C. UNE SITUATION DÉSORMAIS CONTRE-PRODUCTIVE
1. Les raisons du blocage
55. Le premier facteur jouant contre l'Europe de la défense est la disparition d'une menace militaire clairement identifiée . Comme se plait à le rappeler Hubert Védrine, la disparition du bloc soviétique nous a privé d'ennemi et cela a puissamment joué contre l'Europe de la défense. Les peuples européens ne se sentent pas vraiment menacés et peu concernés par les crises qui se déroulent dans leur immédiat voisinage, a fortiori dans l'étranger lointain. En outre, il faut tenir compte de la grande diversité des traditions et des perceptions en matière de défense existante entre les différents Etats européens, ainsi que de la « fatigue expéditionnaire » après les interventions d'Irak et d'Afghanistan.
56. Pourtant les menaces ne manquent pas. Mais elles sont difficiles à appréhender par les citoyens dans leur réalité quotidienne, à l'image du terrorisme, de la prolifération ou des cyber-attaques, et semblent ressortir davantage à des problématiques de sécurité ou de services de renseignement qu'à des logiques de guerre et de forces armées. Motiver les opinions publiques et les dirigeants européens en faveur d'une défense commune relève presque d'une mission impossible.
57. La seconde raison du blocage tient au défaut d'articulation claire entre l'Europe de la défense et l'OTAN . Pour beaucoup de pays européens, la défense de l'Europe c'est l'OTAN et l'OTAN ce sont les Américains. L'idée même de l'Alliance atlantique a été forgée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour convaincre les Américains de rester sur place en Europe. Paradoxalement, son succès a tué dans l'oeuf l'idée même de défense européenne autonome. Pour beaucoup de nos alliés, à quoi cela servirait-il de créer une défense qui existe déjà et qui est tellement plus efficace avec les Américains que sans ?
58. De Washington, la vision des choses n'est pas tout à fait la même. Pour les Etats-Unis, l'OTAN c'est l'Europe. Et compte tenu de la disparition de menaces conventionnelles sur le théâtre européen, de plus en plus de responsables américains estiment qu'il est « beyond, beyond time (plus que plus que temps ) » pour les Européens de prendre davantage leurs responsabilités en matière de défense et de rééquilibrer le « partage du fardeau » . Les discours des secrétaires d'Etat à la défense Robert Gates et Leon Panetta sont révélateurs de cet état d'esprit et leurs avertissements doivent être pris au sérieux. L'Europe consacre chaque année environ trois fois moins de crédits à sa défense, quatre fois moins à ses équipements militaires et huit fois moins à la recherche en matière de défense que les Etats-Unis. Ses capacités représentent moins de 20 % de celles des Américains. Une telle situation ne peut perdurer. L'Europe doit prendre en charge ses intérêts de défense, même s'il n'est pas question d'égaler l'effort et les ambitions de « l'hyperpuissance » américaine.
59. Pourtant rien ne bouge. Les dirigeants européens donnent une priorité absolue à la résolution des difficultés économiques et budgétaires et aucun pays européen n'envisage sérieusement d'accroître son effort de défense pour pallier un désengagement des Américains en lequel personne ne croit vraiment. Certains craignent même qu'un redressement de l'effort des Européens n'incite davantage encore les Américains à déserter l'OTAN. Surtout ne faisons rien !
60. Enfin, dernière raison du blocage : tous les Etats européens sont confrontés au dilemme souveraineté-puissance et aucun n'arrive à le surmonter. En effet, ce dilemme a, depuis le début, été au coeur de la construction d'une défense européenne et c'est pour le contourner qu'est née l'idée d'« Europe de la défense ». Mais au fond cette construction n'a de sens que si elle aboutit « un jour » à une défense européenne. Car, si tel n'était pas l'objectif, à quoi servirait de multiplier les programmes, de partager les capacités, de mener des opérations en commun ? A quoi bon invoquer l'Europe s'il ne s'agit que de faire des économies ou des exercices militaires en commun ?
61. L'objectif d'une défense commune était contenu dans le traité de Maastricht de 1992 qui prévoyait : « la définition à terme d'une politique de défense commune, qui pourrait conduire, le moment venu, à une défense commune » . En 1998, la déclaration finale du Sommet de Saint-Malo évoquait elle aussi « le développement progressif d'une politique de défense commune » en même temps qu'une « capacité autonome d'action, appuyée sur des forces militaires crédibles ». Enfin, le traité de Lisbonne en 2007 reprend l'objectif de parvenir à la « définition progressive d'une politique de défense commune qui peut conduire à une défense commune » (article 24 du TUE).
62. Il nous semble intéressant de relever que François Hollande n'a, pour sa part, jamais confondu l'Europe de la défense et la défense européenne et s'est toujours référé de façon privilégiée à la seconde expression. Candidat à la présidence de la République, il affirmait déjà son souhait d'une « relance de la défense européenne ». Elu Président de la République, il a utilisé ce terme à plusieurs reprises, notamment en février 2013 devant le Parlement européen en déclarant : « Je m'adresse à vous comme un chef d'Etat qui place la réorientation de l'Europe au coeur de son action. (...) Nous devons avoir la lucidité indispensable pour élaborer une stratégie pour conduire une véritable politique extérieure commune, pour avoir une défense européenne . La France y est prête. Il est temps là encore d'en finir avec la dispersion des initiatives de rassembler nos forces et nos moyens, de rapprocher nos industries, d'harmoniser aussi nos positions dans les instances internationales où l'Europe doit parler d'une voix, agir pour résoudre les conflits qui heurtent les consciences humaines ».
63. Toute la question est de savoir si l'on peut passer de l'Europe de la défense à la défense commune de façon progressive ou si, à l'instar d'Hubert Védrine, il faut penser que l'idée d'une défense européenne commune reposant sur un fonctionnement intergouvernemental est une « chimère », créature mythologique faite de l'alliance de contraires.
64. Vos rapporteurs considèrent qu'il n'y a pas d'opposition entre la construction inter-gouvernementale qui a eu lieu jusqu'à présent et une construction plus intégrée qui nous conduirait vers une construction fédérale. Pour autant, ils sont également convaincus de l'absence de continuum permettant de passer de l'une à l'autre, à force de petits pas et de réalisations concrètes. A un moment donné un saut est nécessaire. Le problème est que, aujourd'hui, personne ne souhaite le faire.
65. La situation actuelle peut donc être représentée sous la forme d'une courbe de dilemme entre, d'un côté, l'indépendance/souveraineté, quel que soit le nom qu'on lui donne et, de l'autre, la puissance que confère l'Union. Compte tenu de nombreux facteurs, parmi lesquels citons pêle-mêle la décroissance démographique relative de l'Europe, son poids décroissant dans les découvertes scientifiques et les échanges économiques, sa dépendance énergétique ou encore la tendance naturelle et vertigineuse à l'augmentation du coût des équipements militaires, plus aucun Etat Européen ne peut prétendre être totalement « souverain (indépendant) » et jouer un rôle, même comparable, au niveau de celui des Etats-Unis ou de la Chine.
Le paradigme de la
copropriété
Les nations européennes sont en matière de défense dans la situation d'individus qui auraient construit une maison commune sans se répartir les millièmes de copropriété ni mettre en place une instance d'arbitrage efficace capable de les départager et de prendre des décisions. Il y a bien un vague règlement de copropriété, mais il est si compliqué que personne ne le comprend vraiment et que l'assemblée générale des copropriétaires statuant sur chaque décision à l'unanimité, chacun reste maître de ne pas financer les travaux avec lesquels il n'est pas d'accord. Ainsi les habitants des étages élevés voudraient bien refaire la toiture et ceux des étages inférieurs le hall d'entrée, mais rien ne se décide. Il y a bien un syndic et même des prestataires extérieurs. Mais comme il n'y a pas d'ordres, ou qu'ils ne sont pas clairs, le syndic peine à les exécuter. Tout le monde est insatisfait de la situation et blâme ses propres voisins. La construction prend peu à peu des airs de grand ensemble où personne n'est responsable de rien et personne ne veut plus payer. Chacun se met à regretter le temps où il avait une maison individuelle. Mais personne n'a plus les moyens de se le permettre. Tout le monde comprend qu'il faut une instance de décision efficace. Mais personne n'a le courage d'entreprendre une réforme pour la mettre en place. |
66. On peut donner de multiples exemples des blocages engendrés par le refus de renoncer à la souveraineté. Le premier qui vient à l'esprit est celui des grands programmes d'équipement. Les difficultés viennent presque toujours du fait que les Etats ont cherché, et les industriels avec eux, à s'en partager les retombées économiques selon le principe du « juste retour » qui prévoit que le partage de la charge de travail doit être équivalente au nombre d'unités commandées par chaque pays. Or ce principe du « juste retour » rend les coopérations industrielles plus longues, plus compliquées, plus coûteuses et les fait déboucher souvent sur des équipements peu satisfaisants ou sur un nombre excessif de versions, comme pour les vingt-trois versions différentes de l'hélicoptère NH-90, pour dix-sept pays. Il peut même conduire à dupliquer des capacités et à « additionner des incompétences ». Mais personne n'est prêt à l'abandonner au nom d'un « intérêt général européen » supérieur à celui des nations européennes, qui pour l'instant fait défaut.
67. Il est vrai que l'abandon du principe du « ` juste retour » est prévu dans la Convention OCCAr dont l'article 5 indique : « Pour permettre le renforcement de la compétitivité de la base industrielle et technologique de défense européenne, les Etats membres renoncent, dans les domaines de coopération, à un calcul analytique du juste-retour industriel programme par programme, pour le remplacer par la recherche d'un équilibre global multiprogramme et pluriannuel. » Néanmoins, on constate, par exemple, sur le programme A400M, que les industriels en charge du moteur se sont d'eux-mêmes appliqués le principe du juste retour.
68. D'une façon générale, lorsqu'il s'agit de coopérer sur des grands programmes ou tout simplement d'acheter des équipements militaires par des pays qui n'ont pas ou peu d'industrie de défense, il y a souvent un conflit entre l'intérêt national (légitime) du pays qui achète ou qui coopère d'obtenir une « nationalisation » du programme ou de l'équipement, et l'intérêt général de l'Europe qui impose de ne pas dupliquer les capacités industrielles. C'est la raison pour laquelle les compensations industrielles ou offsets ont été interdites en 2009.
69. Cette contradiction qui empêche la constitution d'une BITD authentiquement « européenne » est particulièrement grave en matière de filières de souverainetés , là où justement les Européens auraient tout intérêt à s'unir pour préserver et développer leurs compétences. C'est le cas par exemple de la filière infrarouge où trois entreprises - allemande, britannique et française - se disputent les maigres crédits européens. Le fait que les acheteurs nationaux imposent leur champion national entraîne la duplication des efforts, la dispersion des financements et, finalement, interdit toute consolidation de la filière. Le même constat peut être fait pour la filière optronique, où les constructeurs européens sont désormais en arrière de la main vis-à-vis de leurs concurrents nord-américains.
70. L'absence d'intérêt général européen explique également l'absence de clause de préférence communautaire dans le paquet défense 2 ( * ) , absence qui contraste défavorablement avec le « Buy american act » et traduit bien le fait que beaucoup d'Etats européens privilégient pour des raisons évidentes l'achat sur étagères d'équipements militaires américains à une production européenne.
71. L'échec de la fusion EADS-BAE traduit bien également l'absence d'un intérêt général européen et la prévalence des intérêts nationaux. Dans cette affaire, chaque Etat n'a regardé le projet que du strict point de vue de ses intérêts propres et l'Etat qui craignait le plus pour ses emplois et ses implantations a bloqué le projet.
72. L'intégration industrielle , qui est de règle aux Etats-Unis, ne se fait pas en Europe car elle suppose la suppression des redondances, laquelle implique une totale confiance en ses alliés et, d'une certaine manière, une perte d'indépendance . Cette confiance commence seulement à naître entre la France et le Royaume-Uni, et encore n'a-t-elle lieu que dans le cadre d'une seule entreprise (MBDA).
73. Enfin, il ne peut pas y avoir de coopération industrielle efficace sans une harmonisation des besoins opérationnels. Or une telle harmonisation - menée sur l'ensemble des programmes capacitaires- suppose une analyse stratégique commune, c'est-à-dire un authentique Livre blanc européen , susceptible de dessiner un format des forces européennes et une stratégie commune d'acquisition des équipements militaires. Pour être autre chose qu'une simple analyse géostratégique des menaces, ce « Livre blanc » supposerait une instance capable de trancher entre, d'une part, les ambitions de défense européenne et, d'autre part, les moyens budgétaires communs, comme l'a fait en France, le Président de la République.
74. Soulignons encore, du côté opérationnel, que l'on peut multiplier les groupements tactiques et les unités conjointes, mais s'il n'y a pas, à un moment donné, une autorité politique capable de trancher, tous ces outils ne pourront pas être utilisés. L'approche instrumentale de l'Europe de la défense est nécessaire, mais insuffisante .
* 2 Toutefois, en se fondant sur le considérant 18 de l'exposé des motifs de la directive MPDS, la France s'est imposée, dans la transposition de la directive, une clause de préférence communautaire. Elle est malheureusement le seul Etat européen à l'avoir fait.