CHAPITRE II :
UNE AGRICULTURE CONFRONTÉE
À DES DÉFIS NATURELS NOUVEAUX
L'augmentation de la production agricole a procédé très largement de la « Révolution verte » c'est-à-dire de la mise en oeuvre de technologies ayant permis d'accroître les rendements. On estime que 85 % du supplément de production acquis depuis la seconde guerre mondiale auraient découlé de l'augmentation des rendements.
Or, la question de la soutenabilité du système productif mis en oeuvre pour atteindre ce résultat se pose au moment même où il semble que seuls des progrès de productivité exigeant d'augmenter les rendements puissent permettre de relever le défi alimentaire à l'avenir tant pour des raisons quantitatives (l'augmentation physique de la production) que pour des raisons plus qualitatives (la viabilité économique et sociale des exploitations).
C'est généralement sous l'angle de la soutenabilité environnementale de l'agriculture intensive que ce problème est abordé.
S'ajoutent à cette approche les questions que suscitent la raréfaction des ressources naturelles, questions qu'aggrave la perspective des changements climatiques.
Force est d'ajouter à ces dimensions la considération systématique des impacts économiques d'un renforcement des préoccupations sous revue.
I. LE CHANGEMENT CLIMATIQUE COMPLIQUE LA DONNE
Les perspectives ouvertes par les changements climatiques sont abordées ici sous l'angle, non de la contribution de l'agriculture à la maîtrise du phénomène mais de ses impacts sur la production agricole.
Les scénarios disponibles laissent présager des effets globaux assez modérés. Il faut toutefois tempérer leurs enseignements.
En premier lieu, ces scénarios sont incomplets dans la mesure où ils n'intègrent pas systématiquement les effets en boucle des incidences économiques des risques climatiques, que ceux-ci se produisent ou non. En second lieu, les effets régionaux ou locaux des changements du climat pourraient être importants, voire dramatiques, s'agissant de pays qui sont déjà en retard de développement agricole.
A. APERÇU GÉNÉRAL : PEU D'EFFETS GLOBAUX MAIS DES IMPACTS RÉGIONAUX SIGNIFICATIFS DÉCRITS PAR DES SCÉNARIOS SANS DOUTE INCOMPLETS
1. Peu d'effets globaux mais des incidences régionales significatives
L'impact du changement climatique sur le potentiel de production agricole a fait l'objet d'évaluations qui aboutissent à deux résultats.
Globalement, le changement climatique n'aurait pas d'effets désastreux sur le potentiel agricole et pourrait même dans certaines trajectoires s'avérer bénéfique.
Vus plus localement, les effets du changement climatique seraient contrastés et accentueraient les handicaps de régions déjà déficitaires, représentant ainsi une force tendant à amplifier la dépendance de la résolution de l'équation alimentaire envers les échanges internationaux.
Ces résultats sont hypothétiques. Ils dépendent d'une correcte anticipation des événements engendrés par le réchauffement climatique.
À cet égard les variables à considérer sont principalement l'ampleur du réchauffement du climat, de la montée des eaux marines, du déplacement des zones climatiques et de la survenance de phénomènes extrêmes.
À l'horizon 2050, la montée des eaux serait encore réduite limitant ses effets aux zones très basses (Gange, Mékong, plaines côtières de Java). Il n'empêche que ces régions agricoles seraient durement touchées.
Les événements extrêmes, quant à eux, sont difficiles à modéliser, ce qui conduit souvent à en négliger l'étude qui se concentre alors sur l'installation de nouveaux régimes climatiques considérés comme les plus probables.
Cependant, la probabilité d'événements extrêmes devrait se renforcer. Or, les catastrophes climatiques sont susceptibles de provoquer des crises sporadiques de très grande ampleur qui constituent autant de risques qui devraient aller s'amplifiant.
C'est un champ d'incertitudes différent de celui qui s'ouvre alors avec la question des effets des nouveaux régimes climatiques sur le potentiel agricole. À leur sujet, les aléas sont renforcés du fait que ceux-ci pourraient susciter, ou non, des adaptations plus ou moins efficaces des méthodes productives.
Géographiquement, les régions les plus concernées seraient les suivantes : les régions boréales et australes verraient leurs capacités de production augmenter ; les régions tropicales baisser. Ainsi, le Canada, la Chine du Nord et la Sibérie tireraient avantage du changement climatique tandis que les régions pénalisées seraient le Brésil, en particulier le quart nord-est, l'Afrique de l'Ouest, l'Afrique australe, le sous-continent indien et la Chine du Sud.
On doit souligner que la plus grande part de ces régions est fortement peuplée. Les régions tempérées sont encore dans l'incertitude. Un accroissement de la variabilité climatique interannuelle pourrait entraîner une variabilité de production qui serait historiquement radicalement nouvelle en Amérique du Nord et en Europe, de même que dans le sud du Brésil et le nord de l'Argentine.
Évolutions de productivité
en
fonction d'hypothèses de changement climatique
à partir d'un
modèle de l'Institut Max-Planck
Source : « Nourrir la planète » - Michel Griffon
On voit ainsi se dessiner un premier résultat significatif : le changement climatique provoquera une recomposition de la géographie agricole mondiale dont seule l'ampleur est incertaine.
Un deuxième résultat semble acquis même si ces manifestations concrètes sont difficilement déterminables : du fait de l'amplification de la gamme des événements climatiques et d'un probable renforcement de l'instabilité du climat, le changement climatique conduirait à des crises sporadiques de contraction de l'offre qui accentuerait l'incertitude et l'instabilité des marchés agricoles et de l'alimentation.
La question des effets globaux et structurels du changement climatique sur le potentiel agricole est plus discutée. Les anticipations s'appuient en ce domaine sur des scénarios dont les résultats diffèrent selon trois variables principales : le régime pluviométrique associé aux modifications du climat ; l'impact du changement climatique sur le potentiel fertilisant du CO2 et l'adaptation des productions par acclimatation de nouvelles espèces. On présente ci-après les résultats des scénarios les plus couramment utilisés pour simuler les effets des changements climatiques sur la production agricole.
2. Des scénarios qui semblent incomplets
Trois observations s'imposent avant que de présenter les résultats des scénarisations disponibles.
La première tend à rappeler que l'ampleur des changements climatiques et de leurs implications, qui sont nécessairement hypothétiques, peuvent n'être pas complètement couverts par les scénarisations à partir desquelles ses effets sur les potentiels agricoles sont appréhendés. Il semble, en particulier, que la gamme des réchauffements envisagés ait été un peu « raccourcie » par rapport aux hypothèses éventuelles.
La scénarisation utilisée ne semble pas avoir entièrement exploré les situations les plus extrêmes au motif que leur probabilité serait faible ;
Surtout, ces scénarios apparaissent insuffisamment « bouclés ».
L'impact de l'instabilité des marchés agricoles que devraient accentuer les changements du climat ne paraît pas convenablement pris en compte dans la mesure où, en raison de la négligence d'un certain nombre d'effets socio-économiques, l'effet cumulatif des incidences qu'elle peut avoir sur les potentiels productifs n'est pas décrit.
On sait qu'une partie importante de la résolution de l'équation alimentaire réside dans l'investissement agricole qui est dépendant des financements mais aussi des risques perçus. Or, ces deux variables sont étroitement influencées par le niveau de stabilité des marchés agricoles et, plus largement, par l'existence d'un contexte caractérisé par la stabilité des perspectives des producteurs. Dans l'hypothèse où les changements climatiques affecteraient celle-ci, pour en apprécier correctement les effets sur les potentiels de production agricole, il faudrait que les scénarios proposés comportent la sommation des déficits d'investissement qu'on peut alors redouter, ainsi que leur impact multiplicateurs négatifs sur le potentiel productif.
Cette intégration d'effets économiques, qui pourraient d'ailleurs dépasser le strict champ de l'investissement pour affecter le capital humain engagé dans l'agriculture, manque dans les scénarios purement physiques ici présentés.
En conséquence, les résultats des scénarios d'impact du réchauffement climatique habituellement présentés minorent sans doute les pertes de potentiel agricole que provoqueraient les changements climatiques, voire, tout simplement leur perspective.
Par contraste toutefois, il faut relever sue les réponses technologiques aux changements climatiques ne sont probablement pas toutes modélisées faute peut-être d'informations sur ce qu'elles pourraient être.
Sur ce point, il existe cependant une certitude : à supposer qu'elles puissent être déployées de telles réponses devraient augmenter le coût des productions agricoles (sauf si elles incluaient un progrès technique permettant de réduire les coûts unitaires de production, ce qui est une hypothèse raisonnable mais peu pratique quand on raisonne en tendance).
Cette réserve conduit à accorder toute sa place à l'innovation comme un élément essentiel du développement durable, à côté de la prévention, et, plus spécifiquement, comme étant un enjeu central de la réponse à l'intensification du défi alimentaire que comportent les perspectives du changement climatique.
C'est sous ces réserves qu'il faut apprécier les résultats détaillés des simulations des changements climatiques.