III. LES PROBLÈMES DE SOUTENABILITÉ DU DÉVELOPPEMENT AGRICOLE
A. LES EFFETS NON DÉSIRABLES DE LA « RÉVOLUTION VERTE » SUR LES RESSOURCES NATURELLES
L'idée se répand chez les prospectivistes que le rattrapage des pays en retard, sous l'angle de la productivité agricole, devrait se faire en sautant le stade de la « révolution verte » pour suivre les voies de la « révolution doublement verte » ou de « l'agriculture écologiquement intensive ».
Ces deux derniers modèles diffèrent entre eux mais se rejoignent sur l'essentiel : valoriser pleinement les biens environnementaux.
« L'agriculture écologiquement intensive » est plus ambitieuse que la « révolution doublement verte ». Celle-ci a pour objectif de concilier productivité et services écologiques quand la première vise à augmenter la productivité en recourant à des mécanismes écologiques.
Ces « modèles » doivent être appréciés à partir de la problématique du développement agricole qui, techniquement, suppose d'élever la productivité du secteur agricole.
La hausse de la productivité agricole est un objectif raisonnable. Mais sa contribution potentielle au rattrapage alimentaire ne peut être simplement déduite des écarts de productivité existant entre pays associés à des niveaux différents d'investissement agricole. En agriculture, les dotations naturelles comptent.
Par exemple, les rendements céréaliers diffèrent énormément entre la France (71,3 quintaux par hectare en moyenne) et l'Australie (16,5 quintaux), et cette différence de rendement ne saurait être attribuée à des systèmes de production inégalement efficaces. Elle provient essentiellement des conditions locales (notamment du rôle limitant de la pluviométrie pour l'agriculture australienne).
Ainsi, si les marges que réserve la productivité doivent être appréciées à raison de la distance entre les technologies mises en oeuvre et la « frontière technologique », qui recouvre les meilleures pratiques, ces marges doivent être appréciées compte tenu des contraintes locales.
Elles sont certainement importantes et votre rapporteur estime qu'il faut mettre en place les moyens d'un véritable « rattrapage agricole et alimentaire » des pays en retard de développement agricole. Pour autant, cette approche ne doit pas être aveugle.
Les « meilleures pratiques agricoles » doivent au surplus mieux tenir compte de la contrainte de mieux respecter à l'avenir les biens naturels, dans des modèles de développement agricole alternatifs à la « révolution verte » si nécessaires.
De fait, la soutenabilité de « l'agriculture de rendement » est de plus en plus mise en cause.
À titre d'exemple, on peut mentionner comment, dans leur récent ouvrage « 9 milliards d'hommes à nourrir », Mme Marion Guillou et M. Gérard Matheron exposent plusieurs des problèmes environnementaux posés par le processus d'intensification de la production agricole suivi jusqu'à présent.
L'agriculture intensive exerce des effets indésirables sur les différents milieux.
Pour l'eau, l'agriculture est responsable de différentes pollutions altérant la qualité de la ressource et imposant des coûts de dépollution. En outre, elle s'accompagne de conflits d'usage (dont l'intensité pourrait augmenter) puisque l'agriculture consomme globalement 70 % de la ressource et parfois, notamment dans les périodes de raréfaction et dans les zones d'irrigation, nettement plus.
Par ailleurs, l'agriculture intensive peut compliquer la gestion courante des eaux. Certaines formes d'aménagement agricole favorisent le ruissellement ou la pentification des sols avec des conséquences notables sur les crues ou inondations.
Pour les sols, qui représentent une ressource essentielle pour l'agriculture, qui plus est, très difficilement renouvelable (le temps caractéristique de la pédogénèse étant le millénaire), l'agriculture intensive telle qu'elle est parfois pratiquée comporte des destructions préoccupantes.
L'irrigation par utilisation intempestive d'eaux chargées en polluants ou en substances érosives (à cet égard la salinisation des sols par l'eau d'irrigation pose un problème très aigu) aboutirait à ce que près de la moitié des surfaces irriguées soient menacées (20 à 30 millions d'hectares sont d'ores et déjà très affectés).
L'éradication des couvertures permanentes des sols augmente l'intensité de leur érosion49(*). Or, la vitesse moyenne de l'érosion est plus rapide que celle de la formation des sols si bien que lorsque l'érosion atteint un seuil de rupture, le sol est perdu pour des années. On estime, par exemple, que 16 % des sols européens sont affectés par l'érosion hydrique.
La réduction de la teneur des sols en matières organiques associée à l'approfondissement des labours ou à la mise en culture de prairies est à considérer comme une menace particulièrement importante pour les sols agricoles européens.
Il en va de même de la diminution de la biodiversité à laquelle les sols fournissent un habitat de première importance puisque la nutrition minérale des plantes en dépend. Il existe 10 000 espèces vivantes dans un cm3 de sol et leur résistance à l'exploitation artificielle des sols n'est pas homogène.
* 49 L'érosion peut être provoquée aussi bien par des pratiques intensives que par des pratiques extensives.