II. AUDITION DE M. ÉTIENNE PINTE, PRÉSIDENT DU CONSEIL NATIONAL DES POLITIQUES DE LUTTE CONTRE LA PAUVRETÉ ET L'EXCLUSION SOCIALE (25 NOVEMBRE 2013)
M. Joël Bourdin , président . - Mes chers collègues, dans le cadre de la préparation du rapport d'information sur le thème de la pauvreté que nous avons confié à notre collègue Yannick Vaugrenard, j'ai le plaisir d'accueillir en votre nom Étienne Pinte, président du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale, le CNLE.
M. Yannick Vaugrenard , rapporteur . - Je vous remercie à mon tour, monsieur Pinte, de prendre le temps de nous faire partager votre expérience, à la fois passée et présente. J'aurai plusieurs questions à vous poser. Quels sont les domaines d'intervention du CNLE ? Comment appréhendez-vous la pauvreté telle que vous la constatez aujourd'hui ? Quelles sont les évolutions susceptibles de nous faire espérer une possible, voire probable, amélioration ? Pour qui s'efforce de dresser un état des lieux de la situation, force est de constater en effet que le phénomène n'est pas facile à mesurer. Les éléments statistiques dont nous disposons, pour autant qu'ils soient fiables, sont rarement récents. Selon les derniers chiffres de l'Insee, parmi les 8,7 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté en France, la moitié subsiste avec 790 euros par mois ; mais ces données datent de 2011. Se faire une idée de la réalité constitue donc une gageure en soi.
Par ailleurs, faut-il considérer la pauvreté comme une fatalité contre laquelle nous ne pourrons agir efficacement, ou avancer avec l'ambition chevillée au corps - tout en la tempérant du réalisme que nous impose l'Histoire ? Les auditions que nous avons menées nous placent en effet face à un constat terrible : la pauvreté serait inexorablement héréditaire et intergénérationnelle. Comment faire pour enrayer cette « hérédité » de la pauvreté et redonner à la société le rôle qui doit être le sien, celui d'offrir une réelle égalité des chances ?
L'efficacité des mesures mises en place année après année, gouvernement après gouvernement, grande mesure après grande mesure, suscite également beaucoup de questions. De ce point de vue, avez-vous pu, dans le cadre de vos responsabilités, observer dans d'autres pays de l'Union européenne ou même ailleurs des mesures plus pertinentes que celles qui ont été instaurées dans notre pays, sous quelque gouvernement que ce soit ?
M. Étienne Pinte, Président du Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale . - Mesdames, messieurs les sénateurs, le CNLE, placé auprès du Premier ministre, aura vingt ans en décembre. J'ai été nommé président par François Fillon le 30 juillet 2010 pour un mandat de trois ans et j'ai accepté de poursuivre ma tâche à la demande de Jean-Marc Ayrault, car j'estime qu'il ne doit y avoir ni droite ni gauche en matière de lutte contre la pauvreté et l'exclusion. Nous sommes tous directement concernés.
La responsabilité du CNLE est double. Nous nous sommes ainsi associés à la préparation de la conférence nationale de lutte contre la pauvreté et pour l'inclusion sociale des 10 et 11 décembre derniers sur lettre de mission du Premier ministre. Un comité interministériel a suivi, débouchant sur le plan quinquennal de lutte contre la pauvreté.
En outre, dans la mesure où nous sommes totalement indépendants, nous pouvons nous autosaisir de tout sujet entrant dans notre sphère de compétence. Cela nous permet d'interpeller l'exécutif, les parlementaires ou encore les candidats à l'élection présidentielle, auxquels nous avions suggéré, en son temps, de nombreuses mesures et résolutions.
Les réunions du CNLE sont mensuelles et thématiques. La prochaine portera sur les questions de santé physique et psychique. À des degrés variant selon le temps déjà passé dans la rue, 60 % des personnes sans domicile relèveraient aujourd'hui de la psychiatrie selon Xavier Emmanuelli, fondateur du Samu social de Paris.
Renouvelable tous les trois ans, le CNLE est officiellement constitué de sept collèges représentant tout l'éventail des structures chargées de la lutte contre la pauvreté et l'exclusion : le gouvernement, les associations, les syndicats, les élus, les grandes institutions comme l'assurance maladie, l'assurance vieillesse ou la caisse d'allocations familiales, les administrations concernées et des personnalités qualifiées. Un huitième collège a été mis en place à titre expérimental en juin 2012 sur proposition de Roselyne Bachelot et devrait être pérennisé à la fin de l'année. Il représente les « accueillis », c'est-à-dire les personnes précaires qui sont au coeur de notre action. Selon le souhait de Jean-Marc Ayrault, chaque groupe de travail préparant la conférence nationale de lutte contre la pauvreté et pour l'inclusion sociale comptait ainsi des membres du CNLE et du huitième collège en particulier. Il en a été de même lors des ateliers des 10 et 11 décembre 2012.
Dépendant au quotidien plus ou moins directement de onze ministères différents, le CNLE peut demander l'arbitrage du Premier ministre en cas de désaccord, puisqu'il a la chance d'être placé directement auprès de lui.
Où en sont la pauvreté et l'exclusion sociale dans notre pays ? Les dernières statistiques, vous l'avez rappelé, datent de 2011 et deux ans de crise financière et économique les ont nécessairement aggravées : 8,7 millions de pauvres recensés, cela signifie que plus de 14 % de la population vit sous le seuil de pauvreté ; dans l'un des cinq pays les plus riches du monde, cela interpelle.
Parmi ces 8,7 millions de personnes, on trouve un million de personnes âgées et autant d'actifs au chômage. On trouve également une part importante de familles monoparentales, soit environ 20 % des effectifs. Enfin, une note du Secours catholique estime à trois millions le nombre de mineurs vivant dans des familles pauvres. En recoupant ces quelques grandes catégories, on recouvre déjà sept millions de personnes.
Nos objectifs doivent être fixés en tenant compte de la situation financière et budgétaire difficile de la France. Je me suis engagé auprès du Premier ministre à ne pas formuler de demandes démagogiques. S'il paraît illusoire d'espérer éradiquer la pauvreté, on peut s'attaquer à la grande pauvreté. En France, est considéré comme « pauvre » celui ou celle qui vit avec moins de 60 % du revenu médian, soit 974 euros par mois. Plus de la moitié des personnes vivant sous ce seuil dispose de moins de 600 euros par mois. En accord avec la ligne d'ATD Quart Monde, ce sont ces personnes, les plus précaires, qui sont visées par les propositions que nous avons formulées lors de la conférence nationale de lutte contre la pauvreté et pour l'inclusion sociale.
Nous avions demandé une revalorisation de 25 % du RSA, le revenu de solidarité active, sur cinq ans, afin que son montant corresponde à 50 % du Smic, comme cela était initialement prévu. Il sera finalement réévalué de 10 %. Nous avions également plaidé pour un relèvement de la CMU-c, la couverture maladie universelle complémentaire, afin que les plus pauvres puissent bénéficier d'une couverture plus protectrice. Nous l'avons obtenu, mais dans des proportions malheureusement insuffisantes.
Le coeur de la philosophie au travers de laquelle j'appréhende la lutte contre la pauvreté, c'est qu'un pays ne peut se développer de façon harmonieuse et équilibrée que sur la base de quatre piliers : le logement, la formation et l'éducation, l'emploi ainsi que la santé. Voilà trois ans, j'avais développé ces quatre points lors d'un atelier sur l'hébergement d'urgence à l'invitation de Jérôme Vignon, président du conseil d'administration des Semaines sociales de France. Une femme m'avait alors confié qu'elle et sa famille vivaient à sept dans un logement insalubre de dix-huit mètres carrés du XIII e arrondissement de Paris. Elle était sur le point de perdre la garde de deux de ses enfants car les services sociaux avaient identifié un risque de saturnisme dans l'appartement. Cette situation montre bien qu'on ne peut aborder le problème de la pauvreté qu'au travers de la globalité du parcours de chaque individu. Cette famille était exposée à un problème non pas seulement de logement, mais également de santé et peut-être même d'emploi.
La plupart de ceux qui vivent sous le seuil de pauvreté cumulent ces facteurs. Pour y faire face, nous militons en faveur de la mise en place d'un « référent unique ». Chaque travailleur social, au-delà de son domaine d'expertise, doit pouvoir diagnostiquer l'ensemble des difficultés auxquelles sont confrontées les personnes qui le consultent. Dans neuf cas sur dix, un individu en détresse sur le plan du logement est également en proie à d'autres difficultés.
Dans l'esprit de ces quatre piliers, nous préconisons donc un effort particulier en matière de logement social. Nous avions ainsi demandé à Cécile Duflot que, dans le cadre de l'objectif de construction de 150 000 logements sociaux par an, la moitié d'entre eux soit destinée à devenir des logement très sociaux et donc financée par le recours à des prêts locatifs aidés d'intégration, les PLAI.
Point important, si les critères d'attribution retenus devaient être appliqués, 60 % des Français seraient éligibles à l'attribution d'un logement social et il faudrait construire annuellement non plus 150 000 logements sociaux, mais 300 000. De plus, ce type d'habitat n'est paradoxalement pas toujours accessible aux plus pauvres. Par conséquent, 75 000 logements à très bas loyer semblent être un minimum si le Gouvernement veut traduire les efforts entrepris pour lutter contre la pauvreté. À l'époque, le budget 2013 ayant déjà été voté, nous n'avions pas pu obtenir grand-chose.
En 2008, François Fillon m'avait nommé parlementaire en mission et commandé un rapport sur l'hébergement d'urgence. Le slogan « le logement d'abord » était alors à l'ordre du jour. Il était cependant évident que, sans un parc de logement sociaux et très sociaux adapté, un tel objectif resterait lettre morte. Voilà cinq ans, on ne dénombrait pas moins de quatre cents centres d'hébergement, d'hébergement d'urgence et de réinsertion sociale ne correspondant pas aux normes humaines d'habitabilité. On trouvait des dortoirs dans lesquels s'entassaient jusqu'à cent personnes par nuit. Nous nous employons aujourd'hui à « humaniser » ces centres, ce qui passe par une diminution moyenne d'un tiers du nombre de places disponibles.
Je prendrai l'exemple de la rénovation récente du centre de La Mie de Pain situé dans le XIII e arrondissement de Paris, lequel a vu sa capacité réduite de quatre cent cinquante à trois cents places d'hébergement. Cela pose une autre question : quid des cent cinquante personnes qui resteront à la porte ?
La pauvreté augmentant, la demande de logement s'accroît. En quatre ans, la Fondation Abbé-Pierre a estimé que le nombre de personnes sans domicile fixe était passé de 100 000 à 150 000. De plus, le « thermomètre saisonnier » a été pour ainsi dire cassé et les personnes accueillies pour l'hiver dans les centres ne peuvent plus être mises dehors le 31 mars. Les capacités d'hébergement sont donc très insuffisantes. Cela fait deux étés que le Samu social de Paris ne peut pas répondre, via le 115, à toutes les demandes d'hébergement. Il arrive le reste de l'année qu'il ne puisse traiter 40 % à 50 % des demandes. Cette situation intervient alors que les centres hébergent non plus seulement des hommes, mais également des femmes seules et des familles entières. Ils sont aujourd'hui une solution de rechange indispensable pour donner un abri à ceux qui en ont besoin.
Les unes après les autres, les majorités politiques se gargarisent des mesures prises dans ce domaine : on peut notamment citer la maison à 100 000 euros de Jean-Louis Borloo, la maison à 15 euros par jour de Christine Boutin. Ce sont des avancées, mais elles ne règlent pas en profondeur le problème humain.
Entre la précédente et l'actuelle majorité, je dois admettre que j'observe un changement de regard par rapport au défi de la pauvreté. Je ressens aujourd'hui, malgré les difficultés financières, une véritable volonté d'agir. Nous avons demandé une conférence nationale, nous l'avons obtenue. Nous avons demandé des réunions annuelles du comité interministériel de lutte contre les exclusions, nous les avons obtenues. Nous avons demandé un plan quinquennal, nous l'avons obtenu. François Chérèque, chargé d'en suivre l'application, sera présent lors de la deuxième réunion du comité interministériel qui se tiendra au mois de janvier, en présence du Premier ministre et du CNLE. À l'exception d'un certain nombre de mesures ponctuelles comme le relèvement du plafond permettant de bénéficier de la CMU-c, il n'est pas encore possible d'évaluer l'efficacité de la première année d'application de ce plan. Il s'élève à 2,5 milliards d'euros sur cinq ans ; ce n'est pas le Pérou mais est-il véritablement possible de faire mieux aujourd'hui ? Si la situation économique s'améliore, nous demanderons un abondement supplémentaire.
Je voudrais que nous nous attardions sur le rôle du monde associatif. Sa richesse et son ancrage historique en font un amortisseur de crise. Sans la densité et l'efficacité de son tissu associatif, il y a longtemps que notre pays pourrait être dans une situation révolutionnaire. Hébergement, gestion des centres de rétention pour les étrangers en situation irrégulière ou autre, l'État est heureux de pouvoir se décharger de certaines fonctions régaliennes sur les associations, sans lesquelles il aurait le plus grand mal à accompagner ces personnes dans leur précarité.
Vous posiez la question de l'efficacité de nos politiques comparées à celles qui sont mises en place dans d'autres pays. La France est le pays européen où l'action sociale, dans tous ses domaines, est la plus importante. C'est tout à notre honneur même si d'importantes poches de pauvreté perdurent. La pauvreté et l'exclusion concernent tous les pays et nombre d'entre eux s'intéressent aux moyens que nous employons. Le CNLE a ainsi reçu des délégations égyptienne, moldave et même kazakhe, ou encore le ministre israélien des affaires sociales.
Hier, nous avons participé à une réunion sur le thème de l'aide alimentaire. Le sujet a été largement débattu l'année dernière, lorsque l'Union européenne a annoncé qu'elle ne la financerait plus, ce qui aurait été pour le moins problématique. Finalement, l'aide alimentaire est non plus prise en charge dans le cadre de la PAC, mais gérée par le Fonds européen d'aide aux plus démunis, le FEAD. Pour les sept ans à venir, 500 millions d'euros nous ont été accordés. Cela représente 50 millions d'euros pour la première année, auxquels l'État est tenu d'ajouter 15 %, pour un total compris entre 70 millions et 80 millions d'euros. Si nous ne sommes pas encore soumis à des audits, nous devons dès aujourd'hui rendre compte de l'utilisation de ce fonds par les différentes associations qui en bénéficient. C'est un travail très important que de faire remonter toutes ces informations depuis l'échelon local. L'Union européenne s'est engagée à allouer en tout 3,5 milliards d'euros sur sept ans à l'aide alimentaire. C'est une somme importante mais elle est répartie entre vingt-huit pays, dont beaucoup sont plus pauvres que nous. Il est légitime de se poser la question de savoir si cela est suffisant pour lutter contre la pauvreté et l'exclusion sociale, ne serait-ce que sur le plan alimentaire.
Les gouvernements se succèdent et ont toujours autant de mal à gouverner notre pays. Aussi la France accuse-t-elle un certain retard. Voilà dix ans, alors que nous étions encore capables de rivaliser avec l'Allemagne, cette dernière a engagé des efforts de compétitivité qui font que nous sommes aujourd'hui distancés. Cela nous est apparu comme une surprise il y a deux ans. Comment expliquer ce manque de vision à moyen terme ? À l'heure où nous nous comparons sans cesse aux Allemands, ne pourrions-nous pas nous inspirer, tout en restant critiques, de la manière dont ils ont réussi à mettre en place ces mesures que l'Europe exige de nous aujourd'hui ? De même, nous devrions nous interroger sur la façon dont notre voisin a réussi à installer une écotaxe ou à réformer sa TVA. À l'évidence, d'autres parviennent à faire plus vite et mieux que nous en agissant différemment. Je prends pour exemple un autre problème. Avec une population oscillant entre 15 000 et 20 000 individus, la France est de fait l'un des pays où la communauté Rom est la plus importante. Cependant, l'Italie ou l'Espagne abritent des groupes de plusieurs dizaines de milliers de personnes et ne rencontrent pas les mêmes problèmes avec leurs populations, ni les mêmes « hausses de température politique » à ce sujet. Ces pays sont parvenus à gérer l'insertion et l'intégration des Roms de manière différente.
Enfin, les pays européens ont parfois été très inconséquents lorsqu'il s'est agi de prendre d'importantes décisions. Avec Philippe Séguin, je m'étais opposé au traité de Maastricht ; pas parce que nous étions contre la monnaie unique, mais parce que nous étions réticents à l'égard d'un élargissement que nous jugions trop rapide. Nous avions promis l'intégration aux pays méditerranéens dès lors qu'ils se seraient libérés de leurs dictateurs respectifs. Une fois Franco, Salazar et les colonels partis, nous avons instantanément accueilli l'Espagne, le Portugal et la Grèce. Nous l'avons fait pour des raisons politiques et sans aucun diagnostic économique ou social. Je ne dis pas que nous aurions dû refuser leur intégration, mais il aurait plutôt fallu attendre de les avoir progressivement amenés à nos standards économiques, sociaux et même démocratiques. Aujourd'hui, nous venons de commettre la même erreur avec la Bulgarie et la Roumanie. Nous avons intégré, pour des motifs politiques, des membres qui n'étaient évidemment pas aptes à entrer dans l'Union. Pardonnez ces considérations, mais puisque nous faisons ici de la prospective, il faudrait veiller à apprendre des erreurs du passé.
M. Yannick Vaugrenard , rapporteur . - Je vous remercie, monsieur Pinte, pour l'humanité qui teinte votre discours. Je voudrais revenir sur votre conclusion. Les hasards de mon mandat m'ont amené hier à parler de l'ouverture européenne devant deux classes de terminale de Guérande, en Loire-Atlantique. Il était question de l'idéal, cher aux pères fondateurs européens, de la paix sur notre continent, et de notre engagement, à l'époque, pour soutenir les peuples d'Europe du Sud libérés de leurs dictatures. Comme avec les démocraties populaires de l'Est, nous nous sommes peut-être précipités. Les aspects économiques et financiers ont été mis de côté et la responsabilité que nous avions de les ancrer dans la démocratie l'a emporté. Néanmoins, ne serions-nous pas amenés à faire le même choix aujourd'hui ? Il semblerait que l'Histoire contraigne l'Europe à progresser par cercles concentriques. Non pas que certains pays soient inférieurs, mais différents rythmes de développement coexistent. Je suis cependant convaincu qu'il faut aujourd'hui dire « stop ». Nous devons renforcer l'Union telle qu'elle est et faire véritablement l'Europe des peuples. La construction économique fait partie de ce processus. En avançant à marche forcée, nous courons à la catastrophe. Les peuples perdraient leurs repères et les extrêmes l'emporteraient.
Vous avez obtenu d'importantes avancées, notamment en ce qui concerne la CMU-c ou le RSA. Cependant, les moyens à notre disposition pour lutter contre la pauvreté sont encore insuffisants et le resteront. Quel que puisse être le contexte économique, malgré les difficultés financières que nous rencontrons, il nous faut être plus ambitieux. Vous évoquiez les membres du huitième collège du CNLE. Ces hommes et femmes, à travers leurs parcours, sont à même de nous éclairer sur l'efficacité de nos politiques. Ayons, dès lors qu'on légifère en leur faveur, le réflexe de les entendre avant de mettre en place des mesures trop administratives et technocratiques. À dépenses égales, leur expertise peut permettre une meilleure orientation de notre action. Pourrez-vous revenir sur l'expérience de leur participation au CNLE ? Quel était votre mode de fonctionnement ? Quel bénéfice en avez-vous tiré ?
Je voudrais que nous nous attardions également sur la problématique du non-recours. Nombre de nos concitoyens en situation précaire ne profitent pas pleinement de leurs droits. Certains les ignorent, d'autres sont découragés par la complexité des procédures administratives. Faute d'un référent social unique, celles et ceux qui vivent au jour le jour à la marge de la société n'ont pas toujours la force d'affronter toutes les démarches nécessaires au recouvrement de leurs droits. Lorsque nous l'avons auditionné, Martin Hirsch a admis que le RSA avait, sous certains aspects, été un échec manifeste, ce que le non-recours explique en partie. Il existe en Belgique une base de données appelée « Banque carrefour de la sécurité sociale » qui centralise les documents nécessaires pour recourir à l'aide sociale. Ces derniers n'ont besoin d'être déposés qu'une seule fois, et peuvent ensuite être utilisés par tous les organismes concernés. En France, si la mise en oeuvre d'un tel système serait probablement contrariée en raison de la loi Informatique et libertés, la question mériterait d'être étudiée.
Mon dernier point pourra enfin paraître déraisonnable mais vaut d'être attentivement considéré. Les implications financières de chaque projet de loi examiné font l'objet d'une attention toute particulière. Nous pourrions procéder de la sorte en ce qui concerne la lutte contre la pauvreté et nous demander systématiquement ce qu'une loi peut apporter aux dix millions de Français dans le besoin. Ce reflexe peut-il, selon vous, présenter un intérêt ?
M. Étienne Pinte . - Pour étudier les modalités de formation d'un huitième collège, un groupe de travail s'est réuni pendant un an. Les collèges du CNLE sont composés de huit individus ou représentants d'institutions. Nous voulions assurer la représentation de tous les types de structures de lutte contre la pauvreté et l'exclusion ainsi que de l'ensemble des territoires, et faire respecter la parité entre hommes et femmes. Nous avons donc conçu un cahier des charges et organisé un appel d'offre auquel dix-huit associations ont répondu. Quatorze d'entre elles correspondaient à nos critères et nous sommes finalement parvenus à constituer ce collège des accueillis. Cette expérimentation devait avoir lieu entre juin 2012 et juin 2013. Le CNLE se renouvelant à la fin de l'année civile, nous avons obtenu un décret maintenant le huitième collège jusqu'à la fin de notre mandat et celui-ci sera intégré officiellement au CNLE par le décret que le Premier ministre prendra à la fin de l'année. Ce fut pour nous tous une découverte autant qu'une expérience très enrichissante. Pour la première fois, nous n'avions plus le sentiment d'essayer de faire le bonheur des gens contre leur gré. C'est la raison pour laquelle nous avons mis en exergue de notre rapport la célèbre phrase de Mandela : « Tout ce qui est fait pour moi, sans moi, est fait contre moi. »
Jamais ces personnes en situation de précarité et de pauvreté venues des quatre coins de la France ne s'étaient imaginées se rendre une fois par mois, à Paris, pour discuter de problèmes les concernant. En septembre 2012, François Fillon, alors Premier ministre, convie, entouré de onze ministres, la totalité du CNLE à Matignon. Certains représentants du huitième collège interviennent et je vois que leurs propos font tilt car le Premier ministre, se retournant vers ses ministres, leur dit : « Ces personnes, il faut que vous les preniez en considération. » Ce fut, en quelque sorte, la reconnaissance au plus haut niveau du huitième collège.
Les responsables qui se retrouvent autour d'une table ont souvent l'habitude de manier le langage technocratique. Pour chaque réunion, les membres du huitième collège étaient pris en charge la veille par une association, qui les préparait à l'ordre du jour du lendemain en leur présentant les thèmes abordés et leur expliquant au besoin la signification des termes employés. Loin d'être considérés comme des alibis, ils étaient mis en situation de participer véritablement aux discussions.
Nous avons vécu des moments étonnants. Un jour, une personne a pris la parole pour dire en substance : « Votre jargon est bien gentil, mais on n'y comprend rien ! » Nous avons été obligés de vulgariser notre vocabulaire et de modifier la manière dont nous présentions les différentes problématiques. Une autre fois, c'est l'une des personnes sélectionnées, une femme d'origine congolaise n'ayant à l'époque pas de papiers, qui nous a interpellés : « J'ai une petite fille de dix-huit mois ; donc, les jours où je dois venir, il faut que vous trouviez une structure capable de s'occuper de ma petite. » Nous avions bien sûr prévu la prise en charge de tous les frais de transport, d'hébergement et de restauration, mais nous avions omis pareil cas de figure ! Cela nous a obligés à nous adapter à la réalité de la précarité, de la pauvreté, à toutes les situations, y compris celle d'une femme seule avec enfant.
Ce fut donc une expérience extraordinaire, mais en même temps difficile. Quand les membres du huitième collège furent nommés en juin 2012, il n'était pas prévu que se tiendrait une conférence de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale, où leur participation non seulement aux groupes de travail dans les trois mois précédents mais aussi aux ateliers des 10 et 11 décembre 2012 serait obligatoire. Cette perspective les a stimulés, au sens noble du terme, et ils ont suivi une formation accélérée.
Autre difficulté de fonctionnement : pour représenter chacune des associations et structures étaient désignés un titulaire et un suppléant, soit seize personnes toutes en devenir d'insertion, d'intégration, de formation, d'emploi. Certaines nous ont quittés en cours de route, d'autres les ont remplacées, ce qui ne fut pas facile à gérer pour assurer la continuité de nos travaux.
Nous proposerons donc au gouvernement que, désormais, les deux personnes formant chaque binôme assistent en permanence tant aux réunions qu'aux sessions de formation. Ce faisant, il y aura un retour d'information dans la structure d'origine, car, si ces personnes sont accompagnées au niveau local par des référents, chaque association a ses propres critères, ses propres pratiques. En ce sens, le fonctionnement du huitième collège est encore perfectible.
La réussite globale du huitième collège devrait pouvoir servir de modèle pour toutes les institutions publiques comme privées : il faut offrir à ceux qui aujourd'hui n'ont pas la parole la possibilité de dialoguer et de s'exprimer.
J'en viens à la question du non-recours.
C'est un réel problème, surtout en matière de RSA activité : 70 % des bénéficiaires potentiels ne le réclament pas. Je pourrais vous citer d'autres pans de l'action sociale, en particulier le Dalo, le droit au logement opposable, où nombre de personnes éligibles aux prestations ne font pas les démarches nécessaires, et ce pour de multiples raisons.
Rendez-vous compte, selon un calcul approximatif, si tout le monde faisait les recours nécessaires, cela coûterait 10 milliards d'euros à la collectivité. Je l'ai dit au Premier ministre : il convient, bien sûr, de lutter contre le non-recours mais il importe de prévoir en parallèle un abondement des budgets de l'État et des collectivités territoriales.
Parmi les origines du non-recours, il y a les paperasseries invraisemblables, les formulaires illisibles, incompréhensibles. Il m'est arrivé d'aider certains à faire leur demande de Dalo ; j'ai eu bien du mal à m'y retrouver ! Mais il arrive aussi que des gens refusent l'aide publique par dignité, estimant pouvoir s'en sortir tout seuls sans faire appel à la charité publique.
Votre collègue député, Christophe Sirugue, a proposé de fusionner le RSA et la prime pour l'emploi, la PPE. Sur le principe, nous avons émis un avis favorable, mais en soulignant deux écueils à éviter. D'une part, une telle fusion ne doit pas aboutir à exclure ceux qui bénéficient actuellement du RSA ou de la PPE. D'autre part, les caisses d'allocations familiales doivent disposer des moyens techniques nécessaires pour gérer cette nouvelle aide qui pourrait être votée par le Parlement.
M. Sirugue souhaitait que l'Assemblée nationale et le Sénat puissent en délibérer dans le cadre de l'examen du budget 2014, dans la perspective d'une application à l'automne prochain. Le Gouvernement a demandé à l'Igas, l'Inspection générale des affaires sociales, un rapport afin d'étudier la faisabilité de cette fusion, loin d'être évidente, entre une aide fiscale, la PPE, et une prestation sociale, le RSA, assises sur des financements différents.
Monsieur le rapporteur, vous avez évoqué la possibilité d'évaluer systématiquement l'impact de tel projet de loi ou de telle proposition de loi pour ce qui a trait à la pauvreté, comme cela se fait en matière de handicap ou de droits des femmes. Vous avez raison et c'est une question que je m'étais moi-même posée quand j'étais parlementaire.
Je reste persuadé, s'agissant du RSA, que le Gouvernement a voulu aller trop vite. Une expérimentation devait avoir lieu dans dix départements si ma mémoire est bonne mais, par précipitation, on n'est pas allé jusqu'au bout du processus et la mise en place s'est faite en catastrophe, si je puis m'exprimer ainsi. C'est l'une des raisons pour lesquelles le RSA n'a pas fonctionné comme Martin Hirsch le souhaitait.
Je suis très favorable à l'expérimentation et à l'étude d'impact. Dès lors qu'un texte a trait à l'humain, il ne faut pas se précipiter. Notre pays pâtit du décalage qui existe entre le calendrier politique et le calendrier législatif ; reconnaissons-le, le passage du septennat au quinquennat n'a pas facilité les choses. Toute nouvelle majorité, quelle qu'elle soit, souhaite obtenir des résultats dans les cinq ans. Dans certains domaines, il est très difficile de tenir ce rythme, surtout si une expérimentation est nécessaire.
M. Pierre Bernard-Reymond . - Je veux d'abord moi aussi vous remercier, monsieur Pinte, d'être venu pour nous parler de la lutte contre la pauvreté. Si je ne suis pas un spécialiste du sujet, il m'est tout de même venu trois interrogations au fur et à mesure de votre exposé.
D'abord, vous n'avez pas évoqué les assistantes sociales. Quel est leur rôle spécifique dans le domaine de la lutte contre la pauvreté ? Quel type de relations entretiennent-elles avec les associations ?
Ensuite, vous avez souligné que la France occupait pratiquement la première place en Europe pour ce qui est de l'approche du problème de la pauvreté. Avez-vous néanmoins le souci d'aller voir comment cela se passe ailleurs et d'essayer de trouver éventuellement des expériences susceptibles d'améliorer encore ce que nous faisons dans notre pays ?
Enfin, vous avez rappelé que nombre des personnes en situation de grande pauvreté avaient des problèmes psychiatriques. Y a-t-il, de ce point de vue, des politiques ciblées et des aides particulières ? Ce problème est-il abordé sous le volet plutôt curatif ou préventif ?
M. Étienne Pinte . - Au-delà des assistantes sociales, j'étendrai mon propos à tous les travailleurs sociaux, qui ont un rôle très important à jouer dans les différentes structures existantes : associations, CCAS - centres communaux d'action sociale -, structures départementales, etc. Dans certains départements, les effectifs sont suffisants. Dans d'autres, notamment en Île-de-France, Paca et Rhône-Alpes, c'est beaucoup plus difficile : certains d'entre eux sont amenés à s'occuper de beaucoup trop de personnes et ne peuvent assurer un accompagnement efficace.
J'évoquerai un autre problème, que j'avais touché du doigt voilà deux ou trois ans lorsque je m'étais rendu à Aix-en-Provence, sur l'invitation de l'institut de formation des travailleurs sociaux de la région Paca, pour présenter le regard du CNLE sur la pauvreté et l'exclusion sociale. Étaient réunies environ trois cents personnes, parmi lesquelles des professionnels confirmés, des étudiants et des accueillis. Dans les ateliers auxquels je participais, beaucoup d'étudiants m'avaient alerté sur les agressions dont étaient très fréquemment victimes les travailleurs sociaux de la part des accueillis et sur leur crainte d'avoir à gérer une telle agressivité une fois diplômés.
Les travailleurs sociaux sont là pour appliquer la loi et les règlements. Ils ont face à eux des hommes et des femmes en situation de grande pauvreté ou de grande précarité et qui n'en peuvent parfois plus. Ils ont énormément de mal à gérer tous ces problèmes faute de pouvoir leur proposer des solutions propres à répondre à leurs attentes et à soulager leurs difficultés. Ce devrait être un aspect important de la formation des travailleurs sociaux.
Autre question : y a-t-il des expériences menées à l'étranger qui mériteraient d'être transposées en France ?
En ce moment, à Bruxelles, se tient, comme tous les deux ans, une réunion dans le domaine social, à laquelle assiste la secrétaire générale du CNLE, pour faire le point et comparer les expériences des uns et des autres. Force est cependant de constater que la pauvreté est extrêmement différente d'un pays à l'autre, tout comme les critères de pauvreté. Lors de la réunion précédente, en 2011, il fut question du salaire minimum de croissance ; la représentante de la Hongrie avait rappelé que l'équivalent du Smic s'élevait à 250 euros par mois. Dès lors qu'il existe de telles différences, sans même parler de la situation effroyable des Roms en Bulgarie ou en Roumanie, il est extrêmement difficile d'essayer de se comparer les uns aux autres. En Allemagne, il n'y a pas de Smic.
M. Joël Bourdin , président . - Pas encore !
M. Yannick Vaugrenard , rapporteur, et M. Pierre Bernard-Reymond . - Cela va venir !
M. Étienne Pinte . - Peut-être, mais, pendant des années, les Allemands ont été plus compétitifs que nous, en partie grâce à la pauvreté et à des salariés sous-payés.
Il me revient à ce propos l'anecdote suivante. Lorsque Ben Ali a quitté la Tunisie, je fus envoyé avec Christine Lagarde pour renouer avec les nouvelles autorités tunisiennes. Le Premier ministre de l'époque nous avait alors interrogés sur la volonté de la France de respecter l'engagement qu'elle avait pris de promouvoir l'immigration circulaire : il s'agit d'accueillir sur son sol des hommes et des femmes, notamment des étudiants, en vue de les former dans le cadre d'un contrat de cinq ans, pour que ceux-ci puissent, une fois revenus dans leur pays, lui faire bénéficier de l'expérience ainsi acquise.
Rentrant à Paris, j'apprends que l'Allemagne a besoin, pour des raisons démographiques, de 200 000 immigrés chaque année afin de poursuivre sa croissance et son développement économique. J'appelle alors l'ambassadeur d'Allemagne, que je connais bien, pour lui demander si son pays peut faire une petite place à nos amis tunisiens. Il me répond que son pays fait suffisamment d'efforts en Tunisie même, précisant qu'il cible, en matière d'immigration, les Turcs et les Polonais. L'Allemagne choisit donc en quelque sorte ses immigrés, naturellement selon des critères spécifiques, notamment en termes de profession et de formation. C'est dire à quel point nos pratiques, nos normes sont différentes.
D'où l'impossibilité d'avoir, sur le plan européen, une politique commune sur l'immigration, les sans-papiers, le statut de réfugiés politiques. Sur des sujets aussi sensibles, chacun entend garder ses prérogatives.
La France est, après les États-Unis, le pays qui reçoit chaque année le plus de demandes de statut de réfugié politique : plus de 60 000 demandes, parmi lesquelles seules 15 % à 20 % sont satisfaites. Dans la mesure où il faut au moins deux ans pour prendre une décision définitive, il est évident qu'entre-temps ceux dont le statut n'est finalement pas reconnu se sont insérés, ont appris la langue, ont scolarisé leurs enfants, se sont même parfois mariés. Nous nous retrouvons donc dans des situations terriblement difficiles.
Tant qu'il n'y aura pas un minimum de coopération européenne dans des matières aussi sensibles que celle-là, nous ne nous en sortirons pas. Il n'y a pas de solidarité européenne sur le plan social, sur le plan humain.
Quant aux problèmes psychiatriques et à la lutte contre les maladies mentales, ceux-ci constituaient l'un des thèmes du rapport sur l'hébergement d'urgence et l'accès au logement des personnes sans abri ou mal logées que j'avais rendu à François Fillon en 2008. Je participerai d'ailleurs à une réunion, lundi 2 décembre prochain, au ministère, sur les permanences d'accès aux soins de santé psychiatriques, ou Pass psychiatriques, qui faisaient l'objet de l'une des mesures que j'avais alors proposées.
Par ailleurs, il est certaines poches de pauvreté à ne pas oublier. Ainsi, les sortants de prison ne bénéficient, pour la plupart, d'aucun accompagnement social. Les agents de probation et d'insertion ont jusqu'à cent quarante dossiers à traiter et donnent la priorité à ceux qui sortent après de longues peines. Les personnes condamnées à de courtes peines sont en quelque sorte laissées pour compte. Aujourd'hui, 25 % de ceux qui sortent de prison n'ont pas de structures d'accueil, ni d'ordre familial, ni d'ordre amical, ni d'ordre associatif. Autrement dit, s'ils ne sont pas pris en main, c'est la rue qui les attend et/ou la récidive.
Pour conclure, je rappellerai que, chaque année, sont publiées ce que j'appellerai des vraies bibles en matière de pauvreté et d'exclusion. Il s'agit, entre autres, des rapports du Secours catholique, de la Fondation Abbé-Pierre, lequel paraît en général au mois de janvier, de Médecins du Monde. Les données sont actualisées chaque année et vous avez là un panorama de la pauvreté et de l'exclusion très éclectique.
M. Joël Bourdin , président . - Je vous remercie encore, monsieur Pinte, d'avoir accepté de venir nous rencontrer et de nous avoir apporté ce témoignage à la fois collectif et personnel.