Audition de M. Yves Bot, Premier avocat général, Cour de justice de l'Union européenne
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat - Nous recevons M. Yves Bot, premier avocat général à la Cour de justice de l'Union européenne, qui vient témoigner au titre de ses anciennes fonctions de Procureur général près la Cour d'appel de Paris.
Nous souhaiterions en effet approfondir le pilier répressif de la lutte contre les toxicomanies qui est régulièrement contesté mais qui reste, de l'avis de beaucoup, néanmoins indispensable. Les choses étant susceptibles d'évoluer, c'est surtout sur ce point que nous souhaiterions recueillir votre expertise.
M. Yves Bot - Je vous remercie de me permettre de renouer avec un tropisme personnel qui ne m'a pas vraiment quitté. Ce sont des fonctions dont on sort rarement indemne et j'avoue ne pas être encore vacciné.
Je dois dire que je suis étonné que l'on parle encore de la question éventuelle d'un changement de statut pénal concernant la consommation de cannabis. Les publications périodiques de l'OEDT démontrent notamment que le trafic et la consommation de cannabis ne faiblissent pas ; elles constituent une part extrêmement importante du chiffre d'affaires global de la drogue. Ce phénomène n'est peut-être pas toujours pris en compte comme il le devrait.
L'alternative qui s'offre à nous se situe souvent entre répression et prévention, le choix médian étant d'essayer de mettre les deux en oeuvre.
L'option qui a été prise depuis fort longtemps par la législation pénale et la pratique judiciaire françaises, a consisté en une approche pluridirectionnelle, tout en gardant le principe de l'interdiction totale, avec possibilité d'aménager des poursuites grâce au principe de l'opportunité. Celle-ci permet d'asseoir une véritable politique pénale aussi individualisée que possible autorisant, selon les hypothèses, à choisir la voie pénale classique ou celle de l'injonction thérapeutique, du soin, de l'examen, etc.
Je suis personnellement favorable au maintien de la pluridisciplinarité de cette approche mais elle ne peut être réellement efficace que si on lui maintient certains moyens juridiques. Ainsi, la garde à vue permet d'abord de faire le point. On ne va pas punir pénalement l'usager simple mais comment détermine-t-on qu'il s'agit bien d'un usager simple ? Seul le statut d'infraction à caractère correctionnel permet d'asseoir un choix de politique pénale sur des éléments objectifs.
La garde à vue permet également de mettre l'usager simple en présence d'une équipe qui va établir un premier contact. La qualification pénale correctionnelle de l'usage simple va donc permettre d'enclencher une prise en charge par les autorités médicales.
Ceci suppose bien entendu la mise en oeuvre d'une politique pénale, mais aussi la bonne volonté des services enquêteurs, des parquets, des services éducatifs. C'est une expérience que j'ai mise en place à Boulogne-Billancourt pour les mineurs ; elle doit encore fonctionner. Elle consiste à prévoir, dans les locaux de police, à côté du service qui traite ce genre de procédure, une antenne de service de soins ou de service éducatif, qui permet d'établir un contact personnalisé. Cela ne fonctionne pas dans tous les cas mais permet une action éducative en direction des usagers de stupéfiants encore rattrapables.
Par ailleurs, il ne faut pas se cacher le fait qu'une addiction en cache très souvent une autre. Un petit trafic peut en cacher d'autres, qui portent sur des drogues d'une autre nature. Il suffit pour s'en convaincre de se référer à l'exemple du Portugal ou à la situation des Pays-Bas.
La Cour de justice européenne a d'ailleurs rendu un arrêt récent concernant les coffee-shops, les Pays-Bas eux-mêmes cherchant à revenir sur leur politique de tolérance, qui ne produit pas les effets escomptés mais en génère d'autres -tourisme de la drogue, présence de revendeurs de cocaïne et d'héroïne...
Il faut donc être extrêmement prudent dans cette démarche.
Par ailleurs, la vente par petites quantités se fait avec des produits de plus en plus concentrés en THC, qui vont rendre le consommateur de plus en plus dépendant. Il y a plus de trente ans est paru un livre intitulé « L'herbe bleue » dans lequel une jeune femme expliquait que c'était par le cannabis qu'elle était arrivée à l'héroïne. Lutter contre des petits trafics permet donc aussi de lutter contre le trafic de fourmis, à partir de substances de plus en plus enrichies en matières toxiques. La personne addicte est un client fidélisé à qui on va fournir d'autres produits !
On a longtemps essayé de lutter contre l'offre et la demande. Je crois qu'il faut aussi lutter contre la production de la matière. Le cannabis est maintenant produit chez nous, sous serre. C'est un point vers lequel il faut orienter les actions policières et judiciaires et, pour ce faire, accepter de sortir des frontières !
Sur Internet, on trouve des adresses hollandaises où l'on propose des graines de cannabis et autres produits, avec la possibilité de payer par carte bancaire par liaison sécurisée. Les commandes peuvent être envoyées dans le monde entier dans un colis très discret. On n'a même plus besoin de se déplacer !
Le nouvel angle d'attaque se situe donc là. Cela étant, cela suppose-t-il un durcissement de l'arsenal législatif ? Je ne le pense pas. Peut-être pourrait-on prévoir une circonstance aggravante de la cession ou de la facilitation de l'usage à autrui à partir du moment où, dans la substance saisie, le taux de concentration dépasse un certain pourcentage... En dehors de cela, je ne vois pas quelle mesure législative supplémentaire serait possible.
En revanche, développer et coordonner la lutte des services de police et des autorités judiciaires des pays de l'Union européenne volontaires, me paraît être une priorité. Depuis le traité de Lisbonne, s'il est un domaine dans lequel des coopérations renforcées, voire un parquet européen peuvent être mis en place, c'est bien celui-là ! Les chiffres de l'OEDT sont dix fois supérieurs à ceux de la France ! A ce rythme, quel sera le nombre d'habitants de l'Union, dans cinq à dix ans, à n'avoir pas touché à la drogue ?
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat - La parole est aux rapporteurs.
M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat - Bien souvent, l'usager simple n'est pas mis en garde à vue ni pris en charge médicalement mais convoqué pour un rappel à la loi ultérieur.
Une politique contraventionnelle ne constituerait-elle pas, notamment chez les jeunes, une sanction immédiate, quitte à prévoir un fichier en cas de récidive ?
On peut mettre en garde à vue tous les consommateurs à la sortie d'un lycée ou d'un collège lorsqu'ils sont pris ! Une politique contraventionnelle pourrait-elle être une manière d'alerter les familles avec une amende qui, dans l'échelle des sanctions, n'existe pas actuellement...
M. Yves Bot - Où sera la limite entre le correctionnel et le contraventionnel ? On a là un choix de qualification alternative qui n'est pas conforme au principe de légalité des délits et des peines !
M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat - On pourrait définir une quantité correspondant à un usage personnel...
M. Yves Bot - Qu'est-ce que l'usage personnel ?
M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat - Les spécialistes nous le diront !
M. Yves Bot - Les Hollandais le fixe à 5 grammes mais le système hollandais ne fonctionne pas ! Si on suspend les poursuites jusqu'à 5 grammes et qu'on inflige une petite contravention...
M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat - On le fait en matière d'excès de vitesse ! Le problème est l'absence de sanction immédiate : ne conviendrait-il pas d'instituer une échelle de sanction plus facilement applicable ?
M. Yves Bot - Une sanction, dans ce domaine, s'assied sur une base pénale. On est obligé de respecter le principe de la légalité pénale : il faut donc une qualification qui ne soit pas alternative. On peut le faire, comme avec l'alcool au volant à une certaine époque mais je ne suis pas sûr que cela ait produit de bons effets en la matière.
D'autre part, on peut également interpeller une personne qui a 2 grammes sur elle afin d'asseoir une procédure destinée à établir les éléments matériels de la constitution d'un réseau. Or, pour ce faire, il va falloir qu'on la retienne, que l'on fasse le cas échéant une perquisition, qu'on l'entende. Une qualification contraventionnelle ne permet pas de le faire !
Je comprends votre souci et le trouve parfaitement légitime mais il n'est pas dit que ces cas intéressent la police et que celle-ci mette en oeuvre une procédure pour si peu ! Vous risquez de créer des situations difficilement lisibles. C'est pourquoi le système hollandais me paraît critiquable. On pourrait imaginer qu'on légalise l'usage d'un gramme ou deux...
M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat - Ce n'est pas ce que j'ai dit ! Il faut faire bouger le curseur car nous sommes actuellement dans une situation où la consommation continue à augmenter, avec des taux de principe actif de plus en plus importants. Or, les petites quantités ne sont pas aujourd'hui sanctionnées.
Vous présentez un tableau idyllique des mises en garde à vue et de la prise en charge des mineurs avec soins immédiats. Malheureusement, votre théorie est difficilement applicable !
M. Yves Bot - C'est une question de lisibilité de l'ensemble. Il ne faut pas risquer d'aboutir à une situation moins grave, voire tolérée, alors que le produit reste néanmoins complètement interdit. Ce n'est pas ce qui va donner sa licéité au produit stupéfiant. A partir du moment où le produit reste prohibé -et il faut qu'il le reste- cela ne diminue en rien le trafic !
On agit dans le cadre du rappel à la loi mais il faut que ce soit bien compris. La différence avec l'excès de vitesse réside dans le fait que la voiture elle-même n'est pas illicite, contrairement à la drogue !
M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat - Certains demandent la dépénalisation du cannabis pour ramener le calme dans les quartiers difficiles -ce qui n'est pas ma vision des choses. Il manque un échelon intermédiaire pour les petits utilisateurs !
M. Yves Bot - C'est pourquoi le fait de parler encore aujourd'hui de dépénalisation m'étonne ! Au cours de ma carrière, j'ai entendu certains avocats affirmer que seul le tabac provoquait le cancer du poumon. Or, on sait qu'à quantité égale, les substances nocives sont sept fois plus importantes dans le cannabis que dans le tabac !
Il a fallu, sur la base de procédures à caractère judiciaire, que l'on fasse un certain nombre d'analyses à la suite d'accidents de la route inexpliqués pour se rendre compte du danger que cela représente. Ce genre de position a cessé d'être soutenu devant les chambres correctionnelles il y a une dizaine d'années mais apparaît à nouveau. Ce n'est pas normal !
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat - L'usage pourrait être automatiquement répréhensible dès lors qu'il met des tiers en danger. Il existe pour l'alcool une forme de tolérance en matière de circulation routière ; on pourrait admettre que l'utilisation de toute substance hallucinogène ou autre soit gravement sanctionnée dès lors qu'elle est consommée avant de prendre la route. Tout ce qui constitue un danger vis-à-vis des tiers en raison de l'inhalation ou de la prise d'une quelconque substance reste selon moi du domaine délictuel.
M. Yves Bot - Le système de la réponse immédiate, sur lequel, au moins depuis 1997, les parquets axent leur politique pénale dans le cadre du traitement en temps réel, est à mon sens tout à fait bon mais il faut que la politique pénale soit lisible. Dans son principe, la contraventionnalisation ne me choque pas. La question relève de la lisibilité de la politique globale non seulement à l'égard du stupéfiant, mais aussi vis-à-vis de ses répercussions sur la sécurité des citoyens. Fumer un « joint » équivaut à 1,20 gramme d'alcool dans le sang. Or, un « joint » pèse un ou deux grammes...
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale - Pouvez-vous revenir sur l'expérience que vous avez développée à Boulogne-Billancourt -injonction thérapeutique, alternatives à une peine ? On a le sentiment que celle-ci ne s'est pas généralisée à l'ensemble du territoire. Pour autant, c'est une des solutions qui pourraient être apportées...
M. Yves Bot - A Boulogne-Billancourt, cela concernait les mineurs. Une antenne dirigée par un pédopsychiatre réalisait un débriefing et utilisait ce contact pour asseoir une action éducative ou une thérapie familiale le cas échéant.
Certains actes délinquants traduisent une souffrance. L'usage de stupéfiants peut s'expliquer chez le jeune par une souffrance ou un embrigadement.
Ce type de démarche n'est pas mis en pratique partout et je dois dire que cela ne s'est pas fait sur la totalité du ressort dont j'avais la responsabilité. Il a fallu trouver à l'époque des gens de bonne volonté dépendant de services ayant accepté que l'on décloisonne leur structure. Faire travailler ensemble des policiers, une équipe éducative sous la coordination du parquet, avec l'appui de la mairie, ne se gère pas aisément.
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale - Aviez-vous néanmoins des résultats intéressants ?
M. Yves Bot - Absolument !
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale - Je suis d'accord avec vous à propos du fait que la contraventionnalisation va finir en timbre-amende. Qui va s'en acquitter ? Si c'est un mineur ou un jeune qui a peu de moyens, ce seront les parents. Cela n'a pas grand sens car ils finiront par ne plus payer. On ne va pas employer de contrainte par corps pour un timbre-amende !
En revanche, l'inscription au casier judiciaire me paraît un peu lourde dans la mesure où un certain nombre de jeunes, quelques années plus tard, peuvent postuler pour un emploi public, voire d'agent de sécurité dans un aéroport. Ressortir une telle affaire quelques années après, alors qu'ils ont tout abandonné depuis longtemps, est parfois injuste. Ne pensez-vous pas que l'on pourrait donner une seconde chance en n'inscrivant rien au casier mais en étant plus sévère en cas de récidive ?
M. Yves Bot - C'est une position que je rejoins avec une nuance qui peut ne pas constituer un obstacle : quand on confie un camion de vingt tonnes à quelqu'un ou la conduite d'un TGV ou d'un TER, il est légitime que l'employeur puisse bénéficier d'un certain nombre de garanties et qu'on ne lui cache pas quelque chose qui peut être à l'origine d'un drame.
Cela étant, je ne trouverais pas choquant que l'employeur exige une analyse -mais je ne sais pas si la loi le permet.
Sous réserve que l'on puisse assurer la sécurité de nos concitoyens dans de telles hypothèses, je suis d'accord avec le fait qu'il ne faut pas stigmatiser les gens.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale - L'aviation civile américaine exige des analyses d'urine et de cheveux avant toute embauche pour savoir s'il existe des consommations récentes. Je crois que cela vaut la peine d'y réfléchir...
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat - Je vous remercie au nom de nous tous d'avoir apporté votre vision juridique et sociologique du problème.