B. RETOUR SUR LES RETOURS D'EXPÉRIENCES.
1. La fonction sociale des retours d'expériences
Chaque inondation, et plus largement chaque catastrophe naturelle, appelle aussi classiquement que légitimement des explications, prélude à l'énoncé d'un certain nombre de préconisations censées sinon éviter son retour du moins en limiter les effets. L'exercice, auquel nous nous sommes nous-même livrés, se présente sous la forme de réponses à trois questions :
- en quoi les précipitations, la crue, la surcote marine, voire leur conjonction, étaient-elles exceptionnelles ?
- les conséquences du phénomène naturel ont-elles été aggravées par des dysfonctionnements du dispositif de prévision, d'alerte, d'information de mise en garde et de secours?
- les conséquences du phénomène naturel ont-elles été aggravées par l'urbanisation, le mode de développement du territoire ou toute autre action humaine ?
La réponse à la première question, essentiellement factuelle, consiste dans la description de ce qui s'est passé, éclairée par la comparaison avec d'autres événements du même type. Confiée aux « experts », sauf exception rare, elle n'est l'objet d'aucun débat public et moins encore du débat contradictoire. La « science administrative » parle et ses conclusions sont publiées par les journaux.
Le problème, c'est que ces dires d'experts auront une influence sur les réponses qui seront apportées aux deux autres questions et qui, elles, débouchent inévitablement sur des recherches en responsabilité. Plus le phénomène naturel sera exceptionnel, plus les dysfonctionnements des services de secours seront excusables, plus le défaut d'entretien du cours d'eau sera mis en cause, moins l'urbanisation accusée et inversement. Et, les dires d'experts auront d'autant plus d'influence sur l'ensemble des réponses officielles qu'elles ont généralement les mêmes auteurs.
Si l'origine de la catastrophe est « naturelle », l'aggravation postulée de ses conséquences étant humaine, débouche inévitablement sur une recherche en responsabilité des personnes et/ou des institutions, voire sur leur mise en cause. Tenir un responsable, encore mieux un coupable, dispensera alors de s'interroger sur un système qui permet de telles pratiques avec une régularité de métronome. Il serait pourtant intéressant de savoir pourquoi pareille répétition de l'erreur ?
La réponse à la seconde question consiste dans le repérage des dysfonctionnements du dispositif de gestion de crise ou plus exactement des écarts entre la manière dont il devrait réglementairement fonctionner et son fonctionnement réel. Certains manquements sont excusés pour cas de force majeure, d'autres restent des sujets d'étonnement. L'objet des préconisations des rapports et, de plus en plus des recours juridictionnels, est de les faire disparaître le plus vite possible.
Puisqu'il s'agit de repérer les défauts de conformité à la norme selon laquelle doit fonctionner le système, personne ne s'inquiète de savoir si ce ne serait pas, par hasard, la conception du système qui lui interdirait de bien fonctionner dans toutes les situations et dans tous les domaines.
La réponse à la troisième question conclut invariablement que l'urbanisation irréfléchie, voire parfois criminelle, explique l'importance du nombre des victimes et des dégâts. Est dressée la liste des constructions et des équipements de plein air en zones inondables, une partie illégale, une autre non, liste où il est rare de ne pas trouver un bâtiment officiel quand ce n'est pas un centre de secours ; celle des équipements urbains insuffisants, des ouvrages de protection absents ou mal entretenus, etc. Sont repérés les permis de construire douteux, les travaux d'aménagement dangereux, le défaut de prescription ou d'approbation du PPRI. Les responsables désignés de cette situation sont, évidemment, d'abord les maires puis les préfets. Les maires au mieux inconscients mais généralement laxistes par électoralisme. Dans certaines régions (le sud de la France en particulier), selon la Cour des comptes, ils sont même devenus des relais d'une « « soif » de construire , entretenue par les propriétaires et les promoteurs. 144 ( * ) » Les préfets, eux, sont coupables de les laisser faire et de faire preuve de faiblesse dans l'application de la réglementation. Quant à l'État, il ne leur donne pas les moyens de remplir leurs missions et ne les surveille pas assez.
Les élus, les préfets, certes, mais qui ?
Quel maire et quelle décision ? Si des conduites illégales sont clairement à l'origine de drames, que leurs auteurs ne sont-ils poursuivis ? Certainement pas par manque d'articles du code de l'urbanisme, du CGCT ou du code pénal le permettant. Les délinquants qui troublent la vie paisible du gardon doré du Var seraient étroitement surveillés et ceux dont les pratiques menacent la vie des gens ne le seraient pas ?
Certes, il est fâcheux que les élus soient sensibles aux intérêts et aux voeux de leurs électeurs mais, quand les décisions d'urbanisme étaient totalement entre les mains des préfets, qui non seulement ont actuellement le pouvoir de s'opposer à tout projet contraire aux règles de sécurité et la décision s'agissant des constructions officielles, a-t-on moins construit en zone inondable ?
Pressé de désigner des coupables, opération hautement valorisante pour le censeur et qui le dispense de chercher plus loin, personne ne s'étonne du caractère répétitif des constats après chaque inondation, de l'amnésie qui la suit rapidement. Personne ne cherche à savoir pourquoi cette fièvre de construction en zone inondable, pourquoi il est si difficile de dissuader, même en les indemnisant avantageusement, les habitants d'un quartier éminemment dangereux de l'abandonner.
Qu'il y ait d'évidentes raisons d'intérêt, certaines passibles des tribunaux, n'expliquent pas l'essentiel, en tout cas le caractère aussi répétitif de décisions qui rétrospectivement deviennent erreurs.
Les élus, en effet, n'ont pas seulement en charge la protection de leur territoire et de sa population mais la charge aussi de son développement et de ce qui permet à sa population d'y vivre - emploi, logement, commodités diverses- autant que le souci des intérêts de celle-ci. Le côté fâcheux de la démocratie, c'est en effet que la population élit ses représentants pour défendre ses intérêts. L'avantage du pouvoir administratif, c'est d'être libéré de ce type de contrainte et l'on peut, comme Stendhal, « aimer mieux faire la cour à Monsieur Guizot que faire la cour à son bottier » (préface à Lucien Leuwen).
Même le préfet, pour reprendre les propos d'un de ceux que la mission a rencontrés, « est également chargé de maintenir la paix publique ! » Et, aurait-il pu dire, de l'application de l'ensemble des politiques gouvernementales dont les objectifs ne sont pas forcément aussi immédiatement et spontanément conciliables qu'on feint de croire.
Comme le fait remarquer M. Thierry Libaert, lors de son audition par la mission, l'origine des crises est moins à rechercher dans les erreurs, les dysfonctionnements secteur par secteur, que dans leur conjonction et dans l'absence de pilotage global
L'ORIGINE DES CATASTROPHES :
Lors de son audition par la mission, M. Thierry Libaert est revenu sur son étude systématique d'une quinzaine de rapports de commissions d'enquête mises en place après des catastrophes de types et d'origines très différents : que nous apprennent les rapports des commissions d'enquête ? Ces rapports concernaient aussi bien des crises techniques à la suite d'accidents technologiques (la catastrophe AZF, le Mont Sainte-Odile) que des crises en relation avec l'organisation et les défaillances de l'État (commission Outreau) ou des crises liées à des problématiques climat (les épisodes neigeux en Île-de-France), etc. Sa première surprise fut de « constater combien le travail réalisé était volumineux et sérieux. Les rapports comportent cent à trois cents pages et ont nécessité de deux mois à trois ans et demi d'un travail toujours collégial. Chaque thème d'étude a fait l'objet d'une centaine d'auditions en moyenne. « Le travail réalisé est en outre extrêmement technique : la lecture de rapports tels que celui de la catastrophe du Mont Sainte-Odile ou du scandale du Médiator nécessitent un dictionnaire en permanence. « La lecture de la totalité des rapports donne le sentiment d'une inéluctabilité de l'événement. C'est comme si tout un ensemble d'éléments divers concordaient pour que la crise apparaisse, de manière inéluctable. Le mot qui revient le plus fréquemment dans les rapports est « conjonction ». Ceci est d'autant plus intéressant qu'immédiatement après une crise, nous tendons à penser qu'il n'existe qu'une cause unique, un seul responsable. Or, l'analyse montre que la cause n'est jamais unique. Ainsi, la catastrophe de BP est due à la conjonction de six types de problèmes différents et de neuf causes. Pour le Médiator, la commission d'enquête de l'IGAS a déterminé six facteurs déclenchant. J'avais également analysé le retard de quatorze heures d'un train SNCF, dû à cinq causes différentes. Dans le cas des épisodes neigeux, sept causes ont été recensées. L'important est que la causalité est toujours extra disciplinaire ; elle appartient systématiquement à des champs de compétence bien distincts. Alors qu'il existe de nombreuses causes différentes, la lecture des rapports donne le sentiment d'une absence de pilotage global. Cela donne l'impression de plaques tectoniques de nature différente entrant en collision, chacune d'elle pouvant être pilotée mais pas l'ensemble. J'ai constaté qu'à des contrôles administratifs distincts et à des empilements de textes juridiques, vient généralement s'ajouter un événement déclencheur. Comme vous l'avez sans doute vu pour les inondations, la cause n'est pas unique. Elles sont probablement dues à la conjonction d'un événement climatique avec des problèmes d'entretien des digues, d'érosion des sols, etc. « C'est à la fois le cumul des causes, leur interférence et l'absence de vision globale (qui produisent la catastrophe). » Enfin, les rapports de commissions d'enquête ne mentionnent jamais les hommes comme responsables. Ceux-ci ne sont jamais mis en cause ; seules les procédures le sont. Jamais une erreur humaine n'est relevée. (Ces rapports) « sont très prudents quant aux responsabilité individuelles... (alors) que le facteur psychologique de la réaction individuelle en temps de crise a son importance. » S'agissant des rapports sur les inondations dont il a pu prendre connaissance M. Thierry Libaert note qu'ils confirment ses conclusions sur les commissions d'enquête : « Dans chaque cas, c'est un ensemble de facteurs qui, mis bout à bout, ont contribué à la crise. Cela me fait penser à la focalisation qui a pu être faite à un moment donné sur l'alerte. L'analyse des crises montre qu'assez souvent, l'alerte a été donnée sans être suivie d'effet... Il semble donc nécessaire de travailler non seulement sur la capacité à donner l'alerte, mais également sur la boucle de rétroaction. Il faut en effet veiller à ce que l'alerte soit prise en compte par les décideurs, parfois occupés par d'autres urgences. » |
* 144 Cour des Comptes - Les enseignements des inondations de 2010 sur le littoral atlantique (Xynthia) et dans le Var - juillet 2012 - p. 19.