3. Patrick Zylberman titulaire de la chaire d'histoire de la santé, Ecole des Hautes Etudes en Santé Publiqu e (EHESP), Rennes et Paris
M. le professeur ZYLBERMAN indique l'existence d'un certain nombre de groupes de travail sur les maladies infectieuses émergentes (MIE). Il souligne la relative nouveauté du sujet en France, envisagé dans toute la variété de ses différentes dimensions, contrairement aux pays anglo-saxons qui ont engagé des études prospectives depuis plusieurs décennies. Le succès des travaux de prospective passe selon lui par un nécessaire travail en réseau entre équipes et pôles de recherche et d'expertise variés Néanmoins, les problèmes de programmation et de financement de la recherche sont encore des obstacles à l'avancée des savoirs sur les MIE, en particulier dans le domaine des sciences sociales.
Le professeur ZYLBERMAN identifie les causes du malaise des autorités publiques à prévenir les crises sanitaires par le fait que la société française n'a pas suffisamment développé le réflexe d'anticipation . En dépit d'apports récents (rapport Girard de 2006 sur la veille sanitaire), l'administration centrale pâtit d'une insuffisance manifeste de culture de l'anticipation dans la définition des stratégies de santé publique afin de répondre aux risques sanitaires émergents.
Le professeur ZYLBERMAN insiste sur la transversalité du sujet et de l'indispensable pluridisciplinarité des approches . Il en souligne la complexité du fait du caractère multiple des situations d'émergence des MIE, celles-ci étant conditionnées par un facteur incontrôlable et imprévisible : l'homme. C'est l'homme qui est la cause majeure du développement des MIE à travers des actions à la fois délétères et déterminantes (urbanisme, transports, agriculture, etc.).
Le professeur ZYLBERMAN ne prédit pas une évolution linéaire, l'homme pouvant rompre les équilibres avec les écosystèmes ou d'autres organismes vivants, par exemple. Ainsi, malgré la progression des connaissances scientifiques (ex : SRAS), le professeur constate que les progrès sont très inégaux :
- si le SIDA a atteint en 2002-2003 un pic d'incidence au niveau global, son incidence en Afrique subsaharienne représente encore en 2010 près de 70 % de toutes les nouvelles infections dans le monde (ONUSIDA) ;
- la pandémie grippale est restée bénigne en 2009, mais les scientifiques ne disposent encore que de capacités très limitées de prévision de l'évolution du comportement d'un virus réputé imprévisible) ;
- le choléra continue à poser des problèmes. Le professeur ZYLBERMAN évoque le cas d'une contamination des populations sinistrées en Haïti par des troupes du maintien de la paix. Dans le cas du choléra, -une maladie transmissible facile à maîtriser-, les difficultés seraient liées avant tout à la précarité et aux dysfonctionnements de l'organisation sanitaire des pays touchés (insuffisance des postes de secours, réseaux d'assainissement d'eau inexistant ou parcellaires, etc.)
En outre, les crises sanitaires récentes (en France, la canicule de 2003), tout en révélant la désorganisation des pouvoirs publics, sont également des moteurs pour repenser la construction des villes. De nouvelles ressources technologiques devraient être mobilisées à cette fin. Parallèlement, la conciliation de l'accessibilité économique et de la sobriété énergétique de ces villes doivent également faire l'objet d'une réflexion avancée. Le professeur indique les difficultés croissantes de penser les modes d'action sanitaires dans les mégacités (Tokyo, Mexico, Kinshasa...) en cas de survenance d'une nouvelle épidémie.
Il faut aussi tenir compte du poids de l'histoire sur les modalités de réaction de chaque pays face aux infections, comme le montre le cas des campagnes de vaccination antivariolique en Grande-Bretagne et en France. Le professeur Zylberman évoque, à titre d'exemple, l'échec de la campagne française de vaccination contre la grippe A/H1N1, et déplore l'absence manifeste de stratégie de communication.
Au Royaume-Uni, la communication en santé publique s'avère plus eff icace. C'est la conséquence en partie d'une autre histoire en matière de vaccination. En effet, dans les années 1840-1850, des lois d'obligation de vaccination antivariolique sont votées au parlement de Westminster. Ces textes sont peu acceptés par la population, notamment du fait de l'existence de cas de transmission de syphilis vaccinale. La vaccination obligatoire suscite des réactions parmi les mouvements religieux qui s'organisent et formulent un message clairement anti-vaccination (manifestations à Leicester en 1880). Dès 1890, une clause de conscience est introduite, consacrant de fait la liberté de décision des parents en matière de vaccination de leurs enfants et de l'abandon des sanctions financières en cas de non-vaccination. En 1905, les lois d'obligation de vaccination sont abrogées (faisant chuter considérablement le taux de vaccination de 90 % en 1860 à 37 % en 1940). Cette évolution s'est toutefois traduite par une éducation sanitaire plus volontaire et plus ambitieuse que la méthode française .
En France dès 1880, Jules Ferry avait tenté de rendre obligatoire la vaccination antivariolique des enfants comme condition de leur inscription dans les écoles publiques. Cette tentative n'aboutira pas et il faudra attendre le vote de loi du 15 février 1902 relative à l'organisation de la santé publique (loi abrogée dans les années 1980) pour rendre cette vaccination réellement obligatoire. Les dispositions initiales de la loi prévoyaient trois vaccinations (lors de la première année, à onze ans puis à vingt et un ans). Hors, en pratique, les revaccinations étaient rares et un rapport de préfets de 1944 faisait état de leur faible progression. Si le recul de la variole en France est évidemment lié à la vaccination, les revaccinations n'ont pas réellement joué leur jeu.
La tradition française des « grandes » campagnes de vaccination n'est pas toujours justifiée du point de vue épidémiologique . Il est souvent inutile de vacciner toute la population. La difficulté réside dans l'identification de « l'immunité de groupe », c'est-à-dire le seuil de personnes immunisées par l'infection ou le vaccin à partir duquel le virus, ne trouvant plus d'organismes en nombre suffisant à « se mettre sous la dent », cesse bientôt de circuler. Cette « immunité de groupe » est variable selon les pathologies (elle était d'un peu plus de 30 % dans le cas de la grippe en France en 2009-2010).
S'agissant des campagnes de vaccination contre la grippe, une distinction doit être opérée entre différents objectifs et différentes stratégies :
a) la lutte contre la mortalité (ciblage des groupes les plus vulnérables : les nourrissons, les personnes avec maladies sous-jacentes, personnes âgées) : stratégie dominante dans les périodes de grippes hivernales ;
b) la lutte contre la morbidité (c'est-à-dire une lutte contre la contamination, par exemple, un ciblage des actifs indispensables à la continuité des services publics (services de secours et de sécurité, énergie, personnels hospitaliers, éboueurs) sur le modèle des plans de Biotox : stratégie pertinente face à une pandémie de grippe sévère.
Utilisant l'exemple de la grippe, le professeur rappelle qu'il s'agit d'un virus dont la virulence varie fortement. Par ailleurs, de nombreuses MIE demeurent sans vaccin, ou sans vaccination praticable (ex : SRAS, dengue, anthrax, SIDA, chikungunya).
Le cas du chikungunya traduit cette imprévisibilité de la maladie. Cette pathologie réputée non mortelle s'est pourtant avérée fatale pour 300 personnes à la Réunion en 2005-06. En 2007, une épidémie s'est déclarée dans la région de Rimini en Italie ; le moustique vecteur de cette maladie a été localisé également dans le sud de la France. L'interaction entre le moustique et le microorganisme cause du chikungunya pourrait lancer l'épidémie. Si les problèmes paraissent faire l'objet d'une attention accrue des décideurs publics, le professeur constate une certaine résistance à prendre en compte les problèmes d'éducation sanitaire des populations face aux risques biologiques.
Le catastrophisme est un écueil de l'action en matière de santé publique . La fixation des autorités publique sur le « scénario du pire » peut avoir des effets contreproductifs. La prévision par scénarios privilégiée actuellement n'est pas sans limites et peut conduire à prendre des mesures disproportionnées. La confusion entre le virus de la grippe H5N1 (60 % de mortalité) et le virus H1N1 traduit ce risque de dérive collective.
D es progrès sensibles ont été toutefois réalisés depuis 2004-2005, notamment au niveau de l'Union européenne, grâce à l'adoption de plans génériques de réponses aux risques biologiques, c'est-à-dire grâce à la mise en place d'un dispositif commun d'intervention (outils, procédures, autorités) quelle que soit l'origine du risque (naturelle/accidentelle/intentionnelle).
Le succès d'une campagne de prévention passe par de bonnes relations entre l'Etat et la profession médicale. La coopération de la médecine libérale lors de l'épisode de la grippe A est demeurée trop faible. Or, celle-ci s'avère déterminante. Des études réalisées en France durant la pandémie grippale de 2009 ont montré de manière convergente que la décision de se faire vacciner est une décision individuelle mais elle s'appuie sur deux canaux de prescription :
- l'avis des proches ;
- l'avis du médecin traitant.
Les médecins jouent en effet le rôle de « prescripteurs de comportement » et sont des alliés précieux des pouvoirs publics. Le décideur public doit appréhender la perception des risques par les médecins. Ainsi, en 2009, de nombreux médecins n'étaient pas convaincus de la nécessité de se faire vacciner contre la grippe. A l'hôpital, la proportion des professions soignantes vaccinées n'a pas dépassé 40 %.
La campagne de vaccination de 2009 s'est caractérisée par des relations très tendues du Ministère de la Santé avec les organismes médicaux qui ont refusé la proposition de vacation qui leur était faite pour participer à la vaccination. Le professeur Zylberman souligne l'attitude de défiance du corps médical vis-à-vis de la puissance publique. Face à cette crispation et aux problèmes d'équipements des cabinets médicaux, le Gouvernement s'est replié sur une stratégie de type « militaire » et manifestement disproportionnée face à la menace réelle de contamination du virus.
Le rapport de la Cour des Comptes, évaluant la campagne de vaccination contre le virus de la grippe A/H1N1, critique l'assoupissement de la cellule de communication du Gouvernement (au sein du comité interministériel de crise). La communication est apparue comme un enjeu accessoire et peu urgent. Les moyens existants, tels que l'Institut National de Prévention et d'Education pour la Santé (INPES), n'ont pas été suffisamment mis à contribution, cette structure souffrant en outre d'une insuffisante autonomie vis-à-vis du Gouvernement qui en limite l'efficacité.
La décentralisation a été amorcée dès 2010 avec la mise en place des Agences Régionales de Santé qui permettent de piloter des actions de santé publique de manière efficace et efficiente. La procédure des plans blancs élargis et des pouvoirs accrus des préfets doivent également être préservés et approfondis. Ainsi, le décret du 4 mars 2003 (plan variole) dispose que le préfet a la possibilité de mettre un département en quarantaine. Une meilleure coordination des actions des pouvoirs publics avec la presse régionale doit également être recherchée (des échanges en matière de pollution atmosphérique étant déjà établis).
Le professeur réaffirme sa conviction selon laquelle les sciences sociales ont un rôle à jouer dès la définition des stratégies de réponse aux situations d'émergence . Il encourage le développement d'études sur la perception des risques par la population (comment créer l'adhésion à une politique de santé) et de travaux sur la sociologie des professionnels de santé (prescripteurs des comportements de prévention), sur les relations avec les organisations intergouvernementales telles que l'OMS.
Ce développement devra se faire conjointement dans les pays d'émergence, mais aussi dans les situations d'émergence (au niveau des écosystèmes) . Un des problèmes brûlants aujourd'hui tient à la recherche en temps de crise. Le professeur prévient toutefois que, si les perspectives de recherche en épidémiologie mathématique demeurent très prometteuses, il ne faut pas confondre modélisation et prévision.
Le développement d'une politique plus ambitieuse de préparation ( preparedness ) devrait se faire à l'aide des exercices de terrain (sur le modèle américain des TopOff entre 2000 et 2009) et d'exercices d'état-major (simulation de prise de décision en situation de crise) comme l'ont été les scénarios Dark Winter à Washington en juin 2001et Atlantic Storm en juin 2005 (simulation d'une attaque bioterroriste à la variole en Europe), entre autres.
Le professeur conclut son intervention en évoquant les travaux de Nassim Nicholas Taleb ( The Black Swan. The Impact of the Highly Improbable , 2007) et du phénomène inévitable du « cygne noir », c'est-à-dire de l'impossibilité de prévoir exactement l'occurrence des crises causées par les MIE. Le rôle du politique n'est en aucun cas réduit par cette conclusion critique : se préparer à répondre aux situations d'émergence sans s'épuiser à tenter de prévoir l'imprévisible devant être son nouvel ordre du jour en matière de MIE .