B. RESPONSABLISER L'ACHETEUR
1. Un faux problème : les prétendus « besoins sexuels irrépressibles » des hommes et la misère sexuelle des « clients »
Parmi les raisons de recourir à la prostitution, il faut s'attarder sur les besoins sexuels prétendument irrépressibles qui justifieraient, selon certains, la prostitution.
Or tous les hommes ne sont pas des clients de personnes prostituées, même ceux que la solitude ou la timidité privent de relations sexuelles. Selon une ancienne prostituée auditionnée par la commission spéciale de l'Assemblée nationale 107 ( * ) , il faut voir dans ce cliché des besoins sexuels irrépressibles des hommes le résultat d'un phénomène culturel, d'une injonction dont a pu relever aussi, par exemple, à certaines époques, le prétendu droit du vainqueur à violer les femmes des vaincus.
Guy Geoffroy, auteur avec Danièle Bousquet, alors députée, du rapport d'information Prostitution : L'exigence de responsabilité - En finir avec le plus vieux métier du monde , rappelait lors de son audition par la délégation 108 ( * ) que des personnes prostituées avaient imputé à l'existence de ce rapport, présenté par les médias sous le seul angle de la pénalisation du client, une baisse de 30 % de fréquentation de leurs clients. Ce constat suffit à mettre en doute la pertinence des besoins irrépressibles des hommes , que semble pouvoir atténuer la peur de la répression...
Une sexologue auditionnée par la commission spéciale de l'Assemblée nationale 109 ( * ) a rappelé cette vérité élémentaire que les seuls véritables besoins vitaux de l'être humain sont boire, dormir et manger ; la perte de la sexualité, selon elle, peut certes entraîner un mal-être, mais pas la mort. Ces prétendus besoins irrépressibles s'expliqueraient par le fait que, contrairement aux femmes, les hommes sont habitués à exprimer leurs envies et leurs attentes, tandis que l'on attend des femmes « patience et discrétion ».
L'autre facteur explicatif du recours à la prostitution tiendrait à la misère sexuelle des clients - plus précisément des hommes - car personne n'évoque celle des femmes...
À cet égard, l'action d'associations comme Zéromacho mérite un développement particulier car elle montre l'importance de la mobilisation des hommes eux-mêmes contre la prostitution . Ainsi que l'a rappelé l'historienne Florence Montreynaud 110 ( * ) , les hommes qui refusent la prostitution - et c'est réconfortant - sont majoritaires. Certains, certes, sont motivés par la peur (peur pour leur réputation, peur de la maladie, peur de la police) ; mais d'autres rejettent la prostitution parce qu'ils ne conçoivent pas d'avoir des rapports sexuels sans désir partagé.
Florence Montreynaud a ainsi évoqué la création, en 2004, d'un réseau d'hommes refusant la prostitution et le manifeste alors signé par 220 hommes ; un deuxième manifeste, en 2009, a diffusé le message « Non à la prostitution, oui à la liberté sexuelle, au désir et au plaisir partagés ». Ce manifeste aurait été signé par 2 400 hommes dans 54 pays. Il appelle les pouvoirs publics à cesser de pénaliser les personnes prostituées, à réprimer le proxénétisme, à sanctionner les clients et à instaurer ou renforcer une éducation à la sexualité porteuse du respect de l'autre et non-sexiste.
Ces initiatives, qui ont l'entier soutien de la délégation, partent du principe que la lutte contre la prostitution n'en aura que plus de poids si ce combat est aussi porté par les hommes.
2. Un lien contestable entre pénalisation de l'acheteur et risque d'aggravation des violences contre les personnes prostituées
Selon le point de vue opposé à la pénalisation de l'acheteur, cette mesure risquerait d'accroître la marginalisation des personnes prostituées , qui seraient contraintes de se rendre encore plus invisibles, avec pour corollaire le risque de ne pouvoir bénéficier des soutiens et des secours qui leur sont prodigués, notamment en matière de santé, par certaines associations. Telle est par exemple la conviction exposée par le coordinateur du Lotus bleu à Paris devant la commission spéciale de l'Assemblée nationale, le 31 octobre 2013 111 ( * ) . Médecins du monde craint également l'aggravation de l'isolement des personnes prostituées susceptible de résulter, selon ce point de vue, de la pénalisation du client.
Pour la délégation, cette crainte ne paraît pas fondée : c'est au contraire l'instauration du délit de racolage, en 2003, qui semble avoir conduit les personnes prostituées à la marginalisation. L'abrogation de ce délit, prévue par la proposition de loi, paraît au contraire de nature à garantir aux personnes prostituées, considérées comme des délinquantes par la législation actuellement en vigueur, des contacts sans danger avec des associations qui leur viennent en aide et, partant, un meilleur accès aux soins.
Le lien entre pénalisation de l'achat d'acte sexuel et réduction de l'accès aux soins des personnes prostituées paraît d'autant plus sujet à caution que, du fait d'Internet, la prostitution relève déjà, dans une large mesure, d'un univers parallèle, voire clandestin, où les problèmes de l'accès aux soins et aux aides attribuées par les associations ne se posent pas.
On voit donc mal comment la proposition de loi pourrait aggraver les choses sur ce plan.
Par ailleurs, les violences faites aux personnes prostituées existent d'ores et déjà, indépendamment de la pénalisation du client prévue la par la proposition de loi. Ces violences semblent être dans certains cas le fait des proxénètes ou des responsables de la traite 112 ( * ) , dans d'autres des clients eux-mêmes , à travers :
- le refus du préservatif exigé par certains acheteurs - pour des raisons que l'on ne s'explique pas ;
- et les viols ou les coups et blessures qui semblent accompagner parfois les rapports sexuels tarifés, car aux yeux de certains acheteurs, l'argent leur donne tous les droits sur la personne prostituée (les profils types de clients ci-dessus évoqués montrent toutefois que la violence est loin d'être un point commun à tous les clients) ; selon une observatrice 113 ( * ) , 60 à 65 % des personnes prostituées auraient subi des viols du fait de leur proxénète ou de clients.
Une ancienne prostituée, auditionnée par la commission spéciale de l'Assemblée nationale 114 ( * ) , évoque même le cas d'un client qui l'aurait menacée d'appeler la police car elle refusait un rapport non protégé : cette situation odieuse était rendue possible par le délit de racolage, qui permettait à ce client de la menacer, et par l'impunité du client.
La proposition de loi doit permettre d'inverser cette logique en obligeant l'acheteur à prendre ses responsabilités.
3. L'indispensable pénalisation de l'acheteur : effets préventifs et intérêt pédagogique
L'accroissement de l'offre ne suffit pas à expliquer le développement de la prostitution, lui-même lié à la misère croissante dans de nombreux pays pauvres. La relative banalisation de la prostitution tient essentiellement au développement de la demande.
Il s'agit certes d'une évidence, mais il faut le marteler : sans client, il n'y aurait ni réseaux, ni proxénètes, ni personnes prostituées...
Dans cet esprit, l'article 16 de la proposition de loi prévoit l'interdiction de l'achat d'un acte sexuel , puni de l'amende prévue pour les contraventions de cinquième classe soit 1 500 € (en cas de récidive, le montant de l'amende est porté à 3 750 €).
Le nouvel article 225-12-1 que la proposition de loi insère dans le code pénal réprime le fait de solliciter, d'accepter ou d'obtenir des relations de nature sexuelle : le renversement est donc complet par rapport au délit de racolage. Il est à noter que la définition des contreparties de ces relations est large puisqu'elle vise la rémunération, la promesse d'une rémunération, la fourniture d'un avantage en nature ou la promesse d'un tel avantage.
En cas de circonstances aggravantes, la proposition de loi prévoit une peine de trois ans d'emprisonnement ; l'amende est portée à 45 000 €.
La pénalisation de l'acheteur est tout d'abord susceptible d'exercer un effet dissuasif sur certains clients ; sa portée éducative doit également être privilégiée.
S'agissant de son effet dissuasif , il semble que la pénalisation ait permis de rendre le territoire suédois plus difficile d'accès aux réseaux de criminalité organisée , selon le témoignage de la procureure au parquet international de Suède recueilli par la commission spéciale de l'Assemblée nationale 115 ( * )116 ( * ) . La pénalisation du client, prévue par la proposition de loi transmise par l'Assemblée nationale, devrait donc contribuer à la lutte contre les réseaux de prostitution sur le territoire français .
Il ne faudrait toutefois pas attendre de la pénalisation du client, si ce principe était retenu par le législateur français, qu'elle fasse à elle seule disparaître la prostitution : la loi pénale n'empêche pas des meurtres de se produire, pas plus que l'interdiction de la drogue n'empêche la consommation de stupéfiants.
Cependant, selon Florence Montreynaud, les profils d'acheteurs définis par les observateurs montrent que la majorité des clients, qui jouissent aujourd'hui d'un sentiment d'impunité, ne prendraient pas le risque, si la pénalisation entrait en vigueur, de recevoir une amende au domicile conjugal... Le risque ne paraît faire partie du plaisir du recours à une prostituée que pour une minorité d'acheteurs : pour cette seule minorité, la pénalisation n'exercera pas d'effet dissuasif.
Il convient également de relever l'intérêt de la pénalisation de l'acheteur en vue de la lutte contre la prostitution de mineurs : le nombre de condamnations dans ce contexte particulièrement critiquable reste marginal en raison - des affaires récentes largement médiatisées l'ont clairement démontré - de la difficulté à prouver que le client avait connaissance de la minorité de la personne prostituée.
Le nouvel article 225-12-1 du code pénal permettra de sanctionner le recours à la prostitution de mineures sans qu'il soit nécessairement besoin d'apporter des preuves à cet égard.
L'autre intérêt de la pénalisation est pédagogique ; il s'agit de poser une limite simple et de rappeler un principe essentiel : il n'est pas de tolérable qu'un être humain achète les services sexuels d'un autre être humain.
Cette valeur pédagogique de la loi est suffisamment importante en soi pour justifier la mise en oeuvre de la pénalisation du client en France.
Selon le témoignage de la procureure au parquet international de Stockholm, « aucun jeune homme ne se vantera aujourd'hui en Suède d'aller voir les filles, car c'est perçu comme honteux ». De même la pénalisation du client est-elle désormais généralement acceptée en Suède : selon Grégoire Théry, secrétaire général du Mouvement du nid, si en 2000 un tiers des Suédois seulement étaient favorables à la pénalisation du client, cette mesure est actuellement approuvée par 75 % de la population 117 ( * ) .
La loi suédoise de 1999 a certainement influencé cet état d'esprit dont la France pourrait s'inspirer.
Dans cette logique pédagogique, la proposition de loi transmise par l'Assemblée nationale prévoit également des stages de responsabilisation des clients dans le cadre d'une décision de justice.
Inspirés du dispositif mis en place par exemple à destination des conjoints violents, ces stages viseraient à sensibiliser les acheteurs aux conditions de vie des personnes prostituées et à la traite des êtres humains aux fins d'exploitation sexuelle.
La dimension pédagogique de la pénalisation de l'acheteur s'adresse également à la jeunesse : il est impératif de sensibiliser tant les jeunes garçons que les jeunes filles au fait que monnayer leur corps est contraire à la dignité humaine.
En d'autres termes, comme le rappelait Danièle Bousquet, présidente du Haut Conseil à l'égalité, lors de son audition par la délégation 118 ( * ) , notre jeunesse doit comprendre qu'il ne faut pas confondre liberté sexuelle et exploitation sexuelle ou, pour reprendre les mots de Claire Quidet, présidente du Collectif Abolition 2012, lors de son audition par la délégation 119 ( * ) , que les femmes ne sont pas « achetables » et que leur sexualité n'est pas une « sexualité de service ».
Des observateurs intervenant en milieu scolaire rapportent des comportements inquiétants de la part des adolescents à l'égard des jeunes filles. La conviction que le consentement de la jeune fille à avoir un rapport sexuel ne serait pas indispensable semble concerner de nos jours un nombre non négligeable de garçons.
Parmi ces témoignages, le « cri d'alarme » des bénévoles du Mouvement du nid, qui conduit des actions de prévention et de sensibilisation en milieu scolaire, semble particulièrement préoccupant. Ces bénévoles rapportent l'inquiétude suscitée auprès des enseignants et infirmières scolaires par certains comportements qui paraissent aujourd'hui se banaliser, comme des fellations dans les toilettes pour 5 euros par exemple 120 ( * ) .
Dans le même esprit, les jeunes filles, soumises à de fortes pressions, notamment sur les réseaux sociaux, craignent plus que tout, semble-t-il, d'être ostracisées et que leur réputation subisse les conséquences de leurs refus. Selon les observateurs, elles « ignorent qu'elles peuvent dire non » et se voient contraintes dès l'âge de 14 ou 15 ans à se soumettre à des actes et à des pratiques qu'elles ne désirent pas. Les jeunes filles les plus fragiles seraient la première cible de ces comportements. « On se demande où est passée la libération sexuelle des jeunes filles » , pour reprendre les mots de Claire Quidet, vice-présidente et porte-parole du Mouvement du nid-France, qui observe symétriquement que « la sexualité des garçons se voit ouvrir un « boulevard » ; il n'y a pas de limites à leurs exigences » 121 ( * ) .
Autoriser l'achat de prestations sexuelles, dans cette logique, revient à donner raison aux responsables de ces dérives préoccupantes, dont l'influence à terme sur les relations entre hommes et femmes pourrait être considérable.
Cette sensibilisation ne saurait laisser de côté les jeunes filles , qui doivent comprendre que leur dignité et leur sécurité s'opposent à la marchandisation de leur corps contre de l'argent ou des cadeaux , quels qu'ils soient. Selon Claire Quidet, vice-présidente et porte-parole du Mouvement du nid-France, l'idée de consentir à un acte sexuel pour de l'argent progresserait chez les jeunes filles. Or le fait de consentir à un acte tarifé « brise le rapport d'égalité » et la jeune fille « devient une chose » , sans qu'elle ait d'ailleurs nécessairement conscience des conséquences que cela peut avoir sur sa vie 122 ( * ) .
La pénalisation du client présenterait l'avantage de rappeler clairement à tous et à toutes que la prostitution ne saurait être tolérée dans une société fondée sur l'égalité des sexes.
La délégation recommande donc sans réserve l'adoption des dispositions de la proposition de loi concernant la pénalisation de l'achat de rapports sexuels et la responsabilisation des acheteurs.
* 107 Voir le compte rendu de la commission spéciale de l'Assemblée nationale p. 231.
* 108 Voir le compte rendu du 24 janvier 2013.
* 109 Voir le compte rendu du 6 novembre 2013, p. 284.
* 110 Voir le compte rendu du 27 février 2014.
* 111 Voir le compte rendu p. 212.
* 112 Lors de son audition par la commission spéciale, le 20 mai 2014, Simon Häggström, chef de la brigade antiprostitution de Stockholm, a confirmé l'absence de lien entre la pénalisation du client en Suède et la violence faite aux personnes prostituées, qui relève selon lui des réseaux. Il a également fait valoir que la législation suédoise avait donné aux victimes la possibilité de parler aux autorités des violences qu'elles subissent. Il a estimé que cela avait été rendu possible par le fait que la société avait pris position, à travers cette loi, non pas conte les personnes prostituées, mais contre les clients.
* 113 Voir le compte rendu du 5 novembre 2013, p. 236.
* 114 Voir le compte rendu p. 226.
* 115 Voir le compte rendu du 5 novembre 2013, p. 251.
* 116 Robert Badinter, lors de son audition par la commission spéciale le 14 mai 2014, a relativité l'intérêt du « modèle suédois », jugeant son efficacité inexistante en matière de lutte contre les réseaux et estimant que la pénalisation du client renforcerait la « clandestinité de la prostitution », qui pourrait quitter la rue pour « se réfugier dans les pires lieux qui soient : parkings déserts, fourrés, bosquets, hôtels et surtout studios ». Ce faisant, le pouvoir des réseaux serait renforcé car selon Robert Badinter ils seront en mesure de fournir facilement chambres d'hôtel et studios. Il n'en demeure pas moins, pour la rapporteure, que c'est le client qui est au coeur du système prostitutionnel.
* 117 Voir le compte rendu de son audition par la délégation, le 14 mars 2013.
* 118 Voir le compte rendu du 24 janvier 2013.
* 119 Voir le compte rendu du 14 mars 2013.
* 120 Voir le compte rendu du 20 février 2014.
* 121 Voir le compte rendu du 20 février 2014.
* 122 Voir le compte rendu du 20 février 2014.