II. LES RÉSERVES FONCIÈRES MOBILISABLES, DE L'IMPRESSION D'UNE SURABONDANCE AU CONSTAT DE DISPONIBILITÉS SOUS CONTRAINTES
Moyennant quelques incertitudes sur la quantité actuelle des terres cultivées, le constat qu'il existe des disponibilités foncières abondantes paraît s'imposer.
Toutefois, le niveau précis de ces disponibilités, qui est discuté, est sensiblement inférieur aux estimations résultant du solde entre les terres disponibles et les terres cultivées.
Pour l'évaluer, il faut tenir compte de différents facteurs dont certains - liés au contexte économique et social - sont particulièrement difficiles à quantifier.
Au total, la question de la disponibilité foncière pour résoudre le problème alimentaire est beaucoup plus ouverte qu'on ne l'indique parfois.
À un niveau d'analyse moins global, une certitude s'impose : certaines régions du monde ne pourront pas compter sur leur espace pour relever les défis alimentaires qu'elles rencontrent.
A. LE POTENTIEL THÉORIQUE : ENTRE L'IMAGE D'UNE SURABONDANCE...
1. Au premier regard, d'importantes disponibilités à l'échelle du monde
Les estimations relatives aux terres déjà cultivées et aux terres disponibles diffèrent selon les organismes dans des proportions assez élevées mais indiquent un potentiel assez élevé.
Entre les chiffres de la FAO qui évalue les terres cultivées à 1 525 millions d'hectares et ceux du SAGE (Center for Sustainability and the Global Environnement) de l'Université du Wisconsin qui les estimait à 1 805 millions d'hectares en 1992 l'écart atteint 17 % (280 millions d'hectares soit sept fois la superficie agricole cultivée de l'Europe de l'Ouest).
Les estimations des terres utilisées de la FAO rapportées aux terres utilisables en culture pluviale (selon l'étude GAEZ) montrent que seules 38 % des terres disponibles (4 152 millions d'hectares) sont cultivées (1 563 millions d'hectares).
Les estimations du SAGE ne sont pas très éloignées mais réservent un peu moins de marges : 45 % des terres cultivables sont effectivement cultivées selon le SAGE ce qui est un peu supérieur aux chiffres combinés de la FAO et de l'étude GAEZ.
Le potentiel de terres cultivables non utilisées demeure donc important.
Superficies des terres cultivées dans les différentes régions du monde
Comparaison des estimations du SAGE et de la FAO (millions d'hectares)
Source : « Terres cultivables et terres cultivées : apports de l'analyse croisée de trois bases de données à l'échelle mondiale » - Mme Laurence ROUDART
Les estimations du SAGE globalement supérieures à celles de la FAO leur sont toutefois inférieures pour l'Afrique de l'Ouest et l'AN-MO, qui sont, chacune à leur manière, deux régions de tensions alimentaires.
La répartition des terres cultivées voit les céréales occuper une part prédominante (55 % du total) devant un ensemble « d'autres cultures » et les oléagineux.
En plus des terres cultivées, il faut compter avec les superficies en pâturages permanents pour lesquelles, là aussi, les estimations diffèrent, quoique plus légèrement.
La FAO les estime à 3 370 millions d'hectares et le SAGE à 3 272 millions, soit un écart de 3 %.
Superficies des pâturages dans les différentes régions du monde
Comparaison des estimations du SAGE et de la FAO (millions d'hectares)
Source : d'après SAGE, FAO
Ces données situent la part des terres de la planète cultivées à 11 % (le double pour celle des pâturages et 17 % pour les zones arbustives) des 16 360 hectares de terres émergées, ainsi qu'il apparaît dans le graphique ci-dessous où ressort également la prédominance des forêts dans l'occupation des espaces.
Par rapport aux terres cultivées en culture pluviale (entre 1 500 et 1 800 millions d'hectares), la superficie des terres irriguées apparaît modeste avec 287 millions d'hectares.
Cependant, si elles ne représentent qu'environ 18 % des terres cultivées en régime pluvial, les surfaces irriguées produisent entre 30 et 40 % de la production alimentaire mondiale et, au cours des cinquante dernières années, elles ont doublé ce qui constitue une progression nettement plus forte que pour les surfaces arrosées par la seule nature.
Tous les dix ans, elles ont progressé de 50 millions d'hectares dans les trente dernières années.
De ces données, une conclusion paraît s'imposer : soit un objectif de multiplication par deux de la production agricole, la disponibilité des terres ne semble pas constituer a priori une contrainte.
Les estimations de surfaces mobilisables pour les cultures pluviales ne laissent pas globalement entrevoir l'existence d'une limite physique des sols à la production nécessaire à l'alimentation du monde dans le futur.
On sait que les prospectives varient selon qu'elles reposent sur une intensification des rendements économes en terres ou, plutôt, sur une économie des « méthodes productives », scénarios plus exigeants en superficies.
Le tableau ci-dessous décrit le « bouclage » par la mobilisation des surfaces dans différentes prospectives.
Panorama des hypothèses de mobilisation des terres dans différents exercices prospectifs
FAO 2009 |
Agrimonde GO |
Agrimonde G1 |
ISV « trend » |
ISV « highe rmeat » |
ISV « less fair meat » |
ISV « less meat » |
IFPRI « progressive policy » |
IFPRI « failure » |
IFPRI « techno failure » |
|
Évolution des surfaces cultivées |
+ 4,5 % net |
+ 6 % alimentaire |
+ 23 % alimentaire |
+ 9 % ou + 19 % (si 50 % de surfaces bio) |
+ 19 % |
+ 9 ou + 19 % |
- 4 % de surfaces céréalières cultivées |
+ 20 % de surfaces céréalières cultivées |
+ 13 % de surfaces céréalières cultivées |
Source : extraits des rapports cités et calculs des auteurs
On relève qu'il existe des marges élevées entre les niveaux des mises en culture nécessaires et le potentiel décrit dans les différentes estimations présentées ci-dessus y compris quand on recourt au scénario de mobilisation des terres le plus restrictif.
Soit le scénario de la FAO qui relève de la catégorie des scénarios les plus « productivistes », (90 % de la production nécessaire y sont assurés par la hausse des rendements contre 10 % par l'extension des surfaces cultivées contre, dans la période 1960 à 2000, une répartition de 85 et 15 % respectivement), le nombre d'hectares à mobiliser s'élève à 128 millions (pour un besoin de terres pour les agro-carburants de 58 millions d'hectares soit 70 millions d'hectares pour les seuls besoins alimentaires).
Dans le scénario Agrimonde 1, plus extensif, le besoin de terres est estimé à 590 millions d'hectares (dont 224 millions pour les agro-carburants).
Rapportées aux différents scénarios de disponibilité des terres, ces besoins de mobilisation de surfaces supplémentaires ne semblent pas excessifs et paraissent même laisser des marges, importantes parfois.
Globalement, les réserves foncières semblent surabondantes mais un coup d'oeil, plus fin conduit à relever la grande disparité des disponibilités selon les régions.
2. Des potentiels régionaux très inégaux
De fait, les marges disponibles apparaissent très variables selon les zones et, à l'intérieur de chacune d'elles, selon les régions et les pays, ainsi que le rapporte avec précision M. Michel Griffon, dans son ouvrage « Nourrir la planète ».
Pour ce qui est des zones, la mobilisation effective du potentiel n'atteint que 12 % en Amérique du Sud, 20 % en Afrique subsaharienne et autour de la moitié en Amérique du Nord, Russie et Europe. Par contraste, certaines zones (AN-MO, Asie) offrent peu de marges.
Ces données peuvent être visualisées dans l'illustration ci-dessous.
Couverture de l'espace par l'agriculture et surfaces disponibles
Pour les régions et les pays, de grandes disponibilités en terres cultivables non cultivées existent au Brésil (environ 450 millions d'hectares) aux États-Unis (200 millions d'hectares) au Zaïre (plus de 100 millions d'hectares) en Australie, au Soudan et en Angola.
Incidemment, il faut relever que la situation de ces deux derniers pays qui sont au nombre de ceux où la sous-alimentation est tout particulièrement sévère n'en apparaît que plus choquante.
En Asie, la surface agricole exploitée représente 75 % de la surface apte à l'agriculture, mais avec des différences régionales : 95 % en Asie du Sud (Inde, Pakistan, Bangladesh où presque tout l'espace est occupé), et 63 % en Asie de l'Est (Indonésie, Malaisie, Philippines) où persistent des espaces libres souvent forestiers.
En Amérique du Sud et dans la région « Caraïbes », l'agriculture n'occupe que 19 % des surfaces potentiellement utilisables avec là aussi de grandes différences selon les régions. Sous cet angle, l'Amérique du Sud tropicale, recèle sans doute les plus grandes marges. La surface agricole totale y a augmenté de 110 millions d'hectares en 30 ans mais ne représente que 10 % d'un potentiel très largement occupé par la forêt amazonienne.
L'Afrique du Nord et le Moyen-Orient sont des régions où les populations sont concentrées sur les plaines irriguées : plaines côtières du Maghreb, région du Croissant fertile (Palestine, Jordanie, Syrie, Irak), collines d'Anatolie et d'Iran, et le sud de la péninsule arabique. L'accroissement de la population a conduit à accroître les surfaces cultivées d'environ 3 millions d'hectares sur un total qui atteint en 2002 environ 90 millions d'hectares. Les surfaces en pâturages ont beaucoup augmenté (environ 100 millions d'hectares en raison de la forte demande de viande, en particulier ovine), mais en utilisant des terres de parcours à faible productivité. Au total, cette région aurait épuisé ses ressources en espace productif.
L'Afrique subsaharienne est caractérisée par une occupation très hétérogène de son espace alternant des zones de haute densité, et des zones presque vides.
En Afrique centrale, les populations sont concentrées dans l'ouest du Cameroun et autour de Brazzaville et de Kinshasa, et dispersées autour du vaste bassin forestier du Congo.
En Afrique de l'Est, les densités élevées se situent en Éthiopie et dans l'« Afrique des hautes terres » : Rwanda, Burundi, Est-Congo, Ouganda, Ouest-Kenya, Malawi.
D'autres concentrations élevées se trouvent ponctuellement autour des capitales d'Afrique australe situées dans des régions côtières. Historiquement, c'est toujours la migration qui a permis aux populations manquant de terre d'utiliser des espaces peu cultivés.
L'Afrique a été dans le passé un continent où les migrations ont été la réponse principale à l'insécurité alimentaire. Ces migrations sont encore très présentes, et la raréfaction progressive de l'espace provoque des conflits fonciers et politiques. Au total, en 30 ans, les surfaces en terre arable ont augmenté de 40 millions d'hectares pour atteindre environ 150 millions d'hectares en 2002 sur une superficie agricole totale de 900 millions d'hectares essentiellement pastorale. Les surfaces agricoles totales n'occupent que 22 % de l'espace potentiellement utilisable pour l'agriculture.
Pour résumer, le potentiel existant pour élevé qu'il paraisse est très irrégulièrement réparti, certaines régions (l'Asie et l'Afrique du Nord-Moyen-Orient) paraissent avoir d'ores et déjà mobilisé la plus grande partie de leurs disponibilités quand d'autres (l'Afrique subsaharienne, l'Amérique du Sud, l'ex-URSS) ont des réserves théoriques élevées.
Il faut toutefois tenir compte de plusieurs éléments supplémentaires qui viennent encore nuancer le diagnostic de l'existence d'un potentiel élevé de terres disponibles.