B. LES « EUROPE »

On ne peut réfléchir au devenir de l'Union européenne sans se demander en premier lieu quelle Europe nous souhaitons promouvoir : une Europe simple espace pour développer des projets économiques communs ou, au contraire, une « Europe puissance » qui pèse sur la scène internationale. Le constat que l'Europe fonctionne d'ores et déjà selon des géométries variables peut par ailleurs aider à concevoir le schéma selon lequel l'Union européenne pourrait évoluer dans les années à venir.

1. Europe espace ou Europe puissance ?
a) L'Europe espace

Dans l'optique d'une « Europe espace », l'Union européenne serait essentiellement conçue comme un espace assurant la paix et la stabilité sur le continent. Le développement du marché unique, de plus en plus vaste au fur et à mesure des élargissements successifs, constitue alors un puissant stimulant pour l'économie européenne grâce à la formation d'une zone de libre-échange où les marchandises et les services peuvent circuler librement. Les politiques communes sont d'abord destinées à réguler ce marché unique. On pense, en tout premier lieu à la politique de concurrence.

Dans cette optique, l'Union doit être ouverte aux élargissements. Dès lors qu'ils ne remettent pas en cause ses acquis, ils permettent d'élargir toujours plus l'espace de libre échange économique conception restrictive doit donc être écartée.

Dans un discours du 23 janvier 2013 sur l'avenir de l'Europe et la place du Royaume-Uni, le Premier ministre britannique M. David Cameron a bien exprimé la vision d'une « union flexible d'États membres libres qui partagent des traités et des institutions et aspirent ensemble à un idéal de coopération. » Très clairement, selon M. Cameron, « cette vision privilégiant la flexibilité et la coopération n'est pas la même que celle de ceux qui veulent bâtir une union politique toujours plus étroite ». Cette Europe doit permettre de promouvoir des intérêts communs en utilisant la puissance collective « pour ouvrir des marchés ». Sans détours, il affirme que « notre participation au marché unique et notre capacité à contribuer à la fixation de ses règles, constitue la raison principale de notre adhésion à l'Union européenne ».

Pour le Premier ministre britannique, l'Union européenne doit se mettre d'accord pour modifier les traités « afin d'y introduire les changements rendus nécessaires pour l'avenir à long terme de l'euro et pour consacrer en droit l'Europe diverse, compétitive, démocratiquement responsable que nous désirons. »

Il considère qu'un nouveau traité serait la meilleure façon d'y parvenir. Mais, à défaut d'un nouveau traité concernant tous les États membres, alors « la Grande-Bretagne devra être prête à aborder les changements que nous désirons dans une négociation avec nos partenaires européens. » Une fois qu'un nouvel accord aura été négocié, les Britanniques seront invités à se prononcer par référendum avec un choix très simple : rester sur la base de ces nouvelles conditions ou sortir de l'Union. En juillet 2013, les députés britanniques ont adopté une proposition de loi destinée à garantir l'organisation d'un référendum sur l'appartenance du Royaume-Uni à l'Union européenne d'ici à 2017 23 ( * ) .

D'ores et déjà, le Royaume-Uni est doté d'un statut particulier dans la construction européenne, au point que l'on peut se demander si elle en est encore un membre à part entière. Il ne participe déjà ni à la monnaie unique, ni à l'accord de Schengen. Le traité de Lisbonne l'exonère des obligations liées à l'espace de liberté, de sécurité et de justice, ainsi que de celles qui concernent la Charte des droits fondamentaux.

Le Royaume-Uni a refusé - avec la République tchèque - de s'associer au traité du 2 mars 2012 sur la stabilité, la convergence et la gouvernance (TCG) de l'Union économique et monétaire. Il ne participe pas à l'Union bancaire, ce qui ne l'empêche de contribuer à la conception de celle-ci en sa qualité d'observateur !

En juillet 2012, le gouvernement britannique a lancé une procédure de révision des compétences de l'Union européenne. Cette procédure se prolongera jusqu'à l'automne 2014. Elle doit permettre d'évaluer ce que fait l'Union et l'impact de son action sur le Royaume-Uni.

En outre, conformément à l'article 10 du Protocole n° 36, le gouvernement britannique avait jusqu'au 31 mai 2014 pour indiquer si le Royaume-Uni devait continuer à être lié par environ 130 mesures européennes en matière de police et de justice pénale. Il a notifié, le 24 juillet 2013, à la présidence du Conseil de l'Union l'intention du Royaume-Uni d'exercer son opt out . Mais le Protocole n° 36 permet au Royaume-Uni, à tout moment par la suite, de notifier au Conseil son souhait de participer à des actes qui ont cessé de s'appliquer à son égard. Le gouvernement britannique a identifié 35 mesures pour lesquelles il considère qu'il serait dans l'intérêt britannique de participer (notamment le mandat d'arrêt européen). Les négociations avec la Commission européenne devait commencer en novembre 2013.

Tout cela dessine la vision d'une Europe à la carte réduite au minimum en fonction de l'identification - pour chaque domaine - de ce qui peut le mieux servir les intérêts britanniques. C'est principalement le marché unique qui motive la participation à l'Union. Le Royaume-Uni est libre de privilégier cette vision. Mais celle-ci ne doit pas mettre en cause l'acquis de la construction européenne 24 ( * ) et encore moins freiner l'intégration renforcée des États qui le souhaitent. L'enjeu est bien de savoir comment faire plus et mieux dans le cadre européen et non pas comment défaire la construction européenne ou n'en conserver que ce qui intéresse tel ou tel État.

Cette vision de l'« Europe espace » ou de l'Europe à la carte ne doit pas non plus exclure, qu'en son sein, les États qui souhaitent aller plus loin approfondissent ensemble certains aspects de la construction européenne sans que les autres puissent s'y opposer.

b) L'Europe puissance

La promotion d'une « Europe puissance » implique naturellement une ambition plus forte pour le projet européen. Dans cette vision, l'Europe doit prétendre exister en tant que telle sur la scène internationale et pas seulement lorsqu'elle négocie des accords commerciaux internationaux. Elle doit pouvoir faire partager ses valeurs, c'est-à-dire celles que les États membres ont souscrites en commun et qui figurent expressément dans les traités. Elle doit pouvoir développer une politique étrangère commune qui lui permette de parler d'une seule voix pour contribuer au règlement des conflits internationaux et être un acteur de poids dans la diplomatie internationale. Elle doit aussi se doter d'une capacité de défense qui, sans mettre en cause les liens des États membres avec l'OTAN, la dote de la force nécessaire pour préserver de façon autonome l'intégrité des territoires des États membres, conformément à la clause de défense mutuelle qui figure dans le traité, mais aussi de se projeter sur des théâtres d'opération extérieure pour les motifs que le traité a lui-même fixés, à savoir « le maintien de la paix, la prévention des conflits et le renforcement de la sécurité internationale conformément aux principes de la Charte des Nations unies » (art. 42 TUE). Elle doit enfin être en mesure d'assurer la stabilité dans son voisinage et favoriser une coopération efficace.

Cette « Europe puissance » doit nécessairement avoir une taille critique et être plus intégrée dans un contexte international où émergent de très grandes puissances. Elle doit aussi être dotée des instruments politiques, juridiques et budgétaires qui lui permettent d'exister réellement comme puissance reconnue comme telle sur la scène internationale.

Peut-on imaginer qu'à l'heure de la mondialisation l'Europe puisse se réfugier dans une attitude de neutralité ou se contenter de jouer un rôle de de puissance régionale ? Nous devons, au contraire, défendre nos valeurs et nos intérêts et assurer leur promotion dans le monde.

La société internationale ne peut être livrée aux seules forces du marché et de la mondialisation. L'Europe ne peut pas être le cheval de Troie de cette mondialisation mais elle ne peut pas être non plus un simple rempart contre elle. D'une façon plus réaliste, en matière monétaire, sociale, environnementale - qui constituent les trois domaines essentiels du dumping mondial -, l'Europe doit se rapprocher des pays émergents. Elle doit définir avec eux les moyens de « civiliser » les forces qui déterminent la société internationale et dont l'accélération brutale crée des drames aussi bien chez eux que dans nos propres États.

L'Europe ne peut pas non plus admettre qu'une ou deux puissances exercent un leadership mondial dont elle-même serait tenue à l'écart.

Pour toutes ces raisons, elle ne peut se contenter d'organiser un « Espace », elle doit bâtir une Puissance.

2. Des géométries très variables

Lorsque l'on porte un regard rétrospectif sur la construction européenne et quand on examine son fonctionnement actuel, on doit constater que l'Europe a toujours admis des « géométries variables ». C'est même la « différenciation » qui lui a permis de progresser.

Les termes d'Europe à la carte, d'Europe à géométrie variable, d'Europe à plusieurs vitesses, d'Europe des cercles concentriques ou pas, montrent bien que ce problème est posé depuis longtemps.

Cette « différenciation » était déjà au coeur de la déclaration Schuman du 9 mai 1950 : tout en retenant la perspective d'une « Fédération européenne », ce texte ne visait au départ que deux pays - la France et l'Allemagne - et un domaine très délimité, la production de charbon et d'acier. Les traités européens ont eux-mêmes admis que certaines politiques ne concernent pas l'ensemble des États membres. On songe naturellement aux accords de Schengen, d'abord conclus (1985) dans un cadre intergouvernemental avant d'être intégrés dans les traités par le traité d'Amsterdam (1997), et auxquels certains États membres ne participent pas. L'Union économique et monétaire admet une différenciation puisque 18 États membres sur 28 sont membres de la zone euro. Les traités ont aussi intégré des « opt out » qui permettent à des États membres de rester à l'écart de certaines politiques. En matière de défense, la différenciation est elle-même actée, en particulier à travers les coopérations structurées permanentes qui ne peuvent concerner que les États membres « qui remplissent des critères plus élevés de capacités militaires et qui ont souscrit des engagements plus contraignants en la matière en vue des missions les plus exigeantes » (art. 42 TUE).

De nombreuses coopérations entre quelques États membres ont été développées en dehors même du cadre des traités. On peut citer, par exemple, la création de l'Agence spatiale européenne, les coopérations conduites dans le domaine de l'aéronautique, l'initiative Eureka pour la recherche scientifique, l'interconnexion des casiers judiciaires, le processus de Bologne qui vise à définir un cadre commun pour les systèmes universitaires ou encore les coopérations sous-régionales comme le Conseil des États de la mer baltique 25 ( * ) .

Toutes ces coopérations sont caractérisées par une très grande diversité. Loin de nuire à la construction européenne, elles ont plutôt contribué à son renforcement. Elles ont aussi permis d'associer des États non membres de l'Union, par exemple, à l'Agence spatiale européenne ou au processus de Bologne.

Le traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance (TSCG) au sein de l'Union économique et monétaire, signé le 2 mars 2012, qui a établi des règles plus strictes en matière de discipline budgétaire, n'associe lui-même que 25 des 28 États membres 26 ( * ) .

Depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, des coopérations renforcées, dans le cadre des traités, ont été lancées pour régler les divorces transfrontaliers, créer un brevet de l'Union européenne ou encore mettre en place une taxe sur les transactions financières.

Si l'on veut conserver un certain élan à la construction européenne, si l'on veut permettre aux États membres qui croient en l'« Europe puissance » de défricher les voies de l'avenir, il faut accepter la différenciation. Nous devons dans le même temps veiller à ce que la généralisation des géométries variables et des rythmes différenciés n'aboutisse pas à l'Europe « kaléidoscopique ».


* 23 La Chambre des Lords a néanmoins rejeté ce texte le 31 janvier 2014.

* 24 La reprise de l'acquis communautaire est d'ailleurs une exigence essentielle dans le cadre des négociations avec les pays candidats à l'adhésion.

* 25 Rapport d'information n° 237 (2008-2009) de M. Pierre Fauchon : « Les coopérations spécialisées : une voie de progrès de la construction européenne ».

* 26 Le Royaume-Uni et la République tchèque n'ont pas signé le traité. La Croatie, 28 e État membre, a adhéré postérieurement à sa signature (1 er juillet 2013).

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