CRAP), l'association qui édite depuis 1945 les Cahiers pédagogiques et dont la devise est : « Changer la société pour changer l'école, changer l'école pour changer la société ». Le CRAP se définit lui-même comme un mouvement militant, dont l'objectif est de« contribuer à l'évolution de l'enseignement et de la formation pour une société démocratique ». M. Watrelot est également membre du Conseil national de l'innovation et de la réussite éducative depuis sa création en 2013.
Monsieur Watrelot, la commission a souhaité recueillir votre analyse des difficultés rencontrées par l'école dans la transmission des valeurs de la République. Vous pourrez sans doute nous éclairer sur les solutions à mettre en oeuvre afin que l'école remplisse mieux sa mission d'éducation et d'intégration des jeunes qui sont les citoyens de demain, notamment en ce qui concerne la formation des enseignants.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Philippe Watrelot prête serment.
M. Philippe Watrelot, président du CRAP . - J'enseigne en effet au lycée Jean-Baptiste Corot à Savigny-sur-Orge. Ce très beau et très gros lycée de banlieue recrute sur cinq ou six communes, dont Grigny, et qui est caractérisé par une réelle mixité sociale. Je ne suis pas un « professeur hors-sol » ! J'exerce dans le lycée où j'ai été élève, dans la ville où je suis né et où j'habite.
L'intitulé de votre commission d'enquête m'a interpelé et fait hésiter. À tort ou à raison, j'y ai vu beaucoup de présupposés, que cette audition va peut-être dissiper. Si je suis gêné par votre énoncé, l'enseignant que je suis a aussi appris que l'on pouvait discuter les termes du sujet et même les reformuler ! C'est ce que je me propose de faire.
Je crois utile de discuter de la réalité ou de l'importance d'une éventuelle « perte de repères républicains », tout comme il convient d'analyser la nature des difficultés rencontrées par les enseignants. Parce que j'ai l'optimisme de l'action, je proposerai une expression plus optimiste de notre problématique : comment peut-on répondre, dans les établissements scolaires, aux nouveaux défis pour l'école de la République, et comment peut-on surmonter les difficultés rencontrées par les enseignants, en s'appuyant sur ce qui marche ?
Si l'expression clé est pour vous la « perte des valeurs républicaines », plusieurs de mes collègues ont compris que la commission s'intéressait aux difficultés rencontrées par les enseignants dans l'exercice de leur profession. J'ai reçu des contributions spontanées de personnes souhaitant évoquer cette question qui mériterait de faire elle aussi l'objet d'une réflexion de nos institutions.
Les incidents survenus lors de la minute de silence et des commémorations dans les classes, auxquels l'on pense en parlant de « perte de repères républicains », ont été amplifiés par la presse : il y a eu un effet lampadaire. Il me semble qu'il faut nuancer et relativiser. Dans l'établissement où j'enseigne, pourtant concerné à plus d'un titre (Amedy Coulibaly était originaire de Grigny), il n'y a eu quasiment aucun incident : tout juste quelques tags et des objections dans les discussions. Les remontées n'ont fait apparaître aucune vague d'actes antirépublicains.
Si, en parlant de perte de repères républicains, on veut faire porter le débat sur une supposée opposition entre républicains et pédagogues, on ne me trouvera pas sur ce terrain. Ce débat est non seulement vain mais dépassé. Quoique classé parmi les « pédagos » vilipendés par quelques polémistes (vous avez reçu certains d'entre eux), je refuse d'entrer dans ces polémiques creuses. Je me sens tout aussi républicain (même si je me sens surtout démocrate) que mes adversaires. Tous ceux qui sont en situation d'enseignement sont forcément pédagogues, même s'ils s'en défendent ou veulent l'ignorer. La pédagogie repose d'abord sur des valeurs en action et même l'enseignement le plus instructionniste est évidemment porteur de valeurs.
Revenons aux valeurs qui sont inscrites aux frontons des mairies et des écoles : Liberté, Égalité, Fraternité. Il ne s'agit pas seulement de les énoncer mais de se demander si l'école les fait vivre suffisamment.
Liberté ? Les établissements scolaires, les salles de classe sont-ils des lieux de libre choix et d'apprentissage de l'autonomie et de la démocratie ? La réponse est, pour ainsi dire, contenue dans la question...
Égalité ? On le sait, et les enquêtes internationales tout comme les études des sociologues ne font que nous le confirmer depuis de nombreuses années : notre système éducatif est profondément inégalitaire. Il détient le triste record du pays où l'origine sociale joue le plus dans la réussite scolaire. Un enfant d'ouvrier a en France sept fois moins de chances d'obtenir le bac qu'un enfant de cadre ou d'enseignant. Comment, dans ces conditions, tenir la promesse républicaine fondée sur la méritocratie ? N'y a-t-il pas ici une réelle et bien plus grave perte de repères républicains ?
Fraternité ? Le mot semble suranné et peut être transposé en solidarité. Qu'en est-il lorsque les élèves ne trouvent pas de stages parce qu'ils habitent dans tel ou tel quartier ? C'est le cas de nombre de jeunes de la commune où je travaille. Qu'en est-il lorsque le séparatisme social, urbain et donc scolaire est devenu la règle ? Comment croire à des valeurs de fraternité, de solidarité et même à l'intégration ?
Plutôt que de déplorer la perte de repères républicains, je préfère me demander comment ne pas se contenter d'énoncer des valeurs, et surtout comment les faire vivre. « Ce qui constitue la vraie démocratie, ce n'est pas de reconnaître des égaux, mais d'en faire », disait Gambetta. Magnifique définition !
Si, loin de l'incantation, l'on veut faire adhérer aux valeurs de la démocratie - la citoyenneté critique, la libre adhésion, la liberté de penser, la coopération et la solidarité, le débat argumenté sur des idées... -, il faut les faire vivre au quotidien dans ses pratiques, dans sa classe, dans son établissement. Il ne s'agit pas uniquement de faire comprendre la laïcité et de transmettre la connaissance des religions, il faut aussi que cela passe par des dispositifs adaptés. Voilà la condition pour que ces savoirs n'apparaissent pas comme descendants, déconnectés, et par conséquent peu recevables. La nécessité de faire émerger les représentations, le débat permettant la confrontation et la co-construction des savoirs, les méthodes actives sont des éléments tout aussi importants que les savoirs eux-mêmes. La laïcité et les valeurs de la République sont également affaire de pédagogie.
Cette question éducative concerne tous les enseignants et les autres adultes des établissements scolaires, ainsi que les parents dans leur rôle d'éducateurs. Travailler sur l'altérité, la connaissance de l'autre, l'interculturel, la relation avec les parents, le sentiment d'appartenance à une collectivité que serait l'établissement scolaire, me semblent des directions dont doivent s'emparer tous les membres de la communauté éducative.
« On a démocratisé l'accès à l'école sans démocratiser la réussite dans l'école », nous rappelait Philippe Meirieu dans un entretien au Monde du 24 janvier 2015. Notre ami souhaitait une école qui « tienne ses promesses » car, disait-il, « la fracture scolaire s'accroît jusqu'à ruiner la crédibilité de tout discours sur l'égalité républicaine ». Je l'ai déjà écrit, il a manqué un slogan à la refondation. On n'a pas assez insisté sur la nécessité de lutter contre les inégalités et de combler le fossé qui nous sépare des élèves des milieux populaires les plus en difficulté. Il n'y a pas eu de « choc PISA » à la fin de l'année 2013 - peut-être aurons-nous un « choc Charlie »... À force de maintenir une école injuste, qui ne remplit plus sa promesse démocratique, on crée le risque de nouvelles crises, d'émeutes, voire de radicalisations.
La principale difficulté de ma profession est de constater, tout en faisant mon travail de mon mieux, que le système éducatif dont je suis l'un des rouages contribue à créer de l'échec et ne parvient pas à réduire les inégalités. Il faut agir sur tous les leviers pour créer une école plus juste, plus efficace.
L'on a beaucoup évoqué l'esprit du 11 janvier. Deux mois après, on en semble bien loin. La surestimation des quelques manifestations de refus des commémorations a entraîné une double surenchère : un effet pervers encourageant des comportements similaires et une réponse autoritaire démesurée. Un climat révélant un rapport à la jeunesse, et en particulier celle des banlieues, fait de méfiance, d'intolérance et de refus de l'altérité. L'école, après Charlie, devrait être au contraire une école plus inclusive, luttant vraiment contre les inégalités et travaillant à recréer du vivre et du faire ensemble, à faire partager les valeurs de la République.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - J'ai l'impression que nous ne vivons pas tout à fait dans le même monde et que l'école a bien changé. Nous avons eu bien plus de remontées que vous au sujet des refus de la minute de silence. Jean-Pierre Obin écrivait dans son rapport de 2004 « Ils plaisantaient, et dix ans après ils sont partis au djihad ». La commission d'enquête sur le djihadisme a montré que 3 000 personnes y étaient parties. Si nous restons dans le déni de ce qui se passe dans les écoles, la société connaîtra bientôt de graves problèmes.
Vous dites qu'on a démocratisé l'accès à l'école sans démocratiser la réussite dans l'école. À être trop pédagogue, n'a-t-on pas oublié ses aspects fondamentaux : l'instruction, la transmission des grandes oeuvres et des connaissances grâce auxquelles un élève peut sortir de sa condition ? Une école trop bienveillante en est incapable.
La laïcité vous semble-t-elle une valeur républicaine menacée ? Les mesures annoncées dans le cadre de la grande mobilisation de l'école pour les valeurs de la République vous semblent-elles satisfaisantes ? Quelles autres mesures vous paraissent nécessaires pour rendre plus efficaces l'apprentissage de la citoyenneté et l'intégration des élèves dans la communauté nationale ? N'attend-on pas trop de l'école ? Dans le cadre des futurs programmes, ne faut-il pas envisager un retour à la maîtrise de la langue française, des connaissances scientifiques et d'une histoire qui serait un récit national et fédérateur ?
M. Philippe Watrelot . - Loin de vivre hors de la réalité, j'enseigne dans un lycée difficile, et j'habite la banlieue où j'exerce : je ne suis pas de ceux qui tiennent un discours sur l'école, une fois rentrés chez eux, bien loin d'où ils enseignent. Si je relativise l'importance donnée par la presse aux événements récents, c'est en m'appuyant sur ce que je vis. Non, je ne suis pas dans le déni.
L'avantage d'un gros lycée comme le mien est sa mixité sociale. Nos élèves viennent de quinze collèges différents. Les effets de clivage communautaire y sont moins vifs qu'ailleurs. Cet établissement travaille depuis de nombreuses années sur le vivre ensemble, sans quoi nous n'aurions pas évité les tensions les plus vives.
Jean-Pierre Obin, dont je respecte le travail, nous alerte depuis dix ans sur les effets pervers du séparatisme social et géographique. L'une des réponses les plus pertinentes à long terme consiste à retravailler la carte scolaire afin de lutter contre les ferments de communautarisme. Au-delà des dimensions ethnique et religieuse persiste la division entre classes sociales, qui se reflète dans la dimension inégalitaire de l'école.
Les pédagogues ne sont pas des amuseurs qui oublient l'instruction. Ils la prennent bien plus au sérieux que leurs critiques, parce qu'ils se préoccupent d'un apprentissage qui soit durable et efficace. Il ne s'agit pas d'inviter les élèves à découvrir les savoirs par eux-mêmes, mais de faire en sorte que ceux-ci ne soient pas oubliés dès le lendemain de l'interrogation. Un apprentissage durable suppose une appropriation active. Le par-coeur n'est qu'un dispositif parmi d'autres, seule la diversité des méthodes peut répondre à la diversité des élèves.
Professeur de sciences économiques et sociales, je m'abstiendrai de toute préconisation sur l'enseignement des religions et le développement d'un récit national. La laïcité bien comprise passe par la connaissance des différences et l'apprentissage de la tolérance dans l'espace préservé de l'école. Les dérives récentes ont été provoquées par des prises de positions ressenties autour de moi comme intolérantes.
Le sociologue Pierre Merle a parlé, dans l'un de ses derniers ouvrages, de démocratisation ségrégative de l'école. Si nous sommes passés, en une trentaine d'années, de moins de 30 % à 67 % d'une classe d'âge au baccalauréat, cela s'est fait par un processus de massification plutôt que de démocratisation : cette croissance est le résultat du développement des baccalauréats techniques et professionnels, tandis que l'accès aux baccalauréats généraux reste limité à 30 % des élèves. Les écarts entre catégories socio-professionnelles se sont accrus, l'ascenseur social ayant cessé de fonctionner depuis vingt ans. C'est bien ce que fait apparaître le rapport PISA.
M. Guy-Dominique Kennel . - Après un début exempt de tout jargon, vous en êtes revenu au langage commun sur l'école inégalitaire, tout en regrettant qu'il n'y ait pas eu chez nous d'effet PISA. N'est-ce pas contradictoire ? Rendre l'école égalitaire, cela signifie souvent un nivellement par le bas...
Comment formez-vous les enseignants qui arrivent en ÉSPÉ ? Les valeurs de la République ne font plus partie de leur ADN. Cela ne provient-il pas d'une lacune dans leur recrutement et leur formation ? Relève-t-elle du politique ou de la hiérarchie de l'éducation nationale, gagnée par la cogestion ? Quel remède prescrivez-vous concrètement ? Ayant été inspecteur dans votre discipline, j'aimerais des réponses pratico-pratiques et non langagières.
M. Michel Savin . - L'école n'est-elle pas simplement le reflet d'une société en perte de repères, de valeurs et de sens commun ? À vous entendre, j'ai l'impression que la mixité et l'intégration sont incompatibles avec le respect, la morale et le lien social dans certains établissements. Il semble qu'il faille choisir entre une politique consensuelle et la préservation de ces valeurs. Les enseignants sont-ils formés pour ce type de travail auprès des élèves ?
M. Jacques Legendre . - J'ai eu la très mauvaise surprise, après une intervention récente sur l'enseignement des secondes langues lors d'une audition de cette commission d'enquête, de voir mes propos déformés sur un certain nombre de sites Internet tendancieux. On m'a prêté l'idée que, dans certains cas, l'arabe devait être substitué au français, ce qui est un comble pour moi qui suis depuis longtemps un défenseur de la francophonie. J'en viens à ma question, en espérant que la malhonnêteté intellectuelle ne se manifestera pas, une fois de plus, par le découpage de mes propos.
Je vous remercie, monsieur, d'avoir surmonté les réticences que vous inspirait l'intitulé de notre commission. Changer l'école pour changer la société, c'est un objectif politique - au sens noble du terme, certes.
M. Philippe Watrelot . - Tout à fait !
M. Jacques Legendre . - Mais comment le concilier, alors, avec la conception sous-jacente de la laïcité, qui exclut tout prosélytisme ? L'école doit dispenser une éducation de qualité à tous les élèves sans chercher à changer la société républicaine et démocratique à laquelle nous sommes attachés.
J'ai consacré beaucoup de temps, il y a quelques années, à un rapport sur le baccalauréat. Si vous avez raison de dire que nous avons massifié, et non seulement démocratisé, cela a tout de même eu pour effet que le niveau moyen d'instruction de notre pays s'est trouvé fortement augmenté. À notre époque, la détention du baccalauréat ouvrait droit à des fonctions de responsabilité ; à partir du moment où tout le monde accède à ce niveau, la compétition se voit remonter au niveau supérieur. Cela est douloureusement ressenti par les jeunes dont les familles n'avaient pas, avant eux, accédé à l'éducation. Leur déception n'en est que plus grande.
Quant à la réforme des collèges, vaut-il mieux améliorer l'enseignement de chaque discipline, ou recourir à des enseignements interdisciplinaires ?
Mme Catherine Troendlé . - Il n'y a eu que peu d'incidents dans votre établissement, grâce aux actions qui y avaient été préalablement menées. Pouvez-vous nous en dire plus ? Il n'y a pas eu, dites-vous, de choc PISA en France ? Nous avons pourtant beaucoup parlé des résultats de cette enquête, notamment avec la mise en oeuvre des nouveaux rythmes scolaires.
J'ai été heurtée par vos propos pessimistes sur le développement des filières professionnelles. Je suis persuadée qu'elles sont gages d'emploi, et que plus elles auront d'élèves, plus nous aurons de concitoyens bien insérés, quel que soit leur milieu social.
M. Claude Kern . - J'avais moi aussi compris que, pour vous, la démocratisation de l'école passait uniquement par l'enseignement général, alors que la réflexion de nombreux jeunes et de leurs parents s'oriente en priorité vers l'emploi, partant vers l'enseignement professionnel et technologique. La réforme de ces baccalauréats, il y a trois ans - j'enseignais alors dans ces filières - est très mal perçue par les élèves, les enseignants et le monde professionnel. Alors que les bacs technologiques ouvraient auparavant la possibilité d'études courtes, les jeunes qui en sont issus n'ont plus désormais le niveau nécessaire pour passer un BTS en deux ans. Je crains que la réforme en cours du BTS conduise à un niveau bac + 2 bien inférieur à ce que l'on pourrait attendre.
Vous parliez de la diversité des outils de la pédagogie - on oublie trop qu'elle est d'abord l'art de la répétition.
Mme Gisèle Jourda . - Vous n'avez pas évoqué les difficultés des enseignants. Étant issue de l'enseignement, je suis très attachée aux valeurs de l'école. Nous avons tous le souvenir de professeurs qui ont formé notre esprit critique et nous ont donné le registre des valeurs. Que vouliez-vous dire en déclarant que vous vous sentiez plus démocrate que républicain ? Appartenant à un collectif laïc de mon département, j'aimerais, enfin, en savoir davantage sur votre conception de la laïcité.
M. Philippe Watrelot . - Oui, la devise du CRAP est un slogan politique : rien de plus politique que la pédagogie et l'éducation. Ce sont des valeurs mises en action. Vous savez parfaitement ce que cela veut dire : votre action quotidienne, en tant qu'élus, consiste précisément à mettre des valeurs en action. Il ne s'agit bien évidemment pas pour moi d'adopter une démarche partisane. Quand nous disons, depuis plus de quarante ans, que nous voulons changer la société, c'est parce que nous ne nous accommodons pas du fait que 20 % d'une classe d'âge continue à quitter le système scolaire sans aucune qualification. Nous ne sommes pas dans l'attente du grand soir, mais dans les petits matins où, allant chaque jour à l'école, nous nous efforçons de changer la société ici et maintenant, en nous tenant au service des enfants qui nous sont confiés. C'est en ce sens que je suis plus démocrate que républicain : proclamer l'égalité de tous est vain, si l'on ne se donne pas les moyens de la faire advenir. Quel plus beau moyen que l'école ? Si la promesse républicaine est compromise, c'est par le sentiment, exprimé dans certaines manifestations récentes, qu'il y a « eux et nous ». Il s'agit de lutter au quotidien contre ce sentiment d'exclusion.
Mon parcours plaide pour moi : mon père était tôlier-chaudronnier, ma mère dactylo. L'école m'a beaucoup apporté et certains membres de ma famille sont passés par l'enseignement professionnel. Je me suis très mal exprimé si je vous ai donné un sentiment de condescendance à ce sujet.
La réforme du collège ne nie pas les disciplines. L'interdisciplinarité n'y représente que 15 % du temps. Il s'agit de mettre la maîtrise parfaite que les enseignants ont chacun de leur matière au service de la création de compétences, afin de renforcer la cohérence de l'enseignement et de créer du sens. Les élèves ne perçoivent pas suffisamment les rapports entre les disciplines. L'enjeu est que les élèves apprennent mieux, ce qui est une manière de lutter contre les inégalités.
Rien ne s'oppose, à mes yeux, à l'enseignement de la morale. Plusieurs numéros des Cahiers y ont été consacrés. Gardons-nous simplement de tomber dans un discours uniquement descendant. Comme le disait Laurence Loeffel, il s'agit de mettre en place des dispositifs (discussion à visée philosophie, débat argumenté...) qui amènent les élèves à s'approprier cet enseignement.
L'on ne forme pas assez les enseignants aux valeurs de la République. Concrètement, cela ne représente qu'une petite partie d'un quart de la formation : en M1 on se prépare au concours ; en M2, on alterne stages et formation ; celle-ci est aux trois quarts disciplinaire ; le quart restant porte sur la culture commune, dont font partie les valeurs républicaines que nous avons en partage, aux côtés de la prise en compte du handicap, de la différenciation ou encore de l'éducation prioritaire.
Bien que les situations puissent varier très fortement d'une ÉSPÉ à l'autre, l'enseignement, très frontal, se déroule en amphithéâtre. Mieux vaudrait échanger au sein de petits groupes. Peut-être conviendrait-il aussi également d'améliorer le concours qui consacre seulement une question à ce sujet, l'ancienne épreuve « Agir en fonctionnaire de l'État de manière éthique et responsable » étant, à tort, souvent perçue comme une épreuve d'obéissance.
Tout cela résulte peut-être de ce que le concours a été placé entre M1 et M2. Comme M. Grosperrin, j'aurais préféré que le concours se situe en fin de licence, de manière à avoir une formation plus collective, dans laquelle les enseignants auraient pu réfléchir sur des valeurs communes.
En Belgique, au terme de leurs études, les enseignants prêtent le serment de Socrate : ils s'engagent à faire réussir tous les élèves. Nous devons en effet lutter contre l'échec, cette maladie nosocomiale de l'école. Pourquoi s'en étonner ? Les inégalités sociales sont une réalité à l'école : c'est en les combattant que l'on fera vivre les valeurs de la République.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Je vous remercie.
M. Iannis Roder,
professeur agrégé d'histoire et géographie,
auteur de
Tableau noir, la défaite de l'école
(août
2008)
( 16 avril 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Nous débutons notre matinée d'auditions en accueillant M. Iannis Roder, professeur d'histoire-géographie et auteur d'un ouvrage paru en 2008, Tableau noir, la défaite de l'école : un titre évocateur, ou provocateur ? Vous nous le direz !
Agrégé d'histoire-géographie, vous enseignez depuis 1998 en collège et depuis quinze ans à Saint-Denis. De votre expérience, vous avez tiré plusieurs réflexions relatées dans le livre que je viens de citer, mais vous aviez déjà participé, en 2002, à l'ouvrage collectif Les territoires perdus de la République .
Dans Tableau noir, la défaite de l'école , vous narrez votre expérience au sein d'un établissement en zone d'éducation prioritaire. Vous y regrettez notamment l'indigence du vocabulaire des élèves, qui les empêche de développer leur propre réflexion. Vous notez par exemple que plusieurs élèves ne connaissent pas le mot « démocratie ».
Vous décrivez aussi le règne de la force entre les élèves et le rejet des « victimes », de même que la fascination de beaucoup de jeunes pour l'argent facile et la consommation.
La commission d'enquête a souhaité vous entendre afin que vous puissiez nous faire part de cette réalité que vous avez côtoyée.
J'indique que conformément à la décision du bureau de notre commission d'enquête, votre audition fera l'objet d'un compte rendu publié dans le Recueil des travaux des commissions , accessible en version papier et sur le site Internet du Sénat.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Iannis Roder prête serment.
M. Iannis Roder, professeur agrégé d'histoire et géographie, auteur de Tableau noir, la défaite de l'école . - Je vous remercie de m'accueillir et me réjouis que vous citiez des extraits de mon livre. Cela me change de la critique très négative qu'en a livrée un journaliste du Monde , sans l'avoir lu. J'enseigne depuis quinze ans, comme vous l'avez rappelé, en Seine-Saint-Denis, dans un collège classé en zone sensible et qui va passer prochainement, selon la nouvelle nomenclature, en réseau d'éducation prioritaire. C'est un choix personnel.
Le constat que je dressais en 2008 n'a pas changé d'un iota. Si l'on veut construire un avenir commun, il faut d'abord accepter de nommer les choses, de voir, comme disait Péguy, ce que l'on voit. Ce que je vois, c'est que si la plupart des élèves scolarisés ne manifestent pas de haine ni de préjugés à l'encontre de l'école de la République, une part d'entre eux, pourtant, ne se reconnaît pas, dans la nation. On parle beaucoup de la République, mais comme historien, je reste très attaché à l'idée de nation, bien absente des débats sur l'école . Je l'entends au sens de Renan, comme la volonté de construire quelque chose ensemble. Cela se marque, à mon sens, dans les classes, par l'absence d'identification à une identité commune. Cela ne va pas, parfois, sans une contestation de ce qui fait le socle de nos valeurs républicaines, mais cela peut aussi s'accompagner d'un ressentiment qui s'exprime quelquefois, chez les élèves, par un déni de leur nationalité. La plupart d'entre eux sont Français de nationalité et pourtant, ils se définissent plutôt par la nationalité de leurs parents ou de leurs grands-parents. C'est un constat que j'ai fait dès mon arrivée en Seine-Saint-Denis, il y a seize ans. Quand on leur rappelle que leur carte d'identité, leur passeport sont français, ils répliquent que ce ne sont que des papiers. Ces élèves, dans leur majorité, ne contestent pas les valeurs de la République, mais ils ne se reconnaissent pas comme Français. L'appartenance à la nation n'est pas une évidence, et ne peut donc être un projet. Cela doit interroger, à mon sens, la représentation nationale. C'est l'identité particulière qui est mise en avant ; c'est elle qui donne à ces élèves un cadre d'identification et permet à certain de donner du sens à leur existence.
L'intitulé de votre commission d'enquête mentionne les difficultés rencontrées par les enseignants. C'est ce sur quoi je souhaite m'attarder. Je suis agrégé d'histoire et j'enseigne depuis dix-sept ans en zone sensible ; un an au collège Karl-Marx de Villejuif, dans le Val-de-Marne, puis seize ans à Saint-Denis. Les difficultés rencontrées par les enseignants tiennent, à mon sens, à plusieurs facteurs.
On nous a demandé, tout d'abord, sans toujours y mettre les moyens, d'intégrer le numérique, ce qui a bouleversé nos habitudes de travail. Tous les cours se font sur support numérique ; ils sont construits à partir de vidéos - extraits de films, de reportages, d'archives INA -, de photos, de sites tels que celui de la bibliothèque en ligne EduThèque ou de l'Institut géographique national... Cela exige un travail préparatoire énorme, sans commune mesure avec ce qu'exigeait un cours classique. L'accès au numérique est une bonne chose, mais a considérablement alourdi notre charge de travail. Les enseignants s'efforcent aussi de s'adapter aux pédagogies innovantes, comme le travail de groupe ou la pédagogie inversée, qui se mettent peu à peu en place dans les établissements. Cela demande également un temps important de formation et de préparation des cours.
Viennent ensuite les difficultés face aux élèves. La France a fait le choix du collège unique. Il ne s'agit pas ici pour moi d'en juger l'opportunité, mais j'observe que trente ans durant, on n'a pas pris la mesure de l'enjeu : on a continué à dispenser le même type d'enseignement qu'auparavant. Ce n'est que depuis quelques années que l'on commence à s'ouvrir à des pédagogies différenciées, innovantes. Si l'on doit conserver le collège unique, il faut abandonner l'enseignement traditionnel tel que nous l'avons connu.
Les élèves, issus pour beaucoup de classes populaires et souvent en difficulté, n'arrivent pas, dans leur grande majorité, à suivre un cours classique, que je ne qualifierai pas de magistral, car il est interactif, mais de frontal. Ils peinent, pour une grande part, à rester concentrés plus de deux minutes. Disant cela, je ne dénigre pas, je ne fais que dresser un constat. Un constat atterrant. Ces élèves dorment très peu, ils passent leur temps connectés sur des écrans, jour et nuit. Ils tirent leurs informations non plus de la télévision mais des réseaux sociaux.
À quoi s'ajoutent, bien souvent, des conditions familiales difficiles, avec des mères isolées, qui ont du mal à les canaliser. Ils souffrent d'un déficit criant de vocabulaire et ont du mal à conceptualiser. Quand le professeur d'histoire étudie un texte, en 4e ou en 3e, il doit, en quelque sorte, le traduire du français dans leur français. Certaines notions, comme celle de droit naturel, que l'on trouve dans un texte comme la déclaration d'indépendance américaine, demandent un lourd travail d'explicitation, ce qui n'est pas le cas en général dans les collèges de centre-ville. Cette inégalité dans le langage est un frein considérable, non seulement à leur scolarité, mais plus globalement à leur compréhension du monde, donc à leur insertion sociale et civique. Ils ne comprennent pas ce qui se joue, politiquement, au quotidien, dans leur ville, dans leur pays, dans le monde. Si bien qu'ils se réfugient dans des schémas simplistes, ce qui explique le succès du complotisme, qui donne du sens facile à ce qu'ils ne comprennent pas.
Les enseignants, enfin, sont en difficulté face à l'institution de l'éducation nationale. Quiconque a séjourné dans une salle des profs peut témoigner que les enseignants ont le sentiment de n'être pas entendus. Ils se sentent seuls face à leurs difficultés. Il est vrai que, parfois, lorsque les médias viennent pour relayer leur voix, certains refusent de parler, comme je l'ai lu hier dans la presse. Reste qu'ils se sentent peu écoutés, et parfois montrés du doigt. Après l'affaire Charlie, on a immédiatement pointé la responsabilité de l'école. Pour moi, ce qui s'y passe n'est qu'un symptôme.
Le malaise que je viens de décrire est assez répandu parmi les enseignants. Je suis toujours frappé de voir mes jeunes collègues ne vivre que dans l'attente des vacances scolaires. Le métier d'enseignant est pourtant un métier extraordinaire, où l'on peut, tous les jours, prendre plaisir à enseigner des choses compliquées à des enfants compliqués. Mais j'observe que de jeunes enseignants, après seulement quelques années de métier, sont déjà épuisés, nerveusement, intellectuellement, et ne rêvent que d'une chose, c'est d'aller voir ailleurs si l'herbe est plus verte. L'idée de rester dans ces établissements leur est étrangère, ce que l'on peut comprendre, parce que cela est extrêmement difficile et demande une énergie folle. Qui devient professeur a souvent été bon élève. Or il y a un tel décalage entre ce que savent ces enseignants, ce qu'ils sont capables de transmettre à des élèves et ces élèves qui ne sont là que physiquement, qui sont absents, qui n'investissent pas leur scolarité, que ces enseignants sont en souffrance. Ce n'est pas l'idée qu'ils se faisaient de leur métier.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Je vous remercie de ces éclairages, qui nous alertent. Certains élèves, dites-vous, peinent à se concentrer et sont dans l'impossibilité de recevoir. Nous sommes conscients que les années du collège sont très importantes, mais aussi que l'école ne peut pas tout. Cette commission d'enquête fait suite aux événements qui ont récemment secoué l'institution scolaire, mais elle ne s'est pas focalisée sur les incidents qui ont accompagné la minute de silence, parce ce n'est là qu'un phénomène, voire un épiphénomène, qui a mis en lumière des difficultés qui lui préexistaient, et qui persisteront si l'on ne fait rien. C'est pourquoi nous souhaitons vous poser quelques questions très concrètes. Nous sommes à mi-parcours dans nos travaux et si, sur le constat, nous sommes plus au clair, notre commission se pose en revanche bien des questions sur les réponses à apporter.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - On a souvent tendance à oublier, lorsque l'on parle de l'école, que les enfants ont changé, que le monde a changé. Mais ce que l'on constate aussi, lorsque l'on se rend dans les établissements, c'est que les enseignants ne le disent pas toujours, peut-être parce qu'ils ne veulent pas stigmatiser l'école. Cependant, à taire ces réalités, on en arrive à des situations telles que celles que l'on a connues en 2004.
Vous évoquiez tout à l'heure l'idée de nation : oui, c'est un terme que l'on a oublié, de même que celui de patrie, que l'on n'hésite pourtant pas, dans d'autres systèmes scolaires, à revendiquer, et qui donnent une respiration, inspirent d'autres types de sentiments. Je regrette que l'on n'ait pas le courage de les mettre en avant. Que le Président de la République entreprenne de rassembler autour de l'idée d'un « renforcement de l'appartenance républicaine » montre bien qu'il y a un souci. Il est bon que l'on s'accorde enfin là-dessus.
Vous décrivez, dans votre ouvrage, la perte, chez certains élèves, du sentiment d'appartenance à la communauté nationale : ils ne sentent pas Français. Que peut-on faire pour lutter contre ce sentiment de rejet ?
Comme professeur d'histoire-géographie, avez-vous assisté à des remises en cause du contenu des enseignements ? Quelle réponse y apporter ?
Les enseignants, avez-vous dit, ont parfois le sentiment de ne pas être soutenus. Est-ce à dire que l'information qu'ils relaient auprès de leur administration ne fait pas, d'après vous, l'objet d'une prise en compte et d'un traitement adéquats ? Si tel est le cas, quelles solutions préconisez-vous pour y remédier ?
M. Iannis Roder . - Il ne faut pas oublier que les élèves, au collège, sont des adolescents, avec la posture de révolte qui s'attache à cet âge de la vie. Cela étant, on peut se demander pourquoi cette révolte prend parfois la forme d'un rejet du sentiment d'appartenance à la nation française. Car ces élèves sont totalement Français, dans leur façon d'être, de penser, de vivre. Le rejet est de l'ordre du discours, pas des faits.
Je suis de ceux qui pensent que l'intégration fonctionne pour la majorité, et ne dysfonctionne que pour une minorité. Dans ma salle des professeurs, j'ai vu arriver des enseignants issus des dernières couches de l'immigration, qui ont passé les concours de la fonction publique et intègrent peu à peu les corps de la fonction publique. C'est bien un signe que l'intégration fonctionne, et y compris, je crois, dans le privé. Or, on ne le met pas en avant et l'on a tendance à ne retenir que les dysfonctionnements. Il faut donner des images positives aux élèves, qui intègrent très vite les discours négatifs et ont en outre tendance à se dénigrer eux-mêmes en permanence. Une anecdote en fournira l'illustration. Après le 7 janvier, les journalistes se sont penchés sur l'école et j'ai été interviewé dans différents médias. Mes élèves m'ont vu à la télévision, un média qu'ils associent au succès, et m'ont aussitôt demandé pourquoi, alors que je passais à la télé, je restais avec eux. Sous-entendu : nous ne vous méritons pas. Ils intègrent en partie un discours négatif sur eux-mêmes ; c'est terrible. Ils peuvent aussi en jouer, en se targuant d'être « du 9-3 »... Tenir un discours public positif aiderait ces élèves à s'inscrire dans l'idée qu'ils appartiennent à ce pays.
Je plaide aussi pour un renforcement de l'enseignement de l'histoire qui est, à mon sens, un autre levier. Je sais bien que ce n'est pas de mode, et que l'on préfère parler d'enseignement moral et civique, mais comment cet enseignement ne passerait-il pas par l'histoire ? C'est à travers son prisme qu'il faut faire passer, par exemple, la question de la laïcité. Les élèves ignorent totalement - et cela vaut aussi pour l'opinion publique - que notre modèle laïc s'est construit dans la douleur ; que de la Révolution française jusqu'au XIX e siècle compris, notre pays a connu de grands moments de violence, que l'on a brûlé des églises, que l'on a tué des prêtres. Cette histoire est totalement passée sous silence. On aborde, en 4 e , la loi de 1905 de séparation des églises et de l'État, on peut éventuellement aborder la question religieuse à travers la Révolution française, et c'est tout. L'histoire de la séparation du politique et du religieux n'est pas traitée autant qu'elle devrait l'être. Car il est important de replacer la laïcité dans l'histoire longue, pour se donner les moyens d'expliquer qu'elle ne vise pas à stigmatiser une population dans ses pratiques mais bien plutôt à aller dans le sens d'un vécu commun.
Ai-je assisté à des remises en cause des contenus d'enseignement ? Clairement, oui. Pas tant des refus que des contestations. Quelles réponses y apporter ? Je prendrai un exemple sur lequel j'ai beaucoup travaillé, l'histoire de la Shoah. J'ai, dès mon arrivée dans l'enseignement secondaire, entendu des remarques de nature antisémite, souvent liées à ce chapitre de l'Histoire. J'y ai beaucoup réfléchi, et je pense que la manière dont le politique et la société ont fait de cet enseignement de l'Histoire de la Shoah une sorte de religion civile et du devoir de mémoire une injonction morale pose problème. Jusqu'il y a quelques années, c'est par les victimes que l'on abordait cette période, en la teintant d'une morale du « plus jamais ça » qui n'a, à mon sens, ni d'intérêt pédagogique, ni d'intérêt civique et politique. Depuis quelques années, j'ai mis en place des formations en collaboration avec le Mémorial de la Shoah, qui visent à partir des bourreaux. Qui étaient les nazis ? Comment pensaient-ils le monde ? Et de là, qu'ont-ils fait ? En élargissant la vue sur ce qu'a été le nazisme, on comprend mieux ce qui s'est passé à partir du 1 er septembre 1939. Les nazis ont fait ce qu'ils ont dit qu'ils feraient. Voilà qui nous invite à prendre au sérieux les discours qui nous paraissent les plus fous. Car les gens qui les tiennent, nous en avons quelques exemples récents, ne sont pas fous. Les catégories intellectuelles du discours nazi se retrouvent exactement aujourd'hui dans d'autres discours. Je fais étudier, en classe, une interview qu'a donnée Oussama ben Laden, en octobre 2011, à la chaîne Al Jazeera. Je demande aux élèves d'identifier des éléments de langage qu'ils ont déjà rencontrés dans le cours d'Histoire. Ils identifient la vision complotiste, une vision d'assiégés ; ils identifient la vision eschatologique, dans une logique du « eux ou nous » de fin du monde ; ils identifient, enfin, l'antisémitisme. Et lorsque je leur demande où ils ont déjà vu cela, ils me répondent dans le nazisme. Le nazisme, dont nous connaissons le résultat : il a fait entre 50 et 60 millions de morts. Je veux dire par là que c'est à partir de l'histoire que l'enseignant peut faire un vrai travail de déconstruction des discours.
Les programmes d'histoire vont changer, je ne sais précisément ce qu'il en ressortira, ils viennent de paraître. Mais jusqu'à présent, le nazisme était enseigné deux heures en classe de 3 e . Ceux qui iront au lycée général y reviendront quatre heures, dont une heure seulement sur l'idéologie nazie. Quant à ceux qui iront au lycée professionnel, ils n'en entendront plus parler. Que voulez-vous qu'ils comprennent, par exemple, au discours tenu par Dieudonné ?
M. Gérard Longuet . - Dans vos fonctions d'enseignant, avez-vous eu le sentiment, soit au moment de votre formation, soit dans l'exercice de votre mission, d'être orienté vers des méthodes pédagogiques ou de recevoir des indications pressantes sur l'attitude à tenir vis-à-vis des élèves ?
Mme Gisèle Jourda . - Vous avez peu évoqué la formation. Faut-il, à votre sens, la renforcer et, si tel est le cas, dans quel sens ?
Mme Marie-Annick Duchêne . - Vous avez parlé, au sujet de l'école, de symptôme. Faut-il penser que la société, voire la République, est atteinte ?
M. Guy-Dominique Kennel. - Je vous remercie de votre présentation, très pédagogique, ainsi que de votre diagnostic sur les difficultés des enseignants, dont vous dites qu'ils sont épuisés. Ce n'est pas la première fois que nous entendons ce constat.
Vous imputez une partie du problème au fait que les enseignants, recrutés à très haut niveau, se retrouvent en décalage quand ils font face à la classe. Ne faudrait-il pas creuser le diagnostic sur cette question du recrutement ? Comment s'opère-t-il ? La fonction d'enseignant n'est-elle pas idéalisée, au risque d'une déception face à la réalité ? La formation, ensuite, prépare-t-elle les futurs enseignants à ce qu'ils vont rencontrer ? Ne faudrait-il pas leur livrer des méthodes concrètes ?
M. Iannis Roder. - Monsieur Longuet, il n'y a pas d'injonction de l'éducation nationale quant à l'attitude à tenir face aux élèves. Mais on nous dit, néanmoins, que l'enseignant doit être « bienveillant ». Il y a quinze ans, l'enseignant avait clairement à évaluer un travail ; aujourd'hui, il doit être bienveillant. Ce n'est pas une injonction, mais cela commence à y ressembler.
Dans les méthodes pédagogiques, il n'y a pas non plus d'injonction, mais seulement des conseils, qui s'apparentent parfois, cependant, à des recommandations. Je pense au travail par îlots, c'est-à-dire en groupes, que l'on tente de mettre en place depuis quelques années, et qui ne fonctionne pas trop mal : on encourage les enseignants à aller dans ce sens. Le travail de groupe, soit dit en passant, permet d'éviter le frontal, qui ne convient pas face à ces élèves. Et cela donne aussi une bouffée d'oxygène au professeur : quand on est en groupe, on discute ; plus besoin de faire la police.
Pas de prescription, donc, à ceci près que l'on nous dit qu'en cas de travail non rendu, on ne peut pas mettre zéro.
M. Gérard Longuet . - Que mettez-vous donc à la place ?
M. Iannis Roder. - « non rendu ».
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Cela n'entre donc pas dans la moyenne...
M. Iannis Roder. - Le travail n'est pas fait, mais ce n'est pas sanctionné. Mais je dois aussi dire qu'en 3 e ou en 4 e , j'ai des élèves que je ne note plus, parce que ce n'est pas possible, ils auraient un de moyenne. Je ne les évalue plus que sur quelques compétences. À côté de cela, j'ai des élèves brillants. Il faut tenir compte, aussi, de cette réalité-là. L'évaluation n'est pas une sanction, il faut être bienveillant, voilà ce que l'on nous répète en permanence.
J'en viens à la formation des enseignants. La formation initiale doit être repensée à l'aune des préoccupations qui sont les nôtres. Les jeunes enseignants ne sont pas préparés à ce qui les attend, ni à répondre à des questions qui peuvent être extrêmement déstabilisantes. Je suis en train de réfléchir à des modules qui devraient, à mon sens, être mis en place au sein des écoles supérieures du professorat et de l'éducation (ÉSPÉ), et qui partent de mises en situation, de jeux de rôle sur des problématiques préalablement identifiées. Un élève vous dit que la Seconde Guerre mondiale, c'est la faute des juifs, que répondez-vous ? « La laïcité, m'sieur, c'est la haine de l'islam » : que répondez-vous ? Quand je suis arrivé en Seine-Saint-Denis, j'ai pris ces questions en pleine figure. Je ne m'y attendais pas. Je sais y répondre, à présent. La semaine dernière, un élève m'expliquait, selon la bonne vieille théorie du complot, que le 11 septembre, c'était un coup des Américains et consorts. « J'en fais donc partie, moi aussi ? » lui disais-je. « Non, m'sieur, vous, vous êtes manipulé . » Je sais, là-dessus, mener la discussion et ne pas me mettre dans une posture de conflit, qui n'aboutit à rien. Il faut être dans l'écoute, considérer ce qu'ils ont à dire, parce qu'il est important que la discussion ait lieu, non seulement pour l'élève, mais pour tous les autres, qui écoutent. Je préconise donc une formation mieux axée sur la réalité du terrain, et qui passe par de véritables jeux de rôles. De jeunes enseignants qui sortent de la Sorbonne ou de Sciences Po n'y sont pas préparés.
Cela étant, je ne pense pas que le métier soit idéalisé. On parle beaucoup, publiquement, des difficultés du métier d'enseignant, et les jeunes qui préparent les concours savent qu'ils vont passer au moins sept ou huit ans avec des classes difficiles. Ils savent aussi ce que sont les salaires, sans commune mesure avec ce qu'ils peuvent être ailleurs en Europe.
M. Guy-Dominique Kennel . - Les meilleurs choisissent-ils l'enseignement ?
M. Iannis Roder. - Cela fait quelques années déjà que ce n'est plus le cas. Dès lors que les enseignants sont considérés et payés comme ils le sont, il ne faut pas s'étonner qu'un étudiant qui a un bac + 5 en mathématiques choisisse une autre orientation.
Quant à la formation continue, elle doit être accentuée. Il faut donner aux enseignants non des recettes, parce qu'ils savent faire, mais des contenus. Comme pour la formation initiale, il faut aborder certaines questions. Qu'est-ce que la laïcité, par exemple. Dans mon établissement, la minute de silence a été émaillée d'incidents. Je ne sais pas de quoi on parle quand on fournit le chiffre officiel de 200 incidents au niveau national, mais si l'approbation de ce qui s'est passé le 7 janvier est considérée comme un incident, on doit être, dans mon seul établissement, à 40 ou 50. Il faut dire que sur les trente-cinq enseignants qui étaient présents ce jour-là, huit seulement avaient parlé à leur classe la veille. Pourquoi les autres ne l'avaient-ils pas fait ? Tout simplement parce qu'ils ne se sentaient pas armés. Cela n'est pas difficile pour un professeur d'histoire-géographie de parler de laïcité, mais les autres ne s'en sentent pas capables, et ils ont peur de se mettre en danger face à la classe.
Quand je parle de symptôme à propos de l'école, je veux dire que les élèves ne laissent pas leur vécu au vestiaire. L'incapacité qu'ont certains à se concentrer, à lire convenablement, à avoir un vocabulaire et un niveau de langue adaptés relève de problèmes psychosociologiques qui ne sont pas traités, et dont le collège n'est pas responsable. J'ai animé l'an dernier une réunion de bassin de professeurs du premier degré et des collèges. J'ai découvert que mes collègues du premier degré sont totalement désemparés, face à des classes qu'ils n'arrivent plus, physiquement, à gérer. Ils ont face à eux des gamins dans un syndrome que l'on appelle en psychiatrie de toute puissance, incapables de se maîtriser, d'écouter, d'accepter ce que dit un adulte. Ces enfants ne peuvent pas se mettre en situation d'apprentissage. Cela relève de troubles socio-psychologiques, que l'école ne traite pas, ni les services sociaux - il faut un an, dans les structures publiques, pour obtenir un rendez-vous chez un psychologue.
Les problèmes arrivent à l'école avec les élèves. Que peut faire l'école face à cela ? L'un de mes élèves qui est passé devant le conseil de discipline est un gamin qui, à quatorze ans, est incapable de tenir dix secondes en place. Vous n'imaginez pas ce que cela peut être. L'une de mes collègues me le décrivait comme « celui qui est toujours en colère ». Ce sont des enfants dont on peut imaginer que leur psychisme est extrêmement fragile. Qu'il y en ait deux ou trois dans une classe, et l'on ne peut plus rien faire. D'autant que l'on nous recommande de ne pas mettre les élèves turbulents à la porte, mais de les garder en classe.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Merci de votre intervention, qui confirme ce que nous avons ressenti dans certains des établissements qui nous ont accueillis.
Mme Maya
Akkari,
coordinatrice du pôle éducation de la fondation Terra
Nova
( 16 avril 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Nous poursuivons nos auditions en recevant Mme Maya Akkari, coordinatrice du pôle éducation de la fondation Terra Nova.
Vous connaissez bien la communauté éducative pour avoir vous-même enseigné les mathématiques de 1993 à 2009 dans différents établissements de centre-ville ou de zone d'éducation prioritaire. Reçue au concours de personnel de direction, vous exercez depuis 2011 les fonctions de principale adjointe d'un collège. Vous avez également publié dans la revue des Cahiers pédagogiques et participé à la concertation dans le cadre du projet de loi relatif à la refondation de l'école.
Au-delà de votre expérience personnelle, la commission d'enquête souhaiterait aussi que lui fassiez part des analyses de la fondation Terra Nova, que vous avez rejointe en septembre 2011 et dont vous dirigez le pôle éducation depuis janvier 2013.
Créée en 2008, Terra Nova se présente comme une « fondation progressiste indépendante », ayant pour but « de produire et diffuser des solutions politiques innovantes ». Elle s'intéresse, parmi bien d'autres sujets de société, aux questions d'éducation sur lesquelles elle publie des notes : la dernière en date, publiée en septembre 2014, s'intitule Démocratiser l'école : vers une nouvelle organisation des classes et des établissements .
J'indique que conformément à la décision du bureau de notre commission d'enquête, votre audition fera l'objet d'un compte rendu publié dans le Recueil des travaux des commissions , accessible en version papier et sur le site Internet du Sénat.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Maya Akkari prête serment .
Mme Maya Akkari, coordinatrice du pôle éducation de la fondation Terra Nova . - Je vous remercie de l'occasion offerte à Terra Nova de s'exprimer sur le sujet. Mon intervention se fera en quatre temps. Je commencerai en interrogeant la pertinence des valeurs de la République, puis celle de la perte des repères républicains. Mon intervention portera ensuite sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l'exercice de leur profession, et enfin les préconisations de Terra Nova pour y remédier.
En ce qui concerne les valeurs de la République, qui sont issues de la Révolution française, anciennes et d'essence humaniste, nous pouvons légitimement nous interroger sur leur pertinence à notre époque. Sont-elles encore adaptées ? Or, ces valeurs sont non seulement pertinentes au niveau social, mais également en matière de performance scolaire et économique.
C'est le cas de l'égalité, dont nous sentons tous la valeur sociale. Les enquêtes PISA mettent en évidence que la justice d'un système scolaire constitue la condition de sa performance. Plus un système est inégalitaire, moins il est performant, que ce soit en termes d'effectif de l'élite ou de traitement de la difficulté scolaire. Par ailleurs, le 9 décembre dernier, l'OCDE a publié une étude économique d'envergure mettant en évidence deux corrélations fortes : entre les performances économiques d'un pays et la lutte contre les inégalités économiques d'une part, et, d'autre part, entre la lutte contre les inégalités scolaires et les inégalités économiques. Lorsqu'un pays met en oeuvre une politique active de réduction des inégalités scolaires, cette politique a des conséquences directes sur les inégalités économiques et, partant, sur les performances économiques globales.
En ce qui concerne la fraternité, on observe que les pays les plus performants sont ceux qui pratiquent les pédagogies coopératives. À l'inverse, je reçois de nombreux témoignages de dirigeants d'entreprise qui déplorent que les étudiants qu'ils reçoivent, quoique brillants et issus de grandes écoles, ne sachent pas échanger et travailler en équipe. La question de la fraternité, entendue comme la capacité à vivre et travailler avec les autres, a aussi une véritable pertinence économique et sociale.
Pour ce qui est de la perte des repères républicains, je ne saurais juger de leur évolution au cours de l'histoire. Je relève que dans l'histoire récente, ces repères ont connu un certain étiolement, notamment sous l'Occupation ou à l'occasion de la guerre d'Algérie. En revanche, la question des besoins de repères se pose.
En matière de liberté, Nathalie Mons évoquait il y a peu devant vous la question de la démocratie scolaire. Nous avons en France beaucoup de dispositifs formels mais nous avons une vraie difficulté à les faire vivre. Il y a une vraie difficulté dans la représentation ainsi que dans la capacité à débattre et à s'exprimer au sein des établissements. Ainsi, les délégués des élèves sont souvent les bons élèves ; les représentants des parents d'élèves, les parents de ces derniers ou les plus avertis. En outre, un élève jugé perturbateur ne pourra pas être délégué. Nous devons réfléchir à des instances où l'expression libre des élèves, bien qu'encadrée, puisse se faire. Enfin, il y a un vrai problème dans la représentation des familles qui sont les plus éloignées de l'école et qui ne possèdent pas les codes langagiers et sociaux.
La France est le pays où la corrélation entre l'origine sociale et la réussite scolaire est la plus forte au sein des pays de l'OCDE. Si la France a réussi sa massification scolaire, il demeure une forte inégalité d'accès à la réussite scolaire, qui dépend encore notamment de l'origine sociale, géographique, voire ethnique des élèves. Ceux-ci sont également parfois confrontés au décalage du niveau entre des établissements différents. Quand un enfant sort d'un collège des quartiers Nord de Marseille avec une moyenne de 16 sur 20 pour aller dans un lycée de centre-ville, il sera très probablement amené à subir une forte baisse de ses résultats scolaires.
De plus, l'Institut social et coopératif de recherche appliquée (ISCRA) a mis en évidence que, toutes choses égales par ailleurs, l'orientation est différenciée selon l'origine sociale ou ethnico-raciale des élèves. Agnès Van Zanten et Jean-Pierre Obin ont mené un travail très intéressant sur la carte scolaire et la composition des classes. On va ainsi affecter dans les bonnes classes des filles plutôt que des garçons, des enfants de milieu favorisé plutôt que de milieu défavorisé, des blancs plutôt que des noirs. Il s'agit là d'un fait qui est perçu et verbalisé par l'ensemble des familles ; les inégalités scolaires sont fortement ressenties et vécues dans les territoires.
Sur la question de la fraternité, outre les études sur la carte scolaire, une étude de 1998 de François Dubet et Marie Duru-Bellat indiquait que trois quarts des classes des collèges en France sont « à profil », grâce aux jeux d'option et de classes à projet, ce qui favorise plutôt le regroupement social au niveau statistique. Or, on connaît l'incidence sur la réussite de l'élève de la composition des classes et de fait d'être dans une « bonne » ou une « mauvaise » classe en termes de niveau scolaire. La fondation Terra Nova préconise, dans l'intérêt de la nation, la mise en place d'une plus grande hétérogénéité des classes et des établissements. Tout collectif a intérêt à la mixité scolaire et sociale à tous les niveaux : plus la mixité est forte, plus le système scolaire est performant. Sur le terrain, on constate que des familles trouvent des parades à cette mixité.
S'agissant des difficultés des enseignants, je relève que l'intitulé de la commission d'enquête se réfère à la profession d'enseignant et non au métier d'enseignant. Si j'en crois les sociologues du travail, une des raisons de la tension chez les enseignants porte sur la tension entre la vision métier et la vision professionnelle. Le métier renvoie au sacerdoce, aux « hussards de la République », à l'instituteur, souvent élu local, qui habite au-dessus de son école. La vision sous l'angle de la profession suppose un regard plus distancié par rapport à l'exercice du métier. La question du salaire et du défaut de la reconnaissance des heures passées revient souvent parmi les enseignants.
Les politiques ont décrété la massification sans donner les outils nécessaires aux enseignants, comme des tutorats ou des accompagnements individualisés, pour gérer l'hétérogénéité scolaire. Que faire des élèves en difficulté ? Sur ce sujet, la marge de progrès est importante.
Vous avez abordé, dans le cadre de vos travaux, la différence culturelle à l'école, notamment à la suite des événements de janvier. Je voudrais vous faire part d'une anecdote personnelle parlante. L'identité physique et patronymique de mes enfants pourrait laisser entendre qu'ils sont musulmans. Or, s'ils ont été élevés dans la culture musulmane, ils ne sont pas musulmans. À l'école, chaque année, j'adressais d'ailleurs un mot indiquant qu'ils mangent du porc. Pourtant, durant leur scolarité à l'école maternelle et primaire, mes enfants revenaient en me disant qu'à la cantine, on leur avait proposé un substitut alimentaire comme l'omelette, alors que mon fils préfère le saucisson ! J'étais donc obligé d'adresser un courrier pour mettre fin à cette situation. Cet exemple prouve que tous les acteurs doivent être formés, y compris les agents des collectivités territoriales et les animateurs qui travaillent dans les établissements scolaires.
J'ai vécu une expérience similaire : au début de ma carrière, enseignante naïve et peu formée, j'avais proposé à une jeune fille noire de préparer, pour une fête de fin d'année, un gâteau de « son » pays. Elle m'avait répondu qu'elle ne savait faire que des gâteaux au chocolat. Le message qu'elle m'avait adressé est : « je suis française mais vous me renvoyez à mon pays ». Autre exemple, celui de professeurs d'art plastique, pétris de bonnes intentions, demandant à des élèves de leur dessiner « leur » pays...
Ces exemples vécus montrent la place de l'inconscient à l'oeuvre, notamment la place des origines sociales et ethnico-raciales dans l'orientation des élèves. Un enfant de chômeur avec 10,5 de moyenne, vivant en province même blanc, sera jugé fragile pour aller dans une filière générale.
Ensuite, la nation ne pourra pas être crédible auprès des enfants de milieu populaire, notamment ceux ayant des origines dans d'anciens pays colonisés, si l'école n'est pas irréprochable en matière d'égalité. Il faut des mesures draconiennes pour rétablir l'égalité dans tous les territoires. Je prends l'exemple d'un établissement en réseau d'éducation prioritaire dans le XVIII e arrondissement de Paris, où je suis adjoint au maire d'arrondissement en charge de la politique de la ville, et dans lequel un tiers des enseignants est contractuel. Il en est de même à Bondy-Nord pour les enseignants de mathématiques. Cette situation n'existe pas dans les établissements de centre-ville. Pourquoi les jeunes chefs d'établissement et les jeunes inspecteurs commencent-ils par l'académie de Créteil ou de Versailles ? L'expérience permet de mieux gérer les conflits et les tensions.
Rétablir l'égalité est urgent ! Qu'un élève qui sort du collège Jean-Zay à Bondy avec 16 de moyenne retrouve la même moyenne au lycée Louis-le-Grand à Paris. Sinon comment reprocher aux parents d'organiser la fuite scolaire, en pensant à l'intérêt de leurs enfants ?
Il faut également revoir la maquette des concours car elle façonne les enseignants. Ces derniers pensent au quotidien que ce n'est pas leur métier de traiter des questions d'égalité ou de différence des élèves en classe. À cet égard, nous regrettons la suppression de l'épreuve « Agir en fonctionnaire responsable » du concours. Les « hussards de la République » avaient une mission sociale qu'il faut retrouver.
Il faut travailler, enfin, sur la pédagogie collaborative et revivifier les instances de la démocratie scolaire pour apprendre aux élèves à prendre la parole et leur donner la parole.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur. - Je ne suis pas sûr que le collège unique ait mieux fonctionné car mélanger les élèves qui réussissent et ceux qui ont des difficultés ne permet pas à ces derniers de progresser. Il faut aider les enfants en difficulté par des politiques d'accompagnement.
Vous avez travaillé, dans le cadre de la fondation Terra Nova, avec M. Jean-Pierre Obin qui a dressé en 2004 un état des lieux toujours d'actualité dix ans plus tard, malgré les dénis. Il existe des difficultés dans certains établissements, voire dans une certaine partie de la population scolaire pour laquelle la loi sacrée est plus importante que la loi de la République.
Les valeurs républicaines ne sont pas toujours une évidence pour les élèves. Connaissez-vous de bonnes pratiques pour les transmettre ? Le Président de la République a d'ailleurs demandé aux deux présidents des assemblées parlementaires de réfléchir à ces valeurs.
Au regard des témoignages des enseignants sur les incidents, pensez-vous que les corps intermédiaires relaient suffisamment ces incidents ? La crainte de stigmatiser ne les freine-t-elle pas ?
Mme Maya Akkari - Sur la question du collège unique, nous ne partageons pas, chez Terra Nova, la même position. Nous estimons que le collège n'a jamais été unique en France, et c'est la raison pour laquelle il a échoué. Le collège unique implique de réunir les élèves, quels que soient leur niveau scolaire et leur origine sociale. Or, ce n'est pas le cas aujourd'hui, comme l'atteste la littérature très fournie dans ce domaine. Le jeu de la carte scolaire et les comportements d'évitement de certaines familles dans les quartiers populaires ont participé au développement de phénomènes de « ghettoïsation ».
Par ailleurs, au sein des collèges, les classes n'ont jamais été hétérogènes. Nathalie Mons parle à ce sujet de « filières cachées », induites par le jeu des options et des classes projet. Certes, la situation est différente de celle des années 50, où les classes étaient établies sur la base du niveau scolaire des élèves. La situation est beaucoup plus subtile aujourd'hui, François Dubet parle sur ce point de « classes à profils ». Or, l'OCDE l'affirme, la mixité scolaire est une condition nécessaire de la performance globale d'une nation.
Malheureusement, les valeurs de la République ne sont pas toujours une évidence pour les élèves, les familles et l'institution. La Cour des comptes a montré, en termes de répartition de ressources, un investissement plus important dans les lycées de centre-ville, où la masse salariale est plus importante, plus expérimentée, et où les options sont plus nombreuses. La balance penche plus vers le financement des options, qui bénéficient généralement aux plus favorisés, que vers le soutien aux élèves en difficulté. Si l'on regarde la pyramide de la hiérarchie scolaire, on observe que plus on monte dans la hiérarchie scolaire, plus la nation investit.
S'agissant des remontées d'incidents, je n'ai pas, en tant que représentante de Terra Nova, d'indications sur ce point.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur - Et dans votre établissement ?
Mme Maya Akkari - Dans mon établissement, la minute de silence s'est très bien déroulée. Je peux vous répondre en tant qu'élue de la Mairie du 18 e arrondissement. Nous avons observé des tensions dans deux établissements sur onze, mais il s'agissait dans les deux cas de collèges confrontés à des difficultés scolaires et sociales, depuis plusieurs mois déjà.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Il est vrai que la minute de silence a été en réalité plus un catalyseur, un révélateur de tensions déjà existantes auparavant. Nous devons à présent trouver les moyens de répondre à ces difficultés.
Mme Françoise Férat . - Au cours d'une précédente audition, nous avons entendu qu'il était recommandé aux enseignants d'être bienveillants vis-à-vis de leurs élèves. Je comprends que l'on ne veuille pas stigmatiser, mais le fait de laisser filer les situations depuis de nombreuses années ressemble, pardonnez-moi l'expression, à une sorte de bénédiction, de validation de ce qui se passe. On se retrouve aujourd'hui devant une situation qu'il parait difficile de redresser.
Comme l'a très bien dit notre présidente, nous sommes à la recherche de solutions. Avez-vous quelques préconisations à nous suggérer ?
Mme Françoise Laborde, présidente . - J'ajouterai une remarque. On a l'impression aujourd'hui que certains enseignants attendent des contenus, mais d'autres attendent également des recettes.
M. Jean-Claude Carle . - Vous nous avez rappelé l'importance de faire partager les valeurs républicaines aux enfants. Une des difficultés majeures ne réside-t-elle pas dans l'insuffisance de maîtrise des fondamentaux par les jeunes ? Moins les enfants ont de vocabulaire, plus ils tendent à agir avec violence.
Vous avez également parlé de l'orientation différenciée en fonction de l'origine sociale, qui est malheureusement une réalité. Que peut-on faire pour qu'un jeune sortant d'un établissement difficile puisse entrer à l'université ou préparer une grande école ?
Mme Maya Akkari . - Sur votre dernière question, monsieur Carle, la réponse réside dans la formation des enseignants et des chefs d'établissement. Il s'agit d'une forme d'inconscient collectif, auquel il est nécessaire de répondre par de l'information sur ce qui se fait ou ne se fait pas.
S'agissant de la maîtrise des fondamentaux, les neurologues le démontrent : la partie défensive et agressive du cerveau s'active lorsque l'on manque de mots. L'école éprouve des difficultés à transmettre les savoirs, notamment dans les quartiers populaires, car elle a perdu de sa légitimité. En d'autres termes, le cerveau des enfants se ferme, par manque de confiance dans les enseignants. La sociolinguiste Élisabeth Gauthier estime qu'il y a trop d'implicite dans les programmes scolaires et appelle à leur révision.
Pour retrouver de la légitimité, il est essentiel que l'école soit exemplaire, notamment sur la question de l'égalité. Je suis à titre personnel très attachée à la laïcité, et je crois qu'il ne peut y avoir de laïcité sans égalité.
Il est vrai que nous avons laissé filer des situations, par peur, par manque d'expérience et par manque de formation. J'ai moi-même été formatrice de jeunes enseignants, et j'ai passé des séances entières à les désangoisser. Les jeunes professeurs, qui sont statistiquement de plus en plus issus de milieux favorisés, vivent un choc social et culturel en arrivant dans les quartiers populaires. Ils ont peur et ne sont pas en mesure de tenir leurs classes. On paie aujourd'hui le prix de plusieurs années d'une politique d'affectation des jeunes titulaires dans les établissements en secteur difficile.
Une autre difficulté réside enfin dans le manque d'encadrement, les inspecteurs d'éducation étant débordés. Il est nécessaire d'augmenter le taux d'encadrement. Nous avons 850 000 enseignants et 14 000 personnels des corps dits intermédiaires, c'est-à-dire un encadrant pour 150 enseignants. Un tel sous-encadrement serait inimaginable dans le privé.
Mme Marie-Annick Duchêne . - Je souhaitais revenir sur la question de l'hétérogénéité du niveau des élèves dans les classes. J'ai enseigné dans un établissement où les classes étaient hétérogènes, mais où les enseignants estimaient qu'une plus grande homogénéité aurait été bénéfique tant pour les bons élèves que pour les élèves rencontrant des difficultés.
S'agissant de la question des options, je vis dans une ville privilégiée, aussi bien pour la qualité des enseignements que pour celle de ses établissements, professionnels comme généraux. Pourtant, on constate depuis quelques années une diminution du nombre des options, car les effectifs minima ne sont plus atteints. Il me semble donc que les stratégies qui ont pu être mises en place par les parents consistant à jouer sur les options proposées par les différents établissements scolaires ne peuvent plus autant être mises en oeuvre.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Au cours de nos auditions, l'accent a souvent été mis sur l'importance du collège. Pour autant, comme vous l'avez rappelé, l'école primaire joue aussi un rôle fondamental. Vous avez évoqué la question de l'origine sociale des professeurs des écoles, qui seraient de plus en plus issus de milieux favorisés. Or, vous avez laissé entendre que ces enseignants, contrairement aux instituteurs d'autrefois, ne contribueraient plus à la promotion sociale des élèves. Pourriez-vous expliciter ce point ?
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Vous avez orienté votre intervention sur la question de l'égalité. Or, nous constatons, en tant que parents, que la distinction entre l'égalité et la justice est très prégnante chez les enfants. Il me semble que le principe d'égalité ne doit pas s'opposer à la reconnaissance de la réussite. Pourtant, j'ai le sentiment qu'au nom de ce principe d'égalité on assiste à une baisse du niveau et à une remise en cause de l'excellence. Cette situation ne pose pas de difficultés aux enfants issus de milieux sociaux favorisés mais pour les autres il me semble que cela est de nature à remettre en cause « l'ascenseur social ». Les questions autour du maintien du grec, du latin, des humanités en général sont symptomatiques de cet état d'esprit.
Mme Maya Akkari . - Sur la question de Mme Duchêne concernant les options, le constat est partagé, tant à droite qu'à gauche, que les options coûtent cher. Dans le contexte budgétaire contraint que nous connaissons actuellement, le choix a été fait de réduire le nombre d'options. Terra Nova partage ce constat. C'est pourquoi notre think tank a soutenu, d'une part, la réforme du lycée mise en place par un gouvernement de droite visant à diminuer le nombre d'options au profit d'un accompagnement personnalisé, d'un tutorat - même si, dans les faits, ces mesures sont rarement mises en place - et, d'autre part, celle mise en oeuvre par le présent gouvernement visant à rééquilibrer les moyens au profit du premier degré. Par ailleurs, en tant que chef d'établissement, je mesure quotidiennement le niveau de contrainte que représente la construction d'emplois du temps devant prendre en compte les différentes options. Des journées de 7 heures à 19 heures sans pause méridienne seraient nécessaires pour prendre en compte toutes les options.
Sur la question de l'hétérogénéité, si certains enseignants préféreraient avoir des classes plus homogènes, c'est parce qu'ils ne sont pas « outillés » pour enseigner à des élèves dont les niveaux sont extrêmement différents. Le budget de la formation continue est actuellement quasi nul. Cela n'est pas le cas dans d'autres pays, où la formation initiale est plus importante et où il existe une formation continue. L'accompagnement personnalisé mis en place au lycée, les mesures similaires envisagées pour le collège, le dispositif « plus de maîtres que de classes » sont autant de dispositifs qui permettront de mieux prendre en compte l'hétérogénéité des élèves. Ces dispositifs doivent s'accompagner de formations de qualité.
S'agissant de la question de Mme Laborde concernant la sociologie des professeurs des écoles, il me semble important de rappeler que nombre d'entre eux se retrouvent dans une situation où la culture des élèves est très éloignée de la leur. Ainsi, dans certaines familles, on ne distingue pas la différence entre une casquette, un bonnet ou un képi ! Dans un article que j'ai écrit pour les Cahiers pédagogiques , je prenais l'exemple d'un exercice de mathématiques sur les pourcentages concernant des tulipes et des roses. Si la plupart des élèves sont en mesure de résoudre le problème arithmétique, certains d'entre eux sont en revanche incapables de faire la distinction entre une tulipe et une rose. Le professeur de mathématiques se trouve donc dans une situation où il lui faut travailler sur le langage pour éviter tout blocage.
Par ailleurs, je partage le point de vue de M. Grosperrin sur la distinction entre l'égalité et la justice. J'ai utilisé le terme d'égalité car cette notion fait partie du triptyque républicain. Pour autant, à tous les niveaux sociaux, la demande de justice est beaucoup plus importante que celle d'égalité. L'étude de l'OCDE que je citais tout à l'heure montre que, d'un point de vue économique, il est préférable que l'ensemble de la société progresse, même si le niveau atteint globalement est plus faible que celui qui aurait été atteint avec des inégalités plus fortes.
Je regrette que les élus, aussi bien de gauche que de droite, ne s'inquiètent pas davantage de la réduction du nombre des élites. On constate ainsi une augmentation du nombre de places vacantes dans les classes préparatoires aux grandes écoles. Cette situation n'est pas liée à une trop grande hétérogénéité des classes mais au fait que l'on ne « pousse » pas suffisamment les élèves.
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont . - Je suis en parfait accord avec votre propos final. Je partage aussi votre opinion lorsque vous évoquez le besoin de formation, initiale comme continue. En effet, je m'inscris en faux contre l'idée qui a prévalu, il y a quatre ou cinq ans, selon laquelle le fait de disposer d'un diplôme de master serait suffisant pour enseigner. Or, l'enseignement est un vrai métier.
Par ailleurs, si vous distinguez les notions d'égalité et de justice, je pense que la question est plutôt celle de l'équité, c'est-à-dire faire en sorte que chacun puisse atteindre son plus haut niveau de compétence. Je partage votre analyse selon laquelle l'hétérogénéité des classes, dès lors que la formation et l'encadrement sont suffisants, peut être un facteur d'équité, dans la mesure où elle peut « tirer vers le haut » certains élèves.
M. Philippe Meirieu,
chercheur en pédagogie,
professeur des universités
émérite en sciences de l'éducation
( 16 avril 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Notre dernière audition ce matin sera celle de M. Philippe Meirieu, chercheur en pédagogie et professeur émérite en sciences de l'éducation.
Votre carrière au sein du système d'enseignement vous a conduit à exercer successivement comme instituteur, puis comme professeur de philosophie et de français en lycée professionnel, avant d'enseigner les sciences de l'éducation à l'Université. Vous êtes particulièrement connu pour vos prises de position en matière de pédagogie scolaire et, à ce titre, vous avez publié plus d'une vingtaine d'ouvrages parmi lesquels je citerai - sans être exhaustive - L'École et les parents : la grande explication ... (2001), Faire l'école, faire la classe (2004), ou encore Lettre aux grandes personnes sur les enfants d'aujourd'hui (2009).
Vous avez participé ou conduit plusieurs missions de réflexion pour réformer l'éducation nationale : dès 1988, comme membre du groupe de travail chargé de réfléchir aux contenus de l'enseignement, puis de 1990 à 1993 au titre du Conseil national des programmes. Vous avez également dirigé l'Institut national de la recherche pédagogique (INRP) de 1998 à 2000 puis l'IUFM de l'académie de Lyon de 2001 à 2006.
J'indique que conformément à la décision du bureau de notre commission d'enquête, votre audition fera l'objet d'un compte rendu publié dans le Recueil des travaux des commissions , accessible en version papier et sur le site Internet du Sénat.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Philippe Meirieu prête serment .
M. Philippe Meirieu, chercheur en pédagogie, professeur des universités émérite en sciences de l'éducation . - Je vous remercie de m'avoir sollicité dans le cadre de vos travaux.
Votre commission d'enquête porte sur une question qui me préoccupe particulièrement. Je partage votre conviction que notre école ne va pas très bien ; il est même devenu banal de dire qu'elle est « en crise ». En effet, l'école ne parvient pas à combler les inégalités sociales, l'enquête PISA montre même qu'elle a plutôt tendance à les creuser. L'école est en crise aussi en ce qu'elle n'inspire plus confiance à l'ensemble des parents. Elle voit se déployer, à sa périphérie, une multitude de dispositifs, ce qui montre qu'elle ne parvient pas à s'imposer comme une institution de la République qui se suffirait à elle-même et parviendrait à remplir seule ses missions. J'ai récemment travaillé sur le processus d'externalisation de l'aide aux élèves, extrêmement important aujourd'hui, puisque deux collégiens sur trois, au sein de l'échantillon étudié, bénéficient d'au moins deux dispositifs externes de soutien (qu'ils soient gratuits ou payants, reposent sur l'initiative familiale ou scolaire, s'effectuent dans un cadre associatif ou commercial). L'école est en crise aussi - les enseignants le disent et j'en avais fait le titre d'un de mes ouvrages rappelé par Mme la présidente tout à l'heure - parce qu'« il faut refaire l'École pour pouvoir faire la classe ». Dans le passé, l'école était un cadre institutionnel stabilisé dans lequel on pouvait venir et faire classe sans avoir à reconstruire l'institution. Ce n'est plus le cas. Il faut aujourd'hui refaire l'école pour pouvoir faire la classe. Chaque fois qu'un enseignant arrive dans sa classe, les codes scolaires et les principes qui régissent l'école sont à réaffirmer et à reconstruire.
En réalité, je crois que les enseignants vivent aujourd'hui dans la difficulté, voire dans la dépression. Ils ont le sentiment d'être davantage contrôlés que soutenus par leur hiérarchie. Et si, de toute évidence, il y a dans mes propos une part d'exagération, il n'en demeure pas moins que l'institution enseignante est remise en cause et qu'elle subit de plein fouet les conséquences de la désidéalisation du travail intellectuel et de la culture gratuite. Marcel Gauchet dit très justement que, pendant des millénaires, les hommes ont souffert par le corps et se sont élevés par l'esprit et par la culture. Aujourd'hui, la machinerie publicitaire et médiatique susurre en permanence à nos enfants que le plaisir vient d'abord par le corps quand le travail de l'intelligence, de la réflexion et de la culture est, lui, générateur de difficultés, voire de souffrances. Nos élèves traduisent cela par des phrases aussi triviales que : « Pourquoi se prendre la tête dans une société qui nous invite systématiquement à prendre notre pied ? »
Et puis, plus globalement, notre école souffre d'un déficit de projet politique au sens noble du terme. C'est lié au fait que l'école est écartelée entre ses missions propres, d'une part, et, de l'autre, les valeurs ou contre-valeurs que la société distille, à petite ou à haute dose, avec plus ou moins de contrepoison familial, à nos enfants. C'était déjà vrai à l'époque de Jules Ferry, mais l'école assumait alors pleinement sa mission thermostatique, c'est-à-dire en compensant ce qu'elle considérait comme les défauts d'une société au profit de ce qu'elle estimait souhaitable de promouvoir.
Je vois dix indicateurs pour illustrer ce hiatus entre ce qui est demandé à l'école et ce qui est dominant dans notre société :
- l'école se veut un lieu de pensée, de réflexion et de temps long, alors que la société promeut l'immédiateté et la satisfaction sans délai de la pulsion.
- elle est le lieu de la construction de l'attention alors que nos enfants vivent dans une société qui pratique la surenchère de la sidération ;
- elle enseigne la justification raisonnée quand les effets spectaculaires font autorité ;
- l'école se veut le lieu de l'appropriation et du transfert alors que nos enfants vivent dans un monde où la répétition mimétique et la création de réflexes conditionnés font la loi à travers la publicité et toutes les formes de propagande ;
- l'école promeut le respect de la compétence quand beaucoup de médias font triompher la dérision ;
- elle valorise la parole tenue alors que les élèves font l'expérience au quotidien de la désinvolture généralisée ;
- elle se veut le lieu de la culture désintéressée alors que, partout, règne l'utilitarisme immédiat ;
- elle enseigne la richesse et la prééminence de la langue écrite structurée quand l'onomatopée et la « période sans scansion ni fin » alternent au quotidien, dynamitant l'unité sémantique de la phrase ;
- l'école se veut le lieu de l'égalité des droits - et, en particulier, du droit de toutes et tous à accéder aux fondamentaux de la citoyenneté - alors que la société ne propose qu'une trompeuse égalité des chances ;
- enfin, elle est le lieu de la construction possible du collectif dans une société minée par l'individualisme forcené.
Face à cela, il n'est pas étonnant que les enseignants se sentent acculés à des tâches qu'ils jugent impossibles, et pensent même parfois qu'on leur demande de« vider l'océan avec une petite cuillère » ! Ainsi, pour sortir de cette véritable schizophrénie, je développerai devant vous trois idées fortes à partir desquelles je ferai quelques propositions simples.
Premièrement, nous devons assumer sans le moindre scrupule la « fonction thermostatique » de l'école, qui ne doit pas courir derrière la société, ni se mettre en concurrence avec l'univers médiatique et commercial. L'école doit assumer d'être le lieu et le moment de la décélération, où le détour par la culture permet de nourrir la pensée. Il ne s'agit pas d'une chose simple à réaliser au quotidien, car cela exige de repenser la structure même du temps scolaire, de revoir l'organisation du temps du point de vue de l'enfant - ce temps qui doit lui être donné à l'école pour réfléchir et pour apprendre.
Deuxièmement, face à cette schizophrénie entre ce qui domine dans la société et ce que l'école cherche à faire, nous devons réaffirmer le devoir d'exemplarité des adultes, et en particulier de celui des éducateurs. Une première piste est celle de l'aide à la parentalité, dont les dispositifs sont, aujourd'hui en France, erratiques et peu soutenus. Au-delà des seuls parents en grande détresse, l'aide à la parentalité devrait concerner tous les parents qui sont dépassés par le comportement de leurs enfants et qui ne savent pas comment réagir. Ces parents-là sont, le plus souvent, complètement démunis et abandonnés à leur solitude. Au regard de certains phénomènes nouveaux, il me semble particulièrement important de réfléchir à une forme d'accompagnement, qui ne soit pas d'ordre médical, mais plutôt de l'ordre du pédagogique, fondée sur l'entraide et l'échange avec d'autres parents. L'aide à la parentalité doit être intégrée dans les établissements scolaires et mérite un soutien fort des pouvoirs publics.
Dans le même ordre d'idée, on ne peut manquer d'évoquer, non plus, la nécessaire exemplarité des enseignants. Ceux-ci devraient pouvoir se référer à un code de déontologie des éducateurs et cadres éducatifs. Mon collègue Erick Prairat a beaucoup travaillé ce sujet, en étudiant ce qui se passe dans les pays étrangers et nous devrions nous inspirer, entre autres, de son travail. Je crois que cela devrait être un prochain chantier du législateur.
Rappelons aussi, pour mémoire, que la jeunesse a du mal à s'appuyer sur l'exemplarité des hommes et des femmes publics, dans la mesure où les médias persistent à braquer leurs projecteurs sur la - trop grande - minorité d'élus ayant enfreint la loi et ne permettent pas toujours de faire comprendre l'importance essentielle du travail de ceux et celles qui agissent pour le bien commun.
Plus généralement, l'exemplarité devrait venir de toute la société des adultes... mais nous persistons pourtant à exposer la jeunesse à la démagogie publicitaire, à la violence systématique de certaines productions cinématographiques, voire à la perversité de nombreuses émissions dont la diffusion n'est dictée que par la règle de l'audimat... et en rien par leur caractère éducatif pour notre jeunesse. Nous avons là un devoir, non pas de censure, mais de vigilance collective et de protection des enfants qui, certes, sont des « êtres complets », mais qui, parce qu'ils ne sont pas des « êtres achevés » devraient faire l'objet d'une protection réelle de tout ce qui peut contribuer à détruire ou à abîmer le psychisme enfantin. C'est, d'ailleurs, un devoir que nous impose la Convention internationale des droits de l'enfant dont nous sommes signataires. Peut-être pourrions-nous, d'ailleurs, instaurer pour cela un « Haut conseil des droits de l'enfant » qui disposerait d'une totale indépendance, d'un droit d'auto-saisine et de la possibilité d'interpeller le parlement et le gouvernement sur ces questions essentielles ? Ce serait, à mes yeux, un grand progrès.
Un mot sur les médias et leur importance : l'utilisation non régulée des écrans amenuise - tout le monde en convient aujourd'hui - les capacités de concentration des enfants, et ceux-ci se retrouvent en classe, une télécommande greffée au cerveau, à la recherche de cette surenchère des effets qui les fait passer de la sur-attention à l'inattention, de l'excitation à l'asthénie. C'est un point fondamental où l'école doit assumer sa fonction thermostatique en « instituant » des espaces-temps propices à l'observation réfléchie, à la documentation approfondie, au développement de la pensée.
Je voudrais en venir maintenant à ce qui me paraît, face à cette situation, pouvoir nous guider : je crois qu'il nous faudrait, non pas dupliquer pieusement les méthodes d'un autre siècle, mais nous ressaisir de ce qui, à l'origine de notre école, a permis sa « fondation ». Et il me semble que, de François Guizot à Jules Ferry, de Ferdinand Buisson à Jean Zay, on pourrait reprendre, pour identifier nos principes fondateurs, la formule d'Olivier Reboul, quand il s'interroge sur « ce qui vaut la peine d'être enseigné » et qu'il répond par deux verbes « ce qui unit » et « ce qui libère ». Ce qui « unit » et correspond à nos racines républicaines ; « ce qui libère » et correspond à notre projet démocratique.
« Ce qui unit » : nous pouvons unir, d'abord, en permettant à la jeunesse d'accéder à la maîtrise de la langue, en particulier de la langue écrite, qui doit constituer une priorité absolue à mes yeux. Dans les petites classes, notamment, ce que l'on pense être des difficultés en mathématiques ne sont souvent que des problèmes de compréhension de la langue. Pourquoi ne pas stimuler nos enfants en les invitant à rédiger des lettres d'amour... ou des lettres d'insultes ? Je dis souvent aux parents désolés de ne plus pouvoir parler à leurs enfants : « Écrivez-leur, ils vous liront et, peut-être même, vous répondront-ils ! » Et je cite régulièrement cette réplique d'un de mes premiers élèves de sixième, à l'écriture catastrophique, à qui j'avais demandé : « Mais on ne t'a jamais fait écrire à l'école primaire ? » et qui m'a répondu du tac au tac : « Oh ! Si ! On m'a beaucoup fait écrire. On m'a toujours corrigé, mais on ne m'a jamais répondu ! ».
Nous pouvons unir aussi en insistant sur l'histoire, en tant que discipline, bien entendu, mais aussi en tant qu'elle permet d'accéder à l'élaboration des savoirs eux-mêmes, à la compréhension, essentielle, de la manière dont ils sont apparus dans l'histoire des humains et ont contribué à leur émancipation : les vies de Copernic, de Newton ou d'Einstein peuvent être traitées, tout à la fois, sous des angles scientifique, philosophique ou sur celui de l'histoire des idées. L'Histoire est ce qui permet d'enseigner à nos élèves les savoirs scolaires, non comme des « épreuves scolaires » élaborées pour les sélectionner, mais comme de véritables aventures pour les libérer des préjugés et des stéréotypes de toutes sortes.
Je suis aussi partisan de renforcer l'enseignement des humanités et de la littérature : selon Martha Nussbaum, dont je partage les analyses, la littérature favorise fortement la cohésion et le sentiment d'appartenir à une commune humanité, dans la mesure où elle développe l'empathie en permettant une meilleure compréhension de l'autre.
À côté de ces éléments ayant trait aux contenus, il me semble que la fonction d'« unification » des élèves passe par un travail inlassable de construction de véritables « collectifs » scolaires. Afin d'éviter que les établissements d'enseignement ne soient de simples lieux de passage apparentés à des halls de gare, il faut encourager la mise en place, en leur sein de structures intermédiaires, où pourraient être construits des projets collectifs transversaux porteurs de cohésion et d'identité. Pour les élèves, mais aussi pour les enseignants, ces espaces et ces moments de liberté, de responsabilité et d'entraide constitueraient de puissants facteurs de cohésion et d'identité. J'en veux pour preuve l'état d'esprit régnant dans les milieux du scoutisme ou de l'éducation populaire.
L'entraide entre élèves pourrait être fortement développée dans ce cadre. Elle a été, pendant longtemps - dans les lycées notamment - un élément fondamental de la réussite du système scolaire français. Je rappelle qu'à l'origine du lycée, les élèves n'avaient qu'une heure et demie de cours par jour, le reste de leur journée était consacré à l'étude et à l'entraide. L'entraide entre élèves est, en outre, particulièrement importante, notamment au collège où se construit la « socialisation secondaire » que l'école peut aider à se structurer autour des valeurs de collaboration, de coopération et de solidarité.
Il serait ainsi envisageable de jumeler des classes au sein de « mini-collèges » ou de « mini-lycées », en associant des niveaux différents (une sixième, une cinquième, une quatrième, une troisième, ou bien deux sixièmes et deux cinquièmes), de leur affecter cinq ou six professeurs organisant ainsi la scolarité d'une centaine d'élèves, avec une relative liberté de gestion du temps et des groupes. Cette équipe d'enseignants incarnerait véritablement l'institution, ce qui me semble manquer, notamment lors de l'entrée en sixième.
« Ce qui libère » : il me semble indispensable de consacrer plus de temps à l'apprentissage de la pensée. Cela peut prendre la forme d'ateliers de philosophie ou de discussions à visée philosophique dans toutes les classes. À cet égard, je trouve scandaleux que les élèves de lycée professionnel n'aient pas de cours de philosophie. Cela laisse à penser que leur formation ne leur permettrait pas de s'intéresser aux questions relatives à la vie, à la mort, à l'avenir de la planète, etc. Cette situation me semble infamante et contribue à dévaluer des métiers que l'on continue de qualifier, à tort, de manuels alors qu'ils sont de plus en plus nécessaires à notre avenir pour reconstruire ce lien social qui nous fait tant défaut.
Mais, bien sûr, la « libération », la formation du sujet à « penser par lui-même » - qui est au coeur de la laïcité - doit s'attacher à la désintrication systématique du « savoir » et du « croire » : c'est la fonction centrale de l'enseignement. Dans sa lettre aux instituteurs de 1883, Jules Ferry rappelle ainsi que, si le savoir réunit, la croyance doit, quant à elle, demeurer individuelle. Les croyances ne doivent pas être érigées en savoirs... mais cela suppose de se garder d'enseigner les savoirs comme des croyances. La leçon de choses, exaltée par Ferdinand Buisson, n'avait pas pour vocation d'« amuser » les élèves, mais elle visait à permettre à l'élève de voir, d'expérimenter et de juger par lui-même. Le savoir ne doit pas être une croyance que le maître impose, mais quelque chose que l'élève peut toucher, voir et découvrir. Ferdinand Buisson développait trois méthodes, qui pourraient, d'ailleurs, davantage être mises en oeuvre à l'heure actuelle dans toutes les disciplines :
- la méthode expérimentale, que l'on retrouve, par exemple, dans le dispositif de « La main à la pâte » ;
- la méthode documentaire, qui me semble devoir être « dépoussiérée » et retravaillée avec un souci de formation à l'usage rigoureux d'Internet (le moteur de recherche ne donne pas accès à ce qui est vrai, mais seulement à ce qui est le plus attractif) ;
- la formation logique, qui s'acquiert notamment par la maîtrise de la langue et un travail extrêmement précis et rigoureux sur elle.
En conclusion et après ces quelques remarques, je dirais que l'école me semble confrontée à quatre urgences solidaires :
- une urgence politique, tout d'abord, consistant à valoriser le métier d'enseignant. Les enseignants ont parfois le sentiment de porter un fardeau et que les demandes pesant sur leurs épaules sont en contradiction complète avec le fonctionnement de la société ;
- une urgence institutionnelle, ensuite, qui réside dans la mise en place d'une véritable formation continue. En effet, si la formation initiale a fait l'objet d'une reconstruction partielle, quoiqu'insuffisante, la formation continue demeure, quant à elle, sinistrée. Les objectifs que je viens d'esquisser - travailler sur « ce qui unit » et « ce qui libère » - me semblent devoir faire l'objet, aujourd'hui, d'une formation tout au long de la carrière ;
- par ailleurs, il me semble indispensable de mettre en place des unités pédagogiques à taille humaine. Il n'est pas possible de maintenir des unités pédagogiques aussi importantes, qui ne permettent ni l'exercice de la responsabilité, ni l'instauration de rituels structurants ;
- enfin, il me semble important de proposer aux jeunes un modèle de société plus capable de les mobiliser. Je souhaiterais, à cet égard, citer le manifeste de Pontigny. À l'été 1937, Jean Zay avait convié à Pontigny des représentants de l'ensemble des forces politiques et sociales françaises et européennes. Dans ce manifeste, les participants concluaient qu' « il ne s'agit pas de diffuser un nouveau catéchisme, même un catéchisme populaire. Il s'agit de former des hommes capables d'esprit critique. Avoir l'esprit critique, c'est vouloir comprendre avant d'accepter, pouvoir juger pour choisir » ; ils poursuivaient en affirmant que « persuadés du rôle primordial des faits économiques dans l'évolution des sociétés, certains en étaient venus à méconnaître les facteurs psychologiques et sociaux. Ils oubliaient qu'il ne servirait à rien de bâtir un monde économique nouveau si l'on ne préparait pas dès maintenant des hommes capables d'y bien vivre. Sinon l'équipe gouvernante changera peut-être, mais l'oppression et l'injustice renaîtront d'elles-mêmes... Il faut, en particulier, que nous puissions nourrir les aspirations des jeunes, que nous puissions offrir à leur énergie autre chose que l'exaltation de telle vedette, ou la haine partisane née dans l'aveuglement, ou même une déification sommaire du sport ou encore l'affairisme financier ». Notre responsabilité est toujours là : dans notre capacité d'offrir aux jeunes l'idéal d'une société plus juste, solidaire et conviviale, une société plus unie dans la République et plus dynamique dans la démocratie.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Vous avez été presque aussi disert que Vincent Peillon... Il me semble que le Philippe Meirieu d'aujourd'hui est différent de celui que j'ai connu dans le passé et dont les thèses, que l'on a pu qualifier de « pédagogistes », ont suscité de l'incompréhension chez certains enseignants. Je suis heureux de vous entendre dire que les savoirs peuvent être porteurs de vertus émancipatrices. Nombre d'entre nous n'ont retenu de votre discours que la « révolution copernicienne » que vous prôniez consistant à placer l'élève au centre du système. Or, il me semble que le rôle de l'enseignant consiste plutôt à transmettre des savoirs. L'élève doit, quant à lui, apprendre et avoir le goût de l'effort. Vous avez raison de dire qu'il faut un code déontologique. De ce point de vue, on peut regretter la disparition de l'épreuve « agir en fonctionnaire de l'État et de façon éthique et responsable » des concours de l'enseignement.
Il me semble, en outre, que les notions de nation et de patrie sont trop souvent ignorées alors qu'elles peuvent, au contraire, nous rassembler.
Je souhaiterais vous poser deux questions. Si les valeurs républicaines ont pu apparaître comme une évidence, les auditions et les déplacements que nous avons réalisés nous montrent, au contraire, la difficulté rencontrée par les enseignants pour les transmettre. Quels outils, quelles formations, quelle évaluation doivent être mis en oeuvre pour faire en sorte que la loi du sacré ne prime pas sur la loi sociale ?
Par ailleurs, la parole des enseignants n'a-t-elle pas été dévaluée au sein de la société ? Pris entre les valeurs familiales, ou d'autres comme celles véhiculées par les médias et celles transmises à l'école, les élèves ne vont-ils pas privilégier celles de l'entourage ?
M. Philippe Meirieu . - La nation est évidemment une réalité essentielle. Valmy - où des Français ont crié pour la première fois : « Vive la nation ! » - a joué un rôle essentiel dans l'émancipation d'un peuple contre l'arbitraire. Je pense que c'est cette idée de la nation, porteuse des droits de l'homme et du citoyen et capable de faire vivre la solidarité, qu'il convient de transmettre, et non l'image d'une nation repliée sur elle-même.
Sur la question du rapport entre la pensée religieuse et les savoirs transmis à l'école, il me semble évident que l'école est le lieu où il est nécessaire de« justifier ». Ce n'est pas le lieu où celui qui crie le plus fort, qui est le plus séducteur doit l'emporter, mais le lieu où celui qui justifie le mieux et qui démontre le mieux doit avoir raison : le maître est là pour garantir cela. L'exigence de précision, de justesse et de vérité doit primer sur la loi du plus fort. Il s'agit du fondement même de l'enseignement. Cela a de nombreuses implications en termes pédagogiques : le travail sur la démonstration, le travail sur l'expérimentation, le travail sur la documentation.
Reste la question difficile du « rapport aux origines » : l'école est le lieu où chacun doit avoir cette capacité à se dégager de ce qu'il a acquis sans le trahir mais en le relativisant. Je travaille actuellement sur la réédition du « Dictionnaire de pédagogie et d'instruction primaire » de Ferdinand Buisson. L'article sur la laïcité est très clair. Il n'y affirme pas qu'il est nécessaire d'expurger les élèves de leurs croyances, mais il estime que ces croyances n'ont pas leur place à l'école. Pour Buisson, la laïcité scolaire se situe dans le prolongement de la distinction entre l'ordre civil et l'ordre religieux. Il faut que seuls les savoirs, qui relèvent de l'état stabilisé des connaissances et de ce qui « fait commun », soient enseignés. Ces savoirs ne peuvent « faire commun » que s'ils ne sont pas enseignés comme des croyances.
Or, encore aujourd'hui, une partie des savoirs scolaires sont enseignés comme des croyances. Je pense qu'une réflexion doit être menée dans le cadre de la formation des enseignants, initiale comme continue, afin de travailler sur une pédagogie qui montre, démontre, explique et permette aux élèves de comprendre, d'apprendre et de faire la différence entre ce qu'ils comprennent et ce qu'ils croient.
J'ai moi-même été, en 1998, à l'origine des travaux personnels encadrés (TPE) dans les lycées, mis en place comme un outil pour former les jeunes à la recherche documentaire interdisciplinaire. Les résultats, de l'avis de tous, ont été très intéressants. Nous avions engagé là un mouvement vers des « élèves-chercheurs », capables de se dégager de leur identité d'« élèves-croyants » ; c'était un mouvement vers une authentique laïcité.
Je souhaiterais terminer en relevant un point. Si on a pu me traiter de « pédagogiste », je ne crois pas avoir jamais négligé l'importance des disciplines et de la transmission. Je crois même avoir insisté sur l'importance de la culture - sens le plus fort du terme - au sein des disciplines scolaires. J'ai mené très tôt des expériences pour apprendre aux élèves à apprendre à lire l' Iliade et l' Odyssée d'Homère. Lorsque j'étais enseignant en lycée professionnel, j'ai travaillé sur la Théogonie d'Hésiode. Ce sont ces textes, forts par leur densité anthropologique et par ce qu'ils interpellent chez l'élève, qui sont en mesure, tout à la fois, de leur faire découvrir la richesse de la langue, de les arracher à certains de leurs préjugés et de les faire accéder à des questions anthropologiques essentielles qui les relient, au-delà de leurs différences et construisent authentiquement du « commun ».
Mme Françoise Laborde, présidente . - M. Gérard Longuet a dû s'absenter car il doit intervenir en séance publique, mais il m'a prié de vous dire qu'après vous avoir entendu, il revenait sur son a priori sur le pédagogisme : votre propos l'a convaincu !
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont . - Pour ma part, mon a priori était plutôt favorable. Beaucoup de vos analyses retentissent agréablement à nos oreilles, notamment l'idée de la pensée longue.
À travers tout ce que vous avez décliné, ne pensez-vous pas que la loi d'orientation Jospin, qui fixait trois missions - former l'homme, former le citoyen et préparer à l'insertion dans la société - a été fondamentale ?
Vous m'avez intéressée et surprise sur un point, à savoir introduire une sorte de mini-collège au sein du collège. Je trouve cette idée très séduisante, mais je vois mal comment la mettre en oeuvre en pratique. Comment notamment la décliner dans la formation, pour apprendre d'autres manières de travailler ? Comment l'intégrer également dans les processus administratifs ?
Mme Marie-Christine Blandin . - En ce qui concerne les talents requis pour ce que vous appelez de vos voeux, à savoir l'exigence de la méthode d'acquisition des savoirs et la capacité de forger du collectif, ne pensez-vous pas que l'État a une part plus importante à jouer dans la définition des maquettes des ÉSPÉ, assurée actuellement par les universités, lesquelles se servent parfois des ÉSPÉ comme une variable d'ajustement de leurs ressources humaines ?
M. Claude Kern . - J'ai totalement adhéré à votre exposé, dont je vous remercie. Je voudrais revenir sur l'idée du code de déontologie. Autrefois, la déontologie était enseignée aux futurs enseignants à l'école normale ; elle ne l'est plus dans le nouveau système de formation. La définition de ce code de déontologie doit-elle selon vous venir du politique ou de l'éducation nationale ? À titre personnel, je pense, connaissant le monde enseignant, qu'une initiative politique pourrait froisser plus qu'autre chose.
M. Éric Jeansannetas . - Je remercie M. Meirieu pour la qualité de son exposé. Vous nous avez alertés sur la gravité de la situation, sur une école qui dérive, et présenté quatre urgences. Nos ministres qui se succèdent n'ont malheureusement pas le temps. La refondation de l'école ne peut se faire en quelques jours ni en quelques heures. Il est également nécessaire de prendre le temps de faire adhérer les enseignants à la réforme.
J'ai moi aussi été très intéressé par l'idée d'unités pédagogiques à taille humaine, notamment au collège, qui constitue un âge charnière pour nos jeunes. Je crois effectivement que les élèves, comme les enseignants, sont isolés et seuls.
Ma question est simple : combien de temps doit-on donner à un ministre, à un Parlement ou à un gouvernement, pour trouver un consensus ?
M. Guy-Dominique Kennel . - Vous nous avez donné une bonne vision d'ensemble, dont la mise en place nécessite un certain délai. Si vous étiez à la place d'un ministre ou d'un législateur, estimeriez-vous imaginable de fixer un délai minimal entre deux réformes, pour laisser le temps de l'évaluation ? Par ailleurs, quelles mesures pourraient être prises immédiatement, pour être efficaces le plus rapidement possible ?
M. Philippe Meirieu . - La loi de 1989 fait partie des grands textes de l'histoire de l'Éducation nationale, comme ceux de Jules Ferry et Ferdinand Buisson, de Jean Zay, de Joseph Fontanet, d'Alain Savary... C'est un texte fondamental, malheureusement pas toujours mis en oeuvre comme nous l'aurions espéré.
Sur la question de la construction du collectif, je comprends les difficultés des éducateurs... Mais on pourrait peut-être avancer en précisant les choses : on parle beaucoup de « vivre ensemble », mais il s'agit d'une formule que j'utilise peu, car l'on peut vivre ensemble lobotomisés sous l'emprise d'un gourou fanatique. En tant qu'héritier des mouvements d'éducation populaire, je préfère, de loin, la notion de « faire ensemble ». Je suis convaincu que lorsque des élèves font ensemble et que chacun a une responsabilité dans l'action collective, ils éprouvent vraiment ce qu'est l'autorité dans une démocratie. Pour moi, l'autorité est liée à la responsabilité. C'est un point tout à fait essentiel. Si on ne le fait pas comprendre aux enfants, si on ne leur donne pas de l'autorité en fonction de responsabilités qu'ils assument, je pense qu'ils ne peuvent pas vraiment intégrer la légitimité de l'autorité, qu'ils vivent alors comme une forme d'arbitraire et les invite à la transgression systématique.
Concernant les « micro-collèges » et « micro-lycées », je milite depuis longtemps en faveur des « classes verticales ». J'étais avant-hier à La Ciotat, dans le collège Jean-Jaurès, où il existe une classe verticale « Freinet » d'une centaine d'élèves, comprenant une sixième, une cinquième, une quatrième et une troisième, prise en charge par une équipe de professeurs permanents et de professeurs à temps partiel. Chaque semaine, ces élèves sont réunis par l'ensemble de leurs éducateurs. À cette occasion, on leur transmet des consignes, on organise des activités communes, on programme des cours et des groupes de besoin, on met en place l'entraide entre élèves : c'est une dynamique pédagogique formidable. Je ne vois d'ailleurs pas d'inconvénient à s'appuyer sur la bivalence des enseignants pour parvenir à cela, dès lors qu'elle se fonde sur le volontariat et qu'une formation est dispensée aux volontaires.
Évidemment, il me parait difficile d'imposer cela partout, mais on pourrait commencer sur la base du volontariat, nombre d'enseignants étant tout à fait disposés à faire avancer les choses. J'ai moi-même eu l'occasion de proposer ce dispositif dans d'autres pays, où il a pu être mis en oeuvre dans des conditions extrêmement intéressantes. Comme je l'ai déjà évoqué, les adolescents traversent une période dite de « socialisation secondaire » qui les pousse à se regrouper. Nous devons leur proposer, au sein des établissements, des cadres éducatifs leur permettant de vivre ensemble des projets collectifs - que ce soit un journal télévisé ou la réalisation d'une maquette de ville romaine, peu importe - faute de quoi ces regroupements se feront spontanément sous la houlette d'individus risquant de les orienter vers la transgression destructrice ou le radicalisme ravageur.
Pour répondre à Mme Blandin, je dirais que les ÉSPÉ ne correspondent pas encore aujourd'hui à mes attentes, car elles ne sont pas passées de la logique de l'enseignement à la logique de la formation : elles multiplient et juxtaposent les heures d'enseignement sans véritablement s'attacher à la formation réelle des personnes. Si on formait les ingénieurs comme cela, ce serait une vraie catastrophe ! Les ÉSPÉ devraient pouvoir bénéficier d'un cahier des charges plus opérationnel et d'un accompagnement professionnel plus rigoureux.
À M. Kennel, qui m'interroge sur les mesures à prendre en priorité, je répondrai en mentionnant à nouveau l'établissement d'un code de déontologie destiné aux enseignants et aux personnels d'encadrement. À l'instar de ce qui a été fait dans de nombreux pays, ce code devrait être élaboré, en premier lieu par les personnes concernées, puis soumis ensuite à la validation du législateur. Comme je vous l'ai déjà indiqué, la seconde mesure pourrait être la création, au sein des établissements, de structures intermédiaires de trois ou quatre classes regroupées autour d'un projet canalisant les énergies et cristallisant les identités, notamment par la mise en oeuvre de rituels structurants. La troisième mesure serait de faire de la maîtrise de l'écrit, en particulier de l'écrit long et réflexif, une véritable cause nationale.
Je souhaitais conclure en mettant en avant le fait que, selon moi, l'éducation nationale devrait avoir une posture plus jacobine quant à l'affirmation des principes fondamentaux qui la structurent et plus girondine quant à leur mise en oeuvre par les équipes de terrain. Or, c'est malheureusement souvent l'inverse qui se produit. Je voudrais un cahier des charges national, qui fixerait les chapitres obligés du projet d'établissement validés par le législateur, qui s'imposerait à des établissements, libres, par ailleurs, de mettre en oeuvre leurs projets de la façon dont ils l'entendent, avec leurs ressources et leur imagination propres, et l'accompagnement bienveillant, bien sûr, de la « hiérarchie ».
Mme Françoise Laborde, présidente. - Nous vous remercions pour cette présentation qui montre, entre autres choses, de quelle façon vous envisagez la conjugaison entre obligation et responsabilisation.
Nous avons en tête des exemples de projets collectifs nous ayant été présentés lors de la visite d'un collège de Toulouse, qui organise périodiquement des semaines thématiques consacrées, par exemple, à l'intégration ou à la presse.
M. Philippe Meirieu. - Si vous me permettez encore un mot, je voudrais vous rapporter que, sollicité pour formuler des propositions susceptibles d'améliorer la pratique des langues étrangères, j'avais suggéré à trois ministres successifs de prendre exemple sur les Pays-Bas, qui ont choisi de diffuser de nombreuses émissions télévisée en version originale sous-titrée, ce qui a aussi pour effet d'encourager la pratique de la lecture : à ce jour, je n'ai eu aucun retour.
Mme Françoise Laborde, présidente. - Je vous remercie.
Mme Laurence de Cock,
professeure d'histoire-géographie,
chercheuse en sciences de
l'éducation,
membre du collectif Aggiornamento
histoire-géo
( 7 mai 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Agrégée d'histoire-géographie, vous êtes professeure au lycée Joliot-Curie de Nanterre et chargée de cours en didactique de l'histoire à l'université Paris-Diderot. Vous êtes également enseignante associée à l'Institut national de recherche pédagogique.
Membre du bureau du Comité de vigilance face aux usages publics de l'histoire, vous avez participé à la fondation du collectif aggiornamento de l'histoire-géo en 2010. Spécialiste de l'histoire scolaire, vous avez participé à la rédaction de plusieurs ouvrages dont Mémoires et histoire à l'école de la République et La fabrique scolaire de l'histoire , publiés en 2007 et 2009. Vous y analysez les enjeux de la définition des programmes d'histoire et les tensions à l'oeuvre dans la pratique de cet enseignement, entre récit national, formation civique et devoir mémoriel.
La commission a souhaité recueillir votre avis sur les difficultés rencontrées par l'école dans sa mission de transmission des valeurs républicaines et de formation des futurs citoyens. Vos recherches pourraient éclairer nos réflexions sur les solutions à apporter pour refaire de l'école le creuset de notre République.
Comme le bureau de la commission d'enquête l'a décidé, cette audition sera captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié dans le Recueil des travaux des commissions , accessible en version papier et sur le site Internet du Sénat.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Laurence de Cock prête serment.
Mme Laurence de Cock, professeure d'histoire-géographie, chercheuse en sciences de l'éducation, membre du collectif aggiornamento hist-géo . - Le diagnostic que je vous présenterai d'abord est celui du collectif aggiornamento hist-géo. Nous sommes particulièrement surpris, non par l'injonction faite à l'école d'accompagner le recueillement de la société à la suite des attentats de janvier, mais par le procès qui lui a été fait immédiatement après sa prétendue défaillance ; il aurait été possible tout autant de pointer sa réussite : n'avait-elle pas contribué à faire descendre des millions de gens dans la rue le 11 janvier.
Le collectif n'est pas en accord avec la grille d'interprétation qui pose la laïcité comme un préalable à la sortie de crise. Nous avons fait remonter une soixantaine de témoignages qui font entrer dans cette boîte noire qu'est une classe ; s'ils font état de très graves difficultés, aucune n'est inhérente à la laïcité et au rapport avec la République : ils révélaient en revanche l'angoisse des enfants, d'abord directement liée aux attentats, puis l'angoisse d'être considérés comme responsables, voire comme les continuateurs potentiels des auteurs.
Nous constatons une extériorisation des élèves des quartiers populaires vis-à-vis de la chose publique, du politique : moins l'indifférence que la défiance, une méfiance qui sert de tremplin aux attitudes conspirationnistes. Bien au-delà de la laïcité, le défi est d'inscrire ces futurs citoyens dans le temps politique, dans le temps de l'histoire.
Plus personnellement, maintenant, consciente du blocage de l'ascenseur social que constituait l'école, je suis loin de plaider pour le maintien de l'existant. Mais les pistes que je vous proposerai marquent un pas de côté par rapport à ce que vous avez entendu jusqu'à présent.
La première piste, la désaffiliation, part du constat que les adolescents sont pris dans un système de multi-appartenance, qui confine au multi-emprisonnement. L'école, l'enseignement de l'histoire doivent inventer un accompagnement du processus d'émancipation, c'est-à-dire de l'apprentissage de la liberté de penser. Cela passe par la prise de conscience que les élèves doivent être des acteurs d'aujourd'hui s'ils doivent devenir des acteurs demain.
Je ne souscris pas au diagnostic d'une perte de repères républicains ; je crois à une perte des repères politiques et historiques - pas seulement des grandes dates et des grands personnages, parce que les prendre isolément ne ferait que valider leur extériorisation, mais plutôt l'apprentissage d'un raisonnement par lequel les élèves se pensent comme acteurs inscrits dans le temps. Il faut pour cela que l'histoire leur montre que ce sont des hommes et des femmes ordinaires qui la font avancer, et pas seulement les grands personnages validées par l'historiographie officielle.
Monsieur Grosperrin, lors de précédentes auditions, vous avez souvent regretté la disparition de l'enseignement de la nation et de la patrie. La notion de patrie n'est certes plus travaillée ; mais ce n'est pas le cas de la nation ; nous ne l'envisageons cependant plus sous l'angle d'une injonction à l'appartenance, mais comme une construction permanente par des hommes et des femmes qui apportent leur héritage et leur identité. Une nation non pas toujours-déjà-là, mais toujours-en-construction.
La seconde piste est la pédagogie de la critique, cette gageure de demain. Sans une didactique de l'esprit critique, nous laissons prise à des analyses qui se résument à dire :« non, c'est faux ». Sans cet apprentissage d'une construction raisonnée de l'administration de la preuve, l'école ne sera plus qu'un lieu parmi d'autre de l'expression du relativisme.
Il faut certes enseigner la laïcité, mais d'un point de vue historique : enseigner son apparition dans le conflit - Jean Baubérot vous l'a mieux expliqué que je ne le ferais. La laïcité a été contestée dès le début et a fait l'objet de multiples accommodements face aux identités régionales. Il faut enseigner cet opérateur politique, enseigner l'agir-ensemble et non seulement le vivre-ensemble ; non seulement la notion de République, mais aussi son pendant, la notion de démocratie.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Les élèves sont angoissés, sans doute ; mais comme l'est la société. L'école pourrait réorienter ses pratiques et son organisation. Je crois qu'on omet de parler de nation et de patrie, parce que d'autres s'en sont emparé. Ce ne sont pas des gros mots ! Il est important de raconter un récit national.
Vous avez participé à un projet de recherche sur l'articulation entre diversité culturelle à l'école et universalisme républicain. L'école vous semble-t-elle faire face à des difficultés identifiées dans sa mission de transmission des valeurs républicaines et d'intégration de tous les futurs citoyens à la République ? Les valeurs républicaines vous semblent-elles suffisamment inculquées à l'école ? Les contenus des enseignements sont-ils adaptés à cette fin ? Que pensez-vous à cet égard des projets de programmes publiés il y a quelques jours par le Conseil supérieur des programmes (CSP) ? Les enseignants sont-ils suffisamment préparés et formés pour répondre aux interrogations voire aux contestations du socle de valeurs républicaines ?
Mme Laurence de Cock . - L'histoire de l'école de la République est une lacune dans la formation des enseignants. Les enseignants ne la connaissent pas, ils ne savent pas que dès sa mise en place, dès Jules Ferry, elle a été confrontée à l'intégration d'élèves qui ne comprenaient pas le français. Tout n'a pas été résolu par l'interdiction de parler une autre langue, comme l'a montré Jean-François Chanet : il s'est agi d'une construction lente et laborieuse, y compris dans les colonies. Par essence, l'école est la construction d'un projet commun avec de la différence, un projet qui, à aucun moment, n'a fait consensus.
Être historien peut être rassurant : voir que les problèmes actuels ont déjà été rencontrés par ceux qui nous ont précédés nous conduit à les dédramatiser. Le CSP a donc raison d'introduire l'histoire de l'école pour la première fois dans les programmes. Ce type de débat existe depuis les années 1980, entre deux visions - qui ne se superposent pas avec la droite ou la gauche : selon la première, celle de Jean-Pierre Chevènement, l'école de la République porte des valeurs si émancipatrices qu'elles doivent être acceptées telles quelles par les élèves ; selon la seconde, il faut prendre acte de ce que ce beau rêve ne fonctionne pas : les élèves arrivent avec de multiples héritages et appartenances et, dans ce que Luc Boltanski appelle la« société critique » où chacun réclame d'être entendu et reconnu, il faut inventer une politique qui le permette. Il ne s'agit pas de faire faire de l'histoire de l'Afrique aux enfants d'Africains, mais bien d'avoir une définition de soi qui ne s'enferme pas et prenne en compte les mobilités. La vision irénique de la tolérance religieuse me fait sourire : dans l'histoire, les cultures se sont fait la guerre en même temps qu'elles procédaient à des échanges commerciaux et culturels.
Je soutiens les programmes du CSP pour des raisons pédagogiques ; leur forme doit être retravaillée pour faire prendre conscience de l'urgence de cette ouverture. Ils corrigent courageusement une erreur passée en rendant obligatoire l'étude de la traite et de l'esclavage. Ils sont suffisamment souples pour laisser entrer le débat.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Je ne suis pas sûr que vous m'ayez répondu, en prônant une attitude bienveillante que nous ne pouvons plus nous permettre. Nous devons lancer une alerte : il est devenu impossible de faire certains cours ! Vous n'en parlez pas. Nous sommes tous pour le dialogue interreligieux. Mais pour le CSP, l'islam est un enseignement obligatoire, alors que le christianisme est facultatif... Je ne crois pas que ce soit un bon signal pour la société française. Dans ces conditions, comment faire une patrie ?
Mme Laurence de Cock . - Non, l'étude du christianisme est obligatoire en sixième, celle de l'islam l'est en cinquième. Je m'interroge en revanche sur les discours politiques qui falsifient la réalité pour toujours mettre la même population en ligne de mire. Cela ne me donne pas très envie d'être bienveillante ! Les programmes sont critiquables sur la forme - je crois que le CSP en est conscient. Je ne nie pas les difficultés rencontrées pour enseigner certaines disciplines. Mais il n'y en a pas autant que le prétend, sans aucune source ni enquête, le rapport Larcher - quand il n'y en aurait qu'une ou deux, ce serait déjà trop. Quel qu'en soit le contenu, il arrive que des cours dérapent ; cela arrive aussi lors de cours sur la révolution industrielle. Des remarques antisémites sont prononcées pendant des cours sur la Shoah ; elles ne doivent pas être benoîtement laissées en plan, au motif que les enfants ou les adolescents qui les prononcent ne sauraient pas ce qu'ils disent : elles doivent être travaillées. Elles révèlent avant tout - cela ne les excuse pas mais les expliquent - à quel point ces élèves sont dans un discours d'enfermement. L'école doit absolument se réinventer pour trouver un remède à cela ; mais cela ne prendra pas la forme d'un contre-discours d'enfermement ! Il faut au contraire leur apprendre à déconstruire, à critiquer. Je n'ai pas de solution toute faite : nous travaillons en ce moment à cette pédagogie anti-conspirationniste, qui n'existe pas dans la formation des enseignants.
Que pèse la parole de l'enseignant face à une vidéo de propagande d'un site négationniste ? Peu de chose ! Notre parole n'est pas performative, elle n'opère pas par transfusion. Nous devons regarder ces vidéos, apprendre aux élèves à les regarder ; au lieu de leur dire« j'ai raison », car notre parole n'a pas d'effet de vérité immédiate, inventer des dispositifs - c'est ce que j'appelle la pédagogie critique - pour que les élèves arrivent à la conclusion définitive que ces sites les manipulent. C'est un vrai défi.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Je lis le programme : en cinquième, l'islam est obligatoire mais l'humanisme chrétien est facultatif...
Mme Laurence de Cock . - Parce que vous ne lisez pas le programme du cycle 3, dans lequel se trouve l'année de sixième.
Mme Marie-Christine Blandin . - Je suis membre du CSP, comme l'était M. Legendre et comme l'est maintenant M. Grosperrin. J'affiche une présence de 98 % des séances. J'affirme que la polémique sur le caractère obligatoire de l'enseignement de l'histoire est un gimmick dont l'auteur malfaisant m'est encore inconnu. L'enseignement du judaïsme et de la chrétienté est obligatoire dans d'autres cycles ; l'islam l'est l'année suivante. Les enseignements prétendument facultatifs sont la place de l'église dans l'Occident chrétien ou les rapports entre Carolingiens et empire byzantin... Cela commence à bien faire ! Nous allons devoir afficher ces programmes sur la porte du Sénat !
Votre audition ouvre beaucoup d'espoirs : comment faire le lien entre les pépites que votre collectif met au jour et l'enseignement dans les Écoles supérieures du professorat et de l'éducation (ÉSPÉ) ?
Mme Françoise Laborde, présidente . - Je voulais poser la même question...
M. Guy-Dominique Kennel . - J'ai eu peur : en entendant le début de votre intervention, j'ai craint le retour du discours ésotérique d'une chercheuse en sciences de l'éducation. Lorsque vous parlez de construction raisonnée d'administration de la preuve, je me suis demandé quel pourcentage de vos élèves pouvaient comprendre...
Il faut tenir compte des multiples héritages ; nous assistons à une perte des repères politiques et historiques, certes ; mais qui peut corriger le tir et comment ? Avez-vous des propositions pratiques ? Ne faut-il pas commencer par les enseignants, dont vous minimisez le rôle ? Nous devrons présenter des propositions concrètes, car la belle théorie finira dans un tiroir.
M. Jacques Legendre . - Notre pays, notre nation, ont une histoire. Il n'est pas anormal - il est même nécessaire - qu'elle soit portée à la connaissance de tous les élèves. L'on se situe ainsi par rapport aux autres pays, dont il est d'ailleurs légitime de connaître aussi l'histoire. Mais sans une histoire commune, l'histoire de France ne sera plus que le rassemblement des histoires familiales et personnelles de tous les membres de la société française. Comment faire apprendre l'histoire de notre pays, y compris ses pages les plus noires - l'esclavage par exemple... ? Seule sa connaissance permet d'entrer de plein pied dans la communauté nationale.
Mme Laurence de Cock . - Les débats sur le jargon des sciences de l'éducation me fatiguent ; ils contribuent, même à notre corps défendant, à la disqualification du métier d'enseignant. Je n'annonce pas à mes élèves que nous commençons une séance fondée sur le socioconstructivisme, qu'ils doivent sortir leurs cahiers dans une démarche hypothético-déductive, qu'ils iront ensuite nager en milieu aquatique standardisé avant de s'emparer d'un référentiel bondissant, sans quoi j'appellerai leurs géniteurs d'apprenants... Soyons sérieux ! Certaines didactiques disciplinaires se sont sans doute enflammées dans le domaine du vocabulaire pour s'auto-légitimer comme sciences ; certaines formules sont en effet ridicules. Mais il s'agit de débats de cénacles : personne ne parle comme cela à ses élèves - du moins je l'espère. Lancer cela dans le débat public pour prouver que l'enseignement est gangréné par les sciences de l'éducation... C'est du fantasme !
Je parle très simplement à mes élèves : l'administration de la preuve est une expression très simple, compréhensible par de très jeunes enfants. La preuve, tout le monde sait ce que c'est ! Cela peut même être ludique pour un petit. L'histoire est une enquête. Cela passe par une praxis - j'emploie le terme grec à dessein... - par une pratique, celle de l'historien, qui recherche des sources, les sélectionne, justifie sa sélection, met des mots sur ses découvertes - c'est faire du français. Il faut aller chercher des preuves : rien de plus simple ! En réalité, dans les classes de 36 élèves, avec un programme surchargé, dans les classes à examen où le pilotage se fait par le programme, nous sommes obligés de faire un cours magistral. Pourquoi pas ? Le cours est une scène, le professeur comme les élèves peuvent y prendre beaucoup de plaisir, mais pour une efficacité variable ; on peut avoir de mauvaises surprises le lendemain et se rendre compte que les élèves n'ont rien compris.
M. Gérard Longuet . - Je vous rassure : c'est la même chose avec les électeurs !
Mme Laurence de Cock . - Alors il faudrait réfléchir à d'autres formes de pédagogie politique... Ce sont malheureusement des questions que ne se sont jamais posées les jeunes enseignants, faute d'une formation adéquate. Le précédent gouvernement l'avait carrément supprimée : vous parlez d'un message ! On voyait dans le même temps à la télévision comment on recrutait les enseignants en 15 secondes à Pôle emploi. Cela a fait beaucoup de mal. Attention à l'image des enseignants que donnent les débats publics ! Lorsque j'ai commencé dans le collège le plus difficile de Nanterre il y a quinze ans, les élèves m'avaient dit : « dans quinze jours, vous ne serez plus là ; c'est nous qui décidons des profs qui restent. » Ils avaient des vacataires qui partaient au bout de trois mois, et croyaient avoir réussi à provoquer leur départ. Allez voir à Saint-Denis : des enfants de sept ans en sont à leur neuvième enseignant de l'année - enfin, au neuvième adulte dont la présence garantit qu'ils ne sont pas dehors...
Cela pose la question des ÉSPÉ, mais pas seulement : il faudrait commencer dès la L1 des modules de sensibilisation aux questions qui se posent aux enseignants. Nous le faisons à Paris-VII, où je vois les étudiants trois heures tous les quinze jours. Apprendre à se poser des questions de professeur, ce n'est pas du jargon : « cela prend-il autant de temps que cela de préparer un cours ? » Eh oui ! Pour éviter de s'ennuyer, d'échouer, les enseignants doivent se poser perpétuellement des questions.
Je ne suis pas une spécialiste des sciences de l'éducation, je suis historienne. Pour bien enseigner une discipline, il est nécessaire de bien la maîtriser épistémologiquement. Membre du jury du capes, je peux constater que les futurs enseignants ne connaissent pas l'histoire de leur discipline. C'est comme un artisan qui ne connaîtrait pas sa matière première ! Vous parliez du roman national : nous devons nous demander pourquoi cette forme ne préside plus à l'enseignement de l'histoire. J'aimerais croire comme vous que raconter l'histoire des rois suffirait à créer de l'appartenance ; mais cela ne fonctionne pas comme cela...
MM. Guy-Dominique Kennel et Jacques Legendre . - Nous ne l'avons pas dit !
Mme Laurence de Cock . - Je regrette que dans le débat, il ne soit pas fait davantage recours à la sociologie de l'éducation, à la didactique, à l'histoire de l'enseignement de l'histoire. On entend plutôt des souvenirs personnels... Personne, pourtant, n'entrerait dans une boulangerie pour donner au boulanger la recette du pain !
M. Gérard Longuet . - La différence, c'est que nous pouvons changer de boulangerie... C'est le problème du monopole.
Mme Laurence de Cock . - Ce serait plutôt une question de carte scolaire, et de manque de mixité sociale. Bien des gens ne peuvent pas se permettre de changer d'école.
En 1985, Jean-Pierre Chevènement avait deux options - de gauche toutes les deux : la première aurait été de suivre Jacques Berque. Dans son rapport, cet historien préconisait, sans cesser d'enseigner l'histoire de France, de montrer à quel point l'identité française s'était constituée par la rencontre de populations mobiles pour créer des cultures hybrides ; d'enseigner l'histoire du Maghreb, non parce que des écoliers en venaient, mais parce qu'à travers un passé colonial, glorieux ou honteux, peu importe, le Maghreb a noué une relation spécifique avec la France, qu'il faut travailler d'autant plus qu'il a nourri l'immigration.
Le ministre a préféré suivre Claude Nicolet et revenir à un récit plus traditionnel d'une histoire de France tellement universelle qu'elle ne pouvait que provoquer l'adhésion immédiate et fabriquer de la cohésion. Il a donc rétabli l'éducation civique. Qui peut dire si cela a été un échec ou un succès ? Je suis le résultat de cet enseignement, comme d'autres avec des idées opposées. Mais nous pouvons poser la question de l'effet d'un programme indifféremment de son intention. Celui du CSP, avec sa souplesse, sans intention aussi lisible, laisse à l'enseignant la liberté pédagogique de se poser des questions.
M. Jacques Legendre . - Vous présentez la France comme un agrégat de populations mobiles. Je ne le crois pas : un socle de population est là depuis longtemps auquel se sont ajoutées des vagues d'immigration. Il est bon de savoir ce qui s'est passé ailleurs, mais pas au détriment de l'histoire nationale - et non pas du roman. Sans être un défenseur indéfectible de Jean-Pierre Chevènement, je crois qu'il a opéré le bon choix.
Mme Laurence de Cock . - L'histoire de France, oui ! Elle est évidemment encore dans le programme, et n'en disparaîtra jamais. La question est : qu'entend-on par-là ? La nation ni la France n'ont été toujours-déjà-là.
M. Jacques Legendre . - Nous pourrions en débattre pendant des heures.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Merci beaucoup : votre conclusion appelle en effet des discussions complémentaires...
M. Franck Picaud,
inspecteur d'académie,
directeur académique adjoint des
services de l'éducation nationale
de la Haute-Garonne
( 7 mai 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Mes chers collègues, nous poursuivons nos auditions en accueillant M. Franck Picaud, directeur académique adjoint en Haute-Garonne. Comme le bureau de la commission d'enquête l'a décidé, cette audition sera captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié dans le Recueil des travaux des commissions , accessible en version papier et sur le site Internet du Sénat.
Agrégé d'histoire-géographie, vous avez enseigné en tant qu'instituteur, puis professeur dans le secondaire, pendant près de vingt ans. Reçu au concours d'inspecteur d'académie en 2007, vous avez exercé dans l'académie de Nantes, avant d'être nommé directeur académique adjoint en Haute-Garonne à la rentrée 2012, poste que vous occupez actuellement. Vous y êtes en charge, notamment, des réseaux d'éducation prioritaire et de la réussite éducative.
La commission a souhaité vous entendre, au titre de votre expérience d'enseignant et de vos fonctions actuelles, pour recueillir votre avis sur les difficultés que l'école rencontre aujourd'hui dans sa mission de transmission des valeurs républicaines et de formation du citoyen.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Franck Picaud prête serment .
Selon l'usage habituel, je vous propose de nous faire part de vos observations durant une dizaine de minutes, après quoi notre rapporteur, Jacques Grosperrin, et les membres de la commission qui le souhaitent pourront vous poser leurs questions.
M. Franck Picaud, inspecteur d'académie, directeur académique adjoint des services de l'éducation nationale de la Haute-Garonne . - Madame la présidente, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de l'honneur que vous me faites de pouvoir contribuer à la réflexion de la commission sur le fonctionnement du service public d'éducation, et singulièrement sur la transmission des repères républicains.
En juin 2013, la direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance publiait une note - note d'information CEDRE - 13-11 juin 2013 - sur les performances des élèves de 3 e en histoire-géographie et éducation civique. Cette étude faisait apparaître une dégradation sensible des acquis des élèves sur la période 2006-2012 avec une baisse de 11 points du score moyen passant de 250 à 239 points et une augmentation conséquente de la part d'élèves appartenant aux groupes les moins performants - + 6 points en 6 ans ; 15 % en 2006 - 21 % en 2012 -. La baisse des résultats était plus marquée pour les établissements les plus défavorisés : -18 points contre -10 points pour les autres établissements.
L'évolution de ces résultats n'est évidemment pas sans rapport avec le sujet qui nous occupe, à savoir la perte des repères républicains, alors que ces enseignements sont prioritairement sollicités pour instruire les élèves d'une culture historique indispensable à l'adhésion à ces valeurs et promouvoir un engagement citoyen.
Cette évolution négative des acquis des élèves est souvent corrélée à l'hypothèque du milieu social d'origine des élèves que l'école n'arrive pas à lever. Jean-Paul Delaye, alors directeur général de l'enseignement scolaire, ne disait pas autre chose le 5 juillet 2013 sur France culture lorsqu'il déclarait : « aujourd'hui l'école ne reproduit plus les inégalités, elle les aggrave ». Il reprenait alors les conclusions de l'évaluation PISA de 2012 qui montrait un système d'éducation français plus inégalitaire aujourd'hui qu'il ne l'était une décennie plus tôt. L'enquête internationale expliquait qu'en France, lorsqu'on appartient à un milieu pauvre, on a clairement moins de chance de réussir. Toujours d'après les conclusions de PISA, les élèves des milieux sociaux économiquement défavorisés n'obtiennent pas seulement des résultats nettement inférieurs, ils sont aussi moins impliqués et attachés à leur école, moins persévérants et plus anxieux face aux attentes scolaires.
Le tableau que je viens de brosser à partir de ces deux enquêtes pourrait paraître bien sombre. Pourtant, la même enquête PISA montrait que 80 % des élèves français étaient heureux à l'école. Quelques mois plus tard, la mission d'information parlementaire sur les relations entre l'école et les parents montrait que 67 % des parents font confiance à l'école. Dans un contexte social de repli communautaire, où la libre appréciation individuelle est souvent « la seule règle qui vaille » en matière morale, l'école est appelée à transmettre et à faire adhérer les élèves aux principes qui fondent notre République, ceux de liberté, d'égalité, de fraternité, de laïcité. Cette mission, exigeante, à laquelle est attachée la quasi-totalité des acteurs de l'école se heurte à trois obstacles majeurs :
- la difficulté réelle à transmettre des valeurs dans une société où nombre de comportements sont en contradiction et où le quotidien des élèves traduit une réalité bien différente de ces principes,
- la complexité d'installer un dialogue avec des familles dont le sentiment d'appartenance à la communauté nationale est faible et pour qui l'adhésion à ces valeurs est questionnée alors même qu'elle peut générer un conflit de loyauté avec l'environnement proche ou avec l'histoire familiale et culturelle,
- l'échec scolaire, pour de nombreux élèves, décrédibilise un peu plus l'école républicaine et ses valeurs affichées.
Pourtant il n'y a aucune fatalité et l'école doit être en mesure de relever les défis qui se présentent à elle. J'en relèverai deux : améliorer les résultats scolaires des élèves pour redonner sens à l'école et crédibiliser les valeurs qu'elle prône ; faire partager aux élèves les principes et valeurs de la République.
Améliorer les résultats scolaires des élèves reste possible, par une cohérence plus grande des politiques publiques d'enseignement. C'est l'ambition que s'est donnée la nation avec la loi de refondation de l'école du 13 juillet 2013. Une attention forte a été portée à l'acquisition des connaissances fondamentales avec la réécriture du socle commun de connaissances, de compétences et de culture et des programmes de l'enseignement primaire et du collège. La continuité des parcours, clairement affichée avec le principe des cycles, est essentielle quand on sait que les ruptures de scolarité sont induites par le découplage entre le primaire et le collège, entre le collège et le lycée, entre le lycée et l'enseignement supérieur. Ces temps de décrochages doivent être l'objet de la plus grande vigilance des acteurs de l'éducation. L'introduction de cycles de trois ans dans les apprentissages avec des évaluations formatives doit permettre de mieux répondre aux besoins spécifiques des élèves à des moments précis.
La refondation de l'éducation prioritaire se veut aussi une réponse à l'échec de trop nombreux élèves issus de quartiers cumulant les difficultés. Cette accentuation et cette concentration des moyens vers les publics les plus défavorisés et souvent les plus fragiles doivent permettre de faire partager l'idéal laïc du « vivre ensemble »à des jeunes qui ont le sentiment de moins compter que les autres.
Pour autant, les moyens supplémentaires ne peuvent pas être la seule réponse. Les pratiques doivent aussi pouvoir évoluer. Il faut oser l'innovation ou l'expérimentation de la didactique et de la pédagogie tout en restant exigeant sur les contenus scientifiques. Le soutien apporté aux élèves doit pouvoir être temporaire, ponctuel, ciblé sur certains enseignements ou certaines périodes de la scolarité, au risque de devenir un frein à une poursuite d'étude au prétexte d'un manque d'autonomie ou de leurrer les élèves sur leur aptitude réelle à continuer des études. La volonté des professeurs de l'éducation prioritaire est, à ce propos, affichée avec force : ils veulent bien faire réussir les élèves, évidemment, mais pas au prix d'un renoncement sur l'exigence et l'ambition. Voir leurs élèves réussir « comme les autres » est leur satisfaction. Cela nécessite plus de moyens, comme c'est le cas aujourd'hui, plus d'investissements, d'énergie et d'imagination. Il faut que nous réfléchissions à affecter sur postes spécifiques les professeurs qui, d'eux-mêmes, auraient un projet pédagogique à destination de ces élèves.
L'amélioration des résultats passe enfin par le questionnement des savoirs enseignés et des modalités d'évaluation des élèves. Les débats sur la place de telle ou telle discipline dans les grilles horaires ne sont pas nouveaux, ils resurgissent à chaque fois qu'est envisagé un nouveau cadre de programme. L'essentiel n'est d'ailleurs pas là. Il s'agit surtout de bien former les élèves aux enjeux du monde dans lequel ils vivent et de permettre leur insertion sociale et professionnelle. Cela suppose, prioritairement, l'acquisition et la consolidation des savoirs fondamentaux, quelles que soient les méthodes envisagées et l'évaluation adoptée, notée ou non. Il faut donc que l'enseignant maîtrise bien la didactique de sa discipline et s'exprime pleinement dans son enseignement. D'où l'autonomie donnée au professeur. Cette autonomie qu'il est coutume d'appeler liberté pédagogique n'est pas suffisante. Le travail de l'enseignant doit aussi s'inscrire dans le projet d'établissement. Conçu en fonction du public accueilli et des réalités de son environnement, il doit contribuer à ce que chaque membre de la communauté éducative soit en mesure de proposer une réponse adaptée aux besoins des élèves pour permettre une meilleure adhésion aux valeurs de la République, à ce qui fait France.
D'où ce deuxième défi de faire partager les principes et valeurs de la République à tous les élèves. Au lendemain des attentats qui ont frappé la France, début janvier 2015, le conseil national d'évaluation scolaire publiait, le 13 janvier 2015, une note soulignant un décalage fort entre l'engagement institutionnel en faveur de l'apprentissage de la citoyenneté dans l'école et sa réalité sur le terrain. La France est le seul pays européen à proposer un enseignement à la citoyenneté obligatoire, clairement identifié, avec un quota d'heures défini. Pourtant, force est de constater que cet enseignement reste très théorique, qu'il occupe d'ailleurs un temps très divers selon l'engagement des équipes et qu'il sert encore trop souvent de variable d'ajustement dans l'attribution des temps de services des professeurs. Je pense à l'ECJS (éducation civique, juridique et sociale) dans les lycées qui est confiée très majoritairement aux professeurs de géographie, mais parfois aux professeurs de philosophie pour leur permettre de compléter leur emploi du temps. L'incarnation des valeurs et principes présentés dans cet enseignement passe peut-être par la mobilisation des classes lors des cérémonies de commémoration. Il est possible que demain des classes soient présentes lors de cérémonies incarnant les valeurs de la République, par exemple, la remise de la nationalité française à de nouveaux arrivants. J'ai le souvenir d'une classe d'enfants du voyage, dans une section d'enseignement général et professionnel adapté (SEGPA), qui a assisté à cette remise de la nationalité française et qui était bouleversée de voir une centaine de personnes émues aux larmes d'avoir obtenu la nationalité française.
De même, l'investissement des instances de gouvernance par les élèves, conseil de classe, conseil de vie lycéenne, maison des lycéens... reste limité. Le rapport de la Mission sur l'enseignement de la morale laïque de 2013 notait : « les instances représentatives restent trop souvent des coquilles vides ». Il est nécessaire donc d'en définir les missions, les champs d'actions et les modalités de valorisation dans le parcours des élèves pour qu'elles puissent jouer leur rôle de propédeutique à la citoyenneté.
Le partage de ces valeurs nécessite naturellement une attention particulière portée à la formation des enseignants. Les professeurs ont souvent une connaissance théorique lacunaire sur les questions relatives aux valeurs et principes de la République. L'actualité récente les a contraints à tenter une définition de ces valeurs et principes alors même que des réactions d'élèves les interrogeaient voire les heurtaient. Ils en sont parfois restés à l'émotion, à la réaction immédiate avec, pour référentiel, leur propre morale, sans arriver à construire un raisonnement posé, argumenté, légitimé par ce qui fait loi dans notre pays. Par méconnaissance ou par crainte, peut s'imposer une laïcité de complaisance ou de connivence gagnée par une sorte de paresse devant l'exigence d'en scruter les bases, d'en sonder la légitimité, d'en comprendre les vertus, ainsi que le formule Jean-Michel Ducomte dans son ouvrage paru en 2012 « Laïcité, laïcités ». Il faut donc accompagner les enseignants dans cet apprentissage des valeurs et principes, de leur histoire, de leurs fondements et des débats qu'ils ont nourris. L'inquiétude à aborder certains sujets comme le fait religieux montre l'urgente nécessité de bien armer intellectuellement, scientifiquement, les équipes éducatives afin de proposer en toute sérénité, dans le cadre de la neutralité scolaire, qui n'est surtout pas la neutralité des valeurs, les éléments d'une culture indispensable à la compréhension du monde.
Enfin, je terminerai mon propos en citant l'article 2 de la loi d'orientation d'avril 2005 : « Outre la transmission des connaissances, la nation fixe comme mission première à l'école de faire partager aux élèves les valeurs de la République ». Encore faut-il que la nation accompagne son école de manière à ce qu'elle réussisse dans cette mission.
Or comment faire adhérer à ces valeurs quand le quotidien des élèves les ramène presque systématiquement à un déclassement, à une différence, ou à une marginalité sociale ou économique ?
Comment peuvent-ils se sentir tenus aux mêmes devoirs quand ils ont le sentiment que le droit commun n'est pas pour eux ? Jean Jaurès a dit : « la République française doit être laïque et sociale mais elle ne restera laïque que parce qu'elle aura réussi à être sociale ».
C'est tout l'enjeu de la cohérence des politiques publiques, notamment dans les quartiers prioritaires, qui doit permettre de répondre de manière ciblée et coordonnée aux besoins des plus fragiles et permettre une mixité sociale en réponse à la ghettoïsation sociale, culturelle et même religieuse de certains territoires où des communautarismes voire des fondamentalismes s'instaurent.
La nation doit aussi s'interroger sur la place qu'elle entend donner à ces populations souvent tardivement arrivées sur le territoire national et pour lesquelles l'histoire de la France et ses valeurs ne vont pas de soi. Ces populations doivent pouvoir être reconnues dans la singularité de leur histoire, de leurs coutumes, de leur patrimoine, tout en acceptant de « faire histoire » avec la communauté nationale. Je fais référence ici à un ouvrage récent de Dominique Borne qui interrogeait Quelle histoire pour la France ?
Comme le rappelait la ministre de l'éducation nationale, à la suite des attentats de janvier dernier, l'école a une mission essentielle, majeure à accomplir, faire comprendre les valeurs de la République pour y faire adhérer la totalité des élèves citoyens en devenir.
Un sondage de l'institut Harris paru en mai 2011 montrait que 71 % des Français font confiance à l'école pour transmettre des valeurs positives. De quoi encourager tous les acteurs de l'école dans leur mission.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Je relève, et c'est important dans notre réflexion, que ce constat de « connaissances lacunaires des professeurs sur les valeurs de la République » revient souvent, pour ne pas dire toujours, dans nos auditions. C'est un facteur de fragilité du système.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Pour prolonger la remarque de la présidente, à la lumière de votre expérience au sein de plusieurs académies, le constat d'une perte des repères républicains et d'une dégradation du climat scolaire vous semble-t-il réaliste ?
Les valeurs républicaines vous semblent-elles suffisamment inculquées à l'école ? Le contenu des enseignements et l'organisation de la vie scolaire vous paraissent-ils adaptés à leur transmission ? À cet égard, que pensez-vous des mesures annoncées par la ministre de l'éducation nationale ?
En tant qu'inspecteur d'académie, vous avez pendant plusieurs années accompagné et suivi des enseignants. Parmi ceux que nous avons pu entendre dans le cadre de cette commission, beaucoup se sont confiés sur le manque de soutien et d'accompagnement face aux difficultés rencontrées dans l'exercice de leur profession. L'éducation nationale est-elle confrontée à un déficit d'encadrement ? Comment mieux préparer et aider les professeurs ?
M. Franck Picaud . - Cette question sur l'enseignement des valeurs de la République interroge presque uniquement, et on pourrait le regretter, quelques champs disciplinaires. L'éducation civique est confiée aux professeurs d'histoire et de géographie. Mais, parce qu'elles concernent tous les citoyens, les valeurs et principe républicains mériteraient d'être portés par l'ensemble de la communauté éducative. Ils sont contenus dans le principe général de laïcité. Lorsque j'ai eu l'occasion de mettre en place, en novembre 2013, dans mon département, une formation sur l'histoire de la laïcité, en présence de Dominique Borne et d'Abdennour Bidar, venus parler de la charte sur la laïcité et de ses modalités d'application, il y avait des convaincus, ceux qui avaient une culture suffisante pour porter le message ; mais il a fallu les événements de janvier dernier pour que la question sur les valeurs et principes républicains se pose réellement, sur ce qu'ils impliquaient et les modalités d'engagement la communauté scolaire. Ce qui devait être une évidence a soudain interpellé l'ensemble des établissements scolaires et suscité une mobilisation qui appelait une réponse, pour créer une cohésion et faire France.
Quelle réponse ? Vous évoquiez l'absence de connaissances des enseignants sur les fondations et l'histoire des valeurs et principes républicains. Cette lacune interpelle, d'une part, la formation continue à laquelle les enseignants devraient se plier régulièrement, même dans des périodes où elle ne semble pas d'actualité. J'avais d'ailleurs proposé deux journées, ce à un moment où, en l'occurrence, elle ne s'imposait pas. Il y a une acuité urgente à travailler de manière permanente sur la formation continue, car les enseignants seront réinterrogés sans cesse sur ces questions, pas forcément directement mais par des attitudes, des contestations... La réponse scientifique, argumentée, posée, fondatrice, est, d'autre part, la mieux adaptée parce qu'elle s'inscrit dans une histoire nationale qui a posé un certain nombre de principes.
La transmission des valeurs au sein des établissements et leur respect au cours de la vie scolaire est l'affaire de tous, pas seulement du conseiller principal d'éducation, mais également de l'éducateur dont l'influence sera d'autant plus grande que son discours sera argumenté. Une question portant sur la croissance économique peut avoir une portée historique et nécessiter une réponse mêlant science et fait religieux. À partir du moment où l'enseignant tient un discours approprié, distinct de celui auquel veut peut-être l'amener l'élève, son autorité est respectée. Sur cette question difficile, nos enseignants ont besoin d'être armés.
Mme Marie-Annick Duchêne . - Je trouve excellente l'idée d'inviter des élèves à assister aux cérémonies organisées dans les préfectures lorsque des ressortissants étrangers acquièrent la nationalité française. À Versailles, lorsque nous avons souhaité que les élèves de nos écoles et de collèges assistent aux cérémonies du 8 mai, nous avons regretté la faible implication des enseignants sur ce dossier.
S'agissant de la violence à l'école et du racket, nous observons là encore une certaine pusillanimité des enseignants qui se considèrent comme de simples passants.
Quels seraient, selon vous, les moyens de renforcer l'implication des équipes sur ces dossiers qui ne concernent pas directement leurs enseignements.
M. Gérard Longuet . - L'insuffisance du niveau de lecture des élèves de collège résulte-t-elle selon vous d'une mauvaise acquisition initiale ou d'une perte due à un manque de pratique ?
Vous nous avez indiqué que la non-adhésion de certains élèves aux valeurs de la République venait du fait que leur entourage familial ne souscrivait pas à ces valeurs : pourriez-vous nous donner des exemples précis ?
Enfin, c'est au professeur d'histoire que je m'adresse pour souligner que l'adhésion à ces valeurs républicaine implique une connaissance minimal de notre roman national. Ces valeurs trouvent en effets leurs racines dans les influences romaines, germaines et chrétiennes qui ont fondé notre nation bien avant l'apparition de la République.
M. Franck Picaud . - S'agissant de la participation des élèves aux commémorations, la situation est différente selon que l'on se trouve dans une grande ville ou dans un village, où les choses s'organisent assez naturellement. Dans une ville comme Toulouse, on peut certes solliciter les chefs d'établissements, mais le paradoxe est qu'il est difficile de mobiliser des élèves lors de jours fériés, qui ont pourtant été instaurés pour commémorer.
Au-delà des commémorations, nous devons faire en sorte que nos élèves fassent, dans leur quartier parfois isolés et enclavés, la promotion des valeurs auxquelles nous cherchons à les sensibiliser. Ce travail constant est une nécessité primordiale pour que nous réapprenions à vivre ensemble.
Nous ne pourrons éteindre la violence régnant dans certains établissement qu'en appliquant la tolérance« zéro », car la moindre concession est une défaite qui en annonce de plus importante. La moindre transgression doit être traitée : un papier jeté par terre doit être ramassé. Nous devons mettre le plus grand soin à l'élaboration et à l'application du règlement intérieur. Les enseignants de l'éducation nationale doivent, certes enseigner, mais participer à l'éducation des élèves. Je voudrais noter que nous bénéficions régulièrement des partenariats de la Police et de la Gendarmerie, qui donnent de très bons résultats.
Il est difficile de donner une réponse unique à l'insuffisante maîtrise de la lecture qui peut avoir de multiples causes. La lecture ne s'acquiert dans de bonnes conditions que si l'enfant est encouragé et motivé par son entourage, ce qui n'est pas toujours le cas dans un environnement d'immigrés ayant une maîtrise imparfaite du français.
Je suis d'accord avec M. François-Xavier Bellamy lorsqu'il parle de la complexité de la langue. Une fois que les élèves maîtriseront la langue, ils auront accès à d'autres savoirs. C'est l'intérêt des cycles de donner les priorités qui vont être définies par les enseignants. Ils s'inscrivent dans un territoire avec un contrat d'école. Après il sera toujours temps de travailler sur d'autres champs disciplinaires.
Lorsque j'étais professeur d'histoire géographie en 6 e , j'ai été très surpris de voir des élèves qui avaient un savoir encyclopédique sur l'empire romain, car cela passionnait leur instituteur, mais qui avaient de gros problèmes de vocabulaire. Il faut des priorités ; à vouloir trop bien faire dans tout, on s'éparpille. Revenons aux fondamentaux. C'est pour cela que je suis favorable au socle commun de connaissances, de compétences et de culture. Il faut les outils pour permettre aux élèves de se débrouiller et de s'émanciper.
S'agissant des valeurs et de l'histoire, je ne sais pas si on peut parler d'un roman national, mais il y a des repères incontournables. On fait référence à des figures qu'il ne s'agit surtout pas de gommer et quand on a réintroduit le récit dans l'histoire, on l'a réincarnée en évitant la sécheresse des dates. Derrière les dates il y a des hommes et des femmes. Mais ces incontournables ne sont pas exclusifs. Il faut une adhésion à ce qui fait histoire. À vouloir tout dire on risque de tout émietter. Cela concerne également les programmes et c'est pour cela que je suis favorable aux nouveaux programmes qui fixent des priorités.
M. Gérard Longuet . - Vous avez fait référence à ces familles qui n'adhèrent pas. Avez-vous des cas précis à nous exposer ?
M. Franck Picaud . - Il y a eu quelques situations rarissimes, deux en Haute-Garonne. Mais on n'a rien laissé passer, y compris avec la police et la justice. Il faut être vigilant. La laïcité doit certes être intégrative, mais elle ne doit pas laisser s'exprimer tous les discours et les actes.
M. Patrick Abate . - On parle beaucoup de roman national et j'y crois, mais cela reste imperméable à beaucoup de jeunes, ils ne s'y enracinent pas. Plus que l'apprentissage d'une histoire, c'est l'enracinement dans cette histoire qui importe. Moi-même j'ai été déraciné à trois ans, mais la préoccupation première de ma famille a été de m'enraciner. Au moment du débat sur le droit du sol et le droit du sang, en tant que maire, j'ai répondu avec le droit aux racines au plein sens du terme et l'opération « un arbre/un enfant/la ville », qui a consisté à planter un arbre pour chaque naissance, avec le prénom et la date de naissance de l'enfant. L'idée était que ces enfants aient une chance de s'enraciner et de produire des fruits, même s'ils pollénisaient ensuite ailleurs. Cela me semble très important, notamment dans ma petite ville sidérurgique où l'enracinement se faisait auparavant par le travail, ce qui n'est plus assuré. Il faut qu'il se concrétise pour les enfants par l'école.
M. Franck Picaud . - Il est vrai que les programmes ont été si désincarnés que les élèves peinent à se sentir concernés. L'opération mise en place à Toulouse, « moi, écolier citoyen dans ma ville », a permis aux élèves de choisir un bâtiment emblématique selon eux de la ville, les photos étant ensuite exposées place du Capitole. Cela permet de faire venir en centre-ville ces jeunes qui n'y vont jamais, de leur montrer que la mairie est un espace ouvert et public. La citoyenneté s'incarne certes dans l'histoire familiale et le quartier, mais aussi dans un ensemble beaucoup plus vaste.
M. Patrick Abate . - On peut dire à ces élèves qu'ils doivent prendre racines, mais il faut au préalable leur signifier qu'ils le peuvent.
M. Franck Picaud . - Les cérémonies de naturalisation sont extraordinaires pour cela pour les élèves.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Merci beaucoup, l'idée de « moi, écolier citoyen de ma ville » est une très belle idée.
M. Régis Debray,
philosophe, auteur du rapport
L'enseignement du fait religieux dans les
écoles laïques
(février 2002)
( 7 mai 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Mes chers collègues, nous avons à présent l'honneur de recevoir M. Régis Debray, philosophe dont le parcours personnel et l'oeuvre sont si riches que je me garderai bien de vouloir les résumer en quelques mots...
Autorisez-moi simplement un raccourci commode en disant, selon la formule consacrée, que la commission a souhaité entendre l'auteur du rapport sur « L'enseignement du fait religieux à l'école publique », demandé en 2001 par Jack Lang, alors ministre de l'éducation nationale. Ancien élève de l'École normale supérieure, agrégé de philosophie, conseiller du Président François Mitterrand pendant plusieurs années, maître des requêtes au Conseil d'État entre 1985 et 1993, chargé de nombreuses missions diplomatiques, homme de presse et de lettres, vous êtes également membre de l'Académie Goncourt.
Dans vos écrits et dans vos interventions dans les médias, vous constatez, depuis un certain temps déjà, un délitement du lien social et une perte des repères républicains en France. Fervent défenseur du principe de laïcité - vous avez d'ailleurs participé en 2003 à la commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République, présidée par Bernard Stasi - vous abordez, dans nombre de vos réflexions, la place des religions au sein de la cité, l'importance des rituels et, plus globalement, les rapports entre société et sacré.
À ce titre, vous avez préconisé le développement de l'enseignement du fait religieux dans les établissements scolaires en tant que savoir indispensable à la compréhension de l'histoire et du monde.
Votre audition par notre commission est apparue comme une évidence, susceptible de mieux éclairer nos travaux sur les solutions à apporter pour refaire de l'école un lieu d'intégration et de formation des futurs citoyens.
Comme le bureau de la commission d'enquête l'a décidé, cette audition sera captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié dans le Recueil des travaux des commissions , accessible en version papier et sur le site Internet du Sénat.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Régis Debray prête serment .
Comme il est d'usage, et si vous le désirez, je vous invite à faire un propos liminaire. Notre rapporteur, Jacques Grosperrin, et les membres de la commission ont dans tous les cas beaucoup de questions à vous poser.
M. Régis Debray . - Je vous remercie, madame la présidente. Vous m'avez demandé de dire la vérité, rien que la vérité... Je ne sais pas ce qu'est la vérité dans ce domaine, mais je vais tenter de vous exposer ma vérité. Le périmètre de vos travaux est si large que je suis soulagé que vous me proposiez de l'aborder sous l'angle plus restreint de l'enseignement du fait religieux, que j'avais traité il y a dix-quinze ans.
La République a en effet des intermittences décennales. Tous les dix ans, à chaque électrochoc qui défraye l'actualité, on redécouvre qu'il existe quelque chose de bizarre, que l'on appelle, d'ailleurs avec un terme à interroger, le religieux, et qu'il y aurait lieu d'en informer les jeunes esprits. En 1991, le recteur Joutard avait remis un rapport sur l'enseignement de l'histoire des religions, auquel aucune suite n'a bien entendu été donnée. En 2001, au lendemain des attentats du 11 septembre, et profitant de la présence de Jack Lang au ministère de l'éducation nationale, j'ai proposé un rapport sur l'enseignement laïc du fait religieux, qui nous a demandé environ une année de travaux préalables. Je me réjouis aujourd'hui que les événements de janvier remettent cette question sur le tapis.
Je ne dirais pas qu'il y a un éternel retour, car des avancées ont été réalisées. En 2002, le ministre de l'époque a joint l'acte à la parole et a pu être mis en place, conformément à ma recommandation, l'Institut européen en sciences des religions, dans le cadre de l'École pratique des hautes études. Cet institut a réalisé un excellent travail dans la formation des enseignants, dans la création d'outils pédagogiques, et a apporté une grande aide aux administrations compétentes - justice, santé publique et autres. Il est actuellement dirigé par Isabelle Saint-Martin et j'en reste le président d'honneur. Je me réjouis que, en dépit de moyens très réduits, le Gouvernement actuel l'ait chargé de prendre en charge cet enseignement du fait religieux.
Parmi les autres recommandations que j'avais faites, je regrette que le module obligatoire des professeurs stagiaires, « Philosophie de la laïcité et enseignement du fait religieux », n'ait connu qu'une existence éphémère et n'ait pas été durablement mis en oeuvre.
Quoi qu'il en soit, l'idée d'une laïcité d'intelligence, et non pas d'abstention ou d'incompétence, a cessé de sentir le souffre et commence à s'imposer ; elle est d'ailleurs soutenue par les pouvoirs publics.
Cela dit, que ce progrès ne nous voile pas les yeux sur les difficultés de l'entreprise. Il y a des résistances, au sens freudien, dans le biotope qui est le nôtre. La question du retour du religieux a en effet longtemps été refoulée car elle n'était pas au programme de la modernité. C'est incongru, désagréable, donc on le met sous le tapis.
Comment expliquer ce refoulement, cette difficulté, malgré les déclarations d'intention décennales ? Principalement par le mépris total de la classe dirigeante française, à laquelle nous appartenons tous, à l'égard de l'ordre symbolique et des solidarités existentielles qu'il autorise. Dans la perspective utilitariste de cette classe dirigeante vouée à la superstition de l'économie, au culte exclusif du chiffre, qui se veut innovante et résolument tournée vers l'avenir, la religion n'a pas de place. D'où son dédain pour les humanités classiques, dont l'étude du phénomène religieux fait partie au premier chef. Nous avons donc d'un côté, dans les centres-villes, un athéisme sans culture, et, de l'autre, au-delà du périph', une religion sans culture non plus.
De nos jours, l'agnostisme est ignorant et paresseux, alors qu'il était savant et militant. La laïcité été promue par des positivistes, tels qu'Auguste Comte, qui tous avaient une véritable religion de l'Humanité.
Nos élites actuelles formées à l'École nationale d'administration, établissement qu'il me semble urgent de fermer, semblent amnésiques et décervelées. Pour elles, l'histoire du monde a débuté en 1914, ce qui donne lieu à des bourdes insensées, notamment en matière de diplomatie.
Le fait religieux n'est pas enseigné car les deux vecteurs possibles manquent d'enthousiasme. Les enseignants, qui craignent de faire entrer le loup dans la bergerie éducative, pensent que le fait de ne pas en parler leur garantira la paix. Les religieux souhaitent conserver le monopole de la transmission et répugnent à envisager la religion comme un fait de civilisation comparable à un autre.
Nous assistons donc, environ tous les 10 ans, à de grandes déclarations de principe entre lesquelles rien ne se passe. Or, le fanatisme résulte, non pas d'un trop plein, mais d'un défaut de religion. Au Sahel ou ailleurs, il semble que les personnes sont d'autant plus djihadistes qu'elles sont désislamisées.
Notre société laïque subit une sorte de revers vexatoire. Elle pensait, avec Victor Hugo, qu'en ouvrant ses écoles, elle fermerait des temples et des prisons, mais c'est l'inverse qui se produit.
Nous pourrions sortir de nos difficultés en consentant à un effort de laïcité, celle-ci devant être considérée comme un englobant juridique permettant de parler sans se fâcher de choses qui fâchent. Le fait religieux s'insinue partout dans notre vie, mais qui sait encore que les sept jours de notre semaine ne résultent pas d'une donnée astrophysique mais d'un comput biblique du temps de la création, et qui connaît le caractère marial du drapeau européen ?
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Dans une interview accordée au Nouvel Obs en janvier, vous affirmiez qu'« il y a un problème sérieux lié non à l'immigration en soi, mais au fait que beaucoup d'enfants d'immigrés ne se sentent plus français et n'ont pas envie de le devenir ». Que peut-on faire pour lutter contre cette perte du sentiment d'appartenance nationale ? Comment l'école notamment peut-elle constituer un vecteur d'adhésion à la nation française ?
Vous fustigez la nouvelle réforme du collège et l'avènement de l'interdisciplinaire, de même que la suppression annoncée des enseignements de grec et de latin. Plusieurs des intervenants entendus dans le cadre de cette commission d'enquête estiment, comme vous, que la restauration de l'école républicaine doit passer par le renforcement de l'instruction. Comment les disciplines dites « classiques » peuvent-elles contribuer à restaurer l'adhésion au modèle républicain ? Est-ce à dire que des enseignements transversaux, comme le futur enseignement de morale laïque, sont inutiles ?
Vous regrettez la disparition de toute verticalité dans notre société, et y voyez une des causes du délitement du collectif. Pensez-vous que votre analyse soit applicable au monde scolaire ? Autrement dit, peut-on voir dans l'évolution du rapport professeur-élèves, toujours moins vertical, une des causes de la crise scolaire ?
M. Régis Debray . - Je note que l'uniforme scolaire n'est pas ressenti par les élèves comme une brimade, mais qu'il engendre un sentiment d'appartenance pouvant même aller jusqu'à une certaine fierté. S'agissant de verticalité, nous pourrions rétablir l'estrade. Ceci n'est qu'une demi-boutade, car je pense que l'estrade favorise la transmission à l'élève par le maître qui doit être respecté, ce qui malheureusement n'est pas toujours le cas aujourd'hui. L'enseignant n'est pas respecté par son administration. Il l'est de plus en plus difficilement par ses élèves, dont les critères de prestige sont moins liés au savoir qu'à l'argent et à la notoriété.
L'école aussi devrait être plus respectée, car elle ne délivre pas un service public ou une prestation comme, par exemple, la RATP et les élèves ne sont ni des usagers, ni des clients. L'école doit rester une institution, caractérisée notamment par une enceinte et un règlement. En cela est comparable à l'armée, l'école et l'armée étant deux piliers de la République dont les sorts sont liés.
Le recul du sentiment national est un immense sujet. L'économie semblant tout gouverner, d'aucuns se sont interrogés sur l'avenir des nations. Le recul des nations devait céder le pas à la gouvernance mondiale, or ce sont les tribus qui semblent émerger, les soubassements culturels et psychologiques d'individus en perte des repères favorisant la résurgence des archaïsmes. Sur le sentiment national, permettez-moi de vous renvoyer aux excellentes réflexions de Kamel Daoud.
La guerre constitue une situation renforçant le sentiment national. Le « nous » s'affirme alors face à un « eux ». Mais quelle guerre entreprendre ?
L'illusion européenne disait que les nations allaient devenir centrées dans le domaine des folklores, mais ce n'est pas ce qui se passe. La question du sentiment national est capitale, d'abord parce que c'est l'unique cadre démocratique. Ensuite, plus on perd ses anciens ancrages, plus on a besoin de s'identifier. Le problème, c'est que le sentiment national ne se décrète pas, il se sécrète, comme les religions et les langues. On peut le favoriser, c'est tout.
Il faudrait d'abord que les pouvoirs publics montrent l'exemple, en faisant apprendre l'histoire de France - un gros mot ! Aujourd'hui on apprend l'histoire de l'alimentation, des transports, mais la chronologie c'est ringard, alors la France... C'est difficile, mais c'est pourtant vital.
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont . - Nous savons que l'avenir des rapports est souvent poussiéreux mais merci d'avoir joué le jeu. Vous parlez du mépris de la classe dirigeante française pour l'ordre symbolique et posez la question de l'utilité de la religion. Mais il y a aussi des rituels et des symboles laïcs. Vous souhaitez la ritualisation de l'école, ce dont je me félicite, mais quand vous évoquez l'estrade, on peut avoir de l'autorité sans estrade et pas d'autorité malgré l'estrade. La baisse d'autorité des enseignants ne vous semble-t-elle pas plutôt liée à la baisse de considération dont ils font l'objet, notamment en termes de rémunération (moins de 2 000 euros par mois pour un débutant à bac +5 ou 6) ? Partout dans la société l'autorité passe par l'argent. La question n'est pas uniquement la formation mais le statut et la rémunération.
Mme Catherine Troendlé . - Je suis alsacienne et nous avons donc des cours de religion - qui ne concernent aujourd'hui pas l'islam, ce à quoi je ne serais d'ailleurs pas opposée. Cependant de nombreuses associations demandent aujourd'hui que cet enseignement soit remplacé par celui de la morale. Que pensez-vous de ce dispositif ?
M. Gérard Longuet . - La laïcité vous semble-t-elle une spécificité de certains blocs culturels dans le monde ?
M. Régis Debray . - S'agissant du prestige lié à la rémunération, c'est un peu le problème de l'oeuf et de la poule. Pour restaurer le prestige du savoir, il faudrait d'abord cesser de confondre le savoir et l'information. La connaissance permet de comprendre le comment et le pourquoi d'une information, son contexte, ce que ne fera pas un contenu téléchargé sur Wikipédia. À cet égard, le projet du Gouvernement d'équiper en tablettes les écoles est absurde et ne profitera qu'à ceux qui ont déjà la connaissance. La transmission suppose un rapport humain qui inscrive l'information dans le temps.
Vu le contexte budgétaire, il faudrait commencer par des gestes politiques et symboliques.
En ce qui concerne l'Alsace-Moselle, cela ne me choque pas, même si c'est dérogatoire. Il s'agit d'un problème d'appartenance. Je proposerais d'avoir là un centre de référence du savoir pour les musulmans : l'Alsace-Moselle pourrait constituer une bonne rampe de lancement.
La laïcité est une singularité française, le terme a du mal à être traduit et est souvent confondu avec l'athéisme, notamment dans les pays arabes et aux États-Unis. Il faut montrer qu'il s'agit d'un héritage des guerres de religion et de la Révolution. Les États-Unis sont une théo-démocratie. Pour eux il s'agit plus de sécularité, de libérer les églises de l'État, alors que nous cherchons à libérer l'État des églises. Quant à la Turquie de Mustafa Kemal, elle repose sur la domination de la religion par l'armée.
J'ai été le premier dans la commission Stasi à réclamer une loi et non une circulaire, pour resacraliser l'école et non par hostilité vis-à-vis des religions. Il s'agissait de faire de l'école un sanctuaire, un espace clos et sacré. En Europe nous sommes les seuls avec peut-être le Portugal à avoir cette conception.
Il faut cesser d'opposer novateurs et conservateurs ; pour innover il faut commencer par récolter.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Merci, permettez-moi incidemment de rendre hommage à votre maman, qui a été sénatrice et qui a abordé au Sénat des questions un peu en lien avec nos sujets comme, par exemple, la participation des femmes à la vie publique et à la citoyenneté.
M. Patrick Gaubert,
ancien président du Haut Conseil à l'intégration
(HCI)
( 7 mai 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Mes chers collègues, nous recevons à présent M. Patrick Gaubert, président du Haut Conseil à l'intégration (HCI), accompagné de son conseiller, M. Richard Serero. Nous avions planifié cette audition un peu plus tôt dans notre programme de travail, mais différents imprévus ont conduit à n'y procéder qu'aujourd'hui.
Comme le bureau de la commission d'enquête l'a décidé, cette audition sera captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié dans le Recueil des travaux des commissions .
M. Patrick Gaubert, chirurgien-dentiste de profession, vous poursuivez également un engagement public axé sur la lutte contre le racisme et les discriminations, d'abord en tant que conseiller technique auprès du ministre de l'intérieur, de 1986 à 1988 et de 1993 à 1995, puis en tant que président de la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme, de 1999 à 2010.
Élu député européen en 2004, vous avez également officié au sein de la commission consultative des droits de l'homme. C'est en tant que président du Haut Conseil à l'intégration, fonction que vous occupez depuis 2008, que Brice Hortefeux, alors ministre de l'intérieur, vous a demandé un avis sur la diffusion des valeurs de la République auprès des populations immigrées.
Dans le prolongement de ce travail, le HCI a publié, en 2010, un rapport sur l'intégration à l'école, qui relevait, quelques années après la publication du rapport Obin, les difficultés de transmission des valeurs républicaines, et notamment du principe de laïcité, au sein de certains établissements scolaires.
La commission d'enquête a souhaité vous entendre au titre de vos fonctions actuelles et passées, pour connaître votre sentiment sur les difficultés que rencontre aujourd'hui l'école de la République dans sa mission intégratrice et émancipatrice.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Patrick Gaubert prête serment.
Selon l'usage habituel, je vous propose de nous faire part de vos observations durant une dizaine de minutes, après quoi notre rapporteur, Jacques Grosperrin, et les membres de la commission qui le souhaitent pourront vous poser leurs questions. Vous aurez l'aide de votre collègue pour y répondre. Monsieur le président, vous avez la parole.
M. Patrick Gaubert, ancien président du Haut Conseil à l'intégration . - Merci, madame la présidente. Si tout est dans l'intitulé de votre commission, celui-ci aurait pu être élargi à toutes les autres professions au contact du public : médecins, infirmiers, personnels hospitalier, pompiers, comme cela avait déjà été le cas lors de la commission Stasi en 2003 alors que son objet portait strictement sur les signes religieux à l'école.
Aujourd'hui, avec Richard Serero, nous sommes atterrés par ce que nous voyons, n'étant plus, ni lui ni moi, en responsabilité. Je ne peux pas dire heureusement ou malheureusement. Je dirais heureusement, parce que la situation est assez dramatique ou malheureusement, parce nous avions remis un certain nombre de propositions que le Haut Conseil avait fait dans de nombreux domaines, sur la laïcité, l'école, l'intégration, etc...
Derniers épisodes en date de ces derniers mois, du nivellement par le bas de notre système éducatif, les récentes mesures avancées par l'actuelle ministre de l'éducation nationale. Tous les ministres de l'éducation nationale ont fait leur propre réforme mais je dirais trivialement que celle-ci est particulièrement « gratinée ».
Voilà, une énième réforme qui chamboule une fois de plus les programmes, plonge la majorité des professeurs et des parents d'élèves dans le questionnement et les élèves dans l'angoisse, provoque la colère du plus grand nombre et va rendre heureux un groupuscule de professeurs qui veulent le démantèlement de l'enseignement de l'histoire, tant ceux qui l'ont conçue apparaissent déconnectés de la réalité vécue sur le terrain comme le montre le langage qu'ils utilisent.
Dans Le Point du 25 avril dernier, Jean-Michel Blanquer - que nous avons connu lorsqu'il occupait des fonctions de premier plan au ministère de l'éducation nationale - avait fait le constat suivant « on veut un enfant qui mette en perspective avant même de lui avoir donné les repères de bases ».
Ainsi apprendre à nager devient « se déplacer dans un milieu aquatique profond ou standardisé », jouer au foot devient « conduire et maîtriser un affrontement collectif ». Cette formulation ridicule pourrait aussi définir une bataille rangée entre bandes ou contre les CRS dans une manifestation ou la conduite d'une guerre !
Depuis plus de 35 ans, que ce soit dans mon engagement politique ou associatif, en tant que président de la Ligue internationale contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA), puis en tant que vice-président de la commission des libertés et affaires intérieures du Parlement européen et enfin, en tant que président du Haut Conseil à l'intégration, j'ai rencontré, auditionné nombre de chercheurs, d'acteurs de terrain, d'éducateurs, des enseignants, des responsables d'établissement, des tenants de courants philosophiques et religieux, et j'en oublie.
Nous avons publié des rapports, fait des propositions, rencontré tous les présidents de la République, maintes fois, tous les premiers ministres, souvent, tous les ministres de l'éducation nationale, chaque année, de gauche, de droite et du centre, tous les médias impliqués dans ces problèmes de société. Tout est resté lettre morte. Car, terrible constat, ce ne sont pas les programmes qu'il faut changer encore et encore.
Si cela marchait on le saurait et nous ne serions pas ensemble aujourd'hui !
C'est la qualité première qui fait défaut : le courage. À chaque fois ce fut : courage fuyons, nous ne voulons pas voir, nous sommes trop lucides, pas de vagues, surtout pas de vagues.
Des exemples ? Je pourrais en dérouler une longue liste. J'en citerai deux extrêmement parlants.
En 2000, nouveau président de la LICRA, je rencontre avec mon secrétaire général, Richard Serero, M. Olivier Schrameck, directeur de cabinet du Premier ministre, homme extrêmement intelligent et estimable. Nous lui proposons alors une action de parrainage et d'accompagnement citoyen de jeunes collégiens de quartiers dits sensibles. Cette action portait pour nous sur 2 000 jeunes, chiffre symbolique de l'an 2000. M. Schrameck leva les yeux au ciel et nous déclara « ce ne sont pas 2 000 qu'il faudrait mais 200 000 ! ». Ce qui montrait bien qu'il avait déjà, à l'époque, parfaitement conscience de la situation. Nous lui avons répondu que 2 000 c'était l'affaire d'une association et que 200 000 c'était l'affaire de l'État.
Deuxième exemple : en 2001, je rencontre M. Claude Bartolone, ministre de la Ville, pour lui présenter une campagne de communication de la LICRA contre les discriminations intitulée « stoppons l'apartheid en France ».
Déjà en 2001, nous avions employé ce terme qui aujourd'hui fait encore scandale. Toute vérité n'est pas bonne à dire mais je considère que certaines vérités doivent être dites.
Mme Martine Aubry, que je rencontre quelques fois, alors ministre des affaires sociales, à l'époque, déclara, elle, que cette campagne aurait mérité d'être grande cause nationale. Elle donna lieu à la création d'une plateforme d'appel, le 114, puis de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (Halde).
Revenons à M. Claude Bartolone. Il m'expliqua - je le rappelle, en tant que ministre de la Ville - que pour lui la génération 16-18 ans d'alors, était une génération perdue. Ce sont ses mots. Il avait raison car cette génération-là, c'est aujourd'hui les Kouachi et les Coulibaly d'aujourd'hui. C'était le constat terrifiant d'un ministre de la République. Je lui demande alors ce que l'État entend faire pour les générations qui suivent ? Ça veut dire que si la génération 16-18 est « foutue », selon ses mots, qu'allions-nous faire sur la génération 10-12 ans ? Vous connaissez la réponse puisque, en 2015, vous êtes encore une fois saisis de ces questions. Rien ou presque n'a été fait depuis, ni par M. Bartolone, ni par aucun de ses successeurs de droite, comme de gauche.
C'est le constat d'ailleurs d'un des rapports que nous avions fait en 2009 sur le bilan des vingt ans d'intégration. Pour en revenir au coeur de votre mission, depuis plus de 40 ans on a cessé de mettre la transmission des savoirs au coeur de l'enseignement pour y mettre l'enfant. On a cessé d'enseigner la République, ses valeurs, la laïcité à l'école. On crut bien faire en privilégiant par exemple les ELCO, enseignements de langue et culture d'origine, dont nous demandons d'ailleurs la disparition. Les ELCO, c'est une erreur funeste car on aurait mieux fait de se servir de ces heures pour mieux faire apprendre le français aux enfants.
Dans nos associations nous mettions à juste raison le droit à la différence au centre du combat contre le racisme et les discriminations. Nous fûmes piégés par des groupes radicaux qui, au nom du droit à la différence, justement, revendiquèrent la différence de droits en raison de l'origine ou de la religion.
Premiers prémices du dérèglement qui s'ensuivit, en 1989 : l'affaire du foulard de Creil où un responsable d'établissement, conscient de sa responsabilité et courageux, décida d'en interdire le port dans son établissement au nom des valeurs de la République. Il fut désavoué par sa hiérarchie. Je crois qu'à l'époque, le ministre de l'éducation nationale était M. Jospin.
Dans la foulée, toujours en 1989, le Premier ministre, Michel Rocard, qui avait bien compris, lui, l'importance de l'enjeu créa le Haut Conseil à l'intégration dont j'ai eu l'honneur d'être le dernier président. Que se passait-il ? Des enfants de familles immigrées première génération, qui n'avaient pas baigné dans la culture française, étaient dans l'incapacité d'en transmettre les valeurs ou les faire accepter à leurs enfants à qui on ne les enseignait plus à l'école. Nous savons tous où nous en sommes aujourd'hui. Conséquences du manque de fermeté et de courage politique, chacun se débarrassant de la « patate chaude » en la refilant au voisin, au ministre qui lui succédait, au Conseil d'État, etc...
Aujourd'hui, petite lueur d'optimisme dans un ciel orageux, certaines recommandations du Haut Conseil à l'intégration concernant les primo arrivants ont été suivies d'effets à travers la recommandation d'octobre 2009 intitulée « Faire connaître, comprendre et respecter les valeurs et symboles de la République et organiser les modalités d'évaluation de leur connaissance ». Sur les papiers qu'on a dû vous remettre, nous donnons les propositions du Haut Conseil pour mieux faire connaître aux enfants les valeurs et symboles de la République.
Je vais aujourd'hui peut-être vous surprendre ou vous choquer. Ce ne sont pas les nouveaux arrivants depuis moins de cinq ans qui posent problème. Il faut arrêter de stigmatiser les immigrés récents, de les montrer du doigt, d'expliquer qu'ils sont responsables de tout car ils sont pris en charge, on leur fait connaître et intégrer les valeurs de notre République, le respect de la laïcité à travers un contrat d'intégration qui, certes, devrait être revu. Le Haut Conseil à l'intégration avait fait quelques propositions. Nous disions aussi alors : « il faut expliquer aux nouveaux immigrants comme à tous les jeunes français le sens des valeurs de la République ».
Les difficultés auxquelles se heurte notre société et plus particulièrement notre système éducatif dans sa globalité, de la maternelle à l'université, viennent des enfants, français de naissance, issus de parents eux-mêmes français première et deuxième génération, qui étaient, pour reprendre l'expression de M. Bartolone, comme fichus pour notre République, qui refusent nos systèmes de valeurs, qui disent se sentir mal dans leur pays, la France.
Nous avions, dans un autre rapport, recommandé de rendre la scolarisation obligatoire à trois ans. Cela a été suivi, sans être obligatoire, mais c'est une façon importante d'ouvrir plus rapidement les petits à la langue française, de les sortir ainsi d'un milieu familial où le français est souvent d'un usage limité. Tous les rapports du Haut Conseil à l'intégration relatifs au système éducatif sont consultables à la Documentation française.
Pendant toute ma vie, je me suis battu pour les valeurs transcendantes de notre pays, la France, où mes parents ont choisi de vivre et de voir grandir leurs descendants après avoir fui leurs pays d'origine d'Europe de l'Est. Richard Serero, sans être un immigré mais un exilé de l'intérieur, est le descendant de ces Juifs indigènes d'Algérie, devenus français en 1870, qui portèrent et transmirent à leurs enfants les valeurs de la France. À une époque, que l'on vienne du Nord, de l'Est ou du Sud de l'Europe, notre engagement républicain était total et sincère.
Mon travail de vice-président de commission au Parlement européen a conduit le Président de la République à me nommer à la tête du Haut Conseil à l'intégration en 2008. De 2008 à 2012 nous avons conduit et produit des rapports édifiants sur les défis de l'intégration à l'école pour les jeunes français. Nos rapports, nos propositions étaient le fruit, comme je vous l'ai déjà dit, et je le répète, de très importantes concertations sur le terrain avec tous les acteurs de notre société. Cela veut dire que toutes nos propositions ont un consensus total du monde associatif, du monde économique, du monde éducatif, professeurs de maternelle, de collège et d'université, des syndicats, de recteurs, de l'ensemble des acteurs sociaux, médecins, assistantes sociales, avocats, magistrats, philosophes, représentant de l'État, des collectivités et des élus. C'est un consensus total sur nos propositions à droite comme à gauche. Mais pas au sommet de l'État en 2012 : le dernier rapport du Haut Conseil à l'intégration remis au Premier ministre après sa prise de fonction en 2012 fut prestement enterré. Il fuita dans la presse quelques mois plus tard. Il portait sur la laïcité et les signes religieux à l'université, qui fait débat aujourd'hui. C'est une question sensible à laquelle notre pays ne peut se soustraire. Résultat de cette fuite ? Le Haut Conseil à l'intégration fut rayé d'un trait de plume par l'actuel Président de la République. Quand le malade a de la fièvre, plutôt que de le soigner il est plus commode de casser le thermomètre.
Aujourd'hui, en France, l'affirmation de la République, de ses valeurs, de la transmission à l'école ne doit plus se contenter de discours incantatoires ou martiaux. Tout a été dit, écrit, proposé ou presque, dans de nombreux rapports et ouvrages d'auteurs venant de l'enseignement comme, par exemple, le livre sur Les territoires perdus de la République qui est un terrifiant témoignage ; du rapport Obin qui était un extraordinaire constat, il disait des vérités, trop de vérités, que les ministres de l'éducation nationale ne voulaient pas entendre. Erreur funeste, ce rapport fut enterré avec une grande violence. Personne ne peut ou ne pourra dire : nous ne savions pas.
Alertés, ceux en charge de cette responsabilité n'ont pas voulu savoir, n'ont pas voulu voir. Peur d'être récupérés, hantise du « pas de vague », peur des syndicats, crainte du « pas d'amalgame ».
Pour terminer je citerai Albert Camus : « à mal nommer les choses on contribue aux malheurs du monde ». Pour le paraphraser je dirais qu'à trop tarder à reprendre avec courage, lucidité, fermeté, pugnacité politique, l'affirmation, la transmission, l'enseignement des valeurs de la République et la laïcité, à ne pas vouloir accorder la reconnaissance professionnelle aux enseignants et à ne par les replacer au centre de la chaîne de la transmission des savoirs, nos responsables contribuent aux malheurs de notre pays et pire, à ceux de nos enfants.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Merci, monsieur, pour ce propos liminaire à la fois assez clair et un peu sombre. Je vais donc donner la parole à mon collègue rapporteur qui va poser la première salve de questions.
M. Patrick Gaubert . - Pardon madame la présidente, Richard Serero a été secrétaire général de la LICRA pendant onze ans quand j'en étais le président, il était l'un de mes collaborateurs au Parlement européen, et conseiller du président du Haut Conseil à l'intégration. C'est un proche qui connaît des fois mieux les choses que moi. Le président est le président et souvent, les très proches collaborateurs sont meilleurs dans certaines réponses et certaines questions.
Mme Françoise Laborde, présidente . - C'est une suggestion que je reprends volontiers, mais dans ce cas, nous allons également soumettre M. Serero à la procédure du serment, comme le prévoit l'ordonnance du 17 novembre 1958. Je pense opportun qu'il puisse lui aussi répondre aux questions des membres de la commission d'enquête.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Richard Serero prête serment.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - J'ai trois questions. Tout d'abord, dans son rapport relatif à l'intégration à l'école, publié en 2010, le HCI considérait que l'école était confrontée à un défi culturel, essentiellement lié à la remise en cause croissante du patrimoine commun et des valeurs républicaines. Pensez-vous que l'école a ou aurait échoué dans son rôle d'intégration et de formation des citoyens ?
Deuxième question, comment renforcer la transmission des valeurs républicaines dans les établissements scolaires ? En sachant que le contenu des enseignements et l'organisation de la vie scolaire au sein des établissements, pour certains, ne sont peut-être pas toujours bien adaptés ? Que pensez-vous à cet égard des mesures annoncées par la ministre de l'éducation nationale ? Vous en avez parlé tout à l'heure, mais nous souhaiterions que vous développiez aussi ce thème, notamment vis-à-vis de l'enseignement moral et civique qui sera mis en place dès la rentrée 2015 ?
Et enfin, troisième question : chacun d'entre nous sait que l'école ne peut pas tout ! Quel est selon vous le rôle des parents dans la transmission des valeurs républicaines ? Et comment l'école doit-elle les y associer ?
M. Richard Serero, conseiller du président du Haut Conseil à l'intégration . - La question est vaste et comporte plusieurs aspects. La première réponse est claire et nette. Depuis plus de trente ans, l'école a complètement échoué dans la transmission des valeurs de République française, dans l'enseignement de ses valeurs qui passe d'abord par l'histoire et la géographie de notre pays. Je vous renvoie pour cela au livre Les territoires perdus de la République , écrit par un groupe de professeurs d'histoire-géo en 2002, dans lequel ils faisaient déjà le constat terrifiant de la perte de repères puisque c'est l'objet de votre commission, qui serait due, essentiellement, selon eux, au non-enseignement de l'histoire de France telle qu'elle fut enseignée depuis la troisième République. Ne plus savoir que 1515 c'est Marignan et pas autre chose, c'est un gadget dans ma bouche, mais c'est essentiel, justement pour avoir des repères sur lesquels s'appuyer. Aujourd'hui dans les réformes successives auxquelles nous avons eu droit, et la dernière en date bat tous les records, on a effacé progressivement l'enseignement de l'histoire de France ; je le vois dans les classes où sont passés mes petits-enfants, au primaire, on l'enseigne avec l'affichage de cartes du monde qui indiquent le pays d'origine de tel ou tel élève et en parlant de l'histoire de ces pays ou de ce que ces pays auraient vécu sous le joug français, pendant la période coloniale. Voilà un début de réponse.
M. Patrick Gaubert . - Je notais qu'à une époque - et je parlais tout à l'heure de la génération de Richard Serero et moi-même - les valeurs de la République inculquées à l'école étaient acceptées sans problème. Je me souviens qu'on se moquait, à l'époque, des Italiens et des Portugais qui étaient dans nos classes, ou des Polonais. Je me souviens qu'on n'était pas très gentil avec les Italiens, on les traitait de macaronis, mais toute cette génération n'a jamais posé problème. Il y avait un respect vis-à-vis du professeur. Cela peut paraître bête mais, le professeur rentrait, on se levait, il y avait une éducation, il y avait un respect des uns envers les autres, et de nous. Ma génération a appliqué les valeurs de la République, le drapeau français, c'était quelque chose qui ne posait pas problème et on avait d'ailleurs, nous, des parents qui avaient choisi, comme mes parents, ce pays volontairement. Ils n'y sont pas arrivés par accident. Ils ont quitté leur pays parce que le racisme, la misère ou l'antisémitisme étaient forts, mais une fois chez nous, nous sommes devenus des bons petits français.
Aujourd'hui, ce respect existe moins. Est-ce la faute des professeurs qui ont aussi beaucoup de mal ? J'ai toujours dit qu'être professeur, c'est le plus beau des métiers, c'est apprendre le savoir, c'est exceptionnel, mais le professeur c'est l'instruction, ce n'est pas l'éducation, l'éducation incombe aux parents. Le professeur donne l'instruction aux enfants. Aujourd'hui les profs sont obligés de donner et l'instruction, et l'éducation. Quelque part, les parents ne font plus leur travail. D'une part, toute une génération parlant mal le français a du mal à aider ses enfants. La mère a un rôle à jouer, c'est le coeur d'une famille. La mère doit aider, soutenir les enfants. À partir du moment où les mamans, elles-mêmes, les première et deuxième générations, avaient du mal à parler français et étaient souvent enfermées chez elles, elles ne pouvaient pas aider leurs enfants.
Sans parler des enfants, on a parlé d'apartheid, on a parlé de ghettos, mais c'est vrai qu'il y a des difficultés dans les appartements petits, avec beaucoup d'enfants, et que l'enfant qui veut travailler a du mal à le faire chez lui. Souvent, il va dans les cages d'escalier non pas pour vendre du shit, comme on le dit trop mais pour travailler. Si on n'arrive pas à joindre les parents afin d'aider les mamans à mieux parler le français, beaucoup de petites associations prennent le relai. Il y a un tissu associatif exceptionnel en France, de petites associations, pas connues, qui n'ont pas d'argent, pas de reconnaissance, qui font un travail absolument fabuleux auprès des parents pour aider les mères. Et aider les mères, permettra effectivement ensuite d'aider les enfants. Beaucoup des jeunes aujourd'hui se sentent discriminés, ne se sentent pas dans leur pays.
Prenons les ELCO. Qu'est-ce que c'est ? C'est apprendre les langues d'origine des enfants. L'enfant qui peut être tunisien, algérien ou de n'importe quel autre pays, on lui apprend la langue de son pays d'origine. Ça, c'était bien à l'époque où ceux qui venaient en France pensaient y rester quelques temps et en repartir très vite. Donc, on leur apprenait les langues de leurs pays d'origine. Mais dans la réalité d'aujourd'hui, ces familles resteront en France. Les dangers des ELCO, c'est que ce n'est pas l'éducation nationale qui les gère, c'est le pays d'origine qui désigne les professeurs. Et nous avons entendu, au Haut Conseil à l'intégration, un certain nombre de cours qui étaient très limites, plus des discours politiques ou religieux excessifs qu'autre chose. Beaucoup de messages contraires aux valeurs de la République passent dans ces prétendus cours. Donc, les ELCO, qui coûtent une fortune ne servent à rien et font partie des choses qu'il faut enlever. Pourquoi les ELCO n'ont pas été supprimés ? L'éducation nationale était d'accord, y compris le ministre, sauf le quai d'Orsay qui ne veut pas avoir de problèmes avec les pays d'origines. Voilà quelque chose qu'il faudrait faire disparaître si on avait le courage de le faire, et les heures passées à apprendre des langues d'origine qui ne serviront plus à ces jeunes, devraient plutôt être utilisées à apprendre le français ou autre chose.
M. Richard Serero . - C'est le courage qui manque, ainsi que la pérennisation des mesures par-delà les alternances politiques. Il faut tout d'abord renforcer l'autorité des enseignants et les soutenir, bien souvent face aux chefs d'établissements, aux inspecteurs voire au ministre. Ainsi, combien de professeurs vilipendés de 1989 à 2004 sur la question du foulard ? La loi de 2004 a permis d'y mettre un terme. Faut-il une nouvelle loi ?
La suppression des IUFM a été une erreur. Nous avions proposé de rajouter des modules facultatifs sur la laïcité et les questions sensibles telles que le Proche-Orient, souvent liées à la méconnaissance de la réalité. J'ai ainsi pu entendre un enfant musulman de CE2 en 2001 dans une école de Villejuif me raconter l'histoire d'Anne Franck, une petite fille persécutée et tuée par des soldats juifs... De même, le Président Hollande, en coulisses d'une émission sur Canal +, a été interrogé par un jeune sur son silence concernant le génocide des Algériens... On en est là ! L'histoire familiale et de la décolonisation rend la France responsable de tous les maux.
Il ne s'agit pas de reprendre le roman national tel que créé par Jules Ferry mais de remettre les choses dans leur juste proportion. Il faut armer les professeurs pour leur permettre de répondre à ces fausses allégations souvent tirées d'Internet.
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont . - Votre constat est étayé mais d'une extrême sévérité. Il est vrai que le droit à la différence a engendré l'exigence de différence de droits. Certaines associations ont commis une grave erreur en ne parlant pas plutôt de ce qui nous unit - et je fais mon mea culpa sur ce point.
Vous avez dit que le professeur dispense l'instruction, pas l'éducation. Mais depuis plusieurs décennies, on parle d'éducation nationale et non plus d'instruction nationale. Le professeur, à côté de la transmission des savoirs disciplinaires, a également une mission d'intégration. J'aimerais que vous précisiez vos propos.
Vous avez dit que la famille a rôle important, certes, mais les enseignants également. Il faudrait également parler du rôle des pères.
Vous avez parlé de remettre les enseignants au centre du dispositif en revoyant la formation - nous sommes nombreux à regretter la disparition des IUFM - mais ne faut-il pas revoir également leur statut et leur place dans la société ? Un master est-il suffisant pour enseigner ?
M. Patrick Gaubert . - Madame, comme je l'ai dit précédemment, je crois qu'à ne pas vouloir donner aux enseignants la reconnaissance professionnelle et les remettre au centre de la chaine de transmission des savoirs, nos responsables politiques contribuent au malheur de notre pays. Nous sommes tout à fait d'accord sur ce point.
Sur la question des associations, nous avons toujours mis l'accent, à la LICRA, sur le vivre-ensemble plutôt que sur le droit à la différence, mais ce n'était pas le credo de toutes les associations. Les positions de certaines d'entre elles ont pu poser problème.
S'agissant des rôles respectifs du père et de la mère au sein de la cellule familiale, les deux ont bien sûr leur importance. Toutefois, dans certains quartiers, le nombre de familles monoparentales est effrayant. Les pères ont disparu, les mères se retrouvent seules et l'autorité parentale fait défaut au sein de nombreuses familles.
Malgré les débats, je crois que l'enseignement du fait religieux serait une bonne chose et permettrait de réduire la violence. J'entends de plus en plus, au sein des ministères, le souhait d'aller dans cette direction.
Je voudrais également mentionner les contrats d'intégration, dont la réalisation est à la charge d'un prestataire extérieur, sélectionné dans le cadre d'une procédure d'appel d'offres. La difficulté vient du fait que l'État n'exerce aucun contrôle, ni sur les formateurs, ni sur les formations. C'est une proposition que votre commission pourrait faire.
M. Richard Serero . - Je souhaiterais revenir sur la question de la position de la mère. Lors des visites de terrain de la LICRA, nous rencontrions régulièrement des associations de quartier, pour la plupart animées par des mères de familles, qui étaient à la recherche de soutiens mais ne trouvaient pas de relais auprès des communes, des départements ou des régions, souvent en raison d'une mauvaise maîtrise de la langue française. Je ferais sur ce point une distinction : l'immigration maghrébine est quasi réussie, à 90%, et l'on retrouve des personnes issues de l'immigration à tous les étages de la hiérarchie sociale ; la grande difficulté vient généralement des familles originaires du sud-Sahel. Les mères sub-sahariennes ne parlent souvent pas le français, ce qui rend plus difficile la maitrise du vocabulaire par les enfants. Comment voulez-vous qu'il n'y ait pas 140 à 150 000 jeunes qui sortent chaque année du système scolaire sans aucun diplôme ? Sans faire de statistiques ethniques, on peut néanmoins relever que la plupart de ces jeunes en échec sont issus de ces catégories. Or, le paradoxe des immigrés de fraiche date est qu'ils ne veulent pas être assimilés aux immigrés de deuxième et de troisième génération, qui n'arrivent pas à s'intégrer dans le pays.
Pour reprendre les propos de Patrick Gaubert, les pères ont disparu des cités et les femmes gèrent et assument seules les foyers et la responsabilité de l'éducation des enfants. Même lorsque le père est présent, il exerce, excusez-moi cette expression triviale, un « métier de merde », et n'a généralement pas le temps de s'occuper de ses enfants. L'autorité familiale ne repose donc que sur les femmes.
Pour répondre à la question sur la laïcité à l'école, il faut avant tout savoir de quelle laïcité on parle. La référence reste la loi de 1905 et ce qui est inscrit dans la constitution française, une « République laïque, une et indivisible ». On est pourtant aujourd'hui obligé de constater ce phénomène politique qu'est la dérive communautariste, y compris dans l'approche qu'ont les politiques. Le clientélisme conduit à ce que pour régler des problèmes politiques, les responsables publics ne s'adressent plus à des citoyens, mais à des communautés et à leurs représentants. Lorsqu'il s'agit de garantir l'ordre public, par exemple lors des émeutes en 2005, nos dirigeants demandent à des responsables religieux, pour certains autoproclamés, d'intervenir pour rétablir le calme dans les quartiers. Où est la République dans tout cela ?
M. Patrick Gaubert . - Cela est tout à fait vrai. Regardez ce qui se passe : lorsqu'il y a un problème, on appelle un imam, le grand rabbin de France, Monseigneur Vingt-Trois, et on leur demande de régler les choses. Ce n'est pas la République. Il existe d'ailleurs de nombreux jeunes qui ne sont pas religieux et qui ne se sentent représentés par aucun responsable religieux.
Le Premier ministre est très courageux quand il parle de ghetto et d'apartheid. Nous qui nous sommes beaucoup déplacés, nous pouvons vous assurer qu'il existe de vrais ghettos dans certaines villes, que ce soit à Paris, Marseille ou Toulouse. Dans ces quartiers, tous les établissements scolaires présentent des difficultés.
Je souhaiterais terminer en évoquant les associations. La question n'est pas celle d'une augmentation des aides financières, mais d'une meilleure répartition des subventions. Les grandes associations n'ont plus la même présence sur le terrain, et il serait préférable de rééquilibrer les fonds vers les petites associations de quartier, qui effectuent un travail exceptionnel, qui entrent dans les ghettos et qui sont en mesure d'apporter des réponses aux difficultés rencontrés. Je vous donnerai l'exemple des médiateurs de quartiers, généralement financés par des mairies, souvent de gauche, et qui assurent un important rôle d'intermédiaire entre l'État et les habitants des quartiers.
Mme Françoise Laborde, présidente . -Messieurs, je vous remercie.
M. Abdennour Bidar,
philosophe, écrivain,
auteur de
Pour une pédagogie de la
laïcité à l'école
(2012)
( 21 mai 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Nous recevons M. Abdennour Bidar, philosophe et écrivain, membre de l'Observatoire de la laïcité. Normalien, agrégé et docteur de philosophie, vous avez enseigné la philosophie en classe préparatoire de 2004 à 2012. Vous avez rédigé en 2012 un avis intitulé Pour une pédagogie de la laïcité à l'école au timbre du Haut Conseil à l'intégration et du ministère de l'éducation nationale. Vous êtes également l'auteur de nombreux articles publiés dans la revue Esprit et de plusieurs ouvrages remarqués, dont Histoire de l'humanisme en Occident (2014) et Plaidoyer pour la fraternité (2015).
La commission souhaite recueillir votre analyse des difficultés rencontrées par l'école dans la transmission des valeurs de la République. Vous pourrez sans doute éclairer nos travaux sur les solutions à mettre en oeuvre pour rétablir l'école dans sa mission d'intégration et de formation des futurs citoyens.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Abdennour Bidar prête serment.
M. Abdennour Bidar, philosophe . - J'interviens en tant que chargé de mission sur la pédagogie de la laïcité à l'école auprès de la Direction générale de l'enseignement scolaire (Dgesco), membre de l'Observatoire de la laïcité et philosophe spécialiste des questions de laïcité, de sécularisation et du devenir du fait religieux. J'ai participé, lorsque M. Vincent Peillon était ministre de l'éducation nationale, à l'écriture de la charte de la laïcité à l'école. Dès lors, nous avons progressivement pris la mesure de la déshérence dans laquelle avait été laissée la capacité des professeurs et des personnels de l'éducation nationale à transmettre les valeurs de la République. La publication de la charte, quoique saluée, a provoqué embarras et perplexité. Elle a été reçue comme un objet esthétique dont les professeurs pouvaient difficilement se servir comme support pédagogique, en raison de leur manque de formation. Il fallait retrouver une culture professionnelle commune pour transmettre la laïcité, c'est-à-dire un socle commun de connaissances, de compétences et de culture portant sur son sens, ses enjeux et les débats dont elle fait l'objet. Cette architecture commune est théorique, mais aussi pédagogique : il s'agit de la capacité à porter un discours sur les valeurs.
Les événements de janvier ont accru cette prise de conscience née avec M. Vincent Peillon, et montré à quel point il devenait urgent que l'école redevienne le creuset de la transmission des valeurs de la République. L'éducation nationale a été mise en ordre de marche par la ministre. Dans le cadre de cette grande mobilisation, nous avons entrepris un plan de formation à l'échelle nationale de 1 000 formateurs, et organisé huit grandes réunions inter-académiques. L'objectif est qu'ils puissent former à leur tour 300 000 personnels de l'éducation nationale d'ici la fin juin.
Constatant qu'il y a une urgence durable, l'institution réfléchit à un nouvel enseignement moral et civique (EMC) pour remplacer l'ancienne éducation civique, juridique et sociale (ECJS), dont la capacité à offrir une pédagogie des valeurs de la République était jugée insuffisante. Le ministère agira en collaboration étroite avec les Écoles supérieures du professorat et de l'éducation (ÉSPÉ) afin d'assurer, de façon homogène sur le territoire, la capacité pédagogique des professeurs à transmettre les valeurs de la République, inscrites dans le tronc commun.
Notre tâche est de permettre aux professeurs de se sentir moins démunis. En rencontrant des chefs d'établissements ou des inspecteurs dans les académies où je me rends, je note deux sentiments prédominants : tout d'abord, malgré la bonne volonté des équipes, les outils pédagogiques font trop largement défaut. Ensuite - plus inquiétant -, on constate un relativisme généralisé. Beaucoup de nouveaux professeurs ne sont pas immédiatement convaincus qu'ils ont à transmettre ces valeurs, alors qu'il s'agit de la mission première de l'école. Manque le sens de l'institution, de ce qu'implique déontologiquement leur métier.
Le travail d'éducation civique doit d'abord s'effectuer en direction des personnels eux-mêmes. Nous avons eu la surprise de constater ce problème dès ma première mission, lorsque Luc Chatel était ministre de l'éducation nationale, alors que l'attention était focalisée sur la question du voile. Pour employer un langage philosophique, l'institution a perdu une partie de sa conscience de soi. Il faut la retrouver pour être mieux armé, d'une compétence et d'une conviction, lors de tensions avec des groupes d'élèves récalcitrants.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Je sais que vous parcourez les routes pour ces formations. Les mille formateurs censés essaimer sur tout le territoire ont-il droit à un vrai module de formation, à une boîte à outils, et est-ce identique pour tous ?
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Dans un article publié en octobre 2014 dans la revue Esprit , vous faisiez le constat de la « perte du sens de l'institution » d'une partie des enseignants, de cette « conscience de soi » que vous évoquiez. Comment faire en sorte que l'ensemble des personnels de l'éducation nationale soient porteurs d'une conviction ? Faut-il un code de déontologie spécifique ?
Les normes en matière de laïcité dans les établissements scolaires vous paraissent-elles adaptées ? Faut-il étendre les dispositions de la loi du 15 mars 2004 ?
La laïcité suffit-elle à fonder une identité commune à l'ensemble des citoyens et la fraternité que vous appelez de vos voeux ? Quelle instruction civique et morale l'école doit-elle donner ? Plus généralement, la difficulté de l'école à transmettre les valeurs républicaines n'est-elle pas liée à une crise morale dont un symptôme serait le dénigrement de soi ? L'intégration fonctionne-t-elle, et comment en donner une image plus positive ?
M. Abdennour Bidar . - Les journées inter-académiques de formation auxquelles étaient conviés tous les formateurs déjà identifiés et tous les personnels ayant manifesté le désir de s'engager ont été organisées en mars et en avril. Elles se sont toutes déroulées en deux parties, de façon assez homogène : le matin, des exposés de fond sur le principe de laïcité et les valeurs de la République à la lumière des enjeux contemporains, par des philosophes, des juristes, des historiens et des intellectuels. L'après-midi, atelier et tables rondes de formation par les pairs, avec des échanges d'expertise et de bonnes pratiques, ainsi que des témoignages sur les difficultés concrètes. Cette journée s'adressait à des personnes déjà en partie formées ou affichant un intérêt et des connaissances sur ces questions.
Pour ce qui est du plus long terme, nous avons élaboré une boîte à outils. Dès la publication de la charte de la laïcité, nous avions publié sur le site Eduscol un ensemble de documents d'accompagnement pour en faciliter l'appropriation : un commentaire article par article - ceux-ci étant clairs mais lapidaires - offrant aux professeurs des éléments de langage sur le sujet ; un arsenal de textes juridiques, circulaires, rappels de la Constitution ou de la Déclaration universelle des droits de l'homme, c'est-à-dire un socle légal et réglementaire destiné à montrer que la charte n'est pas hors cadre ; et des « entrées programme »systématiques, montrant que les programmes comportent déjà, dès le cycle trois, soit le CM1, des éléments pouvant se prêter à une pédagogie des valeurs de la République, afin que les professeurs n'aient pas l'impression qu'on leur ajoutait une charge de travail.
Depuis janvier, nous avons publié sur Canopé, l'ex-Centre national de documentation pédagogique (CNDP), des vidéos offrant aux professeurs des éléments d'explicitation sur la façon d'utiliser la charte devant les élèves. Enfin, des Mooc ( Massive open online course ) ont été conçus par la Dgesco pour la plate-forme M@gistère, dont un cours de trois heures sur la transmission de la laïcité et des valeurs de la République, très utilisé au sein des plans académiques de formation (PAF), auquel nous ajoutons cette année un cours sur l'enseignement laïque des faits religieux.
Étant donné la masse de travail à laquelle je suis confronté et l'importance de ces questions, un deuxième chargé de mission m'a rejoint, M. Benoît Falaize.
Cette boîte à outils est portée par un réseau de référents laïcité rattachés, dans chaque académie, au cabinet de chaque recteur. Ce réseau fonctionne et s'avère très utile dès que naît une contestation, puisque ses membres sont mobilisables très rapidement. J'ajoute qu'une connexion est prévue avec le réseau des référents laïcité en préfecture mis en place par le ministère de l'intérieur. Une grande journée de formation conjointe sera ainsi organisée à la rentrée afin d'harmoniser les discours et d'échanger les compétences.
Monsieur le rapporteur, je suis d'accord avec votre première proposition, nous aurions effectivement besoin d'un code de déontologie spécifique. Les trois valeurs cardinales - si j'ose dire - d'impartialité, de dignité et de probité relatives aux obligations du fonctionnaire mériteraient d'être articulées dans un texte précisant les obligations liées à la nature de cette institution particulière qu'est l'école de la République. Un tel code serait très utile lors de la formation mais aussi à l'usage des équipes de direction des établissements qui pourraient rappeler solennellement ces obligations déontologiques aux équipes éducatives, par exemple lors de la réunion de rentrée ou de l'accueil des nouveaux professeurs - et ce, d'autant plus que se pose le problème des professeurs contractuels qui, n'étant pas passés par le circuit de formation, n'ont souvent aucune idée de l'institution dans laquelle ils pénètrent et tiennent parfois devant les élèves des discours inacceptables, nul ne devant manifester de convictions politiques ou religieuses dans l'exercice de ses fonctions.
La loi de 2004, que M. le rapporteur a évoqué dans sa deuxième question, est très bien entrée dans les moeurs scolaires, elle ne fait pas l'objet de contestations massives. La question qui se pose actuellement est celle, très sensible, des jupes longues. Beaucoup d'équipes s'inquiètent de la recrudescence des signes vestimentaires, religieux ou culturels. La position de la ministre est extrêmement claire, et nous faisons en sorte qu'elle soit appliquée partout de façon homogène : dès lors qu'un élève ne manifeste pas de conduite répréhensible, il s'agit de faire preuve d'une certaine tolérance. La loi prohibe les signes ostensibles, ce qui ne signifie pas les signes visibles. Les tenues vestimentaires visibles qui n'ont pas de caractère ostensible ni prosélyte peuvent relever d'une mode, dont on pense ce qu'on veut - mais si on s'alarme des lubies vestimentaires des adolescents, on n'en a pas fini ! La ministre a appelé au discernement. Peut faire l'objet d'une convocation : l'attitude d'un élève dont la tenue, litigieuse, s'accompagne de contestations du principe de laïcité, de complications au moment d'ôter le voile, d'un absentéisme aux cours d'éducation physique et sportive, d'une logique séparatiste, de bande, avec, le cas échant, des pressions exercées sur d'autres élèves. S'il existe un faisceau de signes d'intégrisme religieux revendicatif, visant à faire de la présence dans l'école un happening , cela est manifestement contradictoire avec la vocation de l'école et nous recommandons la plus grande fermeté. La difficulté consiste à faire preuve de discernement : ne pas avoir la main lourde sur les signes vestimentaires, mais exercer une vigilance constante pour que les élèves aient la garantie que leur liberté de conscience et leur autonomie connaissent les conditions d'un libre développement. Les élèves, mais aussi les parents, doivent l'entendre.
Il est évident que la laïcité ne suffit pas. Elle n'a jamais été déterminée comme suffisante dans le cadre républicain puisqu'elle est un principe au service de la liberté, de l'égalité, de la fraternité, un cadre politique qui permet à ceux qui croient au ciel comme à ceux qui n'y croient pas de vivre en bonne intelligence, dans la garantie des mêmes droits et des mêmes devoirs. Tout l'enjeu du nouvel enseignement moral et civique sera de montrer aux élèves qu'il y a là la cohérence d'un contrat social, de principes et de valeurs les uns au service des autres, qui forment le socle de notre vivre-ensemble. C'est le sous-texte de la charte : la laïcité ne suffit pas mais est un outil au service de la lutte contre les discriminations, pour une culture du respect et de la compréhension de l'autre, et la conciliation des libertés.
Dans le nouvel enseignement moral et civique, les professeurs devront parler tout autant de fraternité que de laïcité. Dans mon livre Plaidoyer pour la fraternité , je rappelle qu'à l'intérieur du cadre républicain garanti par le principe de laïcité, notre vivre-ensemble doit se développer selon une certaine qualité portée par ce que Régis Debray appelle de beaux « moments fraternité ». En tant que citoyen, si je n'appréhende les valeurs de liberté et d'égalité que d'un point de vue non fraternel, comment puis-je me soucier de la liberté d'autrui, et de l'égalité de son droit par rapport au mien ? On ne naît pas homme, on le devient, disait Érasme. De même, on ne naît pas fraternel, on le devient. Nous sommes vigilants, à l'Observatoire, aux règles de la laïcité, mais elles doivent être inscrites dans un dispositif plus large de revivification du sens de nos valeurs républicaines.
Nous traversons une crise morale qui est aussi éthique et spirituelle. Nous manquons de valeurs fondamentales susceptibles de nous rassembler dans une conviction commune. En ce début de XXI e siècle, nos principes républicains passent un test décisif quant à leur capacité à nous rassembler. À voir le scepticisme de beaucoup de nos concitoyens, on peut être inquiet : la laïcité serait liberticide, elle stigmatiserait ; la fraternité serait trop idéaliste, utopique. Doit-elle rester un idéal de fronton, vide, dont nous n'avons toujours pas l'audace institutionnelle de nous servir ?
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont . - Une approche aussi globale, non jugeante, lucide, exigeante, positive, mais bienveillante et en même temps technique, cela fait du bien ! Ce sujet est tellement exigeant, il nous oblige tant que l'on ne peut se contenter de juger, les enseignants comme le gouvernement. Vous ne le faites pas et je vous en remercie.
La laïcité est un outil pour la fraternité, dites-vous. Dans votre tribune parue récemment dans Le Monde , vous appelez la République, qui, dites-vous, a été capable du pire en créant en 2007 un ministère de l'immigration, à être capable du meilleur en créant un ministère de la fraternité. Vous enjoignez les républicains de tout bord - la République n'appartient à personne - à se mobiliser pour cette grande cause.
Comment procède-t-on ? En posant les problèmes lucidement. Merci de ne pas avoir stigmatisé les enseignants qui exercent un métier difficile, en pleine évolution et à qui on demande beaucoup. Ils sont le premier maillon de la transmission des valeurs, avec la famille - les religieux ne le font certes pas mieux. Comment mieux armer les enseignants ? Par une formation approfondie, une écoute particulière pour les contractuels, une approche à la fois aidante et exigeante. Rédiger et rappeler un code de déontologie serait instaurer un rituel, dont notre société a besoin.
Je vous remercie, ainsi que la présidente et le rapporteur qui vous ont invité. Votre intervention fait du bien ; d'autres ont été plus difficiles à absorber...
M. Jacques-Bernard Magner . - Je fais miens ces propos. Je mesure combien cette audition est positive. Beaucoup de prétendus philosophes viennent donner des leçons sans faire preuve de la hauteur de vue qui est la vôtre. Tout est dans la formation, celle des élèves, celle des enseignants, mais aussi celles des parents. Dans notre société, on n'apprend pas à être parent. Je suis certain - et je l'ai constaté dans les quartiers nord de Clermont-Ferrand où j'ai enseigné - que les dérives de notre système éducatif seraient moindres si l'on inculquait certains principes de base aux parents d'élèves. On a beaucoup parlé de bienveillance dans la loi de refondation de l'école. Le mot est presque galvaudé. Cependant, accueillir les élèves avec bienveillance est le début de la réussite pour un enseignant. S'ils ont parfois des réactions un peu vives, voire un peu violentes, peut-être est-ce aussi que les adultes qui les entourent manquent de bienveillance à leur égard.
Votre idée de la fraternité me convient. On a fait grand tort à l'école - Gérard Longuet l'a redit - en surexposant l'affaire du voile, au début des années 1980. Les jeunes Turques voilées ne posaient problème à personne, à cette époque. On en a rajouté, au détriment de la tranquillité et du calme dans les établissements. La question de l'enseignement moral et civique a souvent été posée au sein du Conseil supérieur des programmes. Avez-vous été auditionné dans les groupes de travail mis en place sur ce sujet ?
Mme Marie-Christine Blandin . - Vous avez insisté à juste titre sur la nécessité de faire du socle commun de compétences, de connaissances et de culture un enjeu dans la formation des enseignants. Les savoirs sont fondamentaux ; le véhicule de leur transmission, c'est la pédagogie. N'opposons pas l'un à l'autre ! Vous nous donnez des solutions pleines d'espoir pour sortir du marasme. Le Conseil supérieur des programmes et notamment Pierre Kahn ont longuement travaillé sur l'enseignement moral et civique. Leurs conclusions s'inscrivent dans le même esprit que ce que vous proposez, nous les approuvons.
M. Jean-Claude Carle . - Vous avez appelé à la tolérance sur certains signes. Je crois que vous avez raison. Cependant, n'est-ce pas un point délicat pour les enseignants qui réclament des circulaires plus claires et le soutien de leur hiérarchie ?
M. Abdennour Bidar . - Les enseignants ne demandent pas tant des circulaires plus claires que le soutien d'une équipe, d'une concertation. Si dans chaque établissement, l'équipe enseignante se réunissait régulièrement pour déterminer une attitude commune, les professeurs se sentiraient davantage engagés et soutenus. Nous invitons les équipes de direction à ouvrir des espaces de concertation. La réponse ne passe pas par une inflation réglementaire, mais par une réflexion sur la culture et les pratiques pédagogiques.
J'ai été peu sollicité par le Conseil supérieur des programmes, même si j'ai eu l'occasion de travailler avec Pierre Kahn. En revanche, le cabinet de la ministre m'a invité à intervenir sur la question de l'enseignement moral et civique. Quelle morale enseigner ? Comment l'enseigner de manière laïque ? Un enseignement doctrinal, ex cathedra , ne fonctionne pas. Il est urgent de former les enseignants à la conduite d'ateliers à visée philosophique fondés sur la discussion et la participation : les élèves seraient ainsi appelés à construire les valeurs auxquelles ils adhéreraient. On ne peut pas transmettre de morale en s'en tenant à la seule théorie. Chaque année, chaque élève doit participer, au sein d'une équipe, à une tâche morale d'intérêt général, être investi d'une responsabilité pour laquelle il sera valorisé. La réflexion sur le service civique portée par le chef de l'État s'inscrit dans le prolongement de celle sur l'école, car le jeune adulte doit comprendre dès son entrée dans le monde professionnel que l'enjeu n'est pas seulement sa réussite personnelle, mais l'intérêt général qu'il est appelé à servir.
Vous avez mentionné ma tribune dans Le Monde . J'ai conscience de la compétence limitée du philosophe, qui est une force de proposition, de réflexion, mise à la disposition du responsable politique. Certaines de mes propositions ont un caractère de prime abord très théorique, comme celle de créer un ministère de la fraternité. Je suis prêt à discuter de la meilleure façon d'incarner de telles idées dans les politiques publiques.
J'ai voulu témoigner de la bienveillance de l'institution scolaire. Ayons confiance dans notre école, dans ces personnels compétents qui prennent leur métier à coeur, qui ont le souci de transmettre des valeurs et des savoirs et de réduire les inégalités. L'école « ouverte aux parents » - c'est ainsi que nous en parlons - dit bien la nécessité d'impliquer les parents dans l'institution, à travers un dialogue permanent. Dans certains milieux, la relation de confiance n'est pas établie, comme l'a montré la fameuse« journée de retrait ». C'est à l'école de leur faire comprendre le bénéfice que les valeurs républicaines représentent pour leurs enfants, qui ont tout à y gagner.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Cette audition empreinte de sagesse sera certainement très regardée. Je vous remercie d'y avoir participé.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Vous nous avez donné de l'espoir sur notre école. Au-delà des constats, il faut trouver des solutions. Merci d'avoir ouvert des pistes concrètes et pragmatiques.
Mme Marie-Monique Khayat,
proviseur
du lycée Jean de La Fontaine (Paris 16e)
et M. Alain
Anton, proviseur de la cité scolaire Claude Monet (Paris
13e)
( 21 mai 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Nous recevons maintenant deux acteurs de terrain. Madame Khayat, vous avez été professeur de lettres modernes avant de réussir le concours de recrutement des personnels de direction en 1989. Depuis, vous avez occupé des postes de direction en collège comme en lycée. Vous avez participé à l'élaboration d'un règlement intérieur et d'un projet d'établissement au lycée Claude Monet, ainsi qu'à la mise en place d'études obligatoires au lycée Paul Bert dans le 14 e arrondissement de Paris. Vous êtes proviseur du lycée La Fontaine depuis le 1 er septembre 2009.
Monsieur Anton, après avoir enseigné l'histoire et la géographie en collège et en lycée dans les académies de Versailles, d'Amiens, d'Orléans et à Rabat, vous avez accédé au corps des personnels de direction en 1991. Depuis, vous avez occupé différents postes en région parisienne. Vous avez été nommé proviseur de la cité scolaire Claude Monet, dans le 13 e arrondissement, en septembre 2009.
Les personnels de direction sont bien placés pour mesurer les difficultés de l'institution scolaire et imaginer des réponses. Notre commission d'enquête a souhaité entendre votre point de vue, éclairé par le vécu quotidien des réalités scolaires.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Marie-Monique Khayat et M. Alain Anton prêtent serment.
Mme Marie-Monique Khayat, proviseur . - L'évolution de l'école peut être éclairée par trois regards, qu'on aurait pu penser concordants ces vingt dernières années : celui de l'institution, celui des parents et celui des enseignants. Il y a vingt ans, l'institution considérait sans doute que l'idée de la République était éternelle et que ses valeurs échappaient à toute décrépitude. Au début des années 2000, la notion de citoyenneté a pourtant commencé à se dégrader. Pour ma génération, l'école était un lieu à l'abri des violences ; personne n'avait pensé que le collège unique se délabrerait un jour. On a assisté à la démission des élites culturelles, on s'est concentré sur la politique des exclus au lieu de favoriser l'intégration des jeunes français d'origine maghrébine, on est entré dans le déni. L'institution ne s'inquiétait pas des communautarismes. La première faille s'est ouverte en 1989 avec l'affaire du voile, puis les attentats de septembre 2001 ont marqué une nouvelle étape dans le délabrement intellectuel et la détérioration du climat dans les établissements. Peut-être avons-nous fait preuve d'une forme d'angélisme : nous n'avons pas vu l'accélération des communautarismes et les proviseurs ne voulaient pas faire de vagues. Difficile d'admettre qu'on ne savait pas, plus simple de mettre en cause les professeurs, taxés ne pas savoir y faire. Pas de conseil de discipline pour de simples menaces sans passage à l'acte. On peut parler d'affaiblissement intellectuel devant l'offensive communautariste. Déjà, en 2001, les trois minutes de silence en hommage aux victimes des attentats avaient dû être écourtées dans certains établissements, sans qu'on en fasse état.
Ce qui fragilise la République, c'est surtout la régression de l'égalité entre filles et garçons. L'insécurité dans les établissements est longtemps restée un ressenti plutôt que d'être reconnue comme une réalité. Dès 1994, les enseignants d'histoire avaient du mal à enseigner non seulement la Shoah, mais aussi l'islam et même le christianisme. Tensions au moment du Ramadan, demandes de dispense de cours de natation : réticents à faire état de ces pressions, les chefs d'établissement, isolés, menaient chacun leur politique, en fonction du pourcentage d'élèves immigrés ou maghrébins dans leur établissement. On a ainsi cautionné, par déni, une démarche culturelle sexiste et discriminatoire. On a failli à protéger la République.
Les problèmes au moment des apprentissages se sont généralisés. Des classes ont disparu, qui permettaient de venir en aide à des élèves en retard d'apprentissage ou incapables de réfléchir sur leur discours, de comprendre l'abstraction. Les enseignants, isolés, ont été contestés dans leur autorité, démunis s'ils se taisaient, mis en cause pour leur position partisane s'ils parlaient. La plupart des professeurs stagiaires recalés le sont à cause de problèmes de gestion de classe. Ce qui les aiderait, c'est une formation psychologique pour apprendre à gérer les conflits, et une formation didactique pour s'adresser à des élèves qui ne maîtrisent pas la langue. Cessons de dire que les enseignants ne savent pas y faire ! La transmission des héritages est une mission fondamentale de l'école.
M. Alain Anton, proviseur . - Je suis un ancien professeur d'histoire-géographie, et au cours de mes douze ans de carrière comme chef d'établissement en Seine-Saint-Denis, j'ai constaté une lente évolution. L'école n'est jamais la cause du mal être et du dysfonctionnement de la société ; elle est la caisse de résonance de la vie dans les quartiers. J'ai passé quatre ans comme principal de collège dans une ZEP d'Aulnay-sous-Bois, dans le quartier des 3 000, comme on dit pour désigner la cité de la Rose des Vents. Le collège n'a rien d'un espace sacré où l'on peut accueillir les élèves sans rien savoir de leur vie extérieure : on doit être au courant de l'actualité du weekend. La perte des repères républicains ne date pas d'hier. En 1993 déjà, on avait brûlé le gymnase de mon collège à Meaux. On parlait déjà, il y a plus de vingt ans, du « ghetto des 3 000 » pour désigner cette cité de 17 000 habitants, avec ses trois collèges de 1 200 élèves évoluant dans un climat de violence et de tension. Il suffisait de traverser la F1, la quatre voies qui séparait les quartiers, pour trouver un havre de paix avec une population mixte logée dans des petits pavillons et des petites cités.
Je ne vais pas tirer à boulets rouges sur l'éducation nationale : c'est quarante ans de ma vie. Si nous avons commis une erreur, c'est de stigmatiser les collèges en difficulté sous l'étiquette de « ZEP-zone violence ». Cela partait d'un bon sentiment, certes, mais comprenez que des parents hésitent à scolariser leurs enfants dans un tel établissement ! Les professeurs, souvent frais émoulus de leur province, arrivaient la boule au ventre à la rentrée, avec comme seul objectif d'être mutés ailleurs. D'autant que le barème des points autorisait la mutation au bout de trois ans de service, transformant les ZEP en purgatoire de l'école laïque, quand il n'entretenait pas la frustration des enseignants par des réévaluations intempestives. Ces « profs RER » n'habitent pas le quartier et ne savent pas ce qui s'y passe, en bien comme en mal ; on ne risque pas de les croiser le week-end sur le marché. On a ainsi coupé l'école de la réalité.
Il n'y a pas non plus de stabilité du corps enseignant : en Seine-Saint-Denis, les équipes changent tous les quatre ans. Les enseignants qui sont restés 25 ans dans ces postes difficiles méritent une médaille ! Au lieu de quoi, on leur mégote le passage au hors-classe... Les jeunes professeurs n'arrivent à s'intégrer que s'ils entrent dans des équipes où il y a des projets. Or les projets pédagogiques - et il y en a quantité de très beaux - ne tiennent la route que s'ils sont portés par une équipe stable. Si l'on change les règles tous les deux ans, on ne trouvera aucune solution efficace et pérenne. Les repères s'effacent.
Les municipalités font ce qu'elles peuvent pour aider les collèges, avec un succès parfois mitigé. C'est dans le cadre municipal qu'on a inventé les « grands frères », censés apaiser le climat dans les quartiers. L'initiative n'a fait que renforcer les communautarismes de rue. Dans la guerre entre la rue La Pérouse et la rue Suffren, les grands frères du quartier de la Croix rouge faisaient figure d'intrus. L'antenne du commissariat installée dans le quartier des 3 000 était ouverte de 9 heures à 18 heures : le soir, champ libre pour brûler voitures et poubelles et pour les trafics de tous ordres. Un élève de 4 e qui « choufe » gagne plus en une semaine qu'un élève apprenti et déstabilise tous ses camarades ! La drogue est un fléau dans les établissements. Loin d'être un commerce parallèle, c'est le commerce principal dans ces quartiers.
Le logement social a également un rôle à jouer. À Aulnay, on a rassemblé les Sénégalais dans une rue, les Maliens dans une autre. L'ouverture est pour le moins limitée. L'école a sa part à jouer, mais pas seule. Les réseaux qui construisent une synergie entre le commissariat, la municipalité et l'école sont utiles, tout en ayant leurs limites. J'ai fait partie du premier groupe local de traitement de la délinquance (GLTD) avec le procureur Monard et mon inspecteur d'académie Yves Bottin, car en 1994, le collège où j'exerçais avait failli brûler. Au moment de prévoir la reconstruction du collège en accord avec la municipalité, j'ai demandé qu'on l'éloigne de la cité, afin que les élèves aient un effort à faire pour se rendre en classe, ne serait-ce que 250 mètres à parcourir, plutôt que de se laisser tomber du balcon ! Nous n'avons pas été écoutés et les problèmes ont perduré.
Les cours de morale citoyenne ne changeront rien. Les professeurs d'histoire-géographie - dont je fais partie - ont tendance à laisser de côté l'instruction civique pour finir les programmes, particulièrement en terminale. La seule instruction civique, c'est l'élection des délégués de classe en octobre. C'est un peu léger...
Mme Françoise Laborde, présidente . - Merci de ces exposés très clairs et complémentaires, entre la gestion des conflits et la vie quotidienne.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Merci de vous être exprimés en toute liberté. Votre exposé contraste avec le prisme des médias. On a l'impression que vous exercez deux métiers différents, dans deux milieux différents. Mes questions vont presque paraître anecdotiques : de tels problèmes ne peuvent être réglés dans le seul cadre de l'école mais exigent une réponse collégiale, associant bailleurs sociaux, différents types d'aides ou de personnes.
Assiste-t-on à une évolution sur les cinq dernières années, voire à une accélération des phénomènes ? On nous a dit que les chefs d'établissement hésitaient à signaler le comportement de certains élèves car ils ne se sentaient pas soutenus par leur hiérarchie.
Nous savons qu'il existe un effet « chef d'établissement ». Quelles mesures simples avez-vous à proposer aux proviseurs ?
Monsieur Anton, parmi ces expérimentations pédagogiques victimes des changements politiques, certaines mériteraient-elles d'être prolongées ?
Mme Marie-Monique Khayat . - On a recruté ces dix dernières années des assistants d'éducation et des conseillers d'éducation issus des communautés d'origine des élèves, en pensant apaiser les tensions. Or certaines dérives proviennent justement de là, ces personnes n'ayant pas joué le jeu de l'institution scolaire et républicaine. Dans les années 1980 et 1990, pour couvrir les besoins, on a titularisé à tour de bras des enseignants sans parcours universitaire, non formés, des vacataires parachutés alors qu'ils méconnaissaient totalement l'institution.
Oui, les proviseurs ont longtemps hésité à faire remonter des incidents par peur d'être taxés de ne pas savoir y faire ou de mettre leurs enseignants en difficulté. Un bémol toutefois : les choses sont plus faciles aujourd'hui, il y a une prise de conscience du problème.
M. Alain Anton . - Je précise que je coule paisiblement mes dernières années de carrière au lycée Claude Monet dans le 13 e arrondissement de Paris, où il n'y a pas de problèmes de violence, même si la population est très mélangée.
Pourquoi si peu de signalements ? Par peur de la stigmatisation des personnes, mais aussi des collèges eux-mêmes : quand L'Express , reprenant l'enquête Sivis (système d'information et de vigilance sur la sécurité scolaire), a publié une liste des lycées dits difficiles, il a stigmatisé de fait ceux où le proviseur avait signalé un vol de portefeuille ou une bagarre. Ce fut très mal vécu. Dans les lycées techniques, les garçons sont des gros bras qui ne règlent pas leurs conflits avec des poèmes ! Les proviseurs qui signalent avec honnêteté les incidents prennent le risque d'inquiéter les parents, qui ne veulent pas d'un lycée qualifié de« difficile ».
Les expériences pédagogiques internes qui font baisser la pression sont connues, mais pour les appliquer, il faut avoir une équipe de quinze à vingt professeurs derrière soi. Vous connaissez la règle des trois tiers : quel que soit le contexte, il y aura toujours un tiers des professeurs qui veut agir, un tiers qui suit, et un tiers qui s'oppose systématiquement - avec la bénédiction des syndicats. J'ai débuté au moment de la réforme Haby, qui a créé le collège unique. Je suis étonné d'entendre certains qui s'en réclament aujourd'hui... Il n'y a pas les bons et les mauvais chefs d'établissement ; il y a ceux qui peuvent compter sur une petite phalange de volontaires pour agir. Encore faut-il avoir les mains libres.
En Seine-Saint-Denis, nous avons pu faire beaucoup de choses car nous avions la confiance de l'inspecteur d'académie, M. Bottin. Quand l'inspecteur d'académie suit, les choses bougent. Il faut partager ses expériences en toute bonne foi, même celles qui ratent sont pédagogiquement utiles pour la suite : là est l'effet chef d'établissement.
Mme Marie-Christine Blandin . - Madame Khayat, vous avez dit « qu'on » ne faisait pas remonter les informations, « qu'on » était dans le déni. Pourriez-vous préciser ? Les enseignants n'osent-ils parler de peur d'être stigmatisés ou les décourage-t-on en refusant d'objectiver les difficultés ? N'est-il pas souhaitable, à votre niveau d'encadrement, de faire remonter ces difficultés au supérieur hiérarchique ?
Vous avez demandé que les enseignants soient davantage formés à la gestion des conflits, sachez que le Sénat a voté un amendement sur ce sujet, repris par l'Assemblée nationale. On ne le voit pas encore mis en oeuvre dans les ÉSPÉ, mais nous y veillons.
Les difficultés entraînées par le recrutement d'encadrants issus d'une communauté, pour créer un climat familier, ne doivent pas aboutir à diaboliser celle-ci. Jadis, dans le Pas-de-Calais, les écoles normales pré-recrutaient, avec salaire, des fils de mineurs aux noms à consonance polonaise, qui étaient un modèle inclusif important pour les élèves, montrant la réalité de l'ascenseur social. Cette époque est révolue. Comment éviter d'introduire dans les établissements des personnes prosélytes et dangereuses ?
Monsieur Anton, le remplacement des professeurs est-il moins bien assuré en Seine-Saint-Denis que dans des établissements plus privilégiés ? Lors d'un de nos déplacements, les enseignants ne nous avaient pas répondu, croyant que nous stigmatisions leur département. Pourrait-on instaurer des techniques innovantes, par exemple un bonus de pérennité, non financier, pour les équipes volontaires souhaitant rester ensemble ?
M. Jean-Claude Carle . - Merci de vos témoignages. Cette politique de l'autruche a abouti à ce que les enseignants se retrouvent seuls, avez-vous dit. Que faire pour y pallier ? Comment revenir aux fondamentaux ?
Oui, le collège est une caisse de résonance, pas un sanctuaire. Comment lier politique de la ville et politique de l'école ? Beaucoup d'argent est dépensé avec peu d'effets. N'y a-t-il pas un problème de méthode ? La gestion des ressources humaines de l'éducation nationale est un vrai problème, et même rue de Grenelle on sent l'isolement physique : c'est le seul ministère où il faut passer par un sas avant d'accéder au bureau du ministre ! Cet isolement est symbolique : il faut davantage de partenariat entre la communauté éducative, les parents et les élus locaux.
Mme Marie-Monique Khayat . - Pardonnez-moi d'avoir utilisé une tournure impersonnelle. Le proviseur ne remonte pas systématiquement l'information, qu'il peut sous-estimer, tandis que les nouveaux enseignants n'osent pas en parler en salle des professeurs - par peur d'être jugés - ni au chef d'établissement - car ils sont notés par lui. Ils restent en retrait, et nous n'apprenons que plus tard les souffrances que certains vivent.
J'ai été en poste dans un établissement du 14 e arrondissement, dans un quartier regroupant d'un côté une communauté gitane sédentarisée, de l'autre une population maghrébine bien enracinée, qui se partageaient les commerces et s'affrontaient parfois violemment, avec des batailles rangées le week-end. À l'époque, au début des années 1990, le chef d'établissement pouvait faire venir un patriarche pour dialoguer avec la communauté gitane, inciter à la scolarisation des filles qui arrivaient... quand elles arrivaient. Mais nous n'avions pas ce type de référent pour la communauté maghrébine. J'ai fait un mémoire sur la communauté gitane que la hiérarchie a pris en compte : à la rentrée suivante, les deux communautés ont été réparties sur deux collèges différents, on m'a laissé les gitans.
Les chefs d'établissements sont parfois isolés parce qu'ils n'osent pas. L'accès au ministre est plus facile qu'on ne le pense. Au lycée Paul Bert, j'ai vécu le CPE (contrat première embauche) et la réforme de l'université, les premiers mouvements d'élèves et de lycéens dans la rue. Le CPE a été très violent : nous faisions face à des intrusions d'élèves, parfois de lycées voisins, armés de barres de fer. Forte de mes responsabilités syndicales, j'ai demandé audience au ministre, M. Gilles de Robien, auquel j'ai montré des photographies de ce que nous vivions, notamment de destruction de vitraux dans des établissements prestigieux. Finalement, il est plus facile de rencontrer le ministre que d'avoir un interlocuteur au rectorat ! J'ai usé ensuite un peu de cet accès au ministre, sans en abuser.
Madame Blandin, vous évoquez un autre temps, où les valeurs républicaines et l'autorité des enseignants n'étaient pas contestées. Ensuite, c'est devenu plus compliqué. Autrefois, les Capésiens suivaient dans les IUFM (instituts universitaires de formation des maîtres) un enseignement administratif : on leur donnait une vision globale de ce qu'est réellement un établissement scolaire, de ses rouages, nous pouvions vérifier ces connaissances et y remédier. Puisqu'on a installé directement les enseignants stagiaires dans les établissements, laissons les chefs d'établissement les former jusqu'au bout. Ils le feront, car ils ont à coeur d'assurer la relève. Arrêtons de dire que les centres de formation forment les enseignants, ils sont focalisés sur les disciplines.
M. Alain Anton . - Les professeurs de Seine-Saint-Denis ne sont pas remplacés plus vite qu'à Paris. Le jour de la rentrée, il me manquait toujours une quinzaine d'enseignants, qui n'étaient pas encore nommés ! Aujourd'hui, il est plus facile de faire remplacer un enseignant de latin-grec à Claude Monet qu'à Paul Éluard en Seine-Saint-Denis, du fait du poids des parents et des élus. Un bon élu qui appelle le ministre, cela arrange bien les choses !
Pour que nos collègues débutants s'ouvrent de leurs difficultés, il faut une relation de confiance entre l'équipe dirigeante et le corps enseignant. En cas de souci, un ancien du groupe en parle et le problème est réglé en interne, on fait notre petite cuisine, on dédouble la classe... L'équipe est une réponse à ces difficultés. On remarque immédiatement en conseil de classe si une équipe fonctionne ou non ! Il faut mettre en avant ce travail d'équipe qui dissout, sinon les problèmes, du moins les tensions.
Je n'ai pas rencontré beaucoup de ministres, hormis François Bayrou, avec qui j'ai parlé violences. Le ministre de l'éducation nationale dirige la plus grosse armée en Europe ! J'aime bien dire que l'éducation nationale a longtemps été la fille aînée de l'Église et de l'armée. Tout y est onctueux, on ne donne jamais d'ordre...
M. Gérard Longuet . - ... mais gare à vous si vous ne faites pas ! Je parle de l'Église !
M. Alain Anton . - C'est un père jésuite qui m'a dit cela.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Je vous remercie.
MM. Patrick Kessel,
président du Comité laïcité République,
et
Alain Seksig, responsable de la mission laïcité du Haut Conseil
à l'intégration de 2010 à 2013, membre du Comité
laïcité République
( 21 mai 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Monsieur Kessel, journaliste, vous fûtes grand-maître du Grand Orient de France - nous avons entendu l'actuel titulaire - et membre de la Commission nationale consultative des droits de l'homme. Vous êtes président du Comité laïcité République depuis 2009 et, depuis 2013, membre de l'Observatoire de la laïcité.
Monsieur Seksig, instituteur de formation, vous êtes inspecteur d'académie - inspecteur pédagogique régional depuis septembre 2013. Membre du Haut Conseil à l'intégration, vous avez participé au rapport Les défis de l'intégration à l'école et, dans le cadre du Comité laïcité, rendu un projet d'avis sur « l'expression religieuse et la laïcité dans les établissements publics de l'enseignement supérieur en France » où vous recommandiez, entre autres, l'extension à l'université des dispositions de la loi du 15 mars 2004.
Nous souhaitons recueillir votre analyse des difficultés de l'école à transmettre les valeurs de la République - notamment la laïcité -, afin qu'elle retrouve sa mission d'intégration et de formation des futurs citoyens.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Patrick Kessel et Alain Seksig prêtent serment.
M. Patrick Kessel, président du Comité laïcité République . - Merci de nous auditionner. Le Comité laïcité République est une petite association créée en 1989 à la suite de la première affaire du voile pour défendre et promouvoir la laïcité. Parmi les personnalités fondatrices, citons Élisabeth Badinter, Henri Caillavet, Jean-Pierre Changeux, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Catherine Kintzler, Albert Memmi, Claude Nicolet, Jean-Claude Pecker, Yvette Roudy... Notre vocation est d'intervenir dans le débat d'idées, nous ne sommes pas une organisation syndicale.
Les débats sur la laïcité et l'école sont récurrents dans l'histoire de la République, marquée par l'évolution des rapports de force entre l'Église et l'État. Ils ont porté principalement sur la question du financement des écoles privées, avec une succession de textes depuis 1945 : loi Debré, loi Guermeur, accords Lang-Cloupet, et plus récemment la loi Carle, qui a abouti à une forme de parité dans les financements publics entre écoles publiques et écoles privées. Cette question demeure d'actualité, au vu des difficultés de l'école publique, si nous ne voulons pas qu'elle devienne l'école des pauvres, comme outre-Atlantique. Il y a encore 600 communes françaises dotées d'une ou plusieurs écoles privées, sans aucune école publique...
L'école publique fait l'objet d'attaques sur le contenu de l'enseignement, l'égalité en droit des élèves, la liberté de conscience et donc sur la laïcité. Les revendications identitaires pèsent désormais sur l'ensemble de la société, à commencer par les services publics et l'école. La prédiction de Régis Debray s'est réalisée : le droit à la différence a débouché sur une tentation de différence des droits. La mission Debré sur la laïcité à l'école, la commission Stasi, plusieurs ouvrages dont Les Territoires perdus de la République , publié sous la direction d'Emmanuel Brenner en 2002, nous avaient alertés : nous ne pouvons pas dire que nous ne savions pas.
En 2003, le rapport Obin - du nom d'un inspecteur général de l'éducation nationale - mettait en lumière les difficultés provoquées par la montée des différentialismes. Jugé politiquement incorrect, ce rapport fut un temps empêché de publication. Il soulignait « la montée en puissance du communautarisme religieux, le plus souvent musulman, objet d'un refoulement ou d'un déni généralisé ». Il cite : le port de signes religieux, dont le voile, les exigences alimentaires, le refus de la mixité, avec tables de cantine ou toilettes séparées entre enfants « purs » et « impurs », le refus de certaines activités corporelles ou artistiques ; la contestation de certains enseignements en sciences de la vie et de la terre, en histoire, en littérature, en philosophie, notamment de l'enseignement des Lumières et de la laïcité ; le constat d'un prosélytisme et d'une stigmatisation agressive par les plus religieux des enfants appartenant à la même communauté ; la banalisation de l'antisémitisme qui a conduit à rassembler des enfants dans certaines écoles de la région parisienne pour assurer leur protection ; les sorties scolaires avec des mères voilées, les pressions de groupes extérieurs sur les enseignants et personnels.
Pour la première fois dans notre pays, la question religieuse se superpose au moins en partie à la question sociale et à la question nationale, écrit M. Obin. L'école ne peut répondre seule au problème. Il conclut que la stratégie de l'évitement des conflits par crainte de la médiatisation donne le sentiment d'impuissance. Elle nourrit la montée du populisme et de certaines formations politiques à des fins de stigmatisation. Le 5 mars dernier, M. Obin déclarait devant vous que la situation s'était aggravée depuis la publication du rapport. J'ai demandé - en vain - une étude officielle au sein de l'Observatoire de la laïcité. Les parlementaires pourraient peut-être la reprendre ?
L'école n'est pas une exception, le mouvement de communautarisation touche toute la société : prison, justice, armée, hôpitaux, crèches - je salue l'adoption de la proposition de loi de Mme Laborde qui, même si elle s'éloigne du projet initial, inscrit dans le marbre une difficile décision de justice. Il concerne aussi l'enseignement supérieur : le directeur de l'IUT de Seine-Saint-Denis et six autres personnes sont encore menacés de mort ; dans les entreprises, les revendications sociales religieuses, et non simplement religieuses, croissent fortement et remettent en cause l'égalité hommes-femmes. La charte de la laïcité instaurée par le directeur de l'entreprise Paprec, M. Jean-Luc Petithuguenin, ne résisterait pas au droit actuel. Sur ce sujet aussi, une étude serait utile.
La mission laïcité du Haut Conseil à l'intégration, à laquelle j'ai participé sous la présidence d'Alain Seksig, a formulé des propositions qui méritent d'être revisitées. Certains considèrent que la loi de 1905 ne s'appliquerait qu'aux services publics. Pour autant, cette laïcité n'épuise pas le sujet par rapport aux revendications différentialistes. Faut-il les légitimer lorsque sont en cause la liberté de conscience des enfants - je parle des crèches laïques, sur financements publics - et l'égalité des droits ? Faut-il passer par la loi ? On peut aussi employer la voie réglementaire. Mais la situation actuelle et le déni ne sont plus acceptables.
Les attentats contre Charlie Hebdo et contre des juifs et des policiers, le fantastique sursaut du peuple, des élus, du Président de la République et du Premier ministre qui les a suivis, furent un révélateur de la crise culturelle. Crise culturelle et crise sociale sont les deux faces du même problème. Ni la laïcité ni des réponses sociales ne suffiront à tout résoudre. Gauche et droite sont divisées, dans leur corpus idéologique et chez leurs intellectuels : en témoigne la guerre idéologique par tribunes interposées.
Nous aurions souhaité une commission parlementaire sur la laïcité, à l'instar de la commission Debré, mais nous nous réjouissons déjà d'être entendus ici.
Comme le disait Condorcet, l'école a pour but d'instruire tous les enfants afin qu'ils deviennent des hommes et des femmes capables de penser par eux-mêmes, libres et responsables, égaux en droits et en devoirs, quelles que soient leur origine, la couleur de leur peau, l'appartenance philosophique, religieuse, politique de leurs parents. C'est un message de fraternité et de citoyenneté. L'école est l'espace sacré de la République et doit être respectée à ce titre.
À la suite des attentats, la ministre de l'éducation nationale a déclaré que le mot d'ordre n'était plus « pas de vagues » mais « on ne laisse rien passer ». Cette promesse doit s'incarner, sauf à laisser les enseignants isolés face aux réalités et à abandonner le terrain aux tenants de la stigmatisation.
Pour conclure, une proposition audacieuse. Beaucoup d'enfants se considèrent d'abord comme « black », « blanc », « beur » , « feuj » , « homo », corse ou breton, autant d'identités légitimes. Peu se définissent d'abord comme citoyen français. Certains ne se sentent pas Français en région parisienne, mais pas davantage Algérien, Marocain ou Tunisien lorsqu'ils retournent en vacances dans leur famille : ils sont dans un no man's land identitaire. Le moment est venu, me semble-t-il, d'imposer le port d'une tenue commune à l'école, comme cela se pratique en outre-mer ou dans des sports collectifs. Ce n'est pas facile, mais permettrait d'afficher un sentiment d'appartenance, d'équipe et de solidarité au-delà des différences légitimes de chacun. Les élèves s'identifieraient à l'école, en respecteraient les règles, l'instituteur aurait la même autorité que l'arbitre sur le terrain. Ainsi serait résolue l'interminable question du port ostensible des signes religieux, tout comme celle de la discrimination sociale, selon que l'enfant porte des vêtements de marque ou non.
Nous sommes attentifs à vos réflexions et propositions, car ces enjeux sont au coeur de la République et de la démocratie. Au-delà des alternances politiques, il est important que sur chaque rive, il y ait des élus pour permettre à la République de franchir ce cap.
M. Alain Seksig . - Je vous remercie de m'avoir convié à m'exprimer devant vous. Comme vous l'avez rappelé, j'ai fait mes débuts comme instituteur dans le quartier de Belleville. Or à l'époque, dans les années 1970, la laïcité venait très rarement dans nos conversations, car elle nous apparaissait comme un acquis. Nous avions également abandonné ce socle dans la formation des enseignants, y compris dans les écoles normales, puis les IUFM et, aujourd'hui, les ÉSPÉ. Tout au plus la laïcité était-elle évoquée une fois l'an par les organisations syndicales lors des manifestations contre les subsides trop généreusement distribués à l'école privée.
Cette situation a perduré jusqu'en 1989, année de la première « affaire du voile » au collège Gabriel-Havez de Creil, point de départ de ce que j'appelle la nouvelle querelle de la laïcité. En réalité, il ne s'agissait pas du premier incident de ce type. En 1985, au collège Pasteur de Créteil, le port par deux jeunes filles ce que l'on appelait alors le « foulard islamique » avait suscité une réaction unanime des personnels et de la direction du collège. Dans une lettre envoyée en octobre 1985 à leur inspecteur d'académie, ils avaient demandé l'insertion dans le règlement intérieur des établissements de dispositions interdisant les signes et tenues manifestant une appartenance religieuse. Sollicité par l'inspecteur, le recteur transmit à son tour la requête au cabinet du ministre de l'éducation nationale de l'époque, Jean-Pierre Chevènement. La réponse de celui-ci, rendue le mois suivant, fut positive. C'est pourquoi l'on n'a pas entendu parler d'affaire du voile au collège Pasteur. Peut-être l'incident de 1989 aurait-il connu le même sort si cette jurisprudence Chevènement avait été appliquée.
L'affaire du voile de 1989 a ouvert une période de quinze années d'atermoiements et d'hésitations traversant la droite comme la gauche. Les attitudes des établissements pouvaient différer radicalement au sein d'une même académie, avec des discussions internes nourries quelle que soit l'option retenue. Les chefs d'établissement étaient livrés à eux-mêmes.
Le vote de la loi du 15 mars 2004 encadrant le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics, inspirée par les travaux des commissions Stasi et Debré, a mis un terme à ce flottement en honorant le principe de laïcité. Elle n'a pas pour autant réglé un ensemble de problèmes que, les eussions-nous ignorés, les incidents en milieu scolaire qui ont suivi les attentats de janvier nous obligeraient à considérer sérieusement.
Le premier de ces problèmes est la formation des enseignants et des personnels des établissements. La grande mobilisation de l'école décidée par la ministre tente d'y répondre à travers un réseau de formateurs qui dispenseront aux enseignants des stages d'enseignement des valeurs de la République. C'est néanmoins un chantier de très longue haleine, car nous avons perdu un quart de siècle.
Dans les écoles supérieures de formation des professeurs et éducateurs, la loi distingue les étudiants de première année, qui sont autorisés à arborer des signes et tenues manifestant une appartenance religieuse, et les stagiaires de deuxième année, à qui le principe de laïcité et de neutralité s'impose pleinement. J'estime pour ma part que tout étudiant aspirant à devenir professeur, évalué entre autres à l'aune de sa capacité à comprendre et transmettre les valeurs de la République, doit respecter le principe de laïcité dès sa formation.
Autre question, celle des restaurants scolaires. Là encore, le problème n'est pas nouveau. À mes débuts bellevillois, il m'arrivait de surveiller la cantine, et des élèves me demandaient parfois si tel ou tel plat contenait du porc. Certains d'entre nous les assuraient du contraire, quel que soit le contenu de l'assiette... D'autres choisissaient une réponse plus torturée : ils les invitaient à manger sans crainte, car ils prendraient le péché sur eux ! Les derniers, dont je faisais partie, disaient la vérité à l'élève et le laissaient libre de choisir, tout en veillant à ce qu'il ait un repas équilibré.
La question n'est pas nouvelle, mais elle a pris de l'ampleur, au point que le rapport Obin mentionne des collèges où des repas halal sont distribués à tous au prétexte que chacun y trouve son compte. Remarquons en passant que la laïcité est tout à fait compatible avec la prise en compte des interdits religieux. Ainsi, des fêtes de notre calendrier sont d'origine religieuse, et il est possible aux élèves ou aux personnels de demander une autorisation d'absence à l'occasion de fêtes confessionnelles. En revanche, il est hors de question de servir des repas confessionnels.
Le deuxième point d'achoppement est celui des « longues jupes » portées par certaines jeunes filles, que l'on appelle des abayas. Une professeure d'anglais à Saint-Ouen, Sophie Mazet, a enquêté sur ces tenues et les associations qui les promeuvent. Je vous renvoie à ce travail, publié dans le numéro de novembre-décembre 2011 de la revue Hommes et migrations et intitulé « Voir ou ne pas voir, telle est la question ». Évitons les caricatures : il n'est aucunement question de mesurer la longueur et la couleur des jupes des élèves. Il demeure que ce sont clairement des tenues d'appartenance religieuse. Sur ce point, j'ai apprécié le soutien apporté par la ministre de l'éducation nationale à l'équipe enseignante du collège de Charleville-Mézières.
Citons également l'accompagnement des sorties scolaires par les « mamans » voilées. En tant qu'inspecteur, j'ai été confronté à la question en 2005, à Saint-Denis. La circulaire ministérielle relative à la loi du 15 mars 2004 précisait que « la loi ne concerne pas les parents ». Encore faut-il distinguer les parents qui se rendent aux réunions avec les professeurs ou représentent leurs pairs dans les instances de concertation de l'établissement, qui peuvent librement arborer des signes d'appartenance religieuse, et ceux qui encadrent des activités pédagogiques comme les sorties scolaires. Dans ce dernier cas, n'en déplaise au Conseil d'État, ils doivent être considérés comme des collaborateurs occasionnels du ministère de l'éducation nationale, et à ce titre être rappelés à une obligation de neutralité. J'insiste, ce ne sont pas les personnes que je refuse, mais les signes d'appartenance religieuse. On a vu des mères porter le voile en déposant leur enfant le matin, puis accompagner une classe dans la journée la tête découverte, ce qui montre qu'elles comprennent la règle.
La ministre de l'éducation nationale a déclaré que l'accueil des parents voilés devait être la règle ; j'aurais préféré que ce soit l'exception. Il est préférable de se montrer ferme quant aux principes et souple sur leur application, notamment pour les parents d'enfants qui ont un rapport particulier avec l'école. Dans ces situations, il faut afficher clairement l'autorisation comme exceptionnelle.
Nous avons eu l'occasion de nous prononcer, au sein du Haut conseil, sur l'enseignement des langues et cultures d'origine (ELCO), qui existe depuis 1973. Ce dispositif a été critiqué de manière récurrente, car il établit une distinction entre les élèves d'origine étrangère et les autres au sein d'un lieu qui devrait rassembler. Les cours de langue, assurés par des professeurs venus des huit pays avec lesquels la France a signé un accord, ont souvent lieu hors du temps scolaire ; ce ne fut pas toujours le cas. Il faut réfléchir à des propositions de sortie de ce dispositif, qui n'a pas permis le développement de l'enseignement des langues concernées au sein du lycée. Le sociologue de l'immigration Abdelmalek Sayad, qui était opposé à ces enseignements, rappelait en 1989 que « le foulard était déjà dans l'ELCO ».
Mme Françoise Laborde, présidente . - Merci de ces exposés très clairs.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - La laïcité est une valeur républicaine menacée. Faut-il renforcer l'arsenal législatif pour la protéger ? Peut-on envisager une modification de la loi qui, comme le précise la circulaire, ne concerne pas les parents ? Ce serait un signal fort. Certes, l'esprit de l'école doit être ouvert, mais on pourrait imaginer que les parents ôtent leurs signes d'appartenance religieuse en y entrant, pour bien marquer la désignation de l'école comme lieu de la laïcité. On rétorquera qu'une telle mesure pourrait dissuader certains parents d'y pénétrer ; mais vous avez bien dit que des femmes retiraient leur voile pour accompagner les enfants.
En deuxième lieu, la laïcité vous paraît-elle suffisamment inculquée à l'école, et jugez-vous satisfaisant le projet d'enseignement moral et civique ?
Enfin, ne risque-t-on pas de résumer l'appartenance à la nation à la seule laïcité ? En d'autres termes, la laïcité suffit-elle à assurer le vivre-ensemble ?
M. Patrick Kessel . - De manière récurrente et dangereuse, il est proposé de toiletter la loi de 1905. Depuis une vingtaine d'années, certains adjoignent des adjectifs à la laïcité qui deviendrait ainsi « ouverte », « positive » ou « renouvelée ». On sait ce qu'il est advenu des républiques dites « populaires » ou « islamiques » ; et si au lieu de dire à ma femme « je t'aime », je lui dis « je t'aime bien », la signification change du tout au tout !
Par conséquent, il n'est pas souhaitable de modifier la loi de 1905. En revanche, faut-il traiter sur un plan législatif certains problèmes de l'école qui n'en relèvent pas ? Depuis quelques années, un discours quelque peu démagogique prônant l'ouverture de l'école à la société fait son chemin. Je ne suis certes pas favorable au retour en arrière ; j'ai connu des lycées où l'on écopait d'heures de colle si on ne montait pas les escaliers au pas ! Ce n'est pas le modèle de discipline de l'avenir. Hannah Arendt a bien mis en évidence la différence entre le pouvoir et l'autorité, et c'est bien la reconnaissance de l'autorité qui fait défaut. Il n'est pas opportun d'ouvrir systématiquement l'école aux parents ; les blocs opératoires sont-ils accessibles aux proches ? L'école n'est pas un service, mais une mission : instruire.
Vous m'avez demandé si la laïcité était suffisante au vivre-ensemble. Elle est nécessaire, mais on ne peut prétendre l'appliquer sans traiter les questions sociales. La classe est le lieu de l'apprentissage de l'altérité, du respect de l'autre et de soi-même, de l'égalité. C'est un combat central pour la pérennisation de la République.
Certains think tanks ont proposé une citoyenneté à géométrie variable, avec des droits et devoirs adaptés aux origines des individus. Rappelons que la loi de 1905 est un texte de compromis, résultat d'une dure négociation. Les députés qui l'ont votée ont été excommuniés.
M. Gérard Longuet . - Ils sont d'ailleurs tous en enfer !
M. Patrick Kessel . - L'enfer est parfois sur la Terre... Il y a des moments où le courage s'impose. La laïcité est la clé de voûte de la liberté, de l'égalité et de la fraternité.
M. Alain Seksig . - Il me semble suffisant d'appliquer les lois existantes. Néanmoins, après avoir estimé en 1989 qu'une loi n'était pas nécessaire sur le port du voile à l'école, j'ai publiquement changé d'avis en 1999 car la situation avait empiré sur le terrain. Nous ne sommes pas parvenus à juguler les atteintes à la laïcité. Les enseignants, les chefs d'établissement et les directeurs ont besoin de s'adosser à une parole institutionnelle claire et forte. Durant vingt-cinq ans, ils ont été quelque peu livrés à eux-mêmes.
Devons-nous demander aux parents d'ôter leurs signes ostentatoires d'appartenance à une religion en pénétrant dans l'établissement ? Ce n'est pas mon opinion. J'ai distingué le cas des réunions dans le cadre scolaire de l'accompagnement. Dans la première situation, je peux concevoir que l'on réaffirme la position institutionnelle de préférence pour l'absence de signe religieux, mais nous ne pouvons imposer de contrainte. Le cas de la participation à l'encadrement des activités pédagogiques est tout différent. Pour un parent, accompagner des élèves à la bibliothèque, leur lire une histoire, implique nécessairement des interactions pédagogiques. Il ne s'agit pas seulement de leur faire traverser la rue.
Ma position sur l'enseignement moral est civique se déterminera à l'usage. Un travail de conception et de formalisation s'impose, mais c'est en tout cas un levier important pour faire vivre les valeurs de la République.
Enfin, la laïcité suffit-elle au vivre-ensemble ? C'est une condition nécessaire mais non suffisante, surtout si elle est brandie sur un mode incantatoire. Néanmoins, l'affichage d'une charte de la laïcité dans toutes les écoles est une mesure positive. Je l'ai dit, l'expression de « grande mobilisation », qui a pu faire sourire, s'entend dans la durée. Le vivre-ensemble dans l'école, c'est d'abord apprendre ensemble. Le contenu de l'enseignement est par conséquent décisif.
M. Alain Marc . - Moi-même ancien instituteur, je souhaite vous poser deux questions. Existe-t-il selon vous une corrélation entre le niveau scolaire et le glissement vers un différentialisme revendiqué ?
Les IUFM sont le lieu d'un pédagogisme outrancier. L'ascenseur républicain ne marche pas. Peut-être les jalons de la laïcité devraient-ils être enseignés par des maîtres expérimentés, plutôt que par des agrégés de philosophie qui rejoignent ensuite les IUFM pour y enseigner la pédagogie ! Peu à peu, la formation produit des enseignants qui n'ont pas conscience de la nécessité de ces jalons pour faire émerger la conscience de l'appartenance à une même République. Dans ce domaine, le collège n'est que le réceptacle du primaire.
Mme Marie-Christine Blandin . - La laïcité ne tolère pas d'adjectifs, dites-vous. Elle est pourtant inégalement appliquée sur notre territoire, puisque la Moselle, la Guyane et l'Alsace ont un régime dérogatoire. Cette situation a des conséquences car l'enseignement religieux y occupe des heures au détriment, demain, de l'enseignement moral et civique. De plus, l'islam ne fait pas partie des quatre religions qui sont enseignées en Alsace et en Moselle. En 2006, M. François Grosdidier a déposé une proposition de loi pour y remédier. De mon côté, j'estime plutôt que la laïcité devrait s'appliquer sur tous les territoires de la République, et l'école publique être laïque partout !
M. Gérard Longuet . - La loi de 1905 a seulement mis fin au Concordat de 1801. Elle n'organise pas la laïcité ni ne traite des problèmes actuels, sinon de manière très indirecte.
M. Jean-Claude Carle . - Je n'ai pas été instituteur, mais mauvais élève ! J'ai particulièrement été attentif à votre introduction et à votre conclusion, qui mettent l'accent sur les problèmes d'identité des jeunes. La loi de 2004 a mis fin à quinze années de flou, même si elle n'a pas tout clarifié. Où commence l'école ? Les enseignants ont besoin de soutien et de clarté, d'autant plus que les décrets et les positions successives du ministère ont semé le doute. Le législateur ne devrait-il pas trancher ?
Mme Gisèle Jourda . - Vous avez répondu par anticipation à mes deux questions, qui portaient sur l'uniforme en classe comme vecteur d'égalité et la définition de la laïcité. J'ajouterai néanmoins une question corollaire. M. Alain Seksig a souligné que le chantier de la formation s'inscrivait dans la longue durée. Dans le domaine de l'éducation populaire, auquel je suis particulièrement attaché, des collectifs laïques se mobilisent depuis cinq ou six ans pour créer autour de l'école un environnement favorable et faire vivre la laïcité. Ne pourrait-on transmettre à nos jeunes une notion de la laïcité en dehors du vecteur direct de l'enseignement, avec des intervenants extérieurs, comme cela se fait dans le cadre du devoir de mémoire ?
M. Patrick Kessel . - Même s'il s'inscrit dans un contexte historique, le Concordat est une véritable verrue sur le nez de la République. Le 18 mai, l'Observatoire de la laïcité a formulé plusieurs propositions à ce sujet. La première est l'abrogation du blasphème en Alsace et en Moselle. La réglementation n'est pas appliquée, mais elle constitue un signe malheureux au lendemain des attentats de janvier. La seconde consiste à rendre l'enseignement religieux réellement facultatif dans l'école publique, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Certaines Églises ont très vivement réagi, mais nous avons également recueilli quelques réactions positives.
Françoise Laborde, Jean Glavany et moi-même nous sommes désolidarisés de cet avis. D'abord, nous ne saurions légitimer le Concordat. Ensuite, seules les religions reconnues à l'époque du Concordat sont subventionnées, ce qui exclut l'islam. Je récuse donc les accusations d'islamophobie - ce terme horrible - quand nous demandons l'application de la laïcité, puisque nous réclamons en l'espèce une égalité de traitement entre l'islam et les autres religions. Le Concordat n'est pas gravé dans le marbre. Il vous appartient, députés et sénateurs, d'évaluer l'opportunité d'une réouverture de ce débat. En Guyane, l'évêque de Cayenne s'est récemment dit prêt à renoncer à l'exclusivité du financement à l'Église catholique. À Mayotte, la situation est catastrophique. Les fonctionnaires sont confrontés à des situations politiquement très incorrectes.
Pour répondre à M. Gérard Longuet, l'article 2 de la loi de 1905 dispose que « la République ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte ». Cet article a été abondamment contourné par des élus régionaux, départementaux et municipaux qui accordent des subventions à des associations dites culturelles, faux-nez de groupes cultuels et communautaristes. Il est indispensable d'opérer un tri dans cet ensemble.
M. Alain Seksig . - J'ai partiellement répondu à la question de Mme Jourda sur les intervenants extérieurs à travers mes propos critiques sur l'enseignement des langues et cultures d'origine.
Dans l'ouvrage collectif L'École face à l'obscurantisme religieux , issu du rapport Obin que le ministère avait refusé de publier, j'ai illustré mon propos par une anecdote. En 1973, j'ai remplacé au pied levé le professeur de musique pour l'épreuve du certificat d'études. Les élèves devaient chanter le premier couplet de La Marseillaise . N'étant pas très porté, à l'époque, sur le patriotisme, je disais aux élèves de chanter un chant de leur choix, y compris, le cas échéant, de leur pays d'origine. C'est dire si j'étais mûr pour le différentialisme ! Or ces élèves ont tous choisi de chanter La Marseillaise , qu'ils avaient apprise.
Lors d'une réunion récente dans le cadre de la grande mobilisation, j'ai entendu un enseignant souligner la difficulté d'apprendre La Marseillaise à des élèves venu du monde entier, en raison des paroles qu'il jugeait particulièrement dures. Peu importe que le « sang impur » de l'hymne soit celui des castes supérieures, et non de l'étranger : l'enseignant était imprégné de ce différentialisme dont je suis pour ma part revenu. Adapter le contenu de l'enseignement en fonction de l'histoire, réelle ou supposée, des élèves est une profonde erreur ; en revanche, il faut adapter la manière de transmettre ce contenu aux capacités de chacun.
Il faut à mon sens valoriser deux qualités chez les enseignants : la bienveillance et l'exigence. Cette exigence doit être la même pour tous. Jack Lang, auprès de qui j'ai travaillé entre 2000 et 2002 au sein du ministère de l'éducation nationale, m'a repris cette formule dans un ouvrage : nous devons vouloir une école élitaire pour tous.
Quant aux mouvements d'éducation populaire, je travaille moi aussi avec eux. Il est bon que des associations fassent rayonner l'école, en partenariat avec elle. Toutefois, l'appel à des intervenants extérieurs n'est possible que pour apporter un complément, pas pour combler les carences de l'école ou s'y substituer. Il doit s'effectuer en fonction des exigences de l'école et sous son autorité.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Je vous remercie. Il nous sera particulièrement difficile de faire des choix !
Mme Christine Guimonnet,
professeur certifié d'histoire-géographie, secrétaire
générale adjointe de l'Association des
professeurs
d'histoire-géographie (APHG)
( 28 mai 2015 )
M. Gérard Longuet, président . - Notre présidente, Mme Françoise Laborde, m'a prié d'accueillir en son nom Mme Christine Guimonnet, secrétaire générale adjointe de l'Association des professeurs d'histoire-géographie (APHG), vieille maison créée en 1910, ce qui prouve que le sujet passionne les enseignants depuis longtemps.
Vous avez enseigné dans l'académie de Nice puis d'Amiens, à l'université de Picardie Jules-Verne et au lycée Paul-Claudel de Laon. Vous êtes venue livrer votre sentiment, nourri du travail de votre association évaluant les conditions dans lesquelles votre enseignement contribuait ou se heurtait au comportement des élèves lorsqu'il s'agit d'enseigner les valeurs qui nous rassemblent.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Christine Guimonnet prête serment.
Mme Christine Guimonnet, professeur certifié hors-classe d'histoire géographie, secrétaire générale adjointe de l'Association des professeurs d'histoire-géographie . - Je vous remercie, au nom de l'APHG, dont le président est Bruno Benoît, professeur à l'Institut d'études politiques de Lyon. Je vous donnerai la température du terrain sans langue de bois, car il est important que vous sachiez ce qui se passe en classe.
Notre métier demande beaucoup d'humilité, de remise en question, d'autoformation. Nous apprécions le contact avec les élèves, nous aimons leur transmettre des connaissances, répondre à leurs questions, leur faire visiter des musées ou des institutions où certains n'iraient jamais. Aimant profondément ce métier, je suis un peu agacée d'entendre tout le monde prétendre mieux savoir que les enseignants comment l'exercer.
L'APHG est une association professionnelle disciplinaire qui réunit des professeurs issus de tous les niveaux du système éducatif, du collège à l'université, de la ville aux zones rurales, d'établissements prestigieux comme Victor Duruy aux réseaux d'éducation prioritaire REP ou REP+, pratiquant tout type de pédagogie, et croisant les disciplines sans qu'il soit utile de l'imposer d'en haut.
Forte d'une bonne connaissance du terrain, l'APHG repose sur l'investissement bénévole des enseignants, sans décharge horaire, dans une époque paradoxale marquée par un détachement vis-à-vis du pouvoir, une multiplication de mouvements à la structuration horizontale, une montée de l'individualisme, une peur de l'engagement alors que le besoin s'en fait sentir, plus que jamais.
Une profonde crise de confiance affecte le corps enseignant. La France a la chance de disposer de personnes formées, compétentes, qui disposent d'une connaissance très développée de leur matière. Les professeurs ne comptent pas leurs heures. Loin de s'en tenir à quinze ou dix-huit heures devant les élèves, ils restent souvent trente heures dans leur établissement, sans compter les heures à la maison - une grande partie de notre travail est invisible.
Les enseignants travaillent avec des humains, non des dossiers numérotés. J'ai des élèves que je suis parfois pendant trois ans. Nos collègues sont fatigués d'entendre et de lire tout et n'importe quoi, comme s'ils n'étaient pas compétents. Nous ne sommes pas des prestataires de service ! Certains ont le sentiment d'une dépossession de leurs savoirs professionnels alors que nous devrions être écoutés en priorité. Quelle autre profession supporterait-elle un tel discours ? Un chirurgien accepterait-il qu'on lui dise comment se comporter dans le bloc opératoire ? C'est scandaleux.
Nous ne sommes pas hostiles à la réforme, mais l'éducation nationale souffre de réformite aiguë. Chaque ministre veut sa réforme. Or il faudrait des réformes plus rares, bien pensées, issues d'une réelle concertation, et dont la finalité ne soit pas purement économique.
L'ambiance d'un établissement est une alchimie : les lycées ne sont pas des entreprises et l'école n'est pas une marchandise. Pour bien réformer, il faut un audit de fond sur ce qui fonctionne bien ou mal, et non un empilement successif de mesures conçues d'en haut, par des personnes sans élèves.
Une proportion croissante d'enseignants motivés perd confiance, or celle-ci est primordiale pour la cohésion d'une société ou d'une institution. Hannah Arendt écrivait que la confiance n'est pas une illusion vide de sens. En 2010, la philosophe italienne Michela Marzano a publié Le contrat de défiance... devenu, en édition de poche, Éloge de la confiance . Lorsque l'on dit aux professeurs qu'on ira dans leur sens et que la réforme va à l'exact opposé, la confiance disparaît. Le mensonge entretient la défiance. Les enseignants se tiennent sur leurs gardes.
Pour analyser une réforme, il faut aller plus loin que le bout de son nez et appréhender les lames de fond. Les réformes offrent toujours plus de dérégulation, plus d'autonomie qui masque le désengagement de l'État. Certains rêvent d'une privatisation de l'école qui serait inacceptable en France. Les professeurs titulaires d'un concours d'État ne sont pas non plus disposés à devenir fonctionnaires territoriaux.
La défiance est aussi liée au fonctionnement du système. À la direction des ressources humaines, la DRH, de l'éducation nationale, le H reste encore à inventer.
Le fossé entre les grands discours et la réalité nourrit cette défiance. Ainsi, la formation des enseignants est déconnectée du terrain et des besoins réels. Une formatrice se déclarant contente d'être débarrassée de ses élèves offre une mauvaise entrée en matière. Il en va de même lorsqu'une conférence, en 1991, s'ouvre par le constat d'un problème dans l'éducation nationale, et de l'absence de solution. La formation continue souffre quant à elle de l'austérité budgétaire.
Les enseignants souffrent d'une déconsidération liée à l'absence de reconnaissance salariale et se sentent méprisés lorsqu'ils entendent des élus, des ministres, leur dire qu'ils n'enseignent pas pour l'argent. Serait-il donc normal de mal les payer ? Nombre d'entre eux restent pourtant sur leur lieu de travail pour aider les élèves à faire leurs devoirs, et ce, sans rémunération.
Les élèves sont pris en charge dans leur globalité, avec leurs problèmes, malgré un manque criant d'infirmières scolaires, de médecins, d'assistantes sociales. Nous sommes confrontés quotidiennement à des drames d'élèves en détresse sociale et sanitaire, à la rue ou mal nourris. L'école est le miroir de la société, elle tente d'en absorber tous les chocs. Mais ce n'est pas son rôle. Celui-ci est d'instruire les élèves. On s'émancipe par le savoir, pas par les compétences. Nous militons pour une école de l'intelligence, de l'ouverture aux autres et au monde, et nous refusons qu'elle soit au rabais et génère des inégalités.
Les enquêtes PISA comparent des systèmes et des mentalités incomparables. Aucun élève français ne supporterait la pression imposée à leurs homologues sud-coréens, qui suivent des cours jusqu'à 22 ou 23 heures.
L'école est le lieu de toutes les attentes. On nous demande du sur-mesure. Mais comment est-ce possible avec 29 ou 30 élèves par classe au collège, 35 en seconde ? On se plaint du niveau des élèves français mais le nombre d'heures diminue en français, en mathématiques, on fractionne les matières, on supprime les Rased... L'échec au collège est lié à l'absence de maîtrise de la lecture, de l'écriture, du calcul à l'issue du CM2. Comment progresser quand on ne comprend pas ce qu'on lit ? Comment comprendre quand on a appris avec une méthode absurde ? Certains élèves de terminale ne savent pas rédiger un paragraphe sans faute. L'école doit transmettre un bagage culturel que des familles ne peuvent pas toujours donner. Quand je travaillais dans la Thiérache, le principal m'expliquait que pour certains, aller au collège signifie déjà faire des études.
La réforme du collège ne devrait pas supprimer les sections bilangues, européennes, qui ne sont pas élitistes, mais les généraliser. Si seulement 20 % des collégiens suivent des cours de latin, c'est parce que les rectorats n'en ouvrent pas pour des raisons strictement budgétaires. Sous couvert de bonnes intentions, on méprise les milieux populaires. On saurait mieux qu'eux ce qui leur convient. Mais les parents de ces milieux veulent que leurs enfants aillent dans de bonnes classes, qu'ils réussissent, parce qu'ils ont compris que l'instruction est la seule chance d'émancipation sociale offerte par la République. Les élèves ont peur de ne pas s'insérer dans la société, de ne pas trouver de travail. Que signifient les valeurs républicaines pour des élèves dont les parents peinent à boucler les fins de mois ? Je préfère évoquer non les élèves qui ne travaillent pas - il y en a - mais ceux qui ont des difficultés mais peuvent réussir quand on les aide.
On entend sur l'école une accumulation de clichés. Que faisons-nous en réalité avec nos élèves ? Exigence, réflexion, progressivité dans les apprentissages - et apprentissage à partir des erreurs -, culture, lecture, bienveillance, accompagnement, utilisation des mots justes, apprentissage du travail seul ou en groupe. Le matin, j'essaie d'insuffler dans l'esprit des élèves la question « que vais-je apprendre aujourd'hui ? » Quand un sujet est ennuyeux, les professeurs déploient des trésors d'ingéniosité pour le rendre captivant.
Les attentes vis-à-vis de l'histoire-géographie sont démesurées. Les enseignants tissent un lien avec l'actualité, aident au repérage dans l'espace et le temps. Chaque semaine, je consacre un petit moment aux questions des élèves. Il faut y répondre, mais je ne peux y passer trop de temps car le programme est un corset. C'est pourquoi nous avons besoin de programmes souples et de liberté dans la mise en oeuvre.
On nous demande de travailler sur des programmes, de faire acquérir des connaissances et des méthodes, de former des citoyens, d'éduquer à l'esprit de défense, de travailler sur la presse, l'esprit critique, l'histoire des arts... C'est beaucoup dans une société où les programmes télévisés regorgent d'émissions racoleuses et parfaitement débiles, une société qui ne parle que de consommation et d'achat. L'école ne s'achète pas, ne se vend pas.
Le temps scolaire n'est ni le temps politique, ni le temps médiatique. Instruire solidement se fait dans la durée. Des polémiques navrantes ont éclaté sur le programme d'histoire. On enseigne depuis très longtemps ce qu'on nous accuse de négliger : la colonisation, la décolonisation, la guerre d'Algérie, les traites négrières, l'esclavage, son abolition, l'histoire et la géographie de l'immigration et des flux migratoires. Nous n'avons jamais enseigné un roman national, qui serait de la fiction : nous avons besoin d'un récit historique vrai. L'histoire enseignée ne devrait pas être idéologisée. Nous n'avons pas en France d'histoire officielle ni d'écriture des manuels par l'État, comme le pratiquent les régimes totalitaires, mais le pouvoir exécutif a envie d'imprimer sa marque. Les derniers programmes de lycées correspondaient à une commande politique : former des Européens. Mais l'adhésion à l'Europe comme projet économique et politique ne se décrète pas.
Nous transmettons des connaissances selon les derniers acquis de la recherche et les rendons intelligibles aux élèves. Il faut établir des distinctions claires lorsqu'on travaille sur l'histoire et la mémoire - l'expression « devoir de mémoire » est totalement contre-productive -, éviter la schématisation, le cours de morale, le discours culpabilisant - là aussi contre-productif parce que l'élève n'est pas responsable du passé. L'histoire-géographie sert à se situer dans le temps et dans l'espace, à apprendre à réfléchir, contextualiser, analyser, questionner, comprendre l'évolution des sociétés humaines... Sortir du cadre du programme, c'est réfléchir avec les élèves sur ce qui les touche ou non dans les faits historiques et leur faire comprendre que l'éloignement dans le temps influence notre perception. Lier histoire et problématiques actuelles n'est pas forcément faire preuve d'anachronisme.
Nous travaillons dans un cadre laïque, strict et clair. Nous avons conscience que certains collègues ont des difficultés. Il faut cerner les refus, des phénomènes qu'il ne s'agit ni de généraliser, ni de minimiser. Certains sont en augmentation, tel l'antisémitisme, qui remonte à une quinzaine d'années. Refuser de le voir reviendrait à nier le métier d'historien-géographe. Nous devons éviter toute instrumentalisation de l'histoire et penser dans un cadre large. L'histoire n'est pas celle de tous les élèves, mais celle qui est étudiée par tous les élèves, y compris lorsque ça ne plaît pas. L'enseignement a pour objectif d'élever les élèves par la connaissance, de les libérer des préjugés.
Nous sommes tous de la génération du livre, contrairement aux élèves. Nous devons réfléchir à la manière dont ils cherchent l'information, sur Internet. Ils ont du mal à trier entre les savoirs, vrais et faux.
Après l'attentat au siège de Charlie Hebdo , les élèves ont posé beaucoup de questions auxquelles nous avons répondu. Il a fallu gérer l'émotion et ne jamais perdre le fil de la communication lorsque des contestations ont surgi : pourquoi avoir invité à la manifestation du 11 janvier des chefs d'État ne respectant ni la liberté d'expression ni la démocratie, pourquoi l'État, qui met en avant la laïcité, parle-t-il en permanence des religions, un parti antisémite ou xénophobe peut-il être républicain, le Front national peut-il diriger le département de l'Aisne ? ... Il faut entendre les élèves afin de déconstruire les stéréotypes. Leur intimer de se taire les enfermerait dans le faisceau d'opinions qu'ils pensent être des réalités. Nous devons rappeler la prééminence de la loi et travailler sur l'histoire des religions mais ne pas en parler tout le temps. En classe, les adolescents sont des élèves et non des croyants.
M. Gérard Longuet , président . - Je vous remercie. Vous êtes une femme de conviction. L'amour de votre métier transparaît fortement et vous portez une saine colère sur les jugements dont les enseignants font l'objet. En entendant votre comparaison entre les enseignants et les chirurgiens, je pensais que nous passons tous par l'école, et non par le bloc opératoire. Mais les professionnels libéraux vous diront que les clients prétendent désormais en savoir plus qu'eux-mêmes grâce à Internet et ne viennent chercher chez eux qu'une confirmation.
Vous avez dit enseigner non l'histoire de tous les élèves, mais celle apprise par tous les élèves. Lorsque je présidais le conseil régional de Lorraine, je n'ai jamais imposé l'apprentissage de l'histoire lorraine. Celle que tous apprennent, c'est l'histoire de France.
Enfin, quand on maîtrise bien les livres, Internet est formidable. Il est destructeur quand on ne maîtrise pas les livres.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Vous avez dit ne pas vouloir utiliser la langue de bois. Si la colonisation, les traites négrières, les flux migratoires sont enseignés, les nouveaux programmes laissent certains sujets au choix de l'enseignant, ce qui perturbe les législateurs que nous sommes. Opérer une distinction entre des points obligatoires et d'autres laissés à l'initiative de l'enseignant, dont le christianisme médiéval, n'est pas un bon signe pour notre République une et indivisible.
Avez-vous constaté que certains types d'enseignements, tels que l'histoire, étaient contestés ? Les heures dédiées à l'éducation civique, juridique et sociale (ECJS) servent-elles à compléter le programme et qu'en sera-t-il de l'enseignement moral et civique à la rentrée prochaine ? Enfin, qu'introduire dans les programmes pour assurer la transmission des valeurs de la République ?
Mme Christine Guimonnet . - Les contestations de certains enseignements existent, en histoire-géographie, mais aussi en sciences de la vie et de la terre ou en français. Il ne faut ni les généraliser, ni les minimiser. L'enquête que l'APHG a menée après les événements de janvier a révélé quelques problèmes. Un collègue a rapporté que dans une classe, un élève affirmait que la liberté d'expression l'autorisait à dire que le génocide arménien n'avait pas existé, un autre qu'il était interdit d'insulter le Prophète, et tous deux que les membres de Charlie Hebdo l'avaient bien cherché. Dans une autre classe, des élèves ont réagi contre ce qu'ils estimaient être les deux poids, deux mesures, appliqués aux catholiques et juifs d'une part, et aux musulmans d'autre part.
Des contestations liées au fait religieux peuvent se manifester par le refus d'entrer dans un bâtiment religieux lors d'une sortie scolaire à but culturel, ou lors de l'étude d'auteurs critiquant les religions tels que Voltaire, ou lors de cours sur la Shoah. Il faut faire comprendre aux élèves la différence entre les contenus médiatiques et la construction des programmes. La Shoah, étudiée pendant deux ou trois heures en classe de troisième, est très évoquée dans les médias, pour des raisons historiques et générationnelles. Il faut toujours répondre aux questions, même les plus dérangeantes, et rappeler la différence entre les savoirs scientifiques et les opinions.
Avant les attentats de janvier, nous avions mené, avec mes élèves, une longue étude sur l'antisémitisme, notamment par la caricature et les théories du complot, très répandues parmi les élèves. Ils ont pu comprendre que l'histoire est l'étude du temps long, et que l'antisémitisme, qui est aujourd'hui un délit, était une opinion il y a un siècle.
L'éducation civique est en général dispensée lorsqu'elle est confiée aux professeurs d'histoire-géographie mais il est possible qu'elle fasse l'objet d'un cours d'une heure en classe complète et que l'enseignant privilégie l'histoire-géographie pour les cours par demi-groupes, qui représentent deux heures. L'ECJS est devenue une variable d'ajustement pour combler les emplois du temps. Si elle est confiée à un professeur de mathématiques, il enseignera sa matière. Elle peut servir à courir après le programme, mais pas du tout systématiquement.
Les valeurs de la République ne sont pas naturelles pour tous les élèves. Je crois beaucoup à la valeur de l'exemplarité. Le téléscopage de l'enseignement avec les affaires Cahuzac ou Thévenoud a un effet dérangeant, parce que l'élève s'interroge sur ce « faites ce que je dis, pas ce que je fais ». La transmission des valeurs républicaines n'est possible que si l'exemplarité vient du sommet de l'État. On ne peut pas dispenser un catéchisme républicain, le chemin doit être parcouru des deux côtés. La République est indivisible, laïque, démocratique et sociale. Ce dernier mot, comme le préambule de la Constitution de 1946, est très oublié. Comment se reconnaître dans la République et dans la France quand on est renvoyé à des origines étrangères ? Arrêtons de parler de troisième génération d'immigrés : quand on est né en France, on est Français, un point c'est tout ! Comment faire France quand une partie des élites dénigre en permanence notre pays ? La France est pleine de potentialités. Nous devons prendre à bras le corps toutes les forces vives et donner à nos élèves espoir en l'avenir. La République est vivante !
M. Michel Savin . - Quelle est la place des parents dans le suivi quotidien des élèves ? Ont-ils été associés aux actions sur les événements de janvier au collège ? Quel est leur comportement vis-à-vis de l'éducation nationale ?
Mme Christine Guimonnet . - Les délégués de parents sont présents au conseil d'établissement ou au conseil de classe. Ils ne nous disent pas grand-chose lorsqu'on demande des remontées. Si nous voyons certains parents lors de réunions, d'autres ne viennent jamais : ils ont du mal avec l'école, ils projettent leurs mauvais souvenirs, alors qu'elle n'est pas malveillante. Nous ne refusons jamais de discuter avec les parents, bien qu'il puisse être difficile de les contacter, en cas d'absentéisme par exemple. Il faut les associer, mais la rencontre doit être mutuelle, dans un rapport de confiance, afin d'éviter trop d'intrusion dans le contenu des cours.
Au lycée, nous n'avons pas associé les parents aux actions de janvier, mais des élèves ont effectué des démarches spontanées, pour coller des affichettes par exemple. Je leur ai laissé un espace d'expression. Certains ont esquissé des caricatures. Regardez ce poing levé dessiné par une élève de terminale sur un poème :
« Tu exploites le royaume de nos peurs
« Pour en devenir le dictateur,
« N'oublie pas, l'espoir émerge du noir
« Et la douleur n'est pas une victoire...
Voilà une réflexion ! Certains élèves musulmans ont été très choqués, la limite entre islam et islamisme étant évidente pour eux. Nous avons aussi des élèves ouvertement salafistes.
S'agissant des projets de programme, ils seront soumis à consultation auprès des enseignants. Chacun doit répondre individuellement, une synthèse ne relayant pas les ressentis personnels. Il nous faut des programmes réalistes, non des carcans, qui évitent les prescriptions pédagogiques normatives. Les attitudes infantilisantes à notre égard doivent cesser. Toute classe est particulière et nous devons disposer de liberté pour être inventifs. Un sujet laborieux en classe peut être traité en sortie scolaire.
Une expression telle qu'« au choix de l'enseignant »n'est pas claire. Il est important de pouvoir parler de tout. L'islam a toujours été enseigné en cinquième. L'année d'avant, on enseigne la naissance du christianisme. Il est aussi important de travailler sur les sociétés contemporaines médiévales. Aujourd'hui, on est étouffé par l'histoire contemporaine. On oublie trop à quel point l'histoire ancienne et l'histoire médiévale sont intellectuellement formatrices. C'est là que se mettent en place tous les soubassements.
Travailler sur l'histoire, c'est travailler sur les héritages, à la fois dans le temps court, le temps moyen et le temps long. Pour cela, il faut justement du temps, ménagé par une certaine souplesse dans l'application du programme. On ne peut pas demander aux enseignants de faire preuve d'exigence et mettre en avant la trop grande complexité d'un sujet.
Un exemple : il est impossible de donner un cours sur le Proche-Orient, région compliquée s'il en est, sous la forme du Reader's Digest . Il faut s'appuyer sur des cartes, distinguer les peuples, les religions, les langues, ce millefeuille qui constitue le Proche-Orient. Ensuite, on peut aborder les conflits, dont la région est riche. Il est nécessaire de réfléchir aux programmes de manière plus fine.
M. Guy-Dominique Kennel . - Vous vous exprimez avec une passion qui ne semble pas toujours partagée par vos collègues enseignants. J'ai été surpris de vous entendre prôner un enseignement plus instinctif, plus intuitif. Comment cela peut-il s'articuler avec les nécessaires méthodes pédagogiques ?
Vous avez également qualifié les programmes de corset, de carcan, et appelé à davantage de souplesse. Or une éducation nationale implique des instruments nationaux et une évaluation, et non un enseignement au bon plaisir du professeur. Où placez-vous cette souplesse ? Envisagez-vous un programme allégé qui laisserait à l'enseignant 30 à 40 % de son temps pour aborder des thématiques de son choix ?
Mme Christine Guimonnet . - Ce n'est pas le sens de mes propos. J'entends la souplesse comme une liberté de mise en oeuvre. Ainsi, l'ère de l'histoire-bataille est révolue, et les deux guerres mondiales sont davantage abordées sous l'angle culturel. Dans ce nouveau contexte, il n'est plus possible d'imposer une seule manière d'enseigner, même si les élèves doivent apprendre la même chose sur tout le territoire.
Le programme de classe de seconde prévoit une thématique obligatoire, l'Occident chrétien médiéval, et une question au choix, les sociétés et cultures urbaines ou les sociétés et cultures rurales. Toutefois, il est toujours possible d'aborder ces deux thématiques à travers des enseignements croisés. La liberté pédagogique est par conséquent une liberté de mise en oeuvre, et non un blanc-seing.
Ainsi, pour traiter le thème de l'immigration, je suis partie de l'histoire locale de la région où j'enseignais, la Picardie. Mes élèves ont découvert, à leur grande surprise, que le principal pays d'origine des immigrés en France a longtemps été la Belgique !
M. Gérard Longuet . - Maintenant, c'est le contraire !
Mme Christine Guimonnet . - J'ai ensuite élargi le propos, complété par une visite à la Cité de l'Immigration.
L'enseignant doit toujours répondre aux questions des élèves, sans prétexter un manque de temps. En terminale, il faut à la fois traiter le programme, finaliser les savoir-faire et la méthode de la dissertation et répondre aux élèves. J'ai l'habitude de terminer le traitement d'une question par une ouverture sur l'actualité : à la fin du cours sur l'Afrique, j'ai présenté l'évolution des relations entre la France et les pays africains. Là encore, la souplesse ne consiste pas à faire ce que l'on veut, parce que tous les élèves doivent avoir les mêmes connaissances.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Je vous remercie.
M. Claude
Berruer,
secrétaire général adjoint de l'Enseignement
catholique
( 28 mai 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Nous accueillons maintenant M. Claude Berruer, secrétaire général adjoint de l'Enseignement catholique.
Titulaire d'une maîtrise de lettres modernes, vous avez enseigné dans un collège public pendant un an, avant de rejoindre un établissement privé sous contrat, l'établissement Sainte-Marie-Saint-Dominique de Bourges, dont vous avez été nommé directeur en 1984. En 1991, vous avez été désigné pour occuper les fonctions de directeur diocésain de Bourges, avant de devenir directeur de l'interdiocèse du Berry-Loiret au début des années 2000 et d'être, en 2006, nommé secrétaire général adjoint national de l'enseignement catholique par la conférence des évêques de France. Responsable, devant les évêques, de l'orientation de l'enseignement catholique, le secrétariat général assure les relations avec les pouvoirs publics.
En janvier dernier, l'enseignement catholique a été associé par le ministère de l'éducation nationale, au même titre que l'enseignement public, à la grande mobilisation pour les valeurs de la République.
Dès le mois de février, anticipant la mise en place de l'enseignement moral et civique à la rentrée 2015, vous avez publié une contribution relative à la formation morale dans laquelle vous estimez que l'école doit être le lieu d'une appropriation responsable des valeurs par le développement du jugement critique.
L'enseignement catholique, qui scolarise aujourd'hui près de deux millions d'élèves en France, est un acteur majeur du système éducatif français. Aussi la commission d'enquête souhaitait-elle connaître votre point de vue sur la réalité des menaces qui pèsent aujourd'hui sur l'école et sur les solutions à y apporter pour la rétablir dans sa mission d'intégration et de formation des futurs citoyens.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Claude Berruer prête serment.
M. Claude Berruer, secrétaire général adjoint de l'Enseignement catholique . - La crise de l'école et, pour reprendre l'intitulé de votre commission, la perte des repères républicains sont le reflet d'une crise sociale plus globale. Plusieurs maux affligent l'école : l'individualisme, qui entrave la poursuite du bien commun ; le consumérisme ; l'hédonisme ; le relativisme, qui discrédite toute norme ; et enfin le communautarisme, qui s'oppose à l'universalisme républicain.
Il en résulte une crise de la parole, des relations entre parents, enseignants et élèves, du sens et de l'éthique, qui prend sa source dans une crise de la transcendance, c'est-à-dire l'oubli que nous vivons d'un héritage sur lequel nous devons construire le présent.
L'école du XXI e siècle doit naturellement s'adapter au temps présent et préparer les jeunes à l'avenir, en assurant leur insertion professionnelle. Mais elle doit le faire en restant fidèle à sa mission de transmission. Comme l'a rappelé Hannah Arendt, « la continuité d'une civilisation constituée ne peut être assurée que si les nouveaux venus par naissance sont introduits dans un monde préétabli où ils naissent en étrangers ». Notre responsabilité est d'installer ces nouveaux venus dans notre civilisation constituée.
Sans opposer anciens et modernes, nous devons nous demander comment former les adultes de demain en nous appuyant sur cet héritage reçu et sur notre patrimoine.
Voici ce qu'écrivait Régis Debray dans son rapport sur la laïcité rendu en 2002 :« Élargissement vertigineux des horizons et rétrécissement drastique des chronologies. Contraction planétaire et pulvérisation du calendrier. On se délocalise aussi vite qu'on se déshistorise. Un antidote efficace à ce déséquilibre entre l'espace et le temps, les deux ancrages fondamentaux de tout état de civilisation, ne réside-t-il pas dans la mise en évidence des généalogies et soutènements de l'actualité la plus brûlante ? » Rendre l'élève lucide et conscient vis-à-vis de l'actualité, telle est la mission de l'école, qui se fonde sur une mise en évidence des généalogies. L'école est le lieu du discernement.
Deuxième élément, la recherche de saines articulations dans la vie de l'école, la formation des acteurs et l'animation des classes. L'articulation entre bienveillance et exigence est la base de saines conditions d'apprentissage, où chacun se sent reconnu et respecté. J'ai souvent eu l'occasion d'échanger avec des élèves décrocheurs, qui sont amenés par un sentiment de marginalisation et d'exclusion à se mettre d'eux-mêmes en dehors de l'école. Mais il n'est pas de bienveillance sans l'exigence, qui rend possible l'autorité du maître.
L'articulation entre transmission et appropriation est tout aussi essentielle, puisque pour acquérir des savoirs et des valeurs, l'élève doit être acteur de son apprentissage. Cependant, la nécessaire autonomie doit se fonder sur l'enseignement de savoirs reconnus. Ainsi, la formation morale commence par l'énoncé de la loi, préalable à son appropriation. Autrement, l'enseignement paraîtra discrétionnaire et imposé de l'extérieur. Dans les établissements scolaires, cette articulation se décline autour d'un règlement et d'une charte. Enfin, dans l'acquisition des savoirs, elle se traduit par l'installation des fondamentaux, et l'association entre un enseignement qui transmet et le nécessaire croisement interdisciplinaire.
L'articulation entre identité et altérité prend un relief particulier à l'heure de la construction européenne, de la mondialisation et du pluralisme qui appellent une réouverture de l'école. C'est la capacité à dialoguer avec les autres tout en demandant une reconnaissance de sa propre identité. La laïcité rend cette articulation possible en favorisant une convergence vers un idéal universel et en construisant le vivre-ensemble.
L'articulation entre les responsabilités de l'école et celles de la famille, enfin. Il est légitime que les parents soient associés à la vie de l'école, mais celle-ci n'est pas la somme d'intérêts particuliers, et les associations de parents d'élèves ne sont pas des associations de consommateurs. L'école doit donner toute sa place à la famille tout en restant le lieu de la formation à l'universalité.
La dialectique entre transmission et appropriation repose sur un travail autour du socle commun de connaissances et de compétences. Mais le texte ne suffit pas : il faut que les équipes se l'approprient. Nous assistons à une croissance exponentielle des enseignements. Les sept disciplines du Moyen Âge sont devenues 8 000. À cela s'ajoute le flux d'informations déversé par les technologies numériques. Dans ces conditions, qu'est-ce que l'école au jour le jour ? Sur quel socle doit-elle reposer ? Le travail d'appropriation par les équipes éducatives est indispensable.
La rénovation de la formation des maîtres se poursuit. L'expertise disciplinaire fonde partiellement l'autorité du maître, mais elle est complétée par la gestion de la classe et de l'établissement, qui doivent être assurées en équipe. Il est indispensable de développer les capacités éducatives des maîtres, pour que les valeurs soient éprouvées dans une pratique régulièrement évaluée. Hélas !, la formation continue souffre de sous-financement depuis plusieurs décennies.
La co-responsabilité entre l'école et la famille est souvent évoquée à travers le prisme d'une prétendue démission de certains parents. Pour ma part, en tant que chef d'établissement, j'ai surtout rencontré des familles découragées et déconcertées. Que faire pour aider les parents à réinvestir leur responsabilité ?
Trop souvent, l'enseignant se sent isolé face à de nouveaux comportements de groupe. Pour y faire face, nous avons besoin d'équipes solidaires et d'un soutien de la hiérarchie aux enseignants. Le temps de service des enseignants doit être réorganisé pour ménager une place à la concertation et à l'élaboration des stratégies de formation.
Nous avons des textes qui fixent bien les missions de l'école, à commencer par le socle commun de connaissances et de compétences et le référentiel sur l'enseignement moral et civil. L'enjeu est la capacité du système éducatif à les mettre en oeuvre. Comment faciliter, par la formation et les nouveaux modes d'animation, le travail des enseignants et des équipes éducatives ?
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - De nombreuses personnes auditionnées par cette commission d'enquête nous ont fait part de mises en cause régulières, voire de contestations des principes républicains dans le cadre scolaire. L'enseignement catholique est-il confronté à ce type de phénomènes ? En particulier, avez-vous connu des incidents à l'occasion de la minute de silence en janvier ?
Dans une interview donnée au journal La Croix au mois de février, Pascal Balmand, secrétaire général de l'enseignement catholique, affirmait que« la formation morale relève moins de la transmission que de l'appropriation des valeurs républicaines ». Comment l'école peut-elle faciliter cette appropriation ? Quelle est la position de l'enseignement catholique sur le nouvel enseignement moral et civique, qui s'appliquera également aux établissements privés sous contrat à la rentrée 2015 ?
Plus généralement, que pensez-vous des mesures annoncées par la ministre de l'éducation nationale dans le cadre de la grande mobilisation de l'école pour les valeurs républicaines ? L'enseignement catholique est-il favorable à un renforcement de l'enseignement du fait religieux ?
Vous avez parlé de l'articulation entre l'école et la famille. Il est vrai que l'école ne peut pas tout ! Comment doit-elle et peut-elle associer les parents dans sa mission éducative ? L'enseignement catholique possède-t-il une expérience particulière dans ce domaine ?
M. Claude Berruer . - Il y a eu des incidents à l'occasion de la minute de silence, mais rien, à ma connaissance, de dramatique. Le déroulement de la minute a été d'autant plus facile qu'elle avait bien été préparée par des temps de parole. Là où la communauté éducative avait pris l'habitude de ces moments, par exemple avec le « quoi de neuf ? », bref commentaire de l'actualité en ouvrant la journée, le débat a pu s'ouvrir.
Vous avez cité les propos de Pascal Balmand sur la formation morale. Il est vrai que nous n'imaginons pas de formation sans transmission. Nous avons conçu un enseignement moral et civique autour de fiches présentant les notions fondamentales : la dignité humaine, l'égalité, la fraternité, la justice, la liberté... Ce sont des valeurs vécues au quotidien dans les écoles. La conscience morale est informée par la capacité à agir, à s'engager dans la classe. Elle s'applique également à notre enseignement : reconnaissons-nous la dignité des élèves même lorsque nous leur donnons un zéro, proposons-nous des tarifs solidaires aux familles ?
Le référentiel d'enseignement moral et civique conçu par le ministère, articulé autour de quatre notions - sensibilité, règle et droit, jugement, engagement - nous convient. La formation morale s'enracine dans la sensibilité de l'élève, en se fondant sur sa capacité d'indignation et sa conscience innée du bien ; la loi commune doit donner lieu à une appropriation non par la contrainte mais par la pédagogie ; la culture du jugement repose sur l'idée que former, c'est rendre l'élève capable de juger par lui-même ; enfin, la culture de l'engagement consiste à s'impliquer au lieu de tout attendre de l'État et de l'institution.
Nous souscrivons aux objectifs de la mobilisation de l'école décidée en janvier. Notre centre de formation accueille aujourd'hui 200 personnes ayant participé aux journées nationales organisées par l'éducation nationale sur la laïcité. Nous avons, avec le budget dédié par le ministère, mis en place un plan de formation des chefs d'établissement. À partir du mois de novembre, les valeurs de la République, de la laïcité, de l'appropriation des savoirs seront expliquées dans soixante lieux de formation.
Sur la question du fait religieux, je vous renvoie au site dédié « Enseignement et religions ». Nous sommes favorables à la distinction entre la part de la formation qui inclut toutes les traditions, sans privilégier le catholicisme, et la formation spécifiquement catéchétique que, par vocation, nous apportons à nos élèves. En somme, nous invitons nos élèves à faire la part du savoir et du croire.
Quant aux relations entre l'école et la famille, nous estimons que les associations de parents ne doivent pas se préoccuper que de la défense de leurs enfants. Ils sont membres de la communauté éducative, à travers leur participation aux différentes instances de l'établissement.
On exprime souvent le sentiment que certains parents sont démissionnaires ; mais sont-ils réellement en mesure d'accompagner leur enfant et de suivre leur travail ? Pour pallier ces manques, certains établissements convient les parents pour les initier à ce suivi ; des kits, élaborés par une association de parents, abordent des thématiques telles que comment exercer l'autorité, la relation aux écrans, ou encore la formation à l'effort. Parents et enseignants sont co-responsables, chacun dans son domaine. Les parents ne sont pas des enseignants pour leurs enfants, pas plus que les enseignants ne sont des parents pour leurs élèves.
Lors d'une réunion avec des parents précaires organisée par ATD Quart Monde, j'ai entendu une femme déclarer qu'elle ne pensait pas avoir de légitimité à rencontrer les enseignants car « c'étaient eux les intelligents ». Peut-être pensait-on alors que ces parents étaient démissionnaires... Plutôt que de porter des jugements sur ces familles, mettons en oeuvre des stratégies pour les atteindre toutes.
Mme Françoise Laborde, présidente . - L'affichage de la charte de la laïcité dans vos écoles n'est pas obligatoire. Quelle est votre perception de cette charte ?
Mme Marie-Annick Duchêne . - J'ai été très attentive à vos propos sur le travail en amont, ainsi qu'aux initiatives que vous rapportez pour rapprocher les parents, afin qu'ils comprennent ce que l'on attend d'eux. Les enseignants qui ne comptent pas leur temps sont-ils rémunérés pour ces actions ?
Mme Marie-Christine Blandin . - J'ai été très sensible à vos propos sur l'appropriation des valeurs de la République et leur épreuve par le vécu au plus près des situations concrètes. En tant que membre du conseil supérieur des programmes, je me félicite de vos initiatives pour faciliter la mise en oeuvre du socle commun. De quelles facilités dispose-t-on pour cela dans vos établissements et ce temps existera-t-il dans les autres écoles de la République ?
M. Claude Berruer . - Nous ne sommes aucunement opposés à la charte de la laïcité, mais au moins deux de ses articles ne s'appliquent pas à nos établissements : nos maîtres, qui ne sont pas fonctionnaires, ne sont pas soumis à l'obligation de neutralité, et l'interdiction des signes religieux ostentatoires n'a pas de raison d'être dans les établissements privés sous contrat. Il était difficilement concevable de l'afficher telle quelle dans nos établissement.
Contrairement au secteur public, nous avons l'habitude de recevoir les familles et les enfants au moment de l'inscription dans nos établissements. Plutôt que de leur donner un document supplémentaire à signer, nous envisageons, dès le printemps prochain, de leur présenter pendant cet entretien un document rappelant les fondements de la laïcité. Nous finalisons avec le ministère un texte de quelques paragraphes inséré dans le projet éducatif.
Quant à la rémunération des activités, les enseignants bénéficient d'aménagements pour proposer des temps de concertation ou des journées pédagogiques. Les indemnités pour mission particulières (IMP) faciliteront la concertation entre collègues. Il serait toutefois opportun d'institutionnaliser un temps de concertation au niveau national, comme dans le premier degré : le travail d'équipe sans moyens associés est peu mobilisant.
Nous avons commencé à travailler sur le socle commun avec nos responsables d'animation diocésaine et à programmer des sessions de formation. Un grand nombre de sessions de formation et de journées pédagogiques en 2014-2015 seront naturellement consacrées à l'appropriation du socle.
Mme Marie-Annick Duchêne . - Considérez-vous l'autonomie réelle dont bénéficient les établissements privés sous contrat comme une force ou estimez-vous que cette autonomie ne doit pas être exagérée ?
M. Claude Berruer . - C'est une force revendiquée. Le contrat d'association n'est pas passé entre l'État et l'enseignement catholique dans son ensemble, mais entre l'État et chaque établissement, qui bénéficie d'une autonomie juridique.
L'établissement se fixe des objectifs, une stratégie, des indicateurs de réussite associés à une évaluation interne et externe. Cette autonomie n'a de sens qu'associée à la responsabilité. Il faut l'articuler au maintien d'une culture du contrôle et de la régulation.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Je vous remercie.
M. Éric Debarbieux,
auteur de l'ouvrage
Les dix commandements contre la violence à
l'école
(2008)
( 28 mai 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Nous recevons maintenant M. Éric Debarbieux, auteur de l'ouvrage Les dix commandements contre la violence à l'école (2008).
Comme le Bureau de la commission d'enquête l'a décidé, cette audition sera captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié dans le Recueil des travaux des commissions, accessible en version papier et sur le site Internet du Sénat.
Vous avez commencé votre carrière, monsieur Debarbieux, en tant qu'éducateur spécialisé à Tourcoing, avant de travailler comme instituteur spécialisé en institut médico-pédagogique puis en section d'éducation spéciale. Titulaire d'un doctorat en philosophie, vous êtes actuellement professeur de sciences de l'éducation à l'université Paris-Est Créteil. Vous êtes également délégué ministériel chargé de la prévention et de la lutte contre les violences en milieu scolaire, directeur de l'Observatoire universitaire international de l'éducation et de la prévention, et membre du conseil d'orientation de l'Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales. Spécialiste des questions de violence à l'école, vous avez fondé en 1998 l'Observatoire européen de la violence, devenu, en 2004, l'Observatoire international de la violence, et vous avez été chargé, en 2011, par le ministre de l'éducation nationale, de la jeunesse et de la vie associative, M. Luc Chatel, d'une mission sur le harcèlement scolaire.
La question de la violence à l'école interpelle toute la communauté éducative. Elle représente une forme de négation des valeurs de tolérance, de respect et de dialogue que l'école de la République veut transmettre. C'est à ce titre que notre commission a souhaité vous entendre, pour qu'à la lumière de vos recherches, vous éclairiez notre réflexion sur les solutions à apporter pour aider l'école à rester le creuset de notre République.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Debarbieux prête serment.
M. Éric Debarbieux . - Je suis honoré de votre invitation à m'exprimer sur un sujet important pour la République et son école. Il n'est pas facile pour moi de dire en quelques mots combien il m'a occupé, tant par des expériences de terrain que par un travail de recherche mais aussi d'accompagnement des politiques publiques. Comme vous l'avez rappelé, une mission m'avait été confiée par Luc Chatel et Vincent Peillon m'a ensuite nommé délégué interministériel, preuve que la reconnaissance d'un travail scientifique peut transcender les clivages politiques. J'indique que je quitterai mes fonction de délégué à compter de septembre, pour retourner sur un important projet de terrain, qui concernera une quarantaine de sites de la politique de la ville, pour mettre en place des actions de prévention et de remédiation de la violence à l'école. Je suis certes un chercheur, mais un chercheur de terrain, un terrain que je n'ai jamais quitté - j'étais la semaine dernière à Lille, avant-hier à Lens, et je serai bientôt à Marseille, dans des collèges.
J'appuierai mon propos liminaire sur deux rapports que j'ai remis au Premier ministre, l'un, en 2012, intitulé L'école, entre bonheur et ras-le-bol. Enquête de victimation et climat scolaire auprès des personnels de l'école maternelle et élémentaire , et l'autre, en 2013, pour le second degré : Enquête de victimation et climat scolaire auprès des personnels du second degré. Ce sont, à ma connaissance, les seules recherches quantitatives d'importance menées sur la question, et les seules bases de données construites à partir de ce que déclarent les personnels : ces enquêtes ont été menées, respectivement, auprès de 12 000 personnels du premier degré, et de 22 000 personnels du second degré.
Il est important, sur ces sujets, de se garder à la fois de l'exagération et de la dénégation. On voit parfois manipuler quelques faits divers qui servent à présenter l'école comme un lieu sans foi ni loi où les enseignants ne consentent plus à entrer dans leur classe sans être accompagnés de policiers. Ce n'est pas la réalité. Quand on interroge les personnels sur leur perception du climat scolaire, et que l'on amalgame des indicateurs comme leur bien-être au travail, leurs relations avec les autres membres du personnel, avec les élèves et les parents, leur sentiment de sécurité, pour bâtir ce que j'appelle un indice de climat scolaire, on se rend compte que près de 90 % de ceux du premier degré se sentent bien à l'école et dans leur métier. Ce taux est un peu moindre dans le second degré, mais reste tout de même de 80 %. Il est bon de le rappeler, comme je l'ai fait, pour ce qui concerne les élèves, dans un rapport qui a été à l'origine des Assises nationales contre le harcèlement, intitulé A l'école des enfants heureux, enfin presque . C'est sur cet « enfin presque » qu'il faut lutter, dans une optique d'égalité sociale, profondément républicaine.
Il existe bien sûr de grandes différences entre les perceptions qu'ont les personnels de leur métier et du climat scolaire, selon la fonction occupée. Ainsi, 53 % des personnels de direction déclarent que le climat social dans leur établissement est très bon ou excellent. Mais les enseignants des classes spécialisées ne sont plus que 7,6 % à le dire, et ceux qui enseignent dans les filières générales, 13,8 %. Parmi ces derniers, 30 % jugent que le climat scolaire de leur établissement est mauvais et 40 % pour ceux qui enseignent en classes spécialisées. Cela pose de vraies questions et demande à être interprété. Faut-il considérer qu'un tel écart témoigne d'un éloignement des personnels de direction, qui ne font pas classe et sont trop laxistes, comme on l'entend parfois dire ? Je crois plutôt, et ma conviction se fonde sur de nombreuses enquêtes de terrain, que c'est l'identification à l'établissement qui fait la différence. Celle des personnels de direction est très forte, quand les enseignants s'attachent plus à des questions liées à leur discipline qu'à la dimension collective de l'établissement. C'est là un vrai problème, et qui n'est pas sans effets sur certains débats d'actualité.
La victimation reste également très marquée par l'inégalité sociale, et beaucoup plus parmi les personnels que parmi les élèves. C'est une constante mondiale ; les recherches de Denise Gottfredson aux États-Unis rejoignent en cela les miennes. Dans les 10 % des établissements les plus défavorisés, on a quatre fois plus de risque d'être victime d'un fait de violence que dans les 10 % des établissements les plus favorisés. Dans l'éducation prioritaire, le risque d'être agressé est deux fois supérieur qu'ailleurs. Les variables socio-économiques expliquent, pour les élèves, 20 % de la variance de victimisation entre établissements, près de 50 % pour les personnels.
On est là au coeur du débat actuel, qui n'est, au reste, pas nouveau - j'avais déjà, en 1995, publié un article sur le sujet. Il existe une réelle coupure entre l'école et certaines populations. On peut, certes, en faire une interprétation totalement négative, et considérer que les enseignants se comportent dans leur école comme d'horribles coloniaux qui ne pensent qu'à punir de pauvres petits enfants innocents, mais ce n'est pas en tenant ce type de propos que l'on reconstruira la République. Il faut examiner de près cette coupure, qui n'est pas tranchée. Il existe des établissements qui, malgré une donne sociologique difficile, résistent, voire se développent, et ont montré leur capacité à « faire école », à faire sens pour leurs élèves et leurs personnels, et à créer un sentiment d'attachement. « Mon école de ma République », tel sera le titre de mon prochain livre, car pour moi, les valeurs de la République sont certes universelles, mais elles doivent se transmettre concrètement, sur le terrain, par un sentiment d'appartenance.
Il existe de ce point de vue, en France, de grandes disparités territoriales, qui sont liées à la façon dont on affecte les personnels, dont on les forme, aussi. Quand, dans un établissement de la banlieue parisienne, 60 % des personnels sont de très jeunes enseignants que l'on catapulte dans un lieu qui ne suscite en eux aucun sentiment d'appartenance et où ils ne connaissent personne, on crée inévitablement des difficultés. La France est le seul pays au monde à nommer ses personnels à l'échelle nationale. Ce n'est pas sans conséquences. Je me suis récemment rendu dans un collège situé dans un quartier très difficile, très sensible, très« multiple », dirai-je. J'y ai été accueilli par une enseignante et ses élèves qui m'ont conduit, sachant que j'ai travaillé sur le harcèlement, jusqu'à leur atelier de travaux manuels, mis en place par un parent d'élèves, qui est menuisier et fait partie de ce que l'on appelle les minorités visibles. Ils y ont construit un arbre où ils ont logé un petit singe qui prend le contre-pied des trois singes dits de la sagesse qui se bouchent les yeux, les oreilles et la bouche. « Je vois, j'entends, je parle », voilà ce qu'il veut signifier. Et ces jeunes élèves vont promener leur arbre dans les écoles primaires alentour, pour rassurer les enfants qui vont entrer au collège et leur dire que l'on y fait attention à eux. J'ai cité cette anecdote pour montrer que dans un collège populaire, il peut exister un fort sentiment d'appartenance.
On a assisté, à la fin des années 1990, à une vraie mutation du climat scolaire, liée, dans certains lieux, à une forme de délinquance que le magistrat Denis Salas a analysée, à juste titre, comme une délinquance d'exclusion, anti-institutionnelle, dont les premières victimes n'en sont pas moins ceux qui y vivent. L'opposition à l'école est devenue, pour certains élèves, une vraie difficulté, y compris dans leur vie.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Vous avez eu un parcours professionnel très riche, qui donne légitimité à votre propos. Vous vous êtes tôt intéressé à la violence à l'école, et votre expertise nous sera précieuse.
Constatez-vous une dégradation du climat scolaire, et les valeurs républicaines vous paraissent-elles suffisamment inculquées et appliquées à l'école, notamment s'agissant de l'égalité entre filles et garçons ?
Certains enseignants que nous avons entendus ont déploré le recours, selon eux excessif, aux commissions éducatives plutôt qu'au conseil de discipline et estimé que les sanctions actuelles n'étaient pas assez dissuasives pour les élèves. Qu'en pensez-vous ?
Comment rétablir l'autorité des enseignants et mettre fin aux problèmes de discipline mis en évidence par les enquêtes internationales ? Vous prônez la médiation par les pairs, et venez de nous en donner un exemple avec votre parabole de l'arbre. Quelles sont, selon vous, les conditions de sa réussite, sachant que, dans certains quartiers, le rôle qu'on a vu jouer aux« grands frères » en montre peut-être les limites ? Quel doit être le rôle d'accompagnement des adultes ? Comment parvenir, je ne dirai pas à créer une« communauté » éducative, car je ne suis pas sûr que le terme soit approprié, mais à faire travailler ensemble chefs d'établissement, enseignants et conseillers principaux d'éducation, tout en associant les parents, qui ont un rôle fort à jouer, car l'école ne peut pas tout ?
M. Éric Debarbieux. - Le climat s'est-il dégradé ? C'est une question que l'on me pose depuis longtemps, dès mes premières enquêtes de victimation, en 1991. « Est-ce que la violence augmente ? » : voilà le marronnier des médias. Les enquêtes montrent que la dégradation n'est pas aussi importante qu'on l'imagine. En tout cas, pas partout. Il est vrai qu'entre les années 1980 et le début des années 2000, il y a eu des évolutions, mais qui restent variables. Cette période a été marquée par deux mutations. Celle qui a vu apparaître, tout d'abord, une violence d'exclusion, dont la caractéristique est d'être collective. Ce phénomène n'est pas général, mais il existe : il ne faut pas être dans la dénégation. Comme délégué ministériel, j'ai mis en place, avec la gendarmerie nationale, des stages sur la gestion des crises paroxystiques. Mais il ne faut pas non plus oublier que 95 % des faits de violence ne viennent pas de l'extérieur, et que ce n'est pas en repliant l'établissement sur lui-même que l'on va régler les problèmes. Dans mes premières enquêtes, 6,5 % des élèves disaient avoir été rackettés. Dans les enquêtes récentes, ce chiffre n'a pas varié. Il y a, cependant, une vraie différence. À la fin des années 1990, quand on demandait aux élèves s'ils avaient eux-mêmes racketté, 3 % d'entre eux répondaient positivement ; ils sont aujourd'hui 9 %. Dans un collège des quartiers nord de Marseille, j'ai trouvé un début d'explication. Les élèves m'ont clairement dit que l'on rackette à plusieurs, groupe contre groupe, avec tous les risques que cela entraîne pour la cohésion, car pour qu'un groupe se sente le plus fort, il faut qu'il trouve des plus faibles.
Même chose du côté des personnels. Les enquêtes menées par l'éducation nationale autour des années 2000 avaient montré une certaine augmentation des agressions - essentiellement verbales, rappelons-le - contre les CPE ou les enseignants, mais dans des zones bien circonscrites, celles où l'égalité républicaine n'est pas réalisée. Ce qui signifie que ce mouvement n'est pas fatal. Il n'y a pas de« classes dangereuses », mais des lourdeurs sociologiques, importantes à prendre en compte.
La deuxième mutation en cours est liée à la cyberviolence, qui donne des capacités immédiates de violence symbolique et verbale. Je suis membre, comme expert, du Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes. L'analyse est difficile à conduire, car on a souvent tendance à considérer a priori les filles comme des victimes, au risque de ne plus voir que les principales victimes de la violence à l'école sont en réalité les garçons. Certains masculinistes n'hésitent pas à faire une panacée de la restauration de l'autorité. La réalité est beaucoup plus complexe. Un garçon qui se persuade que pour être « un vrai mec », il doit se battre et qu'être puni est une gloire est susceptible de devenir un adulte maltraitant. Pour les filles, les choses sont un peu différentes, comme le montrent les enquêtes de Catherine Blaya, de l'université de Nice. Elles sont plus souvent victimes et agresseurs dans la cyberviolence, précisément. Comme si elles trouvaient, derrière leur écran, un sentiment de technopuissance qui serait comme une revanche des faibles.
Commissions éducatives versus conseil de discipline ? Je puis vous dire, comme médiateur auprès des équipes, que la cause essentielle des conflits entre direction et équipe enseignante tient à ce souci d'exclure les plus difficiles. Ma position est nuancée. Le pire, comme je le dis à mes étudiants, est de ne rien faire. Ce qui ne veut pas dire qu'il faut monter systématiquement au créneau. La délégation a beaucoup travaillé sur ces questions, qui ont donné lieu à un guide de la justice réparatrice. Le problème, c'est que personne, sur ces questions, n'est formé. Bien souvent, les jeunes instituteurs ne savent pas que la seule punition autorisée en maternelle est l'isolement de l'enfant, mais en présence du professeur. Mais que faire, alors, des autres enfants ? On manque, sur ces sujets, d'une vraie doctrine. Si on avait des établissements dotés de vrais éducateurs, engagés dans un vrai projet, construit avec l'enfant et les parents, de réinsertion des élèves difficiles dans un établissement ordinaire, on pourrait voir l'exclusion comme une solution. Mais la difficulté, ainsi que le montre l'enquête de victimation, c'est que 36 % des personnels du premier degré déclarent avoir des problèmes fréquents ou très fréquents avec des élèves gravement perturbés. Il faut en tenir compte, et ne pas les considérer comme des gens qui ne pensent qu'à exclure. Il y a là un vrai problème éducatif. Le législateur a beaucoup oeuvré pour l'inclusion de tous dans l'école. Mais il faut un réel accompagnement. Est-il normal que les personnels chargés d'accompagner les enfants les plus fragiles, je pense par exemple aux auxiliaires de vie scolaire, soient des personnels précaires ? Dans d'autres pays, ce sont les personnels les mieux formés - je pense, par exemple aux « support teachers ». Il faut avancer sur ces questions, ainsi que l'ont fait d'autres pays, comme le Québec, car elles vont devenir centrales dans les années à venir.
Rétablir l'autorité ? C'est un voeu pieux. L'autorité n'est réelle que quand elle est légitime. Je suis persuadé que l'on ne rétablira pas l'autorité en excluant. Les élèves qui paraissent les plus difficiles ne sont pas forcément les organisateurs du désordre à l'intérieur de l'établissement. Le sociologue Christian Bachmann l'a bien montré. Quand on renvoie un élève, un lieutenant vient aussitôt prendre sa place. Cela est particulièrement vrai quand on touche à des questions de délinquance, comme celle du narcotrafic. Les travaux de Jacques Pain l'ont montré il y a longtemps déjà, les intrusions qui peuvent provoquer une crise paroxystique dans une école sont très souvent le fait d'anciens élèves qui ont été « mal »renvoyés et qui reviennent se venger.
Je suis plutôt partisan des sanctions réparatrices, au service de la communauté. Il ne s'agit pas, bien évidemment, d'humilier l'élève en lui faisant balayer la cour. Je pense au cas d'un jeune adolescent de 16 ans qui avait agressé son professeur, lequel, après une interruption temporaire de travail, est tombé dans une dépression grave. Que propose le juge à ce gamin, scolarisé dans l'enseignement spécialisé, qui est désocialisé et sait à peine lire ? Une peine alternative, consistant à accompagner un car de police parisien dans ses maraudes auprès des sans domicile fixe (SDF). Le gamin n'a plus jamais fait d'écart. Je cite là l'exemple extrême d'une agression, alors que l'essentiel de la violence à l'école est fait de petites violences verbales, mais c'est ce type de réponse qu'il faut développer : une justice réparatrice au quotidien. Or, les enquêtes montrent que 30 % des élèves punis ont encore des lignes à copier. C'est interdit depuis 1895 ! Ou bien qu'il y a encore des punitions collectives. Quoi de mieux pour monter les élèves contre le prof et l'établissement ! Quand le droit affirme que nul ne peut être puni pour une faute qu'il n'a pas commise, comment l'élève le comprendra-t-il ? Il y a beaucoup à inventer, car on n'arrivera à rien si l'on en reste à la sanction automatique de l'exclusion. Ce qui ne veut pas dire que certains enfants ne doivent pas être exclus, à condition que leur retour soit prévu. Pour avoir été éducateur dans ce que l'on appelait autrefois les foyers de semi-liberté, je sais combien il est difficile de tirer ces jeunes de là.
La médiation par les pairs peut être une pratique intéressante, à condition qu'elle reste une pratique préventive et ne serve pas à traiter les problèmes importants. Les adultes n'ont pas à déléguer aux élèves le soin de faire leur travail ; ce serait une cause d'échec. Une telle médiation ne peut fonctionner, ensuite, qu'avec un accord total de l'équipe, prête à s'investir et à se former. Or, ce n'est que très rarement le cas. J'avais nommé, à la délégation, une enseignante du second degré sur ces questions. Oui, la médiation par les pairs a son intérêt, de même que d'autres pratiques, comme la pédagogie coopérative, mais le vrai problème tient à l'implantation des programmes. Les méta-analyses montrent que certains programmes, y compris comportementaux, donnent des résultats, mais à condition que l'équipe soit mobilisée et le climat scolaire favorable. Cela compte plus, à la limite, que le programme lui-même. Même un programme mal ficelé, pour peu que l'équipe soit mobilisée, peut avoir un effet placebo palpable.
S'attaquer aux problèmes de violence à l'école requiert des stratégies de contournement. Il faut certes, sur des problèmes comme le harcèlement, des stratégies directes : sensibiliser, former, progresser dans la prise en charge des victimes. Mais si l'on veut faire reculer la violence à l'école, il faut aussi travailler à construire des établissements humains, avec de vraies équipes. Cette approche par le climat scolaire est une vraie nécessité. Nous y travaillons de près. Nous avons, dans 24 académies sur 30, créé des groupes spécialement dédiés à cela. Mais il est vrai que ce n'est pas facile, car on touche là à la conception qu'ont beaucoup d'enseignants de leur métier. Leurs préoccupations sont centrées sur leur discipline, et ils voient cela comme un travail en plus, qui les en détourne. Mais ce n'est pas le cas : le lien entre climat scolaire et qualité des apprentissages est démontré. En mathématiques, c'est la relation à l'enseignant qui constitue le premier facteur de la réussite. Alors que c'est la discipline qui paraît la plus abstraite, c'est pourtant celle qui est la plus sensible à ce facteur. J'ajoute qu'alors que l'on se heurte de plus en plus à une violence collective, on ne peut pas réagir seul. C'est un principe de base de la criminologie. On n'arrive à rien quand on se trouve seul face à un groupe hostile, et on a toutes les chances d'être pris pour bouc émissaire. Il y a là un vrai travail de formation à faire, et une réflexion idéologique à mener. Si l'on continue, en France, à s'empailler, comme on dit dans le Midi, sur l'enseignement du latin et du grec, on n'y arrivera pas.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Mme Blandin, qui a dû nous quitter pour se rendre au Conseil supérieur des programmes, m'a chargée de vous poser une question. La loi pour la refondation de l'école prévoit la formation des enseignants aux techniques de médiation et de résolution non violente des conflits. L'État veille-t-il à ce que les ÉSPÉ fassent figurer cette formation dans leurs maquettes, comme cela est le cas à Caen ?
J'ai, pour ma part, une question sur la cyberviolence. Vous avez dit que les filles en étaient à la fois victimes et utilisatrices. Dans quelles proportions ?
Vous avez insisté sur les différences entre établissements, selon leur implantation mais aussi le climat qui y règne. Avez-vous des suggestions concrètes pour remédier à ces différences ?
Mme Marie-Annick Duchêne . - Merci de votre exposé concret, qui propose une méthode de conduite indispensable à retenir. Vous avez insisté sur les inégalités territoriales, qui compliquent la recherche de solutions. Cela étant, y compris dans les zones réputées tranquilles, il existe, à la sortie des écoles, racket et violences sur lesquels règne, parmi les élèves, l'omerta.
M. Éric Debarbieux . - Mme Blandin m'interroge sur la formation des enseignants au sein des ÉSPÉ. C'est une question terriblement complexe. La délégation a formulé des recommandations précises, mais il demeure un réel problème, qui tient à la gouvernance des ÉSPÉ et au lien entre éducation nationale et enseignement supérieur. On voit, au sein des ÉSPÉ, se reproduire le conflit entre ceux qui s'attachent aux disciplines et ceux qui s'attachent à la pédagogie. C'est lunaire et jurassique. De même que certains pensent que l'autorité est « naturelle », alors qu'elle se construit, il en est pour penser que le travail en équipe serait naturel, et que l'idée même qu'il faudrait travailler au bien-être des élèves pour les aider à apprendre irait à l'encontre du savoir. Il existe, dans les ÉSPÉ, un tronc commun, où entre, comme le veut la loi, la gestion des conflits, mais c'est un combat de tous les instants, en dépit des circulaires successives, pour parvenir à faire comprendre l'importance de ce type de formation.
La loi est novatrice, et répond à ce que réclament à cor et à cri les enseignants, mais je crois qu'il faut s'employer, comme j'entends le faire dans les années à venir, à organiser de la formation sur sites. Il faut aussi trouver les formateurs, et ce n'est pas simple. Il en va de même que pour le harcèlement : voilà quatre ans que nous nous démenons pour former des formateurs qui pourront se rendre dans les établissements. Il y en avait peu à l'éducation nationale, quand il en existe dans les mouvements d'éducation populaire, les associations, les mouvements d'éducation à la paix, que connaît bien Mme Blandin. Nous avons fait en sorte que ces associations organisent une formation spécifique à la gestion des conflits à l'École supérieure de l'éducation nationale. Nous faisons donc des efforts, mais cela reste un combat, qu'il faut mener de façon aussi pragmatique que possible. Encore une fois, les victimes sont des victimes, elles ne sont ni de droite ni de gauche. C'est la construction d'une pensée multiple qui se joue dans cette problématique de la gestion des conflits. C'est là, dans ce multiple, qu'est la République. Je crois beaucoup, par exemple, à des pratiques comme celles des dilemmes moraux.
Je disais que l'on a tendance à considérer les filles comme des victimes, mais que ce sont les garçons, à l'école, qui sont victimes de la violence la plus brutale. S'agissant du problème spécifique de la cyberviolence, on constate que les filles exercent davantage que les garçons l'exclusion en ligne. Une étude menée par une de mes anciennes thésardes sur les punitions a montré que 80 % sont données à des garçons. « Je kiffe quand je suis puni, je suis un mec », voilà ce que lui a dit un élève qu'elle interrogeait. Les enseignants en ont conscience, sur le terrain. Il y a des élèves qui ont accumulé tant de colles que, si l'on veut monter d'un cran, il ne reste plus que l'exclusion. Si l'on ajoute à cela qu'il faut, dans certains endroits, attendre plus d'un an pour obtenir une consultation en pédopsychiatrie, on comprend que, pour un enfant en très grande difficulté il peut se passer, entre-temps, bien des choses.
Oui, j'ai des suggestions pour réduire les inégalités entre établissements. Vous avez raison de parler de méthode. Pour remédier à cette diffraction du sens qui traverse l'école de notre République, y compris entre les représentations de ce qu'est enseigner, éduquer, il faut une méthode. Nous tentons de généraliser, en coopération avec les équipes mobiles de sécurité, des enquêtes locales de climat scolaire et de victimation qui sont restituées aux équipes enseignantes. C'est une réalité qu'elles doivent regarder en face. L'idée est de localiser de plus en plus l'action, pour développer un sentiment d'appartenance. Cela passe aussi par la formation, non seulement en ÉSPÉ, mais aussi, comme je l'ai dit, sur site. Il s'agit de montrer que la transmission des valeurs de la République, cela se fait ici et maintenant.
Lorsque je fais des enquêtes de victimation auprès des personnels, 22,5 % de ceux du second degré répondent avoir été, à un moment de leur carrière professionnelle, harcelés, dont 60 % par d'autres membres du personnel. Parmi eux, 12 % disent l'avoir été depuis le début de l'année. Ce sont des chiffres supérieurs à ceux que l'on trouve chez les élèves. Il y a un vrai problème de direction des ressources humaines à l'éducation nationale, de bienveillance à l'égard des personnels. Tous les ministres qui s'y sont succédé en ont eu conscience. Songez que dans cette grande entreprise qu'est l'éducation nationale, il n'y a pas de médecine du travail. Il faut repenser la gouvernance de la machine.
Oui, il y a des inégalités territoriales. Les inégalités sociologiques justifient un certain nombre de classements. Que l'on ait deux fois plus de risques d'être victime dans l'enseignement prioritaire appelle des mesures particulières. Mais ce n'est qu'un facteur parmi d'autres. Parmi les élèves, 12 % sont victimes à répétition dans les zones d'éducation prioritaires, contre 8 % ailleurs. Cela ne veut pas dire que ces 8 % ne doivent pas être pris en compte. Mais il ne faut pas oublier non plus que 90 % des élèves disent n'avoir jamais eu de problème. Pour lutter contre le racket à la sortie des écoles, il peut être important et nécessaire de travailler avec la police, les équipes de sécurité, mais rappelons-nous que c'est avant tout en interne que les problèmes se posent, ce qui signifie que la solution est avant tout pédagogique. Mes propositions, au reste, ne valent pas que pour l'enseignement prioritaire. Ce n'est pas parce que l'air des montagnes est bon pour les asthmatiques qu'il est mauvais pour les autres, disait Fernand Oury. Le climat scolaire a son importance partout, y compris pour les élites.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Belle conclusion. Tout ce qui est expérimenté dans certaines écoles doit, en effet, pouvoir servir aux autres.
Ce que vous dites de la formation sur site est intéressant, mais je suppose qu'elle est réservée aux établissements qui le demandent, car on ne peut pas aller partout. Autre remarque : dans les établissements fragiles, il existe un fort turn over. On y met aussi beaucoup de contractuels. Si bien qu'il n'est pas dit que le bénéfice de la formation perdure.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Dans certains établissements aussi, le proviseur préfère ne pas signaler les difficultés, de peur d'être pénalisé dans sa carrière.
M. Éric Debarbieux . - Avant la formation sur site, c'est une formation initiale de qualité dont l'éducation nationale a besoin. Il est vrai que certaines difficultés peuvent être dissimulées, mais cela est beaucoup moins fréquent qu'auparavant. Aujourd'hui, on nous demande beaucoup, au contraire, d'intervenir, et nous manquons de monde pour le faire. L'éducation nationale est une grosse machine, ce qui suppose non seulement de former les nouveaux enseignants, mais aussi le stock de ceux qui sont en place.
Il est, surtout, une question clé sur laquelle on n'avance pas, car elle exigerait un bouleversement profond des psychologies et de la manière dont on gère les ressources humaines à l'éducation nationale. Envoyer comme on le fait des débutants peu ou pas formés dans les établissements les plus difficiles est criminogène. C'est une situation que tout le monde, droite et gauche confondues, dénonce depuis des dizaines d'années. La réforme récente des réseaux d'éducation prioritaire va dans le bon sens. Les enseignants ont désormais des heures de formation et de concertation prévues dans leur service, cela change tout, et c'est vers quoi il faut aller. Cela permet aussi de faire appel aux enseignants qui ont des savoir-faire en interne. La réforme dite Éclair, qui permettait aux proviseurs de certains établissements de recruter certains enseignants sur profil, allait aussi dans le bon sens. C'est un tournant que beaucoup de pays ont pris, et qu'il est vain de dénoncer comme un complot néolibéral contre l'école.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Merci de cette conclusion.
Mme Natacha Polony,
journaliste,
auteure de
École : le pire est de plus en plus
sûr
(2011)
( 28 mai 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Mes chers collègues, nous recevons Mme Natacha Polony, agrégée de lettres modernes, essayiste et chroniqueuse dans différents médias. Comme le bureau de la commission d'enquête l'a décidé, cette audition sera captée et diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié dans le Recueil des travaux des commissions , accessible en version papier et sur le site Internet du Sénat.
Agrégée de lettres modernes et diplômée de Sciences Po Paris, vous êtes chroniqueuse au Figaro depuis 2012 et à l'émission« Le Grand journal » sur Canal+ depuis 2014. Vous présentez également la revue de presse quotidienne sur Europe 1 depuis 2012.
Spécialiste des questions scolaires, vous êtes l'auteure de deux ouvrages sur l'échec du système scolaire français, le premier paru en 2007, intitulé « M(me) le président, si vous osiez... : 15 mesures pour sauver l'école », le second, en 2011, avec ce titre assez inquiétant « École : le pire est de plus en plus sûr ».
Dans ce dernier ouvrage, vous imaginez une école de 2020 toujours plus inégalitaire, incapable de transmettre des savoirs et de former des citoyens capables d'esprit critique. Au travers cette« fiction », c'est bien le fonctionnement de l'école d'aujourd'hui que vous semblez remettre en cause...
Dans plusieurs de vos chroniques, vous vous référez à Condorcet qui, selon vous, est le premier à avoir pensé l'école de la République.
À la lumière de votre réflexion sur l'école, vous pourrez sans doute nous éclairer sur les difficultés rencontrées par l'institution scolaire et les mesures qui pourraient être prises pour y répondre.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Natacha Polony prête serment.
Selon l'usage habituel, je vous propose de nous faire part de vos observations durant une dizaine de minutes, après quoi notre rapporteur, Jacques Grosperrin, et les membres de la commission qui le souhaitent pourront vous poser leurs questions.
Mme Natacha Polony . - Je remercie la commission d'enquête de m'avoir sollicitée car je considère que la transmission des valeurs républicaines par notre système éducatif représente un enjeu crucial.
Je suis journaliste spécialisée sur les questions de l'éducation et j'ai auparavant enseigné une année dans un établissement de l'éducation nationale puis neuf ans au sein du pôle universitaire Léonard de Vinci.
Une interrogation me taraude aujourd'hui : comment de jeunes gens ayant passé 12 ou 13 ans dans les établissements de l'éducation nationale ont-ils pu devenir des tueurs fanatisés tels que les frères Kouachi, Amédy Coulibaly ou Mohamed Merah, sans que nous n'ayons rien vu venir ?
Paru au début des années 2000, l'ouvrage collectif intitulé Les territoires perdus de la République racontait tout à l'avance, mais on n'a pas voulu entendre la parole de ces enseignants et le livre a été mis à l'index.
Personnellement, j'ai pu observer la redoutable conjonction de deux phénomènes que sont la généralisation de l'ignorance et la généralisation du renoncement.
J'ai été confrontée à l'ignorance, parfois presque revendiquée, d'étudiants incapables d'avoir une réflexion élémentaire sur des faits historiques de premier ordre.
J'ai observé le renoncement d'enseignants, réagissant aux exigences de leurs élèves, en allant demander conseil à un rabbin ou à un imam.
La charte de la laïcité ne résoudra rien, si l'école de la République ne parvient pas à nouveau à faire adhérer, non pas seulement les élèves d'ascendance étrangère, mais tous les élèves de France, futurs citoyens, à nos valeurs, à notre culture, à notre civilisation. Cela implique que nous retrouvions la mémoire de cette civilisation, qui tend à s'effacer, non pas tant pour ce qui a trait aux connaissances que pour ce qui concerne les pratiques et les usages.
Or, pour l'heure, les enseignants se refusent à faire cet effort, toute initiative allant dans ce sens étant envisagée sur le mode du soupçon.
L'éducation nationale n'est pourtant pas un service public, mais une institution dont les enseignants sont des fonctionnaires qui devraient s'investir d'une mission particulière de transmission des valeurs de la République. Pourtant la tentative d'introduire dans les concours de recrutement une épreuve intitulé « agir en fonctionnaire de la République » a suscité un tollé au nom de « l'indépendance des enseignants et de la liberté pédagogique ».
Nos enseignants, mal formés sur ces questions, se trouvent désemparés lorsque leurs élèves remettent en cause les valeurs de la République.
À l'origine véritable de l'école républicaine, Nicolas de Condorcet affirmait que la mission première de cette école était de transmettre le savoir universel qui libère, ce qui constitue l'inverse de l'endoctrinement.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Je tiens, madame, à vous remercier d'avoir accepté notre invitation. Votre parcours, non seulement d'enseignante mais également de journaliste, présente l'intérêt d'un double constat sur le terrain. Votre réalisme et l'acuité de votre regard sur l'éducation nationale et l'enseignement peuvent nous guider dans nos travaux. Vous rejoignez en cela le rejet d'Alain Finkielkraut du concept de l'ignorance qui permettrait l'émancipation. Un certain nombre de pédagogues ont posé les problèmes de l'éducation avec des mots tels que « révolution copernicienne » ou« mettre l'enfant au centre des savoirs »... Or ce sont les savoirs qui émancipent. Il est regrettable qu'il semble plus facile aujourd'hui, à un enseignant, plutôt que de dispenser un cours structuré, de faire chercher ses élèves pendant des heures, avec le constat, au final, que ces derniers se heurtent à un mur d'ignorance.
Vous affirmez que le rôle de l'enseignant est primordial dans le système éducatif. Nous souhaitons, la présidente et moi-même, mettre en place un code de déontologie à l'instar de celui applicable aux médecins pour consacrer l'engagement des enseignants vis-à-vis de leur métier. L'enseignement au niveau des écoles supérieures du professorat ne mériterait-il pas également une remise en question ?
Le diagnostic d'une perte d'autorité des enseignants vous parait-il justifié ? Si oui, comment l'expliquez-vous et comment y remédier ?
Dans votre livre « École : le pire est de plus en plus sûr », vous regrettez que l'école ne se concentre pas davantage sur l'apprentissage des savoirs fondamentaux. Comment, selon vous, peut-elle y parvenir ?
Plus généralement, quelles mesures pourraient être mises en oeuvre pour lutter contre « le pire »qui, à en croire le titre de votre livre paru en 2011, est de plus en plus sûr ?
Mme Natacha Polony . - La perte d'autorité des enseignants est une « vieille lune »qui fait régulièrement l'objet de pétitions de principe, de considérations abstraites. Il faut rétablir l'autorité des enseignants, mais l'autorité arbitraire d'hier ne peut plus, aujourd'hui, s'exercer sur des adolescents de 13, 14 ou 15 ans, pas plus que le châtiment corporel pour l'assurer, et nous ne les souhaitons pas pour notre école.
L'autorité découle naturellement de la clarté de la mission de l'enseignant. À partir du moment où un enseignant a conscience qu'il est dans une classe pour transmettre le savoir, parce qu'il sait, que l'élève, lui, ne sait pas et qu'il est fondamental qu'il apprenne, et parce que c'est sa liberté qui est en jeu, son autorité peut commencer à s'asseoir.
Il m'est arrivé d'entendre, au cours de ma formation en IUFM : « vous avez beaucoup plus à apprendre de vos élèves que vos élèves de vous ». On peut comprendre de manière abstraite qu'enseigner à des jeunes gens nous transforme, que c'est une expérience formidable et qu'il faut réfléchir à la beauté de l'enseignement, mais quand cette phrase s'adresse à de jeunes professeurs qui attendent de la part de leurs formateurs des réponses concrètes sur la manière d'enseigner, cette phrase est dramatique. Et je n'en ai cité qu'une parmi d'autres...
Je pense qu'il faut « réinstituer »le professeur dans toute sa dignité, en lui rappelant sa raison d'être. Cela suppose de recentrer sa mission de transmetteur des savoirs fondamentaux. Avec des pédagogies modernes comme le constructivisme, le professeur ne sert plus à rien.
J'ai le souvenir du président de la Fédération des parents d'élèves de l'enseignement public (PEEP), en 2000, qui expliquait que l'introduction des ordinateurs à l'école était une invention formidable permettant au professeur de se placer non plus en face de l'élève mais à ses côtés : « ils regardent dans la même direction, c'est la pédagogie de la "main sur l'épaule" ». C'est-à-dire que l'élève chemine seul et que le professeur, qui est présent non pas pour le guider mais pour intervenir de temps en temps, se transforme ainsi en animateur. Ce rôle d'animateur du groupe classe a été mis en avant par les IUFM, en leur temps. Rien de tel pour saper l'autorité des enseignants.
L'autorité d'un enseignant découle de la certitude de ce qu'est sa mission mais aussi de la qualité de son savoir. Ma fonction d'enseignante pendant dix ans m'a appris que le professeur devait posséder au décuple sinon au centuple les connaissances qu'il est censé transmettre. L'interdisciplinarité dont on nous parle depuis trente ans ne consiste pas à faire travailler sur deux disciplines en même temps. C'est la capacité d'un professeur à relier le savoir qu'il transmet à d'autres disciplines. Un professeur de français doit connaître l'histoire et la philosophie, un professeur de philosophie les sciences, un professeur de sciences doit s'être intéressé à la philosophie des sciences. C'est par cette qualité du savoir que l'autorité du professeur ne sera pas remise en cause.
Imposer un savoir dogmatique ne suffit pas, encore faut-il être en mesure de pouvoir expliquer. Mon expérience m'a également appris que les différences entre les notions de savoir, d'opinion, d'information, de sentiment, de vérité restaient à définir auprès de jeunes collégiens et lycéens, qui retiennent de la part du professeur l'expression d'une opinion parmi d'autres et non pas celle d'un savoir.
Dans la loi d'orientation sur l'école de 1989, l'article 10 met en valeur la liberté d'expression des élèves à l'école. Le Conseil d'État s'est appuyé sur cet article 10 pour expliquer, lors des premières affaires de voile, que le port du voile n'était pas incompatible avec la laïcité. À partir du moment où l'on considère que l'école est un lieu d'expression de la liberté de l'élève et non un lieu d'apprentissage de la liberté à travers le savoir, on fragilise tout l'édifice et par là-même le professeur qui ne pourra plus imposer son savoir car ce sera un savoir vérifié.
Comment se concentrer sur les savoirs fondamentaux ? En leur accordant de la place. Les problèmes d'échec scolaire au collège et au lycée, dont on constate l'étendue dès l'entrée en 6 e , et de rejet des valeurs de la République sont liés en partie à la réduction du temps scolaire - en trente ans, un élève de 3 e a perdu plus d'une heure de cours de français. Si certains savoirs fondamentaux ne sont pas acquis par les enfants dès l'école primaire, les professeurs de collège auront par la suite d'importantes difficultés à combler leurs lacunes.
Il est nécessaire de mettre en place une véritable recherche pédagogique, malheureusement plutôt sinistrée en France, l'Institut national de la recherche pédagogique ayant servi pendant des années à prôner des procédures idéologiques plutôt que de s'appuyer sur des recherches de terrain. Les méthodes de lecture syllabique, par exemple, sont reconnues actuellement par des spécialistes en neurosciences comme étant les plus efficaces chez les enfants issus de milieux défavorisés. Pourquoi ne pas reconnaître que la méthode globale, au cours préparatoire, donne de mauvaises habitudes aux enfants ? Comment enseigne-t-on la grammaire, l'orthographe, la conjugaison qui ne sont pas, comme je l'ai entendu dire par tant de pédagogues, « la science des imbéciles ».
M. Gérard Longuet . - C'est Anatole France qui l'a dit !
Mme Natacha Polony . - Oui, si cela est acceptable de la part d'Anatole France, car, derrière ces mots, il y a une pensée fondée sur la connaissance de l'histoire et de la littérature, cela ne l'est pas de la part d'un pédagogue qui prétend remplacer la grammaire par l'observation des mots afin que l'élève puisse en déduire par lui-même la nature. Il est ainsi déconseillé au professeur de prononcer le mot« verbe » avant la deuxième partie de l'année scolaire en CP. N'est-il pas plus simple de dire à un enfant qu'on appelle verbe un mot qui porte l'action dans une phrase ? La différence entre la méthode inductive et la méthode déductive, c'est le nerf de la guerre, car c'est à partir de l'abandon progressif d'un enseignement logique et structuré que l'on se retrouve avec des enfants en carence qui ne maîtrisent pas la langue.
Or un enfant qui ne maîtrise pas la langue ne maîtrise ni la pensée, ni le monde. Il nourrit un sentiment de frustration et de rejet, qu'il exprimera plus tard d'une manière ou d'une autre.
Les méthodes pédagogiques d'apprentissage de la lecture doivent donc être revues, en se fondant sur l'évaluation des dispositifs existant sur le terrain. Des associations travaillent sur ces aspects, inventent des programmes, réfléchissent à des manuels scolaires progressifs. Je ne citerai que l'association SLECC, « Savoir lire, écrire, compter, calculer », et le GRIP, Groupe de recherche interdisciplinaire sur les programmes. En comparant les manuels produits par ces associations et les autres, on s'aperçoit facilement qu'il n'y a rien de complexe à se recentrer sur l'apprentissage des savoirs fondamentaux.
Bien évidemment, des arbitrages sont nécessaires. Il est important d'enseigner des problématiques comme la sécurité routière ou l'hygiène, mais là n'est pas la priorité. L'idée d'enseigner le français de manière transversale, dans toutes les matières, qui est restée en vogue pendant longtemps, est une aberration. Il ne sera jamais identique pour un enfant de se voir expliquer une règle de grammaire dans le cadre d'un autre cours, alors même qu'il essaie de se concentrer, et de suivre un véritable cours de français. Arrêtons de compliquer les choses ! Un enfant a besoin de simplicité, de logique. Allons voir sur le terrain les méthodes qui marchent. Les enseignants du groupe SLECC ont d'excellents résultats, et apprennent à lire à leurs élèves avant la fin du CP. Or, un enfant qui ne sait pas lire à la fin du CP a 80 % de chance d'être par la suite en difficulté scolaire, car c'est sur la base d'un socle solide de fondamentaux que l'on peut ensuite déployer les autres savoirs.
Des générations entières sont aujourd'hui perdues. Comment faire pour limiter les dégâts ? L'essentiel est que tous les enfants puissent trouver, à l'école, des enseignements qui les nourrissent et répondent à leur quête de sens et de valeurs. Pour cela, nous devons rétablir des méthodes efficaces, dès le primaire. L'institution doit reprendre conscience de son rôle. Elle se doit également de transmettre un récit national, non pas un endoctrinement, qui ressasse les vieilles images d'Épinal, mais un roman national reconstruit en fonction de notre vision moderne. C'est de cette manière que l'école peut faire comprendre aux enfants, d'où qu'ils viennent, que ce pays est à eux, et que l'histoire de France, même si elle n'est pas celle de leurs parents, est néanmoins la leur, car leur avenir est en France. Si l'on imagine que l'on va favoriser la cohésion républicaine en enseignant aux enfants ce que l'on croit être leur histoire, on se trompe et on fait même preuve de mépris, car leur peuple est la France. Je vous donnerai l'exemple d'un de mes étudiants de l'université Léonard de Vinci, d'origine antillaise, qui, ayant reçu une mauvaise note sur un devoir d'histoire, m'avait assuré de pas avoir besoin de connaitre l'histoire de France car il connaissait déjà celle de son peuple, à savoir l'esclavage. C'est la démonstration que la société nationale est aujourd'hui fracturée !
Cela doit se décliner de manière très concrète dans les classes. Chaque mot que prononce un professeur, la façon de présenter une connaissance, un livre, un texte, a toute son importance. La consolidation des piliers de l'institution doit donc avant tout se traduire par un renforcement de la formation des professeurs.
M. Guy-Dominique Kennel . - Madame, je vous remercie pour cet exposé, auquel j'adhère complètement. J'aurais néanmoins plusieurs questions à vous poser.
Premièrement, pensez-vous que l'on puisse reprocher quelque chose aux jeunes enseignants, alors qu'ils ne s'engagent à rien au moment de leur titularisation ? À cet égard, trouveriez-vous farfelue l'idée de leur faire souscrire, à l'image du serment d'Hippocrate, un « serment de Socrate » ?
Vous mentionniez par ailleurs l'importance des méthodes pédagogiques, et j'y suis très sensible. Il est vrai que dans la plupart des cas les enseignants ont recours à la méthode déductive. Or, ces méthodes ne semblent pas toujours efficaces sur des élèves ne disposant pas des capacités suffisantes. Je crois que mixer méthodes inductive et déductive peut être un facteur de réussite. Qu'en pensez-vous ?
M. Gérard Longuet. - Je m'associe aux remerciements de mes collègues. Vos propos convergent avec ce que nous observons sur le terrain. Je souhaiterais vous poser une question plus technique sur la lecture. J'ai le sentiment que les générations actuelles sont, depuis une dizaine d'années, des générations du numérique, et ne savent plus lire. Avez-vous des observations sur cette invasion du numérique et sur la façon de la combattre ?
Mme Natacha Polony . - Il est évident que l'on ne peut reprocher les difficultés actuelles aux jeunes enseignants, tout simplement parce qu'ils sont eux-mêmes le produit de cette école. Il n'est pas question d'accuser, mais de poser un diagnostic, de comprendre que beaucoup de professeurs souffrent de cette situation, d'être en permanence remis en question par les élèves. Nous devons leur redonner conscience de ce qu'est leur mission, au risque de voir disparaitre des savoirs accumulés par des générations de professeurs. Le serment peut être une solution, même si je vois d'emblée la levée de boucliers contre une telle mesure, que certains accuseraient d'un retour vers les heures les plus sombres de notre histoire. Si on s'orientait dans cette direction, il serait indispensable que les représentants des pouvoirs publics rappellent, avec fermeté, qu'un serment prêté à la République ne serait pas la même chose qu'un serment prêté à l'État français à une certaine époque.
Je crains néanmoins qu'un serment ne soit pas suffisant. La question cruciale est celle de la formation qualitative des enseignants. Trop de professeurs sont recrutés avec des savoirs flottants. Il suffit d'aller interroger les jurys de capes pour comprendre qu'ils sont obligés d'accepter des candidats parfois « limite », principalement par manque de candidats. La profession enseignante n'attire plus, car les conditions de travail sont déplorables.
Tant que l'institution scolaire laissera les enseignants être maltraités, injuriés ou méprisés par l'ensemble de la nation, il sera illusoire de prétendre attirer les meilleurs étudiants dans les filières d'enseignement. Cela rejoint d'ailleurs la question de la situation matérielle des professeurs : tant qu'ils ne seront pas correctement rémunérés, la fonction enseignante ne pourra pas être attractive. Les systèmes scolaires qui fonctionnent le mieux sont ceux où le métier d'enseignant jouit encore d'un certain prestige, où il est reconnu et bien rémunéré. Cela est notamment dans le cas dans un système très ouvert, où le redoublement n'existe pas, comme le système finlandais, mais aussi dans un système coercitif comme celui de la Corée du Sud. Les difficultés de l'école dépassent donc largement la question de la nécessité ou non du redoublement...
Sur la question de M. Kennel, il me semble en effet indispensable d'associer les méthodes inductive et déductive. Cela étant, je ne connais pas de professeur qui dispense des cours magistraux, que ce soit en collège ou en lycée. Je suis, de ce point de vue, extrêmement surprise lorsque j'entends la ministre de l'éducation nationale affirmer que l'on ne peut plus faire de cours magistral.
M. Gérard Longuet . - Cela n'était déjà plus le cas lorsque j'étais élève !
Mme Natacha Polony . - Il suffit de se rendre dans une classe pour constater que plus aucun professeur ne se contente de « débiter » son cours devant ses élèves. Or, la capacité à bien utiliser ces deux méthodes naît de l'expérience. Il faut donc réfléchir à des pédagogies efficaces pour assurer la transmission des savoirs. L'inventivité et la créativité, dès lors qu'elles visent à améliorer cette transmission et ne se concentrent pas sur d'autres questions telles que l'évaluation des compétences, la capacité à s'exprimer à l'oral ou à travailler en équipe, sont évidemment positives. Il me semble, de ce point de vue, qu'il serait utile de prendre en compte le caractère artisanal du métier d'enseignant et de développer une forme de compagnonnage. Comme tous les enseignants, au début de ma carrière, j'ai bénéficié d'un suivi assuré par une tutrice, laquelle d'ailleurs n'avait pas fait l'objet d'une inspection depuis au moins dix ans. Si j'ai pu prendre part, quelques fois, à sa classe, je ne me suis, en revanche, jamais rendue dans d'autres classes. Il m'a donc été impossible de me confronter à d'autres méthodes. Or, il me semble qu'il serait utile de développer l'ouverture des classes. Je suis consciente que, pour les enseignants, cette proposition est extrêmement violente. Tout professeur vit dans la crainte de voir son enseignement jugé par d'autres. Il faut donc travailler à la disparition de cette peur, car c'est en croisant les expériences que l'on parviendra à améliorer les méthodes pédagogiques. Le tâtonnement fait partie du métier d'enseignant. Éric Debarbieux soulignait qu'il était dramatique d'affecter les professeurs débutants dans des établissements difficiles. Certes, les jeunes enseignants peuvent être plus motivés que leurs aînés ou faire preuve de davantage d'inventivité, mais il me semble crucial d'arrêter de les envoyer au massacre. À Épinay-sur-Seine, où j'ai enseigné, tous les jeunes professeurs, notamment des disciplines littéraires, chez qui le sentiment d'appartenance aux « hussards noirs » de la République est peut-être plus marqué, étaient en situation de souffrance. Il est nécessaire de modifier ce système, même si cela risque de fâcher certains syndicats...
La question de M. Longuet soulève en effet un problème dramatique et complexe. Les écrans qui envahissent notre société sont à la fois une chance formidable et une arme de destruction massive pour les enfants.
Si j'avais les clés du pouvoir, j'interdirais les chaînes de télévision pour enfants le matin. En effet, un enfant qui se rend à l'école après avoir regardé des dessins animés est incapable de se concentrer. N'importe quel instituteur vous le dira. Il faut se pencher sur cette question. Mais les écrans peuvent aussi être une chance pour ceux qui ont été bien formés. Or, l'école forme un nombre élevé de mauvais lecteurs qui, parce qu'ils parviennent à déchiffrer les textes, ne sont pas détectés comme tels par l'institution scolaire. Cette situation résulte généralement d'une formation déficiente et de la répétition de mauvais mécanismes consistant, pour l'enfant, à regarder la forme globale du mot, en lire le début et en déduire la suite. Les difficultés rencontrées par ces élèves s'aggraveront plus tard. C'est pourquoi le taux d'illettrisme des jeunes est plus faible que celui des adultes qui ont entre 65 et 70 ans, mais que ce taux augmente avec le temps. Les méthodes d'apprentissage de la lecture constituent donc une problématique centrale qui doit se nourrir des recherches scientifiques de plus en plus nombreuses sur ce sujet.
Pour autant, la confrontation aux écrans ne doit pas être une marotte de l'éducation nationale. Un enfant bien formé pourra rapidement accéder à ce savoir. Il me semble à cet égard nécessaire de dispenser assez tôt une initiation au codage afin de sortir d'une sorte de « pensée magique » consistant à être consommateur de ces objets sans en comprendre le fonctionnement. En revanche, imaginer que l'on va révolutionner l'école par les technologies numériques est illusoire. L'utilisation systématique des nouvelles technologies a un coût et les expériences qui ont été menées, notamment dans les Landes où des ordinateurs ont été fournis à l'ensemble des collégiens, n'ont pas été concluantes. J'ai rencontré le responsable de cette expérimentation qui m'a indiqué que les performances scolaires des enfants n'avaient pas été modifiées, mais que cela avait beaucoup servi à télécharger des jeux...
L'ordinateur peut être utile dès lors qu'il est utilisé à des fins pédagogiques par des enseignants bien formés. En revanche, distribuer des tablettes ou des ordinateurs me semble relever du gadget.
Lorsque j'enseignais à l'université Léonard de Vinci, je demandais à mes étudiants de réaliser des exposés sur des sujets ennuyeux et dont l'énoncé était problématisé. Cet exercice devait me permettre d'évaluer leur capacité à s'investir dans un sujet, à en parler avec conviction tout en évitant l'écueil du copier-coller. J'avais notamment demandé à l'un de mes élèves de traiter le sujet suivant : pourquoi et comment Alexandre le Grand est-il devenu un mythe ? J'attendais une réflexion sur la première mondialisation, la définition d'un mythe, etc. Or, cet étudiant s'est contenté de lire un document dactylographié - dont j'avais pourtant interdit l'utilisation pour éviter tout plagiat - qu'il découvrait en même temps que le reste de la classe et dont je me suis rapidement aperçue qu'il n'était qu'une impression de la fiche Wikipédia d'Alexandre le Grand. À la fin de cette lecture, cet étudiant a proposé de lire un texte, dont il n'était évidemment pas en mesure d'indiquer la source ou l'auteur. Il s'agissait d'un extrait de la vie d'Alexandre par Plutarque.
Cet exemple me semble illustrer le naufrage dont l'ordinateur peut être à l'origine. Laisser les élèves seuls face aux outils numériques, c'est les inciter à la facilité. Le rôle de l'enseignant consiste, à l'inverse, à leur donner le goût du savoir et de la recherche et à leur donner les outils qui leur permettront ensuite de se repérer dans cette« forêt » qu'est Internet. Plutôt que de dépenser des dizaines de milliers d'euros pour équiper les élèves en tablettes, il serait préférable de former les professeurs aux outils numériques, qui peuvent leur être utiles, et de les aider à développer chez leurs élèves la capacité à retranscrire, transformer, réécrire une phrase. Les enseignants doivent les guider dans la recherche de sources et les pousser à développer un minimum d'esprit critique.
Mme Marie-Annick Duchêne . - Ma question est en fait une remarque. Au cours des stages que j'ai effectués, j'ai pu constater que certains logiciels pouvaient permettre à des enfants rencontrant d'importantes difficultés de lecture et qui n'osaient pas en parler, par peur du regard des autres, de faire d'importants progrès en leur permettant de répondre seuls à des questions. Je regrette que l'on ait abandonné l'utilisation de ces outils.
Mme Natacha Polony . - Ces logiciels peuvent en effet constituer des outils pédagogiques utiles. Mais si ces enfants manquent de confiance en eux, c'est aussi parce qu'ils n'ont pas eu la chance d'avoir les bons enseignants. Cela rejoint la question de la formation des professeurs. Il ne s'agit pas de « victimiser » les élèves, mais notre rôle en tant qu'adultes, le respect que nous leur devons, consiste à leur enseigner l'effort, à faire preuve d'exigence, même si cette exigence doit être bienveillante. Le travail réalisé grâce au logiciel que vous évoquez devrait être celui de l'enseignant qui pousse l'élève à tenter, à ne pas avoir peur de se tromper. Cela nécessite d'avoir des enseignants formés, notamment dans le cadre de la formation continue, qui est largement inexistante, mais il ne faut pas croire que cela va révolutionner le système scolaire.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Je vous remercie.
Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche
( 2 juin 2015 )
Mme Françoise Laborde, présidente . - Notre commission d'enquête, qui a déjà procédé à un grand nombre d'auditions, a souhaité entendre Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche. Cette audition ne porte pas sur la réforme du collège, qui fera l'objet d'une audition demain après-midi devant la commission de la culture. D'avance, merci de me faciliter la tâche, car je ne voudrais pas devoir refuser des questions sans lien direct avec notre sujet.
M. Jacques-Bernard Magner . - Censure !
Mme Françoise Laborde, présidente . - Je l'assume. Madame la ministre, entrée au gouvernement en 2012 comme ministre des droits des femmes et porte-parole du Gouvernement, vous avez également exercé comme ministre des droits des femmes, de la ville, de la jeunesse et des sports avant de prendre le portefeuille de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche le 26 août 2014, une semaine avant la rentrée des classes.
Je ne doute pas que vous apporterez des réponses concrètes à nos interrogations, éclairant nos travaux sur les menaces qui pèsent sur le système scolaire et sur les solutions pour refaire de l'école le creuset de notre République. Comme le bureau de la commission d'enquête l'a décidé, votre audition sera diffusée en direct sur le site Internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié dans le recueil des travaux des commissions, et sur le site du Sénat.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Vallaud-Belkacem prête serment.
Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre de l'éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche . - Merci de cette occasion de faire le point : de nombreux évènements ont eu lieu depuis janvier dernier, mettant en lumière certaines fractures qui traversent notre société, dont l'école est à la fois la vitrine et la caisse de résonance. Après les attentats, beaucoup de Français se sont interrogés sur l'école : comment mieux éduquer les enfants afin que pareils évènements ne se reproduisent jamais ?
Dans divers établissements, la minute de silence a été perturbée. J'ai réuni la communauté éducative ; et j'ai décidé une « grande mobilisation de l'école pour les valeurs de la République ». En plus de transmettre des savoirs, l'école doit en effet inculquer des valeurs.
Afin que tous les incidents fassent l'objet d'une remontée d'information, nous avons renforcé les procédures de signalement, notamment sur les risques de radicalisation. La coopération entre l'éducation nationale et les services de l'État s'est accrue : au 20 mai, 816 faits avaient été transmis à la police ou la justice, grâce à la vigilance des établissements scolaires qui se sont bien approprié les nouveaux outils. Les cellules de suivi préfectorales analysent ensuite les faits pour déterminer s'il s'agit, ou non, de cas avérés de radicalisation.
Nous avons donc mis en place le Sivis, système d'information et de vigilance sur la sécurité scolaire, et des enquêtes de victimisation et de climat scolaire. Chaque soir, les chefs d'établissement transmettent aux autorités compétentes les faits problématiques qui se sont produits : les 816 signalements témoignent non pas d'une augmentation des violences mais d'une amélioration de nos statistiques.
La grande mobilisation autour des valeurs de la République est fondée sur l'idée que les enseignants ne peuvent répondre seuls aux défis qui se posent à eux. Nous avons voulu associer les collectivités locales, les associations de parents d'élèves et tous ceux qui sont disponibles pour soutenir ce projet. Grâce à la réserve citoyenne, des citoyens volontaires - ils sont aujourd'hui 4 660 - peuvent intervenir dans les écoles. En outre, à la prochaine rentrée, 5 000 jeunes en service civique seront mobilisés dans les établissements afin d'accompagner les projets des équipes pédagogiques et améliorer le climat scolaire.
Nos consultations ont montré l'importance accordée au principe de laïcité pour protéger les élèves du prosélytisme, des éruptions identitaires et, simplement, garantir une cohabitation harmonieuse. Certains enseignants ne sont pas suffisamment armés pour expliquer à leurs élèves la laïcité. Nous avons décidé de mieux les former. Et un enseignement moral et civique (EMC) sera dispensé dès la rentrée prochaine, du primaire au lycée. En avril et en mai, nous avons formé 1 200 cadres de l'éducation nationale, chefs d'établissement, inspecteurs, conseillers pédagogiques, référents laïcité qui, à leur tour, formeront 300 000 enseignants d'ici la fin de l'année.
Chaque élève, du primaire au lycée, suivra donc 300 heures d'EMC : le programme a été rédigé par le Conseil supérieur des programmes (CSP). Les débats auront une grande place, pour développer l'esprit critique des élèves. Ce qui leur manque, souvent, c'est la capacité à trier l'information, à bien utiliser les outils numériques. Chaque établissement organisera un parcours citoyen : les élèves participeront à la vie démocratique citoyenne des établissements, prendront des responsabilités, développeront des relations avec les associations. Ce parcours sera valorisé dans leur évaluation.
Il nous est également apparu que bien des élèves avaient un faible niveau d'expression en français. Or, comment défendre ses idées quand on ne maîtrise pas les mots ? Dans les nouveaux programmes, la maîtrise du langage sera prioritaire et une évaluation interviendra au cours du premier trimestre de CE2, afin de vérifier les acquis et d'adapter l'enseignement.
L'objectif de la réforme du collège est précisément de garantir l'acquisition des fondamentaux, dont la langue française. Le développement du travail en petits groupes renforcera la maîtrise de notre langue, la capacité à débattre et à devenir citoyen à part entière.
La grande mobilisation, de janvier à la mi-mai, a dépassé nos espérances puisque 50 000 personnes se sont exprimées, disant leurs attentes considérables à l'égard de l'école mais aussi leur disponibilité. L'école doit s'ouvrir davantage aux parents d'élèves, aux associations et même aux entreprises.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Merci pour cette présentation.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Dans votre communiqué de presse du 14 janvier, vous rapportiez 200 incidents lors de la minute de silence. Nos décomptes, sur le fondement des documents transmis par votre ministère comme par les différents rectorats, font état d'un chiffre bien supérieur. En avez-vous eu connaissance ? Faut-il intégrer la dimension antirépublicaine de certains incidents dans les enquêtes sur le climat scolaire ?
Beaucoup d'enseignants et de chefs d'établissements se sentent peu soutenus par leur hiérarchie lorsqu'il s'agit de discipline et d'atteintes aux valeurs républicaines. Comment y remédier ?
Au cours de nos auditions, les insuffisances de l'éducation civique, juridique et sociale (ECJS) ont été soulignées. Le futur enseignement moral et civique devrait y remédier mais je déplore l'absence des concepts de « nation » et de « patrie », résultat d'un choix idéologique du CSP, qui ne les considère pas assez « inclusifs ». Qu'en pensez-vous, une semaine après l'hommage solennel à quatre grandes figures de la Résistance ? Comptez-vous rétablir ces concepts ?
En matière de recrutement de personnel à l'éducation nationale, comment intégrer l'impératif de l'adhésion et de la capacité à faire partager les valeurs de la République ? Pourquoi ne pas restaurer une épreuve spécifique au certificat d'aptitude au professorat de l'enseignement du second degré (capes), comme l'ancienne épreuve « Agir en fonctionnaire éthique et responsable » ? Dans les écoles supérieures du professorat et de l'éducation (ÉSPÉ), une clarification des exigences en matière de laïcité est nécessaire. Les étudiants en Ml et M2B, les « reçus collés », ne sont pas astreints au respect de la laïcité : des jeunes filles peuvent ainsi porter librement le voile au cours de leur scolarité, à la différence de leurs condisciples élèves fonctionnaires en M2. Comment garantir la formation des enseignants à la transmission et au respect des valeurs de la République au cours de la formation initiale ?
Enfin, comment rétablir concrètement l'autorité des maîtres ? Comment remettre du rituel et de la solennité dans la scolarité, afin de lui donner du sens ?
Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre . - Nous avons été avertis de 200 incidents lors de la minute de silence, mais je ne puis affirmer qu'il n'y en a pas eu plus. En revanche, nous avons donné des instructions afin de ne rien minimiser. Nous avons également adressé aux équipes enseignantes et aux chefs d'établissement un livret sur la façon d'identifier les signes de possible radicalisation. La dimension antirépublicaine de certains incidents y est prise en compte.
Chaque jour, le chef d'établissement informe l'inspecteur d'académie des incidents qui se sont déroulés dans la journée. L'inspecteur transmet à l'académie, qui à son tour transmet au ministère, les faits qui lui semblent les plus graves. Certains hésitent à signaler des incidents par crainte que l'établissement soit mal considéré... Nous avons dépêché des cadres aguerris - référents laïcité, inspecteurs - dans les établissements où des incidents s'étaient produits, pour reprendre la discussion avec les élèves. Nous avons dit et répété que mieux valait signaler les incidents que de les passer sous silence.
La généralisation des enquêtes locales de climat scolaire est inscrite dans la réforme du collège. Ces enquêtes ont vocation à nous informer sur le harcèlement, les violences scolaires et les incidents antirépublicains.
Il est bien question de la nation dans le programme d'EMC : le sens républicain de la nation fait partie de l'enseignement, de même que le drapeau national, l'hymne national, la fête nationale ou encore la défense nationale.
J'ai écrit aux présidents des jurys des concours, afin que les thématiques de la laïcité et de la citoyenneté aient toute leur place dans les épreuves.
Je vais réunir les directeurs des ÉSPÉ dans quelques semaines afin d'harmoniser le tronc commun de la formation initiale : la loi qui a créé les écoles supérieures mentionne un si grand nombre de sujets qu'il en est résulté une hétérogénéité d'un territoire à l'autre. La transmission des valeurs républicaines doit faire partie du tronc commun. Bien sûr, les fonctionnaires stagiaires sont tenus de respecter eux aussi l'obligation de neutralité.
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Mais les « reçus collés » ne le sont pas.
Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre . - Le concours a lieu en L3. Tant que l'étudiant n'est pas en master, il n'est pas fonctionnaire et n'est donc pas soumis aux obligations de neutralité. L'interdiction du port du voile ne s'impose pas aux étudiantes.
Chaque projet d'établissement devra comprendre une célébration commémorative afin que les élèves puissent travailler sur les rites républicains : il sera ainsi question de transmission des valeurs républicaines et de la mémoire.
M. Jacques-Bernard Magner . - Je suis satisfait par ce que vous venez de dire, madame la ministre. Le groupe socialiste a fait part de son étonnement sur le format retenu pour traiter de ces préoccupations, une commission d'enquête, avec tout le formaliste solennel que ça suppose. Cela nous entraîne parfois sur un terrain glissant. Plusieurs auditions nous ont fait frémir, notamment celles de certains philosophes. D'autres nous ont rassérénés, comme celle de M. Bidar.
L'école a besoin d'apaisement ; les enseignants doivent recevoir une formation ; les programmes méritent des réformes et l'EMC est bienvenu. Les diatribes de notre rapporteur contre le « pédagogisme » m'inquiètent. Les enseignants ont suffisamment à faire avec la pédagogie ! Notre rapporteur évoque une prétendue baisse du niveau scolaire. Pour lui, l'école n'a pas à éduquer mais à instruire.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Posez votre question. Nous n'en sommes pas au débat d'orientation sur nos recommandations.
M. Jacques-Bernard Magner . - Je voulais planter le décor. Certains excès de langage mettent en cause l'institution scolaire, les enseignants. Comme l'a dit M. Léonnet, directeur central adjoint de la sécurité publique, il n'y a pas eu autant d'incidents qu'on a bien voulu le dire. Or, cette commission d'enquête avait été créée pour démontrer le contraire.
M. Alain Marc . - Bref, tout va bien !
M. Jacques-Bernard Magner . - Je pense, madame la ministre, que vous avez rassuré notre rapporteur. Nous attendons avec beaucoup d'impatience le contenu du rapport pour nous prononcer.
Comment faire comprendre aux élèves et aux parents que le climat à l'école doit être serein, que les questions cultuelles doivent rester à la porte des établissements ? Comment affirmer une laïcité stricte tout en accueillant de façon bienveillante tous les collégiens, lycéens et étudiants ?
M. Jean-Claude Carle . - Où commence et où s'arrête l'école, madame la ministre ? Les enseignants que nous avons rencontrés nous ont fait part de leurs difficultés, par exemple, au sujet des signes ostentatoires : ils se sentent insuffisamment soutenus par leur hiérarchie et rencontrent des difficultés à l'extérieur des établissements : qu'en est-il des accompagnements pour les sorties scolaires, pour les activités culturelles et sportives ? Quid aussi des conseils de classe ?
L'école est une caisse de résonance des soubresauts qui agitent la société, mais elle ne saurait en être tenue pour seule responsable. Le budget de l'éducation nationale se monte à 66 milliards d'euros, tandis que la politique de la ville est dotée de plus de 40 milliards. Ne faudrait-il pas plus de transversalité pour assurer la cohérence d'ensemble ?
Mme Marie-Christine Blandin . - Les valeurs de la République feront à juste titre partie du tronc commun de l'enseignement dispensé par les ÉSPÉ. Les directeurs seront-ils encouragés à associer des acteurs de l'éducation populaire qui prônent de belles valeurs, comme le respect de l'autre ou la culture de l'engagement ? Ce rapprochement avait été prévu dans la loi de refondation de l'école.
Concernant les évaluations, le Conseil supérieur des programmes a dit l'importance de mêler rigueur, exigence et bienveillance afin que l'élève se sente respecté. Le secrétaire général de l'enseignement catholique nous a confié qu'une annotation telle que « copie nulle »portait à ses yeux atteinte à la dignité de l'élève.
Ne faudrait-il pas prévoir la signature d'une charte d'entrée en profession pour les nouveaux enseignants, à la manière du serment d'Hippocrate que prêtent les médecins ?
Je me garderai bien d'attaquer le concordat, mais dans les départements d'Alsace-Moselle un enseignement religieux est dispensé pendant les heures de cours - sauf celui de l'Islam, d'ailleurs, ce qui en soi pose un problème d'égalité. Ces créneaux horaires ne devraient-ils pas plutôt être consacrés à l'EMC ?
Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre . - L'école doit être un lieu sanctuarisé, condition d'un climat scolaire serein et de l'apprentissage du vivre ensemble. La charte de la laïcité a été affichée dans tous les établissements scolaires. J'étais hier dans une petite école à Nancy, dans un quartier en zone urbaine sensible, et cette charte, qui prône la cohabitation harmonieuse, était affichée à la vue de tous. Au-delà de cette charte, nous avons décidé de faire du 9 décembre la journée nationale de la laïcité, qui sera célébrée dans tous les établissements.
Notre grand plan de formation à la laïcité servira de base aux relations avec les parents. À chaque rentrée scolaire, ils seront invités à signer le règlement intérieur et la charte pour partager nos valeurs communes. Nous devons veiller à ce qu'enseignants et parents tiennent le même discours, d'où la nécessité de promouvoir la coéducation. Les enseignants et les éducateurs doivent aussi tenir le même langage sur les valeurs de la République et la laïcité : toutes les ressources pédagogiques que le ministère développe pour former les enseignants seront mises à disposition des animateurs périscolaires. Nous y travaillons avec l'AMF dans le cadre des plans éducatifs territoriaux pour les rythmes éducatifs. Il importe de décloisonner, afin que l'éducation nationale ne fonctionne plus en silo.
Parler le même langage ne signifie pas être sourd au monde extérieur. Luc Chatel avait signé une circulaire interdisant aux femmes voilées d'accompagner les enfants lors des sorties scolaires. Je ne jette la pierre à personne, mais il faut évaluer les politiques menées : celle-ci a eu un terrible impact sur le terrain. Une génération d'enfants s'est braquée contre le principe même de laïcité. Je suis opposée à toute forme de prosélytisme mais je refuse de stigmatiser les parents bénévoles. Les équipes doivent faire preuve de discernement.
En matière de laïcité, discernement est le maître mot. Les règles nationales doivent prendre en compte les réalités du terrain. Ainsi, les parents de cette jeune fille qui se rendait à son établissement en jupe longue ont été convoqués par l'équipe enseignante. Les professeurs estimaient que cette élève perturbait la classe. J'ai soutenu cette initiative car l'attitude de cette jeune fille, effectivement, n'était pas acceptable. Afin de renforcer les capacités de discernement, nous avons prévu des formations initiales et continues pour les enseignants, ainsi que leur accompagnement par des spécialistes. Depuis 2012, nous avons créé dans chaque académie des référents laïcité.
Le ministère de l'éducation nationale soutient les acteurs de l'éducation populaire : nous souhaitons leur implication dans les formations délivrées par les ÉSPÉ. D'autant que les nouvelles pratiques pédagogiques doivent promouvoir l'interdisciplinarité. Cela se retrouvera dans les programmes. La réforme du collège est un tout : à la rentrée 2016, l'organisation du collège et les pratiques pédagogiques évolueront. Le nouveau diplôme du brevet sera exigeant mais aussi stimulant, car l'évaluation est faite pour encourager et faire progresser les élèves. Il donnera toute sa place à l'oral et au travail en groupe. Il sera en vigueur à la rentrée 2016.
L'idée d'une charte d'entrée en enseignement mérite qu'on y réfléchisse. C'est une excellente idée. Enfin, je souhaite le renforcement de l'enseignement laïc du fait religieux : le CSP est en train d'y travailler. Les trois monothéismes seront expliqués, avec pour objectif de développer l'esprit critique, non la foi.
M. Michel Savin . - Comme vous, nous souhaitons la transmission des valeurs républicaines, la réaffirmation du principe de laïcité et la lutte contre les inégalités.
Dans le cadre de la mobilisation de l'école pour les valeurs de la République, vous avez prévu 250 millions d'euros en trois ans, dont 71 millions cette année. À quoi servira cette dotation : à rémunérer les 1 200 formateurs ? Les 816 signalements ont-ils été suivis d'effet ? Un accompagnement spécifique de ces élèves a-t-il été mis en place ?
Malgré les attentats de janvier, les incidents graves se poursuivent : certains élèves, mais aussi certains enseignants ne sont plus en sécurité. Y a-t-il un lien entre les 816 signalements et ces agressions ?
Mme Marie-Françoise Perol-Dumont . - Votre ministère n'a pas attendu les terribles évènements de janvier pour prôner les valeurs républicaines et le principe de laïcité. Nombre d'enseignants font de la transmission de ces valeurs la pierre angulaire de leur action.
Il y a cinq ans, le précédent Président de la République avait affirmé : « personne ne remplacera le prêtre dans la transmission des valeurs ». Je dirai plutôt que personne ne remplacera l'enseignant.
Pourtant, les choses ne sont pas si simples. Ce matin encore, un jeune enseignant en physique-chimie, en région parisienne, a été confronté à un élève qui refusait de procéder à une expérience, au motif qu'elle impliquait de manipuler de l'alcool. Ce professeur va procéder à un signalement mais comment doit-il régir dans sa classe ? Enseigner, c'est un métier exaltant mais de plus en plus difficile : vous avez bien raison de remettre leur formation à l'honneur.
Au-delà des contrevérités que nous entendons sur la réforme du collège, nous sommes nombreux à vous soutenir : le collège est un maillon essentiel de notre système éducatif mais, fragilisé, il doit s'adapter.
M. Alain Marc . - La maîtrise du langage est capitale pour manier les concepts et développer l'esprit critique des élèves. L'évaluation en CE2 interviendra trop tard car les dernières années de maternelle et le CP sont déterminants. Ne conviendrait-il pas de faire appel, en dehors du temps scolaire, aux associations et aux acteurs de la politique de la ville ?
Mme Najat Vallaud-Belkacem, ministre . - Les 250 millions que nous avons dégagés après les évènements de janvier financeront les formations que j'ai évoquées, mais aussi abonderont les fonds sociaux des établissements, pour aider les enfants en situation de pauvreté. En dix ans, ces fonds ont fondu de moitié. Or combien d'élèves ne sont pas habillés, nourris ou équipés correctement... Le malaise à l'école provient aussi de l'absence de mixité sociale et du dénuement de certains élèves. Les programmes de réussite éducative bénéficieront également de cette enveloppe.
Nos efforts de transparence sont réels, ce qui n'a pas toujours été le cas par le passé. En 2001, puis à nouveau en 2005, les minutes de silence avaient été perturbées également, mais l'information n'avait alors guère été transmise. En janvier dernier, nous avons tout dit, car c'est la condition pour tout penser. Le rapport Obin de 2004 évoquait la difficulté dans certains établissements à enseigner certaines périodes de l'histoire : nous ne voulons rien éluder, nous devons répondre à toutes ces questions.
Les 816 signalements ont donné lieu chacun à un examen par les cellules de suivi, pilotées par les préfets. Il n'y a pas radicalisation dans tous les cas, parfois les enfants relèvent plutôt d'un suivi par les spécialistes de l'enfance en danger. La cellule de suivi propose alors à la famille une prise en charge assurée par des professionnels.
J'ai souvent entendu les enseignants dire combien il était devenu difficile d'exercer leur métier dans des classes où règne le relativisme généralisé. Les élèves sont beaucoup plus tentés qu'auparavant de contester ce qu'on leur enseigne. On assiste, par exemple, au grand retour des théories créationnistes, ce qui peut surprendre. Aucune discipline n'est à l'abri, ni l'histoire, ni les sciences, ni les mathématiques. La vraie menace pour les jeunes générations, c'est leur incapacité à trier l'information qui a été démultipliée par le numérique.
C'est pourquoi je suis surprise d'entendre dire, parfois, que l'école devrait se tenir à l'écart des évolutions numériques et fonctionner en « mode avion ». Les enfants sont noyés dans ce monde. Nous devons leur apprendre à s'y repérer, à faire la part entre l'information et la désinformation, à devenir des citoyens numériques. Le plan que le Président de la République a annoncé il y a quelques jours est essentiel : il consacre 1 milliard d'euros sur trois ans à la formation des enseignants au numérique et à l'équipement des élèves et des établissements.
Je crois beaucoup au développement d'un partenariat avec les associations. Grâce aux programmes de réussite éducative, l'enfant qui est entouré de plusieurs adultes bénéficie de leurs regards croisés. Derrière l'échec scolaire, se cachent parfois des causes aussi simples que des lunettes mal adaptées qui empêchent de voir au tableau, ou une alimentation déficiente qui nuit à la concentration. L'ancien directeur général de l'enseignement scolaire Jean-Paul Delahaye m'a remis récemment un rapport sur la pauvreté en milieu scolaire. Des initiatives très simples suffiraient à améliorer la situation, comme d'offrir un petit déjeuner à l'école, par exemple. C'est aussi comme cela que l'on favorisera la réussite et le rétablissement de l'égalité entre les élèves.
Mme Françoise Cartron . - Un sondage réalisé auprès des villes de France a montré que 75 % des activités périscolaires mises en place dans le cadre de la réforme des rythmes scolaires ont trait à l'apprentissage des valeurs républicaines. Cela prouve le bien-fondé de la réforme. Il faudrait amplifier ce mouvement. Quant à l'apprentissage de la langue, il est essentiel, or il se fait par la communication avec les autres enfants. Le rapport de Jean-Paul Delahaye donne ce chiffre terrifiant de 1,2 million d'enfants pauvres, ces silencieux et ces invisibles qui restent à l'écart des polémiques qui nous occupent. À tous ceux qui dénoncent des valeurs républicaines en perdition, j'opposerai qu'elles doivent être vécues plus qu'affirmées. Or, comment les faire vivre dans une école fermée à la mixité sociale ? On enseigne que la République est porteuse des valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité, mais certains enfants font surtout l'expérience de la ségrégation scolaire. Comment inverser cette tendance et favoriser une réelle mixité dans les établissements ?
M. Claude Kern . - Loin de moi l'idée de faire un procès à l'école et encore moins aux enseignants. Quant au concordat, nous aurons d'autres occasions d'en reparler.
Pour éduquer les élèves à la citoyenneté, on a réservé une heure et demie durant le temps scolaire à l'ECJS. J'ai pu constater que cette mission était souvent confiée à des enseignants en sous-service et non formés à cette mission, avec comme seul critère de combler les trous d'un emploi du temps. C'est un dysfonctionnement auquel il est urgent de remédier, en confiant ce travail aux enseignants que vous formerez - hors du temps d'enseignement, j'espère ?
M. Patrick Abate . - Vous évoquiez le relativisme ; je rappellerai la relativité des 200, 300 ou même 400 incidents recensés, par rapport au nombre des collèges et des lycées. Il faut avoir cela en tête si l'on veut raisonner sereinement. Un enseignant un tant soit peu formé aurait su exercer son autorité et transformer la minute de silence en minute de parole pour clore l'incident. Dans un collège compliqué où les élèves, en majorité d'origine musulmane, ne sont pas très sensibles à l'histoire et aux souffrances de leurs compatriotes juifs, un professeur a eu assez d'autorité pour mettre en place et faire fonctionner durant toute une année un programme de théâtre autour d'une pièce intitulée Les chemins du ciel , consacrée à la Shoah. Comment consolider l'autorité des enseignants ? Ne faudrait-il pas revaloriser leur formation, leur statut et leur salaire et faire en sorte que ce ne soit pas les plus inexpérimentés qui soient envoyés dans les zones difficiles ?
Mme Najat Vallaud-Belkacem . - L'apprentissage du français est une de nos priorités. L'acquisition des fondamentaux ne se résume pas aux évaluations de l'entrée en CE2. Pour éviter que se creusent les écarts de langage, nous encourageons la pré-scolarisation des enfants de moins de trois ans, avec un objectif fixé à 50 % à l'horizon 2017, dans les territoires relevant de la politique de la ville. La démarche engage le ministère de l'éducation nationale tout autant que les collectivités locales. C'est un travail de longue haleine.
Les activités périscolaires peuvent être exploitées pour transmettre les valeurs républicaines. D'où l'importance de travailler avec les collectivités locales et de signer des plans éducatifs territoriaux, car en mutualisant les moyens, on garantira un périscolaire de qualité. Lorsque nous avons reconduit le soutien financier de l'État aux communes à hauteur de 400 millions d'euros par an, avec pour contrepartie l'obligation de signer des plans éducatifs territoriaux, certains invoquaient la difficulté pour les communes à élaborer un tel plan, les démarches administratives trop complexes, etc. On a pourtant déjà dépassé les 10 000 communes signataires, et notre objectif devrait donc être atteint d'ici la fin de l'année.
C'est une évidence : les enfants qui vivent la ghettoïsation et qui n'ont pas accès aux mêmes rêves que les autres peuvent difficilement comprendre ce que sont les valeurs de la République. L'Unesco a publié un rapport sur cette question cruciale de la mixité sociale. Nous devons veiller à prévoir des secteurs de collèges plus larges. Pour calmer les inquiétudes légitimes des parents, il faut également veiller à ce que tous les établissements proposent une offre d'excellence. C'est ce que vise la réforme du collège : on ne peut pas se satisfaire que certaines options soient réservées à certains établissements. Les enquêtes démontrent que tous les élèves auraient à gagner à davantage de mixité sociale et scolaire. Aux pouvoirs publics de l'organiser. Nous procédons de manière pragmatique, en consultant les conseils départementaux et en mettant à leur disposition des outils pour mesurer le degré de mixité sociale et concevoir les moyens de l'améliorer.
L'ECJS n'a pas toujours été très bien traité ces dernières années. Nous avons conçu autrement l'enseignement moral et civique, qui prendra le relais cette année. Alors que l'ECJS était une composante des cours d'histoire-géographie aux programmes déjà bien chargés, l'EMC bénéficiera d'un créneau horaire propre, à hauteur de 300 heures sur l'ensemble d'une scolarité, je l'ai dit.
Dans l'un des établissements où s'était produit un incident lors de la minute de silence, le principal a invité Mme Latifa Ibn Ziaten. Après l'avoir entendue, les élèves ont demandé à refaire la minute de silence et ont applaudi à la fin. Tout en se montrant ferme, il est important de ne pas se braquer. N'opposons pas un mur aux interrogations des élèves, ce n'est pas cela, la vertu éducative de l'école ! N'hésitons pas, en revanche, à faire appel à d'autres personnes, qui ont un autre regard. D'où le concept de réserve citoyenne.
Pour qu'un enseignant ait de l'autorité, il faut qu'il y croie. Les maîtres ont été mis à mal ces dernières années. Leur rémunération est trop faible. Lorsque nous sommes arrivés en 2012, nous avons paré au plus pressé : la formation, les postes manquants, la pré-scolarisation des enfants de moins de trois ans, etc. La rémunération n'en reste pas moins un sujet important qu'il nous faudra traiter. Les maîtres ont également le sentiment d'être déconsidérés dans le débat public, car ils sont constamment soumis à des injonctions paradoxales, sommés de répondre à toutes les fractures de la société. La responsabilité n'est pas seulement celle des enseignants ; elle est partagée par les pouvoirs publics, les collectivités locales, les parents... C'est cette responsabilité collective qui rétablira l'autorité des enseignants. Aux médias, également, d'en prendre conscience et de se garder de toute caricature.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Je vous remercie. Cette audition qui est la dernière de notre commission d'enquête. Nous veillerons à insister dans le rapport sur le respect des enseignants et la nécessité de relativiser les incidents : une minute de silence aurait dû être précédée d'une heure de parole !
M. Jacques Grosperrin, rapporteur . - Soyez remerciée pour votre honnêteté : nous parlions de 200 incidents et vous n'avez pas hésité à faire état des 816 signalements de radicalisation. Vous avez dit qu'il fallait être pragmatiques en ce qui concerne les sorties scolaires, j'en conviens. Mais le fait que des personnes voilées accompagnent des classes en sortie peut donner lieu à des dérives communautaristes et jette le discrédit sur l'école. Je conclurai en reprenant ce que disait M. Obin : il y a dix ans les gens souriaient des incidents, dix ans plus tard des jeunes font le djihad. Nous y sommes, hélas.
Mme Françoise Laborde, présidente . - Notre commission se réunira le 11 juin pour un débat d'orientation.
* 5 Lors de cette séance, la commission d'enquête a également entendu à huis-clos M. Vincent Peillon, ancien ministre de l'éducation nationale (à la demande de l'intéressé, le compte rendu de cette audition ne sera pas publié).