Audition de M. Didier Jourdan, coordinateur du réseau des instituts universitaires de formation des maîtres pour la formation en éducation à la santé et prévention des conduites addictives
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Je vous souhaite la bienvenue. Nous avons constaté, au cours de nos auditions, que l'entrée dans les toxicomanies se fait à un âge de plus en plus précoce, ce qui ne manque pas de nous inquiéter. De toute évidence, c'est dès l'adolescence qu'il faut intervenir pour alerter et prévenir, mais aussi pour repérer et traiter les dépendances.
Le rôle de la communauté éducative est donc essentiel. Aussi, pourriez-vous nous indiquer quelles sont les possibilités d'action des enseignants pour mieux prévenir et combattre les toxicomanies ? Comment les intervenants sont-ils formés pour appréhender ce phénomène ? Le système actuel est-il satisfaisant ? Peut-on améliorer la formation en la matière ?
Vous êtes d'autant mieux à même de répondre à ces questions que vous êtes une référence en la matière : professeur en sciences de l'éducation à l'institut universitaire de formation des maîtres d'Auvergne, vous avez été invité à plusieurs reprises à l'étranger et vous êtes l'auteur de plus de deux cents publications et de six ouvrages, en particulier Éducation à la santé : quelle formation pour les enseignants ; Tabac, alcool, drogues : la prévention au lycée et La santé à l'école dans les pays européens.
M. Didier Jourdan, coordonnateur du réseau des instituts universitaires de formation des maîtres pour la formation en éducation à la santé et prévention des conduites addictives . - Merci de vous intéresser à la prévention des toxicomanies à l'école. Je suis ici en qualité de coordonnateur du réseau des instituts universitaires de formation des maîtres, mais celui-ci n'est qu'un élément d'un tripode composé également d'une équipe de recherche - un laboratoire vient d'être classé A+ par l'Agence d'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur, et travaille sur l'éducation à la santé et la prévention des conduites addictives - et un master avec un ensemble de spécialités. L'idée est que, sur ce thème, on puisse disposer au sein de l'université française à la fois d'une recherche de haut niveau, de dispositifs de formation des cadres, notamment des enseignants, et d'un engagement dans des dynamiques de transformation sociale, à travers le réseau et ses partenariats avec l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé, la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et la toxicomanie, et l'ensemble des acteurs.
Je me propose de resituer le rôle de l'école en matière de prévention des conduites addictives, sous un angle quelque peu différent du vôtre, avant de proposer des pistes d'amélioration.
Je ne reviens ni sur les caractéristiques des conduites addictives ni sur les enjeux d'une politique intégrée - combinant prévention, éducation, accès aux soins, réduction des risques et répression. Je préfère insister sur le rôle du système éducatif qui est aujourd'hui l'objet d'un nombre inconsidéré de sollicitations, étant appelé à remplir un ensemble de missions qui le dépassent largement, comme s'il lui appartenait de compenser tous les manques de la société. Il est donc essentiel, dans le domaine qui nous intéresse, de faire référence à la mission du système éducatif, qui est en premier lieu l'instruction et l'éducation du citoyen - ce qui signifie que la problématique du soin ou de la prise en charge n'intervient qu'en second lieu.
En matière de prévention des conduites addictives, la première intervention du système éducatif est centrée sur la question de la liberté, car on peut bien sûr étendre à la toxicomanie la définition que le Dr Pierre Fouquet donnait en 1951 de l'alcoolisme : « la perte de la liberté de s'abstenir d'alcool ». L'école doit ainsi s'efforcer, d'abord, de donner à chacun des élèves la capacité de conserver sa liberté vis-à-vis des produits, donc d'être en situation de choix.
La seconde intervention de l'école, qui s'approche davantage de l'objet de votre mission, est de donner dans chaque établissement aux enfants la possibilité de trouver des conditions éducatives qui leur conviennent, notamment un environnement exempt de stress, de pression sociale et de produits toxiques.
Pour le reste, la diminution de tel ou tel risque de morbidité ou de mortalité me semble relever d'une dynamique de santé publique dont l'école n'a pas pour mission première d'être un vecteur. Ainsi, elle n'est pas un instrument de prévention des pratiques addictives, mais elle en est un acteur, sous les deux angles que je viens de rappeler.
Le premier axe de travail est le développement des compétences autour de ce que l'on sait de l'addiction, qui lie individu, environnement et comportement. Il convient donc, à l'école, de donner à chaque élève la capacité de connaître les produits, de se connaître lui-même et de connaître la loi - car il n'y a pas d'éducation sans loi.
Le deuxième axe a trait à l'individu : il s'agit de développer chez l'élève les compétences qui lui permettront de résister à la pression et d'être capable de gérer les conflits sans recourir à la violence ou aux psychotropes.
Le troisième axe est celui de l'environnement, autour du développement de l'esprit critique et de la mise à distance de la pression des pairs et des médias : dans 96 % des cas, c'est votre meilleur ami qui vous a donné votre première cigarette, dans plus de 90 % des cas, c'est en famille que vous avez consommé de l'alcool pour la première fois. On est là au coeur de la mission de l'école et du socle commun, et c'est donc par là qu'il faut commencer pour prévenir les conduites addictives.
Pour sa part, la prévention passe par sa présence dans tous les établissements scolaires grâce à des dispositifs centrés sur les produits.
Enfin, la protection suppose la capacité d'identifier les élèves en situation de mal-être ; de créer un environnement social et physique favorable au développement des élèves ; de mettre à leur disposition, en milieu scolaire, des services sociaux et de santé efficaces.
Éducation, prévention et protection, tels sont donc les rôles de l'école en tant que telle et non en tant qu'instrument.
Dans ce cadre, les premiers acteurs sont bien évidemment d'abord les familles, car la santé relève de la sphère privée, puis les acteurs de l'enseignement que sont nos 800 000 enseignants. Pour leur part, les personnels de santé et les experts ont un rôle d'accompagnement, comme les chefs d'établissement et les conseillers principaux d'éducation.
Le cadre éthique est également important : s'il y a de nombreuses façons d'aborder la question des addictions, au sein de l'école, on fait référence à des valeurs spécifiques.
Vous l'aurez compris, j'insiste pour que l'on aborde le sujet non pas par les soins ou par le suivi des élèves mais d'abord en traitant de la mission de l'école, dont l'une des composantes est de veiller au bien-être des élèves.
Vous souhaitez savoir où l'on en est en la matière. Je soulignerai en premier lieu que tous les établissements prennent aujourd'hui en charge la question de la toxicomanie : partout, un enfant pris avec du cannabis entrera dans un dispositif d'accompagnement et de sanction et pourra, en dépit des faiblesses de la santé à l'école, être pris en charge par un médecin, une infirmière et un assistant social. Pour autant, 20 % à 25 % seulement des comités d'éducation à la santé et à la citoyenneté, qui regroupent tous les éléments de cette politique, sont à la hauteur de telles attentes et il faut donc s'attacher à susciter partout des dynamiques favorables.
Mais si l'on compte 7 000 infirmières et 1 800 médecins scolaires, on dispose surtout de 800 000 enseignants. Lorsqu'on demande à ces derniers quelle est leur implication professionnelle vis-à-vis des conduites addictives, 81 % répondent qu'ils interviennent comme éducateurs dans le quotidien de la vie de l'établissement mais 23 % seulement qu'ils prennent place dans des dispositifs de prévention. On est donc encore loin du compte, mais on ne se trouve pas pour autant dans une situation où le souci de la prévention serait totalement absent.
Pour leur part, les chefs d'établissement - auprès desquels une étude très poussée a notamment été conduite après la publication du décret du 15 novembre 2006 fixant les conditions d'application de l'interdiction de fumer dans les lieux affectés à un usage collectif - réagissent bien davantage par motivation personnelle qu'en réponse à une sollicitation institutionnelle. Nous devons nous interroger à ce propos.
Pour moi, il existe aujourd'hui cinq pistes pour avancer.
La première consiste à réinsérer toutes les dimensions liées à la santé dans le cadre général d'une éducation à la citoyenneté qui prenne place dans le socle commun. Alors que le dernier texte général date de 1998, les instructions se sont accumulées, en particulier dans le bulletin officiel de l'éducation nationale, à tel point que les missions des enseignants, des médecins et des infirmières ressemblent aujourd'hui à un millefeuille. Il importe donc de tout regrouper dans un texte unique qui précise la mission des acteurs.
Deuxième piste, développer la recherche : si nous voulons former les enseignants, il faut que nous disposions dans les universités de maîtres de conférences et de professeurs qui en soient capables. Or, si la recherche est assez poussée pour ce qui a trait à la prise en charge médicale, elle est en revanche extrêmement déficiente en matière de prévention et d'éducation. Faute de produire suffisamment de docteurs, nous ne sommes pas à même d'alimenter les universités. Il convient de mobiliser les allocations de recherche afin d'y remédier.
La troisième piste est celle de la formation des enseignants. Désormais « mastérisée », elle est passée sous la responsabilité des universités, ce qui signifie qu'il faut permettre à chacune d'entre elles de former à la prévention des conduites addictives. Dans un certain nombre de cas, on dispose de personnes qui y sont aptes et nous mettons à leur disposition l'outil de formation que nous avons construit avec l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé. Quant aux universités qui ne disposent pas des moyens nécessaires, nous leur proposons le dispositif de formation à distance que nous avons créé avec le réseau.
Par ailleurs, même si les agences régionales de l'hospitalisation ont permis, en leur temps, des avancées, nous avons du mal à couvrir le territoire pour la prise en charge des enfants et des adolescents. La quatrième piste consiste donc à territorialiser cette dernière, en regroupant protection maternelle et infantile et médecine scolaire au sein d'un grand service de l'enfance et de l'adolescence qui cordonnerait l'ensemble des acteurs, en liaison avec le système éducatif.
Il convient enfin de développer le soutien à l'innovation afin de faire avancer un système éducatif aujourd'hui en souffrance. La prévention des conduites addictives suppose de réaffecter certains moyens, d'appuyer le réseau associatif et de mener des politiques innovantes à l'échelle des académies et des établissements.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - La faible part des enseignants engagés dans des dispositifs de prévention et les lacunes de la formation à l'éducation à la santé des futurs enseignants sont préoccupantes. Selon vous, qui avez une grande expérience internationale, s'agit-il d'une spécificité française ? J'ai pour ma part souvenir d'avancées intervenues au Québec dès les années 1970, notamment avec les « sex counselors ».
M. Didier Jourdan . - Il faut prendre garde aux effets d'optique. Au Canada, aux États-Unis, en Irlande ou au Royaume-Uni, le système est extrêmement décentralisé et on y met en exergue le travail particulier que mène telle ou telle école. En France, nous cherchons à faire avancer de concert l'ensemble du système. Pour autant, il n'y a pas d'écart significatif dans la prise en compte de l'éducation à la santé. Mais, alors que le système éducatif de ces pays est centré sur le développement de l'individu dans une approche très « rogérienne », le nôtre est centré sur la citoyenneté au service de la République et distingue clairement sphères publique et privée. Les questions de santé, qui renvoient à l'intimité de l'individu, sont ainsi traitées différemment. On doit donc moins parler de retard que de prise en compte différente. En Irlande, la Social, personal and health education est une discipline scolaire qui traite à la fois de la sexualité et des addictions. Mais, dans les faits, les établissements ne disposent souvent pas des moyens de recruter un enseignant spécialisé et cette matière est donc soit absente, soit assurée par un professeur d'une autre discipline qui ne dispose d'aucune formation pour cela.
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Alors que l'on constate des consommations et des conduites addictives dès l'entrée au collège, voire avant, nos auditions nous ont montré les carences de notre dispositif préventif. Vous préconisez d'ailleurs qu'on le restructure et que l'on revoit les textes relatifs au rôle des enseignants comme des médecins et des infirmières scolaires. Quelles sont, pour cela, vos propositions concrètes ?
Certains pays ont institué, dès la deuxième année de cours moyen, des formations à l'ensemble des risques encourus à l'approche de l'adolescence, qu'ils soient liés à la sexualité, à la pédophilie, aux jeux violents, aux substances toxiques ou autres. Chez nous, on commence bien trop tard à informer sur la drogue, en quatrième ou en troisième. Comment susciter l'engagement de l'ensemble des équipes éducatives et médicales dans une nouvelle démarche éducative ?
Enfin, pensez-vous que la visite médicale, qui a été prévue par la loi du 21 juillet 2009 portant réforme de l'hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires mais qui demeure facultative, pourrait être systématisée, par exemple à partir de l'âge de quatorze ans, afin d'établir un diagnostic de l'état physique et psychique des adolescents ?
M. Didier Jourdan . - Certes, des pays ont développé des stratégies d'information et de prévention, mais les études épidémiologiques montrent que cela ne fonctionne pas. Je pense en particulier à l'Hutchinson smoking prevention project, mené dès 1984 aux États-Unis : vingt ans après, il n'y a aucun écart entre ceux qui ont reçu l'information et les autres ! Ce sont d'abord la vulnérabilité de la personne et la disponibilité du produit qui conduisent à consommer des psychotropes : le fait d'en connaître les caractéristiques n'a guère d'influence. Une excellente étude de l'Organisation mondiale de la santé a montré en 2006 que, même rendus systématiques, les dispositifs d'information ne fonctionnent pas et qu'il est en outre extrêmement difficile de les intégrer dans les programmes.
Les seules solutions efficaces sont donc celles qui reposent simultanément sur les compétences personnelles, sociales et citoyennes - qu'on développe en primaire à partir de la littérature et de l'art - et sur les connaissances. Vous avez raison de prôner que l'information soit délivrée plus tôt dans la scolarité - c'est dès la maternelle que l'on travaille sur la gestion du risque et sur l'estime de soi - et qu'elle le soit effectivement à l'école car elle est différente de celle que l'on reçoit de ses pairs. Mais il faut aussi veiller à ne pas susciter l'intérêt des 49 % de jeunes qui, à dix-neuf ans, n'ont jamais consommé de cannabis - une étude menée en Norvège a montré que le fait d'en parler régulièrement augmentait significativement la consommation de tabac. En revanche, il est bien au coeur de la mission de l'école de donner aux jeunes des moyens de se défendre contre les addictions grâce à la connaissance de soi, la maîtrise de ses émotions et la capacité à gérer le stress et le mal-être. Un enseignant du premier degré le comprend fort bien car il sait qu'il y contribuera simplement en exerçant son métier d'apprentissage de l'écrit ; il est bien plus difficile de le convaincre de dispenser un cours sur le cannabis...
Pour qu'une action soit efficace en termes de santé, il convient qu'elle prenne en compte les trois dimensions - individu, environnement, comportement - et qu'elle touche les enseignants dans ce qu'ils savent faire.
Au-delà de l'information, nous devons bien évidemment nous demander ce que nous pouvons faire en faveur des 7 % à 9 % d'enfants qui ne vont pas bien au collège. Comment les accompagner ? Quels dispositifs médicaux et sociaux mettre à leur service ? Mais, je le répète, vis-à-vis de la population générale, la mission de l'école doit reposer sur son coeur de mission.
La visite médicale obligatoire à quinze ans suscite un vrai débat. Il faut savoir qu'un élève qui consomme du cannabis ou d'autres psychotropes est surmédicalisé, donc pris en charge : il est très rare que l'on constate un défaut de soins, la difficulté tenant bien davantage à un manque de coordination, d'implication de l'ensemble des acteurs et d'établissements permettant de faire le lien entre éducation et soins. Les moyens de généraliser un tel bilan médical nous font en outre défaut et je me demande si un bilan infirmier est véritablement indispensable. En revanche, il est essentiel d'être attentif et de permettre à des enfants d'entrer dans des processus adaptés.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Si les enseignants, notamment les plus jeunes, me paraissent très impliqués en la matière, il me semble que les chefs d'établissement sont bien plus prudents, voire réticents, mettant l'accent sur la réputation de l'établissement dont ils ont la charge, ce qui peut même conduire à garder le silence vis-à-vis des parents.
M. Didier Jourdan . - Pour les chefs d'établissement, de façon tout à fait légitime, l'essentiel est de permettre le fonctionnement quotidien de l'établissement et tout le reste vient après ce que l'on pourrait appeler le « maintien de la paix sociale ». Même si beaucoup le font, il leur est dès lors plus difficile d'entrer dans des stratégies de prévention. Sans doute pourrait-on néanmoins leur montrer, en particulier lors de leur formation, que la politique de l'établissement inclut nécessairement la prise en compte d'une dimension environnementale qui recouvre la qualité de vie et la prise en charge des parcours des élèves en difficulté, en particulier pour éviter la déscolarisation. C'est ainsi qu'ils acquerront une identité professionnelle qui les conduira à un projet d'établissement ouvert sur des partenariats extrêmement solides avec les services sociaux et les équipes médicales et intégrant la dimension préventive.
Il convient également de renforcer les soutiens extérieurs afin que, lorsqu'un chef d'établissement est confronté à un élève en difficulté en raison d'une consommation de cannabis « autothérapeutique », pour reprendre l'expression de MM. Daniel Marcelli et Alain Braconnier, il puisse trouver des dispositifs lui permettant de l'accompagner.
M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - La première consommation ne tient-elle pas fréquemment à une volonté de transgresser un tabou, que l'on risque de stimuler en renforçant l'information ?
Comment par ailleurs renforcer la prise en charge individuelle, notamment par les infirmières scolaires, qui me paraît un des premiers moyens de sortir l'enfant de ses difficultés ?
M. Didier Jourdan . - Il y a deux voies principales pour entrer dans la toxicomanie. La première est celle de la transgression, qui est plutôt le fait de garçons, qui ont une estime très élevée d'eux-mêmes et qui adoptent des conduites à risques pour se poser. C'est pour ce public que trop d'information est source de transgression. Mais n'oublions pas la seconde voie, celle de la gestion du mal-être par les adolescents, qui concerne surtout les filles.
Le fait que la signification de la pratique addictive puisse être différente est aussi une difficulté pour l'école qui doit travailler, en amont, à la fois sur les facteurs de risque et de vulnérabilité et sur les facteurs qui vont permettre de résister.
Le rôle des infirmières scolaires est par ailleurs central, et il faut se réjouir qu'il ait été fortement renforcé ces dernières années, tandis que leur nombre était porté à sept mille. Elles sont aujourd'hui très demandeuses d'une formation et d'une spécialisation et nous travaillons actuellement, avec d'autres universités, à un dispositif de formation qui permettrait d'offrir un diplôme universitaire aux infirmières déjà en place et de proposer à celles qui aspirent à le devenir une licence professionnelle centrée sur le milieu scolaire. C'est ainsi qu'on leur permettra d'assumer l'essentiel des responsabilités liées à la place de l'aspect médical au sein des établissements. Nous avons besoin à la fois d'une médecine scolaire liée à une médecine communautaire et, au sein des établissements, d'infirmières à qui l'on donne des compétences étendues, donc des missions importantes de coordination, mais aussi d'écoute, d'accompagnement individuel et de « mise en lien » avec le système de soins.
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Que pensez-vous des tests par prise de sang qui sont actuellement pratiqués dans les collèges en Russie ?
M. Didier Jourdan . - Pour moi, cela n'a pas de sens en tant que tel : dès lors que l'on pratique le dépistage, on véhicule l'image que chaque adolescent est un délinquant potentiel et on entre ainsi dans le risque de dramatisation. Or, en matière de toxicomanies, on est toujours entre la banalisation - « tout le monde consomme du cannabis » - et la dramatisation - « si tu en consommes, dans trois semaines tu passeras à la cocaïne, dans six mois à l'héroïne et dans deux ans tu seras mort »... Or, rien de cela n'est vrai ! Le dépistage n'a pas d'intérêt car il met tous ceux qui ne consomment pas régulièrement en position d'accusés, tandis que les 7 % à 9 % qui sont vraiment concernés entrent dans des stratégies d'évitement ou se voient stigmatisés. À quoi bon utiliser un immense filet pour ne récupérer que quelques menus poissons alors que, à quelques exceptions près, le système éducatif français ne « rate » pas un gamin qui va mal ? Bien évidemment, ceux qui s'intéressent plus particulièrement aux soins voient d'abord les jeunes que l'on n'a pas repérés, mais ils sont bien peu nombreux sur les 15 millions d'élèves, d'apprentis et d'étudiants que compte notre système éducatif. Le dépistage ne se justifie donc pas et il est même contre-productif.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - On sait que dans les classes préparatoires et dans les études de médecine, de nombreux élèves, bien qu'ils ne soient pas des consommateurs habituels de drogues, font usage de psychostimulants et se sentent parfois obligés de le faire.
M. Didier Jourdan . - C'est en effet très inquiétant, d'autant que ce public reste, comme d'ailleurs les élèves en brevets de technicien supérieur, très à l'écart de nos services universitaires de médecine préventive. La pression à la performance exercée par l'environnement est très forte et nous devons réfléchir à la qualité et à l'équilibre de vie que nous donnons aux élèves des classes préparant à des concours.
Pour illustrer cette pression, je rappelle qu'alors qu'en première année de médecine 19 % des étudiants fument, ils sont 39 % en dernière année - contre en moyenne 31 % dans les autres filières et 32,7 % dans l'ensemble de la population. Cela montre bien que ce public, que l'on peut supposer particulièrement informé, est soumis à une pression particulière.
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - La pénalisation a une valeur éducative, ne serait-ce que par la peur du gendarme, et les politiques liées à l'interdit portent leurs fruits puisqu'il y a moins de consommateurs en France que dans les pays environnants où certains produits ont été légalisés. Pourtant, certains proposent aujourd'hui que l'on dépénalise la consommation de cannabis. Qu'en pensez-vous ?
M. Didier Jourdan . - Tout éducateur sait que l'on a un très fort besoin d'interdit et la légalisation est donc impensable. Je ne crois pas que le degré de maturité de notre société soit suffisant pour que les personnes soient capables de garder leur liberté et de réguler elles-mêmes leur consommation de cannabis. Comment pourrions-nous tenir aux élèves un discours sur les psychotropes sans que la loi ne dise clairement qu'ils sont interdits ? Il est donc indispensable de conserver un garde-fou.
La question de la pénalisation est totalement différente et elle n'a absolument pas le même impact pour les éducateurs, dont la très grande majorité des élèves ne présente pas de danger, et pour ceux qui soignent les adolescents véritablement vulnérables. La pénalisation est donc moins liée aux questions éducatives qu'à une dynamique sociale qui prend en compte l'ensemble des sujets, et l'on retrouve là, outre l'école, tout ce qui a trait à la prévention et à la réduction des risques. En tant qu'éducateur, la dépénalisation ne me pose donc pas de problème particulier, mais j'insiste vraiment pour que l'on conserve l'interdit des psychotropes et pour que la consommation d'alcool et de tabac soit très strictement encadrée, afin que nous puissions rappeler sans relâche aux élèves cette interdiction et cet encadrement de produits qui sont susceptibles de leur ravir leur liberté. Vis-à-vis des enfants et des adolescents, c'est un langage qui fonctionne bien mieux que la menace d'effets sur leur santé dans trente ou quarante ans.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Merci pour vos propos empreints d'honnêteté et fort intéressants.