Michel PASCAL, Président du comité de l'environnement polaire et du comité scientifique de la réserve naturelle des TAF
La vaste question qu'il m'a été demandé de documenter « La Réserve Naturelle : conserver ou restituer ? Quel partenariat avec la recherche ? », m'a laissé perplexe : s'agissait-il de restituer au citoyen une image des conséquences du statut conféré à l'espace ? lui rendre l'usage de ces zones et l'exploitation de ses ressources ? ou restaurer certaines de ses caractéristiques et fonctionnalités perdues ?
Je me suis limité à l'examen de la dernière interrogation qui relève de la gestion. Celle-ci fait appel à deux stratégies en apparence opposées mais en fait complémentaires car répondant à des objectifs distincts : agir ou non.
Ne pas agir signifie s'abstenir de toute opération de gestion. Cette stratégie confère à l'espace un rôle de témoin de l'effet des changements globaux intervenant à l'échelle de la planète. C'est cette stratégie qui a été appliquée dès son émersion, en 1963, au volcan islandais Surtsey dont l'accès n'a été autorisé qu'à de rares visites de petites équipes pluridisciplinaires de scientifiques qui ont documenté les étapes de l'avènement de la vie sur ce morceau de terre initialement azoïque. De par sa vaste superficie, son isolement et la difficulté d'accès d'une large partie de ses territoires, la Réserve Naturelle Nationale des Terres Australes Françaises (RNN TAF) offre une excellente opportunité d'observer les conséquences de changements globaux. Bénéficiant d'un demi-siècle d'observations scientifiques continues, elle est remarquablement placée pour observer par exemple les effets du changement climatique en cour, changement particulièrement marqué dans la zone subantarctique où il se caractérise, non seulement par une augmentation des températures, mais surtout par un déficit marqué des précipitations.
Agir signifie mettre en place des opérations de gestion selon une politique aussi précise que possible, en adéquation avec les moyens disponibles et portant le plus souvent sur le long terme. Pour être pleinement opérationnelles, ces opérations de gestion doivent intégrer les concepts, méthodes et outils les plus adaptés et se donner les moyens de déterminer si leurs conséquences attendues (ou non) sont au rendez-vous. Le plan de gestion de la RNN TAF vient d'être successivement approuvé moyennant quelques modifications par son Comité Scientifique qui n'est autre que le Comité de l'Environnement Polaire et par le Conseil National de la Protection de la Nature. Les invasions biologiques sont au centre de la majorité des actions de ce plan de gestion et, depuis 40 ans, font l'objet des travaux d'une importante collectivité internationale de chercheurs, en étroite collaboration avec des décideurs et des gestionnaires.
Une invasion biologique survient lorsqu'une espèce constitue dans des milieux « naturels » hors de son aire de répartition une ou des populations pérennes et autonomes. Selon cette définition, ce phénomène est apparu avec la vie sur terre, n'est donc pas la conséquence obligatoire d'une activité humaine et n'est pas subordonné à des conséquences perverses sur le fonctionnement des écosystèmes d'accueil.
Le récent intérêt pour ce processus à l'oeuvre depuis si longtemps tient à la dynamique qu'il a manifestée au cours des cinq derniers siècles. À titre d'exemple, dans un récent ouvrage (Pascal et al . 2006) nous avons montré que le nombre d'invasions biologiques de vertébrés par siècle a été inférieur à l'unité entre 9200 avant J.C. et 1600 en France métropolitaine et s'est élevé à 135 au cours des 50 dernières années. Ce résultat a été confirmé par le projet européen DAISIE (Hulme et al. 2009).
Certaines de ces invasions, voire, leurs synergies, ont d'importantes conséquences sur l'économie (d'après Pimentel et al . 2005, les invasions biologiques coûterait 137 milliards de $ à l'économie des USA), la santé humaine et vétérinaire (outre que les maladies émergentes sont au centre des préoccupations de l'Organisation Mondiale de la Santé, d'après Dobson & Foufopoulos, 2001, 62 % des maladies émergentes au sein de la faune sauvage seraient provoqués par des invasions biologiques), la biodiversité (d'après Veitch & Clout 2002, 55 % des extinctions d'oiseaux insulaires seraient la conséquence d'invasions biologiques)
Des synthèses récentes permettent de conclure : 1°) à l'augmentation exponentielle du nombre d'invasions sans signe de fléchissement au cours des 5 derniers siècles ; 2°) au nombre important de taxons concernés et au caractère mondial du phénomène ; 3°) au rôle quasi exclusif de l'activité humaine dans le processus au cours de cette période ; 4°) à la plus forte incidence de ces invasions sur les écosystèmes insulaires que continentaux ; 5°) à s'interroger quant à la dynamique et aux conséquences de ces invasions dans le cadre des changements globaux en cours
Le plan de gestion de la RNN TAF fait état de 58 plantes à fleurs introduites pour 29 autochtones sur Kerguelen, de 68 pour 24 sur Crozet et de 56 pour 26 sur Amsterdam. À noter qu'à l'heure actuelle, seules 7 des espèces végétales allochtones de Kerguelen et Crozet sont perçues comme « invasives ». Cet inventaire fait également état de la présence sur l'ensemble de la réserve de 9 espèces introduites de mammifères terrestres (comme toutes les îles océaniques ces îles sont totalement dépourvues de mammifères terrestres autochtones), d'une espèce d'oiseau introduite, le peuplement aviaire autochtone comptant 34 espèces et de 5 espèces introduite de poissons d'eau douce la réserve étant totalement dépourvue d'espèces autochtones.
Trois grandes mesures de gestion non exclusives et complémentaires sont mises en oeuvre à propos des invasions biologiques : prévenir, pallier et guérir. Ces trois mesures sont envisagées dans le plan de gestion de la réserve. Comme en médecine, les mesures préventives sont à la fois les moins coûteuses et les plus efficaces, comme en médecine également, pallier et guérir sont des mesures dont on doit évaluer le risque qu'engendre la « médication » pour le « malade » qui, ici est l'écosystème dans sa globalité.
Pallier revient à agir localement et de façon récurrente. Guérir signifie éradiquer l'espèce cible à l'occasion d'une seule opération. Depuis une trentaine d'années, le nombre d'éradications, d'espèces cibles et la superficie des îles traitées ne cessent de croître (Nogales et al . 2004 ; Campbell & Donland, 2005 ; Howald et al ., 2007). Après un inventaire aussi exhaustif que possibles des espèces allochtones et autochtones de l'espace soumis à l'expérience, le recensement des interactions allochtones-autochtones et allochtones-allochtones permet d'apprécier les risques « cascades », de préciser les effets attendus de l'éradication et d'élaborer les protocoles permettant de déterminer s'ils sont ou non au rendez-vous en cas de succès de l'éradication.
La gestion des invasions biologiques constitue un espace privilégié de collaboration entre gestionnaires et scientifiques pour peu que ces opérations soient conçues en partenariat comme des opérations de science-action tenant compte des compétences respectives et respectant les missions de chacun. En effet, les scientifiques perçoivent de plus en plus les invasions biologiques comme des expériences à même d'aborder de façon pertinente des facettes peu explorées de l'écologie et de la biologie évolutive et de documenter des questions telles : Les écosystèmes sont-ils saturés ? La compétition est-elle une cause d'extinction ? Une évolution génétique adaptative peut-elle se produire rapidement ? De sévères goulots d'étranglement s'opposent-ils à une adaptation rapide ? L'usage de « l'enveloppe climatique » pour prédire l'évolution de l'aire de répartition d'une espèce est-il pertinent ? Pourquoi existe-t-il un tel temps de latence entre l'arrivée de nombreuses espèces et la phase « invasive » (Sax et al . 2007 ; Pascal et al . 2010). Si ces questions sont du plus haut intérêt pour la science académique, la ou les réponses que celle-ci peut apporter le sont tout autant pour la Biologie de la Conservation. Enfin, menées avec rigueur, de telles opérations mettent souvent en évidence des interactions inattendues, voire, contre-intuitives.
Claude BIRRAUX
Les éradications que vous avez affichées attestent-elles de conséquences inattendues et perturbatrices pour l'ensemble de l'écosystème ?
Michel PASCAL
La stratégie d'éradication d'espèces mammaliennes que nous avons conçue repose sur l'emploi successif du piégeage et de la lutte chimique. Le piégeage nous permet d'éliminer 95 à 100 % de l'espèce cible en 10 à 12 jours ce qui réduit d'autant la probabilité d'intoxication directe ou indirecte d'espèces non-cibles. C'est probablement pour cette raison que nous n'avons enregistré aucun effet collatéral des opérations que nous avons menées avec succès sur les populations de six espèces introduites de 62 îles et îlots de France métropolitaine, des Antilles françaises et de la Polynésie. Il n'en a pas été toujours de même quand la seule lutte chimique a été employée. Par ailleurs, à l'issue de certaines éradications nous avons mis en évidence a posteriori des interactions inattendues entre l'espèce allochtone éliminée et des espèces autochtones. Cela a été le cas quand, à la suite de l'éradication du rat surmulot d'îles bretonnes, l'indice d'abondance des populations de deux espèces de musaraignes, la musaraigne des jardins et la musaraigne musette, s'est vu multiplié par un facteur de 16 à 32 (Pascal et al ., 2005). Ceci illustre l'intérêt du suivi de ces actions. Si le projet est correctement élaboré et s'il suscite l'adhésion à la fois des gestionnaires et des scientifiques, non seulement il se déroule à merveille, mais il est en outre susceptible d'apporter des renseignements inattendus et contre-intuitifs d'intérêt à la fois pour la science académique et le gestionnaire.