III. UNE « COURSE AUX TERRES » ?
Un problème essentiel doit être envisagé : celui des effets d'une éventuelle « course aux terres ». On entend par là le phénomène d'achats de terres mais aussi la question des conflits d'usage27(*). Ces processus n'ont pas la même dimension. Mais tous deux traduisent une tendance à la banalisation des surfaces agricoles, notamment sous l'effet du renforcement des mécanismes marchands et d'assouplissement corrélatif des liens traditionnels très serrés entre les territoires agricoles et les États.
A. LES ACQUISITIONS INTERNATIONALES DE TERRES
La multiplication des cessions internationales d'actifs fonciers n'est qu'une des manifestations, à côté des questions plus épineuses posées par les conflits d'usage pouvant fragiliser la production agricole à des fins alimentaires.
Les cessions internationales d'actifs agricoles se développent, témoins des processus de globalisation en cours dans l'agriculture.
Le Centre d'analyse stratégique leur a consacré, en juin 2010, un rapport dont les principaux « messages » sont les suivants :
« Les actifs agricoles considérés correspondent aux facteurs de production agricole au sens large ce que concerne les terres mais également les unités de production (exploitations et usines de transformation à différents niveaux de la chaîne de valeur agroalimentaire), ainsi que les récoltes, dont l'achat peut être contractualisé à l'avance.
Le terme « cession d'actif » ne doit pas être pris dans un sens étroit. Toutes les formes de transactions impliquant des transferts de propriété à long terme peuvent être impliquées. Elles voient de plus en plus d'investisseurs étrangers conclure des contrats de long terme, portant sur des actifs de grande ampleur : de la location à long terme (option la plus fréquente) à l'acquisition effective des terres ou aux ententes bilatérales (comme le « Partenariat stratégique » entre la Chine et de nombreux pays africains).
Les investisseurs étrangers sont des acteurs économiques issus des secteurs public ou privé. Dans le premier cas, les fonds souverains et les entreprises d'État sont les véhicules privilégiés des gouvernements investisseurs. Dans le second cas, les investisseurs peuvent être des multinationales issues des secteurs de l'agroalimentaire et de l'énergie, ou des acteurs financiers (banques, fonds d'investissement). »
Au cours des années écoulées depuis la seconde guerre mondiale c'est plutôt la tendance à un repli ou à une stagnation des investissements internationaux dans le secteur agricole des pays en développement qu'on a pu observer.
Ce processus a été parallèle à celui qui a limité l'ampleur de l'investissement agricole dans le monde.
L'agriculture a été un secteur marginal de la vie économique et financière de ces dernières années et notamment dans le processus de développement spectaculaire des flux de capitaux.
Si la globalisation l'a concerné, ce n'est pas tant par ce dernier truchement que par l'essor du commerce international des produits agricoles ou par les interdépendances de marché qui se sont renforcées notamment pour ce qui est des prix.
Mais les « signaux faibles » observables ainsi que les perspectives portant sur les variables pertinentes conduisent à envisager un net développement des investissements internationaux dans le domaine agricole.
Les estimations des cessions d'actifs agricoles sont imprécises étant donné le caractère souvent confidentiel de ces opérations. Par ailleurs, les observations faites à partir des annonces récentes et de leur concrétisation montrent qu'il existe un écart considérable entre les deux dont l'ampleur a pu être influencée par la multiplication des initiatives28(*) lancées suite à la crise alimentaire de 2007-2008, puis abandonnées.
Selon la CNUCED, le flux d'investissements directs étrangers à destination des pays en développement (PED) se serait élevé à 3 milliards de dollars entre 2005 et 2007 (secteurs de l'agroforesterie et de la pêche).
L'investissement international en direction des PED aurait quintuplé depuis 1990 contre une stagnation dans les pays développés.
L'IFPRI évalue entre 15 et 20 millions d'hectares de terres cultivables les cessions foncières consenties dans les PED à des investisseurs étrangers (soit une contrevaleur de 20 à 30 milliards de dollars).
Les terres concernées se trouvent majoritairement en Afrique (Soudan, Éthiopie, Congo, etc.) mais l'Amérique du Sud, l'Europe de l'Est et l'Asie sont également concernées.
D'autres « dires d'experts » soulignent l'écart entre les annonces et les cessions effectives mais relèvent que la course aux terres s'accentue avec des motifs variés. Il ne s'agit pas toujours de contribuer à renforcer la sécurité alimentaire des pays acheteurs. D'autres motifs économiques peuvent intervenir : l'exploitation de la biomasse à des fins non-alimentaires, la production alimentaire destinée aux marchés locaux, la spéculation foncière ou l'acquisition de « crédits-carbone »...
Par ailleurs, les investisseurs ne sont pas nécessairement publics. De plus en plus, particulièrement pour les opérations concernant des surfaces importantes, ils sont privés.
Ces données très incertaines et qui ne concernent que des opérations impliquant des actifs fonciers stricto sensu représentent l'équivalent de la surface agricole utile de la France mais à peine 1 % des terres cultivées dans le monde.
Toutefois, l'accélération du rythme des cessions, l'exemple du développement des opérations internationales portant sur d'autres ressources (le pétrole, les terres à minerais...) ainsi que l'accentuation des contraintes de production locales laissent entrevoir un possible essor de cette catégorie d'opérations.
Des perspectives d'amplification des opérations d'investissements étrangers dans le secteur agricole.
En effet, les motifs de ces opérations devraient devenir plus pressants.
Ainsi, la sécurité énergétique ou, plus banalement, les préoccupations commerciales des entreprises de production de produits énergétiques pourraient pousser à des opérations plus vastes et nombreuses destinées à s'assurer les moyens de produire des agro-carburants.
Si la majorité des projets d'IDE sont aujourd'hui à vocation alimentaire, 20 % des projets sont déjà dédiés aux cultures d'agro-carburants. Les préoccupations énergétiques pèsent dès maintenant assez lourd et pourraient s'alourdir à mesure que le renchérissement des prix du pétrole se produirait.
De même, les acquisitions d'actifs agricoles correspondant à la volonté des importateurs de produits agricoles contraints par leurs disponibilités foncières devraient devenir plus attractives à mesure que la rareté des terres locales confrontée à l'essor de la demande menacera leur sécurité alimentaire.
Dans la recherche de nouvelles stratégies de sécurité alimentaire, l'augmentation des actifs fonciers à l'étranger offre des potentialités.
Le rapport du CAS mentionne la Chine qui confrontée à la diminution de ses surfaces agricoles fait partie des quatre pays dont les entreprises d'État acquièrent ou louent de plus en plus de terres agricoles, principalement en Afrique, en Russie, en Asie du Sud-Est et en Amérique Latine.
Mais c'est également le cas de certains pays arabes.
Les investissements internationaux dans le secteur ne sont évidemment pas réservés aux puissances souveraines. Ils peuvent correspondre à des stratégies entrepreneuriales bien comprises :
les pays en développement peuvent présenter des avantages comparatifs qui ne sont pas encore systématiquement exploités ou pourraient mieux se révéler dans le futur ;
les actifs agricoles peuvent représenter une opportunité de diversification des patrimoines et entre à ce titre dans les plans des nouveaux intervenants sur ce marché qui semblent devoir être de plus en plus les gestionnaires de portefeuilles financiers.
La question des effets de l'augmentation des investissements directs étrangers dans les surfaces agricoles doit être envisagée sans oublier au préalable de mentionner les troubles politiques qu'ils peuvent engendrer.
À ce sujet, on peut rappeler que le projet dit « Daewoo » à Madagascar a illustré la très forte sensibilité de l'enjeu que représente traditionnellement la terre.
Or, les IDE qui les concernent sont d'autant plus susceptibles de créer des conflits qu'ils se plaquent sur des réalités juridico-politiques mal stabilisées et proviennent d'acteurs qui peuvent ne pas maîtriser l'ensemble des paramètres d'une réalité incertaine.
L'identification du titulaire des « droits sur la terre » est ainsi particulièrement cruciale puisque les titulaires proclamés - souvent les États - peuvent se voir contester ces droits par une série d'intervenants, au rang desquelles les populations locales. En outre, les conditions d'insertion des terres convoitées dans des ensembles qui les englobent peuvent être difficiles à appréhender alors que le conflit traditionnel entre les éleveurs nomades et les cultivateurs sédentaires peut être particulièrement vif.
Mais, la question principale est probablement celle des effets des IDE sur le foncier des pays en développement et leur capacité à suivre une stratégie agricole conforme durablement à leurs intérêts.
Globalement, les cessions internationales de terres impliquant les pays en développement ne semblent pas s'inscrire a priori dans le cadre des stratégies de ces pays.
Que l'acheteur (ou le loueur) soit public ou privé, ce sont ses intérêts qu'il poursuit, ce qui ne signifie pas que ceux-ci ne concordent systématiquement pas avec les intérêts des acteurs du pays d'accueil.
Mais, les opérations concrètement réalisées paraissent porter essentiellement sur des exploitations de grande taille qui sont susceptibles de déséquilibrer encore un peu plus les équilibres déjà très fragiles de l'offre locale caractérisée par la difficile cohabitation entre une agriculture tournée vers les marchés, souvent d'exportation, et les petits exploitants qui, lorsqu'ils ont accès aux marchés, ont un très faible pouvoir de négociation sur ceux-ci, auprès de leurs « clients » mais aussi comparativement aux producteurs plus « intégrés ».
Autrement dit, la multiplication des IDE peut, dans les pays en développement :
- se traduire par l'essor de la production agricole par l'apport de capital dont ils sont la manifestation et le support ;
- mais avec des effets ambigus si la production ne profite ni aux consommateurs locaux, aux agriculteurs concernés, perspective d'autant plus redoutée qu'ils accroissent la segmentation de la production locale.
Dans ce processus, la hausse du prix des terres tout comme la sélection par des investisseurs dotés de moyens financiers supérieurs aux opérateurs locaux des meilleures surfaces ne sont que deux des canaux par lesquels les IDE peuvent agir comme un facteur destabilisant.
À cet égard, le Centre d'études et de prospectives (CEP) du ministère de l'alimentation, de l'agriculture et de la pêche distingue entre les grands investissements dans l'agriculture industrielle aux effets incertains, selon les effets durables du revenu qu'ils exercent sur les populations locales et les projets concertés avec ces populations qui, pour pourvoir porter sur des exploitations relativement importantes, impliquent plus systématiquement une association des producteurs locaux. Le CEP relève cependant la dimension essentielle que représente le degré atteint par le pouvoir de négociations des agriculteurs locaux, même dans cette dernière catégorie d'opérations.
Dans ce contexte, le CEP suggère qu'il pourrait y avoir une justification à mieux réguler les IDE dans le foncier agricole.
Voies pour une meilleure régulation des
cessions internationales Les contrats liés aux investissements fonciers pourraient comporter une clause prioritaire d'approvisionnement des marchés locaux en cas de crise alimentaire. Cette suggestion suppose que le foncier ainsi approprié soit destiné à la production alimentaire ce qui ne va pas de soi quand on observe l'importance relative des surfaces dédiées à des productions industrielles ou énergétiques. Elle pose à l'évidence le problème de sa conciliation avec les intérêts poursuivis par les investisseurs sans compter les difficultés juridiques de tous ordres de ce type de clause. Des accords volontaires liant les États et les investisseurs sont préconisés par la Banque mondiale, la FAO, l'IFAD ou la CNUCED pour inciter les opérateurs à entrer dans les démarches de responsabilité sociale (et environnementales). On connaît les limites de cette démarche juridique, innovante, mais très inégalement contraignante. La sanction de l'inexécution des obligations - qu'il faudrait d'ailleurs pouvoir adapter à chaque situation ou presque - peut être difficile à obtenir en dehors des procédures informelles de stigmatisation. Or, il n'est pas sûr qu'elles aient une pleine efficacité s'agissant d'un secteur où les intervenants ne sont pas nécessairement exposés au verdict de la crédibilité. |
Il n'empêche que l'on pourrait confier, au-delà des responsabilités que prennent, souvent les ONG du domaine, une mission de magistère aux organisations internationales les mieux à même de contrôler les effets des cessions foncières internationales sur le développement agricole des pays d'accueil.
Sur ce point, l'aide bilatérale offerte par des pays comme la France à la constitution de cadastres et à l'élaboration de lois foncières est souvent citée comme particulièrement stratégique.
La question des conflits d'usage se pose tout particulièrement avec les perspectives de voir se développer la production d'agro-carburants.
Cette problématique qui est susceptible de modifier très substantiellement le diagnostic posé sur les réserves foncières mobilisables pour la production alimentaire qui sera nécessaire pour combler les besoins est traitée dans la partie du présent rapport consacrée aux interdépendances entre l'agriculture et l'énergie.
C'est à la question de l'artificialisation des terres qu'on consacre les quelques développements qui suivent.
* 27 Les conflits d'usage entre la production agricole alimentaire et la production agricole énergétique sont traités dans un chapitre particulier.
* 28 Il existe certains témoignages selon lesquels des investisseurs du Golfe se seraient renseignés sur les conditions d'achat de la moitié de la Beauce...