MERCREDI 25 MAI 2011
Présidence de M. Serge Blisko,
député, coprésident et de
M. François
Pillet, sénateur, coprésident
Audition de M. Michel Gaudin, préfet de police, préfet de la zone de défense de Paris, M. Thierry Huguet, chef de la brigade des stupéfiants de la direction régionale de la police judiciaire, et M. Renaud Vedel, directeur-adjoint de cabinet du préfet de police
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Monsieur le préfet, messieurs, je vous souhaite la bienvenue. Je précise, monsieur Michel Gaudin, que vous êtes également membre du conseil d'orientation de l'Observatoire national de la délinquance et que vous avez été chargé de la préparation d'un livre blanc sur la sécurité publique.
Messieurs, pourriez-vous nous présenter les enseignements que vous tirez de votre expérience en matière de lutte contre les toxicomanies ? Le dispositif existant vous semble-t-il adapté ou mériterait-il des ajustements ? Enfin, au vu de votre expérience sur le terrain, quels sont les grands enjeux et les particularités de la lutte contre les toxicomanies dans les quatre départements qui constituent en quelque sorte le « Grand Paris » de la police et qui forment une zone urbaine très dense ?
M. Michel Gaudin, préfet de police, préfet de la zone de défense de Paris . - Merci de nous recevoir pour évoquer cette problématique essentielle de la délinquance dans l'agglomération parisienne.
La fonction de la préfecture de police n'est pas de commenter la loi mais de l'appliquer - d'autres institutions de la République devraient peut-être s'en inspirer.... Or, la consommation de drogues est interdite en France. Aussi, si nous ne sommes bien sûr pas ignorants de la réalité de la consommation, nous luttons essentiellement pour éviter les trafics.
Des parallèles sont effectués entre les drogues et d'autres substances comme l'alcool et le tabac. Il reste que, quelque néfastes que puissent être parfois les effets de ces substances, elles sont légales.
Mon expérience dans la police m'a amené à la conviction que la drogue est un « cancer » pour la région parisienne ; j'ai déjà eu l'occasion de le souligner lorsque j'étais directeur général de la police nationale. Lors de mon arrivée à Paris, en 1987, j'ai veillé à ce que l'ensemble des services de la préfecture de police s'attaque, dans le cadre d'une organisation coordonnée et d'un plan d'ensemble, à cet objectif primordial de la lutte contre la délinquance. En octobre 2007, nous avons mis en place un plan de lutte contre la drogue.
Nous avons conservé la même démarche lorsque l'agglomération de police a été créée, le 9 septembre 2009. Nous disposons, dans les quatre départements, de plans de lutte contre la drogue, qui montrent l'ampleur du phénomène. Ainsi, l'an dernier, nous avons traité 2 890 affaires, qui se sont traduites par 5 619 interpellations. L'action répressive a abouti à la saisie de 392 kilos de cocaïne, 3,276 tonnes de résine de cannabis, 1 001 kilos de crack et d'importantes quantités de Subutex pour un montant total de 7 millions d'euros, tandis que 400 000 euros ont été bloqués sur des comptes bancaires. Depuis le début de cette année, le rythme est resté le même, avec 1 279 affaires et 2 281 interpellations. Nous poursuivons résolument nos opérations, avec de plus en plus de succès.
Cette partie répressive de notre métier s'accompagne d'un volet de prévention que nous ne négligeons en aucune façon. Le phénomène est trop préoccupant sur le plan sanitaire comme en termes d'organisation de l'économie souterraine. Il nous faut donc sensibiliser nos concitoyens, notamment les jeunes, à cette problématique.
À Paris, notre action de prévention est conduite dans le cadre du contrat de prévention et de sécurité que nous avons signé avec le maire de Paris, qui est parfaitement conscient des difficultés. Mes trois collègues de la petite couronne travaillent également dans le cadre de tels contrats.
Nous disposons, intra muros, de vingt-six policiers formateurs antidrogue. Chaque année, nos interventions touchent 14 000 écoliers et collégiens et 11 000 lycéens.
Depuis deux ans, nous complétons ce travail par des colloques ou séminaires car, même si cela ne fait guère partie de la culture de la préfecture de police, il faut faire davantage pour sensibiliser la population aux dangers encourus. Un premier séminaire s'est tenu à la Sorbonne, avec l'ensemble des intervenants potentiels et des témoignages non pas de policiers mais de psychologues, de sociologues et de pédopsychiatres. Réédité à deux reprises, le document final porte sur les effets du cannabis sur la santé et l'intégration sociale des jeunes. Notre seconde séance a pris la forme d'une soirée sur la cocaïne à la Conciergerie.
L'action qui est conduite à Paris dans une perspective sanitaire est de taille et nous nous y associons pleinement car elle vise également à réduire les risques.
Les centres de soins spécialisés aux toxicomanes et les centres de cure ambulatoire en alcoologie ont été regroupés au sein de dix-neuf centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie, dont douze sont généralistes, cinq dédiés spécifiquement aux drogues et deux à l'alcool.
On compte également neuf centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues, dont l'existence est un élément très important du débat sur les salles de consommation contrôlées à moindres risques. Pour une articulation intelligente des politiques, nous avons demandé aux policiers de faire preuve de beaucoup de discernement et nous n'appliquons guère notre politique répressive aux alentours de ces centres. Ainsi, nous avons accepté, en accord avec la Ville de Paris et en concertation avec les mairies d'arrondissement, de retirer les caméras là où l'on pouvait nous suspecter d'utiliser des images de toxicomanes venant se faire soigner. Travailler avec discernement est pour nous essentiel et cette démarche va bien au-delà de la déontologie.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - La situation dans l'agglomération parisienne est-elle sensiblement différente de celle d'autres capitales ou grandes agglomérations, en Europe et aux États-Unis ?
M. Michel Gaudin . - Je ne dispose pas d'éléments de comparaison très précis. Il reste qu'il ne faut pas exagérer le caractère catastrophique de la consommation de drogues en région parisienne. Depuis dix ou quinze ans, la drogue est aussi présente dans les communes rurales les plus reculées.
En France, la drogue est interdite. Pour autant, un dispositif de réduction des risques a été instauré, depuis 1987 pour les seringues et depuis les années 1990 pour les produits de substitution. Cela n'existe évidemment pas dans les pays qui ont légalisé la consommation.
Le débat tourne en effet autour de la légalisation. Dans mes anciennes fonctions, j'étais assez peu apprécié des représentants de la police néerlandaise, d'autant que je reprenais souvent une expression du Président de la République Jacques Chirac : je persiste à penser que les Pays-Bas sont un « narco-État », un loup dans la bergerie européenne. Aujourd'hui, il circule plus de drogue dans les capitales des pays où la consommation a été libéralisée que chez nous.
M. François Pillet , coprésident pour le Sénat . - Au-delà de la simple bienveillance de la police aux abords des centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues, l'expérimentation de centres d'injection supervisés serait-elle adaptée à la situation parisienne ? Quelles difficultés soulèverait-elle, notamment au regard des poursuites ?
M. Michel Gaudin . - Accepter un tel système serait faire un pas vers la légalisation. Il ne s'agirait plus de tolérance de la police, mais de consommation légale de drogues.
La première difficulté tiendrait au positionnement de la police par rapport à ces centres. Quelle est la pratique au regard de ceux que je persiste à appeler les toxicomanes ? Les salles de consommation seraient destinées aux personnes les plus touchées, ce qui renvoie à la problématique du crack. Si le sort des personnes dépendantes ne peut que nous émouvoir, il faut aussi penser aux problèmes liés aux sites de consommation, tel celui de la place de Stalingrad, dans le XIX e arrondissement de Paris. Nous avons réalisé des opérations policières contre ce site, en particulier avec le groupe local de traitement de la délinquance. Le site s'est alors déporté vers la porte d'Aubervilliers, puis, compte tenu de la vigueur de l'action de la préfecture de police, vers la gare de Saint-Denis. Depuis la mise en place de la police d'agglomération, Paris a été un peu réinvesti. Les interpellations réalisées il y a trois semaines dans le XIX e arrondissement se sont traduites par vingt emprisonnements ; la police est aussi très présente sur le site de Stalingrad.
Un dispositif renforcé de maraude serait au moins aussi efficace qu'un lieu fixe, dans lequel les usagers de drogues n'iraient pas forcément, et qui serait une légalisation de fait non seulement de la consommation, mais aussi du transport de drogues illicites : outre qu'un porteur de drogues un peu informé expliquera qu'il allait justement vers la salle de consommation, même s'il en est très éloigné, il faudra accepter qu'une personne puisse se déplacer jusqu'à la salle avec un produit qu'elle aura acheté frauduleusement. Sur place, le produit devra être testé car un dispositif institutionnalisé ne peut pas prendre le risque de permettre la consommation de produits frelatés, qui peuvent provoquer surdoses et décès.
Mais je n'exprime ici que mon sentiment et il est légitime d'entendre tous les arguments autour de la proposition de M. Jean-Marie Le Guen.
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Organisez-vous des présences policières régulières dans des établissements scolaires où peuvent se dérouler des trafics d'autres produits que le cannabis ?
M. Michel Gaudin . - Le plan permettant de surveiller les lieux où la drogue peut être consommée a été bien préparé en 2007 ; il a ensuite été étendu aux départements de la petite couronne. En revanche, la surveillance des établissements scolaires ne va pas beaucoup plus loin que la surveillance scolaire normale. On sait que des trafics s'y déroulent, essentiellement autour du cannabis, mais aussi d'autres substances. Je rappelle que le plan ne visait pas de simples consommateurs, alors que notre objectif n'est en rien de nous attaquer à eux pour accroître notre volume d'affaires élucidées.
Les problèmes des établissements scolaires sont réels. Vendredi prochain, dans un établissement de Saint-Ouen, les enseignants organiseront une « journée morte » pour protester contre un trafic de drogue devenu insupportable. Avant-hier, une opération d'envergure organisée avec le préfet de Seine-Saint-Denis a permis des saisies importantes.
Depuis trois ou quatre ans, nous disposons d'une carte de l'ensemble de l'agglomération et le plan est structuré par zones prioritaires : nous savons que, boulevard Ney, nous devons procéder tous les deux ans à des démantèlements de systèmes de distribution de drogue.
À Paris, nous devons aussi faire face à la problématique des lieux festifs. Nous sommes très vigilants. J'ai reçu l'an dernier les gérants de discothèques pour leur expliquer que le trafic de drogue n'y serait plus toléré. Nous sommes très actifs.
M. Thierry Huguet, chef de la brigade des stupéfiants de la direction régionale de la police judiciaire . - Indépendamment du plan de lutte contre les stupéfiants, la lutte contre le trafic de stupéfiants dans les établissements scolaires est une préoccupation particulière de tous les services spécialisés. Tout trafic qui touche une école acquiert une sensibilité particulière et exige une réaction immédiate.
Le caractère pénal que notre législation confère à la consommation de stupéfiants a entre autres avantages celui d'aboutir à ce que, dans l'immense majorité des cas, les services de police apprennent que leur enfant a commencé à consommer des produits stupéfiants aux parents, qui ne sont pas, loin s'en faut, les mieux placés pour observer les premiers signes d'une telle consommation.
Nous sommes régulièrement alertés de l'émergence de trafics par des associations de parents d'élèves, des responsables d'établissements scolaires ou des élus locaux. Une surveillance policière est immédiatement mise en place. Dans la majorité des cas, nous procédons à l'identification du ou des revendeurs qui approvisionnent ces établissements et à leur interpellation.
M. Daniel Vaillant, député . - Je ne peux que dire du bien du travail du préfet de police et de la brigade des stupéfiants au service de la loi.
Mais, si votre tâche est d'appliquer la loi, la nôtre est d'examiner si elle est adaptée ou s'il faut la faire évoluer.
Le constat commun des membres de notre mission d'information est que notre pays - il n'est certes pas le seul - est en situation d'échec au regard de la consommation de drogues. Alors que nous souhaiterions tous que la demande disparaisse et que l'offre se tarisse, la réalité, c'est que la demande ne diminue pas et que l'offre s'adapte.
Vous avez eu raison d'évoquer le cannabis, mais il n'est pas la priorité de notre mission. Alors que la chasse à la « fumette » mobilise beaucoup de moyens, je crois savoir que la consommation de cannabis des Néerlandais est en net recul, notamment chez les jeunes. C'est l'absence d'harmonisation des législations européennes, pourtant hautement souhaitable, qui crée un effet d'aubaine et fait des Pays-Bas le fournisseur de l'Europe. Les Néerlandais revoient du reste aujourd'hui leur politique.
Le XVIIIe arrondissement de Paris est confronté au retour du crack. Nous avons d'ailleurs organisé les « États généraux du crack ». Le plan anti-crack a-t-il donné des résultats, ou est-il abandonné ?
La création de Coordination toxicomanies 18, que notre mission d'information a auditionnée, a été vécue très positivement non seulement par les toxicomanes, mais aussi par la population de l'arrondissement qui ne supportait plus l'environnement qui lui était imposé. Elle correspond à l'idée que devenir dépendant de la drogue n'arrive pas qu'aux autres et que des prises en charge sont nécessaires. Faut-il améliorer le nombre et la qualité des prises en charge, ou ne produisent-elles que des résultats décevants ?
Il y a eu des tentatives pour faire évoluer la loi du 31 décembre 1970. Mme Simone Veil, ministre chargée de la santé, s'y était attelée. L'actuel Président de la République avait lui-même envisagé, en 2003, la contraventionnalisation de la consommation de cannabis, donc une forme de dépénalisation qui, pour moi, n'est pas la bonne solution.
S'agissant des salles de consommation sécurisées, ne croyez pas que M. Jean-Marie Le Guen et moi-même sommes mus par le laxisme et la volonté de permettre un libre accès à la drogue. Notre démarche est au contraire sanitaire et vise à protéger les populations, y compris celles qui souffrent de la consommation dans les cages d'escalier ou sous les piles du boulevard périphérique. À Bilbao, une telle politique, mise en oeuvre par une municipalité de gauche, a été poursuivie par une municipalité de droite. Genève a également ouvert de telles salles. Pour moi, le laxisme, c'est le statu quo.
M. Michel Gaudin . - Je suis beaucoup plus sceptique que vous quant à l'évolution de la consommation aux Pays-Bas, dont une partie ne peut être mesurée.
Les études sur le danger du cannabis ont évolué depuis les propositions faites en 2003 par M. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'intérieur. Depuis le rapport de l'Académie nationale de pharmacie de 2008, je suis convaincu que les drogues sont toutes dangereuses. Un éditorial de Libération concluait même que « le temps de la naïveté est terminé ».
Il est donc essentiel d'informer nos enfants. Le recteur de l'Académie de Paris a bien voulu diffuser sur le site internet du rectorat un document rédigé par la préfecture de police, c'est une première !
Monsieur Daniel Vaillant, le plan que vous avez mis en place a assez bien réussi. Des instructions ont été données aux policiers pour qu'ils laissent tranquilles les gens qui veulent se soigner.
Si les salles de consommation à risques limités n'ouvraient pas la voie à un début de légalisation des produits, j'y serais favorable. Il est en effet impossible sur un plan sanitaire et humainement inacceptable de laisser livrées à elles-mêmes les personnes qui occupent la « scène ouverte » de Stalingrad. En revanche, je répète qu'il me paraîtrait plus efficace de développer les maraudes de contact pour aller au-devant de ces personnes. Les centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues ne disposent pas des moyens suffisants pour cela.
Je suis aussi un ardent défenseur de la brigade d'assistance aux personnes sans abri. La problématique est la même.
M. Yves Pozzo di Borgo , sénateur . - Notre arsenal de conventions avec les pays producteurs de drogues - je pense d'abord au Maroc, notre premier fournisseur de cannabis - est-il suffisant ?
La production et la distribution de drogues brasse beaucoup d'argent. M. Brice Hortefeux, lorsqu'il était ministre de l'intérieur, nous avait dit qu'il allait « frapper au portefeuille ». Notre arsenal juridique est-il suffisant pour lutter contre le blanchiment d'argent et les profits qu'il génère ?
M. Jean-Marie Le Guen, député . - Pour moi, le cannabis présente un impact sérieux en termes de santé publique, notamment chez les jeunes. Les consommations précoces, chez ceux qui sont en situation psychologique et sociale difficile et les consommations intenses ont des conséquences. De même, l'alcool tue chaque année 40 000 personnes et le tabac, 60 000. Notre réflexion n'est pas fondée sur le laxisme, mais sur l'efficacité des approches, notamment en direction des jeunes. À quoi bon parler des ravages du cannabis à une classe d'adolescents ? La moitié des élèves en a déjà fumé sans subir ce qu'on lui promet...
La crédibilité des pouvoirs publics et de la parole scientifique est mise à mal par un dispositif trop systématique qui ne permet pas aux jeunes de se focaliser sur les véritables dangers.
L'éducation sanitaire dans une classe - comme l'enseignement du football - est-elle du rôle de la police ? Quelle que soit la qualité du travail de ses fonctionnaires, celle-ci est-elle institutionnellement la mieux placée pour conduire ce type d'action ? Je comprends la problématique du rappel à la loi, ou celle de la peur du gendarme. Pour moi, la police a pris en charge des fonctions qui étaient mal remplies. Voilà seulement cinq ans qu'il est question d'addictologie dans notre pays. Depuis trente ans, la psychiatrie et le secteur de la santé mentale sont véritablement dévastés. Mais la préfecture de police apporte-t-elle, dans ces fonctions, une valeur ajoutée particulière ? Le rôle du policier dans la société n'est-il pas de faire appliquer la loi, de dissuader et de réprimer les contrevenants ?
Mon interrogation est sincère : il ne s'agit pas d'une critique de l'institution policière mais d'une vision plus recentrée de son rôle.
Mme Virginie Klès , sénatrice . - Monsieur le préfet, vous avez distingué drogues et substances licites. Ne faudrait-il pas plutôt exposer aux jeunes qu'il n'y a que des drogues, dont certaines sont licites et d'autres non ? L'alcool fait au moins autant de dégâts que la drogue. Dans ma commune, je vois chaque année, à l'approche de l'été, des élèves de troisième en coma éthylique qu'on emmène à l'hôpital. Le danger spécifique des drogues illicites, c'est la loi, que l'on brave. Mais le danger sanitaire vaut pour toutes les drogues, notamment l'alcool.
Pourriez-vous aussi nous préciser ce que vous entendez par renforcement des maraudes ? S'agit-il d'augmenter les moyens qui y sont affectés, le nombre des maraudes, l'action qui est conduite pendant celles-ci ? Faudrait-il qu'elles disposent de la capacité d'analyser les produits ?
M. Gilbert Barbier , corapporteur pour le Sénat . - Quelle est la réponse pénale la plus courante en cas d'interpellation ? Une amende contraventionnelle ne serait-elle pas plus appropriée pour toucher les porteurs de petites quantités de cannabis et les primo-consommateurs, notamment les jeunes collégiens ou lycéens, ainsi que leur famille - y compris au portefeuille ? Aujourd'hui, l'interpellation d'un jeune pour consommation mineure d'un « joint » n'aboutit qu'à un classement sans suite ou à un rappel à la loi ; ce n'est pas satisfaisant.
M. Michel Gaudin . - Monsieur Jean-Marie Le Guen, vous l'avez justement dit, l'éducation sanitaire de nos jeunes concitoyens n'est pas forcément de la compétence de la préfecture de police. C'est la première fois que j'entends un élu dire que les policiers ne sont pas ceux qui assureraient le mieux cette formation - c'est aussi mon avis. Que le « croquemitaine » réussisse dans cette tâche mérite réflexion... Je suis un défenseur acharné de la police de proximité, mais je suis d'accord : apprendre aux jeunes à jouer au football ne fait pas partie du métier de policier. Il reste que les policiers formateurs antidrogue effectuent un travail que personne d'autre ne fait.
Vous me permettrez de raisonner par analogie. Il arrive que de nouveaux gardiens de la paix se trouvent en surendettement deux ans après leur première affectation : dans les écoles, ils sont, logés, nourris et payés. Et personne ne leur apprend qu'ils auront ensuite à assumer un loyer, la nourriture et les impôts. De même, dans le domaine sanitaire, c'est la formation de base qui semble faire défaut : dans mon enfance rurale, notre instituteur nous sensibilisait dès la première semaine à l'alcool - le fléau de l'époque - en faisant boire à un lapin une petite cuillère de gnôle : le lapin mourait en un quart d'heure et les esprits en étaient marqués !
Quant à la création des salles de consommation, le pas à franchir n'est pas de la compétence d'une personne dont la fonction est d'appliquer la loi. De plus, les sommes qui devraient y être consacrées pourraient être utilisées au profit du renforcement des maraudes.
M. Jean-Marie Le Guen, député . - Quelle est la différence entre une maraude nomade, et l'équivalent, mais fixe et avec un toit ?
M. Michel Gaudin . - La maraude suppose d'aller rencontrer la personne.
M. Renaud Vedel, directeur-adjoint de cabinet du préfet de police . -Il faut aussi souligner l'évolutivité très forte des scènes de consommation. Les démantèlements de trafics aboutissent à des déplacements considérables. Un lieu fixe ne pourra jamais s'adapter assez vite.
Les équipes chargées de la prévention dans le XIX e arrondissement m'ont dit que les temps de maraude à Stalingrad étaient de deux fois deux heures pour l'association la plus importante, Coordination toxicomanies 18, deux autres associations intervenant également. La couverture de la principale scène de consommation parisienne est donc très faible, alors que les policiers y mènent tous les jours des opérations de surveillance ou des interventions.
Le coût de fonctionnement d'une salle de consommation est considérable. Celle de Genève ferme à 19 heures. Or, à Paris, le créneau de consommation va de 19 heures à 2 heures du matin. Il faudrait donc aussi du personnel pour sécuriser les agents de la salle contre les petits trafiquants ou les drogués en crise. Les moyens qui y seraient affectés fragiliseraient ceux des centres de soins, d'accompagnement et de prévention en addictologie ou des centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues. Un système mobile plus réactif me paraît plus pertinent.
M. Michel Gaudin . - Monsieur Yves Pozzo di Borgo, l'arsenal de conventions et de textes législatifs paraît largement suffisant. La difficulté, c'est leur application opérationnelle.
Dans ce domaine, la difficulté en matière de drogue, c'est le cannabis. Il représente le deuxième revenu du Maroc, principal fournisseur de la France. Après être restés longtemps inactifs, malgré nos demandes, les Marocains ont changé d'attitude, à l'époque où le ministre de l'intérieur était M. Nicolas Sarkozy : ils se sont rendu compte que les revenus des trafiquants de cannabis marocains étaient tels qu'ils suscitaient des vocations politiques... À partir de là, nous avons beaucoup travaillé avec les Marocains, et nous continuons. Nous avons aussi passé un accord avec l'Espagne, par où transite le cannabis.
Cela dit, le cannabis ne vient plus majoritairement du Rif, mais des Pays-Bas et celui qui est cultivé sous serre a une teneur en tétrahydocannabinol dix fois supérieure.
La cocaïne est produite en Amérique latine, surtout en Colombie. Pour lutter contre le trafic, les États-Unis ont installé à Key West un dispositif assez sévère.
Toujours à l'époque où M. Nicolas Sarkozy était ministre de l'intérieur, nous avons créé la première antenne de l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants aux Antilles. Cette création a porté ses fruits. Le trafic, ainsi bloqué, s'est détourné vers l'Afrique. Le travail a été poursuivi. Un dispositif a été mis en place au Portugal à l'époque où Mme Michèle Alliot-Marie a été ministre de l'intérieur. Une antenne de l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants a aussi été installée à Toulon. Nous avons donc continué à progresser.
L'héroïne, quant à elle, nous arrive essentiellement d'Afghanistan via la Turquie, mais quelquefois aussi par les ports néerlandais - comme la cocaïne, du reste. Il y a eu plusieurs phases : les talibans l'avaient éradiquée lors de leur première prise de pouvoir, mais, à leur retour, ils l'ont considérée comme une arme susceptible de nuire aux mécréants. Ils favorisent donc désormais sa culture.
Les Français n'ont pas été inactifs dans la lutte contre l'héroïne. Nous avons mis en place des laboratoires de contrôle des précurseurs en Afghanistan. En revanche, les Allemands et les Turcs, qui en étaient chargés, n'ont pas réussi à installer un « bouclier » antidrogue. De ce fait, il arrive de nouveau beaucoup d'héroïne, de nouveau par les Pays-Bas. Cette évolution est assez préoccupante pour la France.
Enfin, les drogues de synthèse sont fabriquées aux Pays-Bas ainsi que dans quelques laboratoires en Belgique. Les Néerlandais ont démantelé quelques laboratoires, mais ils affirment que si la production ne se fait plus chez eux, elle trouvera refuge en Pologne, ce qui n'est pas faux.
Les outils, conventionnels et juridiques, sont parfaitement suffisants. Nous connaissons tous les circuits. Ce sont les dispositifs opérationnels qui nous font défaut.
Je regrette que les objectifs qui sous-tendaient la création d'Europol n'aient pas été poursuivis. L'objet de cette ancienne « unité européenne antidrogue » a été élargi à l'ensemble de la délinquance, ce qui n'a guère été efficace. De plus, Europol est fondé sur des conceptions anglo-saxonnes, privilégiant les analyses sur l'opérationnel. J'ai toujours plaidé, notamment dans le cadre du G5, quand j'étais directeur général de la police nationale, pour qu'Europol renforce son action en matière de drogue.
La coopération policière n'est pas assez développée. Avec les Néerlandais, nous conduisons des opérations qui ne servent à rien : l'opération « Hazeldonk », qui a mobilisé cent vingt policiers pour la surveillance des trains, a abouti à la saisie de quelques grammes de cannabis ! Il faut revoir les modalités opérationnelles de la coopération policière.
Nous travaillons bel et bien à toucher les réseaux au portefeuille. L'an dernier, nous avons saisi un million d'euros en numéraire. Le dispositif des groupes d'intervention régionaux permet de saisir le patrimoine des trafiquants. Hier, dans le cadre de l'application de la loi du 9 juillet 2010 visant à faciliter la saisie et la confiscation en matière pénale, nous avons saisi, pour la deuxième fois, un fonds de commerce.
Si M. Nicolas Sakozy, alors ministre de l'intérieur, avait envisagé la contraventionnalisation du cannabis, c'est parce que la loi du 31 décembre 1970 est un « sabre de bois » face à l'ampleur de la consommation. Comment condamner à un an de prison un mineur consommateur occasionnel ? Je ne suis pas hostile à la condamnation à une contravention.
M. Renaud Vedel . - C'est déjà le cas en pratique. Le stage de sensibilisation aux dangers de l'usage de produits stupéfiants, créé par la loi du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance, est une alternative aux poursuites prononcée par le parquet. Les stages sont organisés avec une participation financière des usagers, ce qui est une forme d'amende beaucoup plus intelligente qu'une contravention prononcée à l'encontre de personnes insolvables. Le stage comporte pendant un ou deux jours une information concrète effectuée par des professionnels, y compris des policiers. Ce système a désormais pris son rythme de croisière à Paris, où plusieurs centaines de stages sont organisés chaque année.
M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Une contravention immédiate ne serait-elle pas plus efficace ? C'est à l'immédiateté de la sanction qu'est sensible un jeune pris sur le fait. Ces stages ne sont organisés qu'avec un certain délai. De plus, les parents se trouveraient rapidement informés et ce sont eux qui paieraient l'amende ! Dans bien des cas, la police ou la gendarmerie laisse partir le jeune contrevenant après s'être contentée de lui promettre une convocation au commissariat ou à la brigade, laquelle n'aura en général pas lieu. Une contravention immédiate me semble présenter un effet dissuasif supérieur à la participation à un stage d'information.
M. Thierry Huguet . - Pourquoi pas, en effet, instaurer une contravention pour le primo-consommateur ? Cependant, même le cannabis peut parfois entraîner des phénomènes de dépendance extrêmement forts. Le recours mécanique à la contravention peut avoir l'effet pervers de supprimer pour la police une fonctionnalité qui me paraît indispensable, le recours à l'injonction thérapeutique qui oblige des consommateurs très dépendants à prendre le chemin du sevrage.
M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Les deux tiers des jeunes qui consomment pour la première fois ne sont pas des toxicomanes mais des consommateurs « par voisinage ». Dans les villes moyennes de province, les policiers les connaissent. Il manque bien une sanction au premier usage d'une substance illicite.
M. Michel Gaudin . - Nous voyons bien, à Paris, que la difficulté vaut non seulement pour la drogue, mais aussi pour la délinquance comprise de façon beaucoup plus large. Dans Paris et sa petite couronne, 10 400 personnes ont été arrêtées plus de cinquante fois par la police. Ce n'est pas une mise en cause de la justice, mais on voit la limite de l'action policière. Une réponse apportée à la multiréitération ferait sans doute baisser dans les deux mois la délinquance de 40 %.
Quant aux jeunes, même s'il faudrait peut-être trouver un autre moyen de réprimande qu'une contravention, une réflexion sur un dispositif pénal intermédiaire me semble mériter réflexion ; la loi du 31 décembre 1970, c'est soit l'impunité, soit un an de prison.
Mme Virginie Klès , sénatrice . - Les jeunes tirent-ils vraiment des enseignements de ces stages de sensibilisation ou les suivent-ils seulement pour éviter une éventuelle sanction pénale ? Mon impression est que les jeunes sont très informés.
Mme Marie-Thérèse Hermange , sénatrice . - Les pharmacologues de l'Académie nationale de médecine ont expliqué que toutes les drogues avaient des conséquences sur les réseaux synaptiques de nos cerveaux. Pourquoi ne le dites-vous pas publiquement ?
M. Michel Gaudin . - Ce n'est peut-être pas le métier du préfet de police...
Mme Marie-Thérèse Hermange , sénatrice . - Les soins dans le cadre de l'injonction thérapeutique ne pourraient-ils pas comporter un module décrivant aux toxicomanes les conséquences dramatiques de l'usage de la drogue pour leur cerveau ?
Quel pouvoir avez-vous par ailleurs sur les prisons ?
Enfin, l'audition de représentants de l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé nous a permis de constater combien notre pays était un producteur de drogues. Avez-vous établi des relations avec cette institution ? Les groupes pharmaceutiques ne produisent-ils pas trop de drogues, légales bien sûr, mais qui, tel le Subutex, peuvent être utilisées de façon détournée ?
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Nous avons déjà débattu de la fabrication pharmaceutique légale.
M. Michel Gaudin . - À ma connaissance, nous n'entretenons pas de dialogue direct avec cette agence. En revanche, nous saisissons beaucoup de drogues fabriquées en France et qui sont en fait des médicaments.
M. Thierry Huguet . - En effet, nous constatons des détournements réguliers de produits pharmaceutiques utilisés de manière courante. Nous avons tous à l'esprit le détournement des produits de substitution aux opiacés, qui touche en effet beaucoup plus le Subutex que la méthadone. Mais la kétamine est aussi assez régulièrement détournée, notamment dans les milieux asiatiques. Cet anesthésique, du reste aujourd'hui essentiellement prescrit dans le domaine vétérinaire, est utilisé par certains toxicomanes à la recherche de sensations fortes - on parle de sensation de mort imminente.
Mme Virginie Klès , sénatrice . - J'ai l'impression que beaucoup de jeunes sont informés des dangers des drogues, et que leur démarche est d'abord de braver ces dangers, ainsi que l'interdit légal qui pèse sur les drogues.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Alors que des photos horribles figurent désormais sur les paquets de cigarettes, les jeunes n'en ont jamais autant acheté. Si les jeunes n'allaient pas affronter les éléments qu'on leur signale comme dangereux, ils ne seraient sans doute plus des jeunes...
M. Michel Gaudin . - Madame Virginie Klès, je ne suis pas aussi optimiste que vous quant à la bonne information des jeunes sur les dangers des drogues : c'est triste, mais le cannabis est désormais entré dans les moeurs.
M. Renaud Vedel . - Si les stages ne peuvent former la totalité de la réponse, ils me semblent constituer une réponse plus adaptée qu'une amende contraventionnelle. Peut-être faudrait-il instituer cette dernière, mais la coexistence juridique des deux dispositifs paraît très difficile.
Le raisonnement qui a présidé à la création des stages était d'amener certains primo-consommateurs à rencontrer des personnes aptes à leur ouvrir les yeux.
Une politique de communication plus offensive sur les dangers sanitaires des drogues, et aussi créative que celles relatives à la sécurité routière ou au tabac, dont l'impact est beaucoup plus fort, me semble également souhaitable. Bien des jeunes ne savent pas que le cannabis comporte des molécules liposolubles qui se fixent dans le cerveau et y restent très longtemps. Ils ont tendance à considérer que les mises en garde formulées à leur attention ne correspondent pas à la réalité.
Il reste cependant que les effets du cannabis sont très différents selon les organismes. Les effets psychologiques très intenses ne concernent que 10 % de la population.
M. Georges Mothron, député . - La Chine, qui copie un nombre de plus en plus important de nos produits, a-t-elle commencé à produire et exporter des substances illégales ?
M. Thierry Huguet . - Nous n'avons que peu d'informations : dans le domaine des produits stupéfiants, le copyright est assez peu développé... Il est donc difficile de différencier la molécule fabriquée clandestinement dans un laboratoire néerlandais de celle qui l'est, dans les mêmes conditions, dans un laboratoire chinois.
En revanche, les Chinois ont importé des types de consommation européens : la consommation de cocaïne se développe beaucoup dans les grandes villes chinoises.
Enfin, traditionnellement, la consommation des milieux asiatiques, notamment ceux qui sont implantés dans les grandes villes européennes, présente un certain nombre de particularités, comme l'usage de kétamine. Les filières de ces produits sont spécifiques et internes à la communauté.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Monsieur le préfet de police, messieurs, merci beaucoup.