TITRE V - RADIOGRAPHIE DE LA POLITIQUE FRANÇAISE DE PRÉVENTION DE L'INONDATION
I. UNE ÉTONNANTE AMNÉSIE COLLECTIVE...
A. LA MÉMOIRE QUI FLANCHE
Les occurrences d'inondations, même fréquentes, sont ignorées de la population et de ses élus. Nous avons vu à propos du Var, que chacun, le rapporteur lui-même au départ, tenait les événements de juin 2010 et de novembre 2011 pour exceptionnels. Ils l'étaient seulement à l'échelle d'une vie humaine et d'un territoire limité par leur ampleur et leur intensité. Il suffit de relire la liste des inondations dans le Var pour s'en convaincre.
Au cours de son audition, Mme Valérie November 137 ( * ) , s'appuyant sur l'exemple d'inondations dans une commune de la périphérie de Genève, a montré qu'en examinant des éléments comme la toponymie 138 ( * ) , les archives des travaux d'aménagement et les cartes anciennes, qu'en faisant parler les anciens habitants du village, il était possible d'identifier, ce qu'elle appelle des « rendez-vous manqués », des signaux faibles et qu'il devenait évident que le risque d'inondation était bien réel. Il a fallu la catastrophe pour qu'il en soit pris conscience. Le renouvellement de la population, de ses préoccupations, de ses priorités, et la confiance absolue dans les solutions techniques avaient rendu imperceptibles ces avertissements. Et puis ne vaut-il pas mieux ne pas penser à ce qui dérange ?
Autre témoignage, celui de M. Julien Langumier dans un article consacré à la plaine de Piolenc-Mornas 139 ( * ) : « À l'entrée de la Provence, en rive gauche du Rhône, la plaine de Piolenc-Mornas est une vaste zone agricole de 1 300 ha qui a été inondée par le Rhône jusqu'à ce qu'en 1974 la Compagnie nationale du Rhône (CNR) réalise des aménagements pour exploiter le potentiel hydroélectrique du fleuve et édifie sur les berges des digues insubmersibles. Suite aux crues de décembre 2003, qui ont touché des territoires plus à l'aval, les actions menées dans le cadre du Plan Rhône prévoient de remobiliser les zones d'expansion des crues à l'échelle du bassin pour un meilleur écoulement et l'atténuation des inondations à l'aval, suivant un principe de solidarité et un parti-pris naturaliste. (...) Alors que le projet étudie les possibilités d'inonder à nouveau la plaine lors des fortes crues du Rhône en réalisant un déversoir sur les digues de la CNR, des mobilisations locales prennent déjà forme. »
Dans la première partie de leur étude, les auteurs montrent à travers des témoignages d'anciens habitants, des photographies, des documents d'archives, comment les habitants de la plaine avaient composé avec les inondations récurrentes (organisation de la vie à l'étage, organisation agricole avec cultures de substitution dès la fin de l'inondation, équipement en barques...). Ils montrent aussi les transformations de l'agriculture (introduction de productions à haute valeur ajoutée : pépinières, vigne) sur de riches terres alimentées par plusieurs siècles de dépôt de limons lors des crues, le maintien de l'inconstructibilité pour conserver ce patrimoine agricole, mais aussi des arrangements autorisant la construction, derrière la digue, d'un lotissement habité par des nouveaux venus sur les terres les plus basses, et donc inondables par ruissellement. Les habitants se trouvent confrontés à un risque dont ils n'avaient pas conscience et dont ils n'avaient pas été officiellement informés lors de l'acquisition. Certains se souviennent des conseils bienveillants des agriculteurs :
« Quand la maison se faisait, il y avait tous les pépés et mémés qui disaient : « et bien vous avez choisi, vous construisez à un drôle d'endroit, achetez-vous une barque en premier ! » Mais nous, on ne comprenait pas ! [...] Le problème, c'est que les vieux il aurait fallu les connaître avant pour leur parler, j'aurais pu prendre les devants comme on dit. Mais normalement, ça aurait dû être la mairie qui aurait dû nous le dire. » (Habitant du quartier des Pièces, Mornas)
Les auteurs concluent : « L'exception à la règle locale est le fait de populations étrangères au lieu. Elle montre les limites des intérêts agricoles et du passé inondable de la plaine dans un contexte de périurbanisation où la mémoire se transmet sous contraintes du fait des transactions foncières et immobilières. »
Même là où il y a eu des catastrophes ayant entraîné de nombreuses victimes et des dégâts considérables, il est fréquent de constater une mobilisation de ceux qui sont pourtant en première ligne pour rester sur place et demander aux pouvoirs publics des aménagements réduisant l'aléa dans sa fréquence ou dans son intensité.
Il est, à cet égard, significatif que l'une des principales associations de sinistrés rencontrées dans le Var s'appelle « VIVA », autrement dit : « Vivre dans la vallée de l'Argens ».
De Sommières à Aramon, d'Aimargues à Vallabrègue, de l'île de la Barthelasse à Cuxac-d'Aude..., on pourrait multiplier les exemples à l'envie qui, s'ils ne sont pas équivalents - pour Sommières ou la Barthelasse notamment on est loin de l'amnésie -, ont la même signification : la grande majorité des habitants souhaitent continuer à habiter et à développer leurs activités 140 ( * ) dans leur commune, y compris en zone inondable, et revendiquent un minimum d'équité pour leur permettre de se prémunir en aménageant et en s'organisant. Leur désespérance et leur durcissement ne sont souvent que la conséquence d'une attitude qu'ils jugent désinvolte de la part de leurs interlocuteurs publics (État ou collectivités) se résumant à leur opposer la norme, sans processus d'atténuation ou de compensation, et à se dérober devant tout traitement du problème dans sa globalité, c'est-à-dire à l'échelle d'un bassin versant. La situation de blocage observée par la mission dans la basse vallée de l'Argens relève de cet ordre des choses : une administration de l'État qui tient ferme sur les PPRI prescrits et appliqués par anticipation au lendemain des catastrophes (alors que ces projets n'avaient pu aboutir auparavant après des années de procédure), des élus locaux peu enthousiastes à s'engager dans une démarche de syndicat mixte de bassin versant avec le département pour mettre en oeuvre tout ou partie des recommandations du rapport Lefort, sous forme d'un PAPI.
Les études sociologiques montrent bien les attitudes et les attentes des habitants des territoires à risque, leur balancement constant entre le « désir de vivre là où ils se sentent bien », l'angoisse d'une nouvelle catastrophe et le déni. Elles montrent aussi comment ces situations créent un doute sur l'action des pouvoirs publics, comment elles génèrent des aménagements privatifs (étages, ouvertures en toiture, pièces de survie) et des actions collectives spontanées (organisation de voisinage pour surveiller et évaluer le risque), comme à Cuxac-d'Aude inondée en 1999 141 ( * ) , mais aussi comment les sinistrés peuvent s'organiser et devenir des interlocuteurs crédibles et actifs des pouvoirs publics dans la reconstruction du territoire comme dans l'exemple de Lully cité par Mme Valérie November, ou dans celui de Gondo 142 ( * ) (dans le Valais suisse). Cela présuppose naturellement une compréhension de la spatialité du risque, c'est-à-dire de son ancrage dans un territoire, mais aussi dans un collectif. C'est de cette population transformée par l'existence du risque que dépendra l'avenir du territoire.
Parler d'amnésie collective est donc un raccourci recouvrant des attitudes contradictoires, parfois même chez les mêmes individus, de déni 143 ( * ) pour continuer à vivre et bouffées de craintes quand réapparaît le risque.
On pourrait aussi parler de mémoire non partagée, l'arrivée de nouveaux habitants dans les zones périurbaines induisant plus des phénomènes de cohabitation que de mixité, sans constitution d'un « collectif » avec une histoire et des rites communs. Cette connaissance partagée n'est d'ailleurs pas plus portée par les responsables des services de l'État dont les plus hauts responsables sont astreints à une mobilité de plus en plus accélérée et dont la connaissance du terrain pâtit des réductions d'effectifs et de moyens, que par les élus locaux, reflets, eux aussi de la diversité de la population. Et puis, le risque n'a de réalité tangible que pour ceux qui en ont subi les conséquences. Pour les autres, il reste une éventualité ou un phénomène virtuel non vécu donc rapidement non existant. Cette connaissance pourra susciter une décision individuelle d'éloignement ou au contraire un accommodement conscient de « vivre avec ».
L'enjeu c'est alors de créer les conditions de reconstruction d'un projet pour ces territoires avec les habitants en mesurant les risques, un projet respectueux des choix individuels quand ils n'exposent pas autrui au danger, mais en toute conscience des responsabilités de chacun.
Tout le contraire de ce à quoi, sinon se limitent du moins sont médiatisés et donc perçus, les rituels retours d'expériences et rapports - le nôtre inclus - qui suivent les catastrophes. « Prévention des inondations : la Cour des comptes étrille l'État » titre le quotidien Les Échos (6 et 7 juillet 2012) après la publication du rapport qui a suivi Xynthia et les inondations varoises. Tout est dit...Quant à ce qui pourra réellement être fait...
* 137 Professeur à l'École polytechnique de Lausanne et directrice de recherche au CNRS.
* 138 Ainsi La Palud, ZA de Fréjus, porte-t-elle bien son nom.
* 139 Langumier Julien, Anckiere Marie, 2009, « La remise en eau de la plaine de Piolenc-Mornas face a la constitution d'une culture locale de l'arrangement », VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement , Volume 9 numéro 1, mis en ligne le 29 mai 2009 http://www.arcra.fr/spip.php?article13
* 140 Lors de son déplacement à Aimargues, la mission a pu recueillir le témoignage de M. Didier Charpentier, président de Itesoft, une société française spécialisée dans l'édition et l'intégration de logiciels de traitement automatique des documents papiers et numériques, dont l'entreprise est située en zone rouge du PPRI, et qui a dû mener des démarches extrêmement longues pour convaincre les administrations de la possibilité pour son entreprise de s'étendre moyennant des aménagements (construction sur pilotis).
* 141 Voir sur ce point l'article de M. Julien Langumier « mémoire et oubli, peur et déni : dynamiques du risque sur un territoire sinistré » in « Habiter les territoires à risque » Presses polytechniques et universitaires romandes - 2011.
* 142 Voir les contributions de Mme Valérie November « L'empreinte des risques : éléments de compréhension de la spatialité des risques » et de M. Julien Grisel « gestion des risques et projets d'architecture : la reconstruction de Gondo » in « Habiter les territoires à risque » « Presses polytechniques et universitaires romandes - 2011.
* 143 La consultation des sites consacrés au centenaire de la crue de la Seine en 1910 est sur ce point édifiante : il s'agit d'un événement passé et bien passé, aucunement d'un risque toujours présent.