CONCLUSION SUR LA PREMIÈRE PARTIE

Comme le montre le résultat des élections législatives du 28 novembre, le Groenland reste divisé sur l'objectif de l'indépendance et le rythme à suivre pour y parvenir. Si certains la rêvent, d'autres y voient encore une utopie. L'autonomie renforcée juridiquement et politiquement en 2009 n'a pas été suivie d'un renforcement de l'autonomie financière. L'économie groenlandaise reste encore trop peu développée pour permettre cela.

Pourtant, le sentiment national groenlandais et l'affirmation de la culture inuit n'ont cessé de grandir depuis 1953. S'il devenait totalement indépendant, le Groenland deviendrait le premier véritable État inuit, les autres populations étant réparties au Canada et en Alaska.

Aujourd'hui, le Groenland est attentif aux exemples que constituent ses voisins nordiques, la Norvège et l'Islande. La première est un modèle de réussite économique peut-être impossible à dupliquer. L'indépendance de la seconde la fait apparaître comme un précédent à suivre. Pourtant le fait de disposer de sa monnaie, de sa diplomatie et de sa défense est pour elle une difficulté permanente.

En effet, ces attributions sont difficiles à assumer. L'Islande a été beaucoup plus durement frappée par la crise économique et financière de 2009 que le Groenland et peine encore aujourd'hui à s'en remettre. Elle ne le peut qu'au prix de politiques difficiles pour sa population et d'alliances internationales.

Aujourd'hui, le Groenland n'a pas les moyens d'exercer totalement les compétences que l'acte d'Autonomie renforcée lui a attribuées. Comment assumer demain pleinement la gestion de sa monnaie ou de sa défense et avoir les ressources humaines qualifiées pour assurer sa diplomatie ? Comment développer une autosuffisance économique dans ces conditions ?

Outre les débats du moment comme celui sur l'uranium, les élections législatives de 2014 montrent une trame de fond semblant se dessiner au sein de la jeunesse groenlandaise, future élite du territoire, concernant une volonté différente de leurs aînés au sujet de la relation du territoire avec le Danemark, l'Union européenne et le reste du monde.

Bien que la loi d'autonomie renforcée ouvre juridiquement la possibilité d'une totale indépendance du Groenland, et même si celui-ci parvenait à assurer son autonomie économique et financière, il serait néanmoins imprudent d'écarter l'idée qu'il ne devienne jamais un État par la volonté même de son peuple.

DEUXIÈME PARTIE :
LE GROENLAND : UN ACTEUR FRAGILE AU GRAND POTENTIEL DANS UNE RÉGION ARCTIQUE EN PLEINE TRANSFORMATION

Sous l'effet puissant du réchauffement climatique, la zone arctique subit une véritable mutation. Au coeur de cette zone, le Groenland se transforme à vue d'oeil. Et si ces changements peuvent ouvrir pour lui des voies nouvelles pour faciliter son développement, les transformations brutales de l'environnement et leurs conséquences qui précipitent le Groenland dans la mondialisation malmènent une société groenlandaise en quête de repères.

I. LE GROENLAND ET L'ARCTIQUE AUX AVANT-POSTES DU RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE

A. L'ARCTIQUE, PREMIÈRE VICTIME DU RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE MONDIAL

C'est dans les régions polaires que l'impact du changement climatique est le plus grand . Le réchauffement de l'Arctique est à la fois plus important et plus rapide que le réchauffement qui affecte le reste de la planète. Dans un même ordre d'idées, on rappellera que le trou de la couche d'ozone stratosphérique s'est formé depuis 1985 au-dessus de l'Antarctique.

Le Groupe intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) estime que dans l'hémisphère nord, la période 1983-2012 a probablement représenté les 30 ans les plus chauds des 1 400 dernières années. Ses travaux montrent également que le réchauffement climatique est au moins deux fois plus rapide en Arctique qu'ailleurs dans le monde . Au cours des quarante dernières années, la température globale a augmenté de 0,5°C ; mais elle a augmenté de plus de 1 C° en Arctique.

Plus inquiétant, on constate que la tendance s'accentue depuis 2002 . C'est à dire que lorsqu'on évoque une hausse des températures de 2°C° sous nos latitudes tempérées, au pôle, le réchauffement serait de 4 à 5 degrés à l'horizon 2050. Les scénarios les plus noirs évoquent même 7°C° pour 2100.

Avec son 1,7 million de km 2 , l'inlandsis groenlandais rassemble près de 10 % des réserves mondiales de glace et donc d'eau douce. Ces glaces sont d'une épaisseur moyenne de 2 000 mètres.

Le Jakobshavn : un glacier au patrimoine mondial de l'humanité

Lors de son déplacement au Groenland, l'auteur de ce rapport a notamment pu se rendre dans la baie de Disko et plus précisément à Ilulissat, au niveau du 69 e parallèle nord (250 km au nord du cercle arctique). Il s'agit à la fois de la troisième ville du pays en nombre d'habitants (environ 4 500 personnes) et de sa première destination touristique, en raison de la proximité immédiate de l'un des plus grands glaciers de la planète appelé le Jakobshavn (du nom donné par les colons danois à la ville) ou Sermeq Kujalleq.

Classé, avec le « fjord glacé » par lequel il débouche directement sur la mer, au patrimoine mondial de l'UNESCO, le Jakobshavn draine à lui seul plus de 6 % de la calotte glaciaire du Groenland. Il est responsable de la formation de 10 % des icebergs du pays (35 milliards de tonnes d'icebergs par an à lui seul), ce qui en est fait le premier « producteur » de l'hémisphère nord. Celui qui a provoqué le naufrage du Titanic s'en serait détaché. Certains de ces icebergs atteignent une hauteur totale de plusieurs centaines de mètres (jusqu'à 900 ou 1 000), et restent ainsi bloqués plusieurs années à la sortie du fjord en raison de l'insuffisante profondeur de celui-ci, jusqu'à ce que la pression due à l'accumulation de glace en amont ne les fasse chavirer et ne les fasse dépasser ce goulet d'étranglement. De tels phénomènes provoquent des mouvements d'eau considérables qui ne sont pas sans danger pour les embarcations qui se trouveraient à proximité ; les accidents mortels dus à des ruptures ou des retournements d'icebergs ont été particulièrement fréquents à travers l'histoire du pays.

Étudié depuis plus de 250 ans, le Jakobshavn aura été particulièrement utile jusqu'à aujourd'hui dans le suivi et la compréhension des changements climatiques, ainsi que dans l'analyse de la détérioration du climat. Année après année, cette dernière est désormais perceptible à vue d'oeil pour les habitants. La vitesse de vêlage du glacier, c'est-à-dire le rythme auquel il s'écoule vers la mer et y forme des icebergs, pouvait être évaluée à 17 mètres par jour à la fin du XIX e siècle - une vitesse jugée alors considérable. La même vitesse était encore relevée en 1985. En 2006, elle était passée à 35 mètres par jour. Selon une étude réalisée en février 2014 et rendue publique peu de temps avant le départ de la mission, elle atteint à l'heure actuelle jusqu'à 47 mètres par jour . Autre manifestation de ces changements brutaux : l'évolution du front du glacier. Celle-ci avait pu se faire à un rythme relativement modéré à travers l'histoire, en avançant ou en reculant sur la mer selon les années. Au cours du XX e siècle, c'est à un très net recul que l'on a assisté ; recul dont l'équivalent a déjà été dépassé... depuis le début des années 2000.

La géométrie et le volume de la glace des calottes y sont régis par l'équilibre entre les quantités de neige tombées et les quantités évacuées. Les observations conduisent à estimer que la calotte groenlandaise est aujourd'hui en déséquilibre. Elle perdrait de sa masse, en raison de la fonte et d'une accélération de l'écoulement des glaciers. Son profil général serait d'ailleurs en train de changer pour devenir plus pentu.

Des études récentes sur le Groenland auraient montré un amoindrissement significatif de la calotte, entre 1992 et 2002, diminution qui paraît encore s'accélérer. Les résultats fournis par l'altimétrie révèlent que le Groenland aurait perdu environ 50 milliards de tonnes par an. La mesure des flux, flux entrant (accumulation de la neige) et flux sortant (ablation et rejets vers l'océan), fournit une estimation plus importante de cette perte de masse, qui atteindrait environ 100 milliards de tonnes par an. La température moyenne d'été à la surface de la calotte de glace a augmenté de 2,4 degrés C° entre 1979 et 2005. La surface maximale du Groenland fondant au moins un jour par an a augmenté de 42 % durant la même période, ce qui représente une surface supplémentaire de fonte en 2005 équivalente à un tiers de la surface de la France. On estime que, au-delà de 20 % de perte, ce mouvement serait irréversible. Le point de non-retour serait atteint avec un réchauffement global de 3°C°. Ce qui est plus que probable au cours ou à la fin du XXI e siècle !

Le glacier d'Ilulissat, classé au patrimoine mondial de l'UNESCO et premier fournisseur d'icebergs de l'hémisphère nord connaît un recul sans précédent depuis le début des années 2000. Ce recul inquiétant a même pu être constaté de visu par les habitants de la région depuis six ans.

Les mutations de l'Arctique ont fait l'objet d'une analyse détaillée durant la session 2013-2014 dans le rapport d'information du Sénat n° 684 présenté devant la commission des affaires européennes : Arctique : préoccupations européennes pour un enjeu global . Ce rapport tirait notamment les conclusions suivantes :

- le réchauffement de l'Arctique modifie profondément le rôle que joue cette région dans le fonctionnement du climat mondial ;

- en se réchauffant, l'Arctique devient lui-même un facteur aggravant du réchauffement (effet d'albédo et acidification de l'océan) ;

- l'accès aux riches ressources minières des sols du grand nord est facilité et rappelle la ruée vers l'or ;

- si l'exploitation du gaz en plein mer existe depuis des années dans les eaux russes et norvégiennes, elle devrait se développer encore plus dans les années qui viennent, à condition d'investissements suffisants ;

- l'exploitation du pétrole en milieu polaire est beaucoup trop dangereuse actuellement car personne ne sait endiguer une marée noire dans cet environnement ;

- la navigation commerciale, la pêche et les revendications territoriales sur le pôle nord devront faire l'objet de solutions juridiques dans les mois et les années qui viennent.

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