IV. L'IRRIGATION SERA-T-ELLE UNE SOLUTION ?
À défaut de disposer de surfaces naturellement arrosées, la question se pose du potentiel de surfaces qui pourrait receler une bonification par irrigation.
Si les terres irriguées ont augmenté de l'ordre de 50 millions d'hectares par décennie dans les trente dernières années, les progrès pourraient n'être plus que de 15 à 30 millions d'ha tous les dix ans à l'horizon 2025 et, en 2030, 60 % du potentiel pourrait avoir été mobilisé, selon la FAO (soit au total de 550 à 600 millions d'hectares) avec pour principale limite la disponibilité de l'eau.
Au total, deux scénarios de mobilisation de l'eau disponible, avec un passage de 40 à 50 ou à 60 % du potentiel, sont envisageables.
Leurs résultats sont les suivants à la fois en termes d'accroissement des surfaces irriguées et d'accroissement de la production agricole.
Les chiffres des deux dernières lignes présentent des bornes constituées, l'une sous l'hypothèse d'une irrigation complète, l'autre sous celui d'une irrigation d'appoint moins consommatrice.
LES POTENTIALITÉS EN IRRIGATION PAR GRANDE RÉGION DU MONDE
Source : « Nourrir la planète » Michel Griffon
Au total, l'accroissement des surfaces irriguées pourraient atteindre entre 44 et 85 millions d'hectares à l'horizon 2030.
Ces données peuvent être mises en perspective avec les besoins de terres supplémentaires en 2050 dont les estimations oscillent entre 128 et 590 millions d'hectares et qui, prises globalement, semblent pouvoir être satisfaits par les terres pluviales.
Mais c'est à un niveau plus fin qu'il convient de détailler et les besoins et les possibilités d'irrigation.
Les résultats de la confrontation entre potentialités offertes par les surfaces irriguées et la couverture des besoins de production varient selon les régions.
Pour la Chine, les surfaces irriguées sont passées en 30 ans de 30 à 55 millions de km3. En 2025 on atteindrait entre 50 et 160 km3 supplémentaires.
Ceci permettrait d'accroître la production de 15 à 25 % de la récolte annuelle de céréales en 2000 soit moins que le doublement nécessaire.
L'Inde a programmé un nouveau réseau de 30 canaux reliant des fleuves les uns aux autres pour irriguer 34 millions d'hectares supplémentaires. Le sous-continent indien reçoit environ 2 000 km3 de pluies qui permettent d'irriguer 58 millions d'hectares contre 25 millions d'hectares il y a 30 ans.
Les capacités de stockage pourraient beaucoup augmenter en 30 ans, passant de 232 km3 à un volume allant de 278 à 367 km3, soit une augmentation de 20 à près de 60 % selon les hypothèses. Ces réserves nouvelles réparties sur l'ensemble du territoire permettraient d'irriguer de 5 à 25 millions d'hectares selon les formes d'irrigation, et produire de 25 à 100 millions de tonnes d'équivalent céréales, soit de l'ordre de 10 % de la récolte annuelle de produits de base.
Ce supplément serait pourtant très insuffisant pour faire face au doublement des besoins en 2030.
Pour le Pakistan, qui doit presque quadrupler sa production en 2050, et le Bangladesh, qui doit la multiplier par plus de 6, le rythme d'accroissement de production attendu par l'irrigation est tout à fait insuffisant pour faire face aux besoins de 2050.
Pour le reste de l'Asie de l'Est et du Sud-Est, le stress hydrique est moins contraignant. Mais, au total, l'ensemble paraît devoir rester en deçà des besoins alimentaires qui devraient presque tripler.
En Amérique latine, la situation est plus favorable qu'en Asie.
Au total, la surface irriguée atteint seulement 8,5 millions d'hectares, et les réservoirs stockent 364 km3. Les prévisions pour 2025 vont de 397 à 426 km3 de stockage, soit un accroissement de 33 à 62 km3.
Ces accroissements permettraient d'irriguer de 2 à 8 millions d'hectares et de produire 10 à 30 millions de tonnes d'équivalent céréales supplémentaires. Ces accroissements de production sont des contributions complémentaires ou intervenant en substitution à ceux que permet l'agriculture pluviale.
L'ensemble permet sans difficulté de faire face au doublement des besoins alimentaires.
En Afrique du Nord et au Moyen-Orient, la faiblesse des pluies a poussé les États à réaliser des barrages depuis très longtemps. Les surfaces irriguées sont passées de 11 à 25 millions d'hectares en 30 ans. Le stockage de l'eau atteint 317 km3 dont l'essentiel se trouve sur le Nil (146 km3) et en Turquie (139 km3). Cette capacité serait étendue à un niveau compris entre 345 et 400 km3, avec un accroissement essentiellement en Turquie (de 18 à 58 km3). Ces ressources nouvelles permettraient à l'horizon 2025 de réaliser une irrigation allant de 1 à 6 millions d'hectares supplémentaires pour une production de 4 à 24 millions de tonnes d'équivalent céréales. Pour les autres pays que l'Égypte et la Turquie, les capacités de production ne pourront pas s'accroître beaucoup, alors qu'en moyenne il faudrait doubler la quantité de nourriture en calories en Afrique du Nord et tripler au Moyen-Orient.
L'eau ne permettra donc pas à cette région d'améliorer son taux de couverture des besoins alimentaires car l'accroissement des capacités d'irrigation restera inférieur à l'accroissement des besoins, l'Égypte (sous des conditions géopolitiques) et la Turquie tirent mieux que les autres pays leur épingle du jeu.
En Afrique subsaharienne, l'irrigation est peu développée. Elle est passée en 30 ans de 3 à 5 millions d'hectares, et depuis 10 ans ce chiffre n'a presque pas augmenté. Les potentialités de stockage de l'eau sont encore très importantes car peu utilisées. À l'horizon 2025, le stockage atteindrait entre 400 et 424 km3, soit de 50 à 74 km3 supplémentaires permettant d'irriguer de 3 à 6 millions d'hectares et de produire de 15 à 25 millions de tonnes d'équivalent céréales supplémentaires. Il ne s'agit-là que de 10 à 15 % de l'accroissement de production nécessaire à l'horizon 2025.
Ce rythme serait aussi très insuffisant pour que l'irrigation ait une contribution significative à l'horizon 2050.
Les besoins alimentaires nouveaux dans les pays en développement seraient les suivants :
Asie |
Amérique latine |
Afrique du nord, Moyen-Orient |
Afrique sub-saharienne |
|
Coefficient multiplicateur des besoins alimentaires 2050/2000 |
2,34 |
1,42 |
environ 2,5 |
5,14 |
Idem modèle Image |
1,9 à 2,1 |
2,7 à 3,4 |
3 à 3,1 |
3,4 à 3,8 |
Production 2000 (109 t)8 |
1 700 |
274 |
154 |
260 |
Consommation 2000 (109 t)9 |
1 770 |
260 |
220 |
262 |
Production nécessaire en 2050 arrondie (109 t) |
4 140 |
370 |
550 |
1 340 |
Différence 2050/2000 |
2 440 |
98 |
396 |
1 080 |
La confrontation de ces besoins et des capacités de production supplémentaires offertes par une irrigation poussée à son terme fait ressortir les déficits de l'Asie, de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient. L'Afrique sub-saharienne pourrait être autosuffisante et l'Amérique du Sud serait exportatrice. Mais ce serait aussi le cas d'autres régions du monde : l'Australie (sous réserves) et l'Amérique du Nord.
Compte tenu des contraintes de réalisation des programmes d'irrigation, les capacités des régions d'exportations peuvent être a priori considérées comme de bonnes nouvelles.
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En conclusion, si l'on s'en tient aux capacités de production en agriculture pluviale, sur les trois continents qui vont connaître une forte progression démographique, le premier, l'Asie, devra à coup sûr importer des aliments, le deuxième, l'Amérique du Sud, pourra à coup sûr en exporter massivement, et pour le troisième, l'Afrique, les avenir possibles sont indéterminés. Il y existe bien des capacités régionales de production importantes, mais leur mobilisation suppose de lever des obstacles socio-économiques qui paraissent extrêmement résistants tandis que, dans ces zones, l'accroissement des rendements qui est nécessaire est si important qu'il peut apparaître comme hors de portée.