Audition de Mme Béatrice Tajan, secrétaire générale adjointe, et Mme Véronique Roblin, conseillère nationale du Syndicat national des infirmiers éducateurs de santé-UNSA, ainsi que Mme Béatrice Gaultier, secrétaire générale, et M. Christian Allemand, ancien secrétaire général du Syndicat national des infirmier(e)s conseiller(e)s de santé-FSU
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . -Mesdames, monsieur, nous allons aborder avec vous la question essentielle des toxicomanies chez les jeunes. Nous sommes en effet très préoccupés par leur extension, que de nombreux intervenants nous ont confirmée. Comment les prévenir ? Quel rôle les infirmières et les infirmiers scolaires peuvent-ils jouer en la matière ?
Mme Béatrice Tajan, secrétaire nationale adjointe du Syndicat national des infirmiers éducateurs de santé-UNSA . - Les infirmières scolaires peuvent être affectées sur trois types de postes : les postes en résidence, à 100 % sur un même établissement ; les postes mixtes, sur un collège et les écoles du bassin de recrutement du collège, ce qui permet de suivre les enfants de la grande section de maternelle jusqu'à la troisième, durant toute la scolarité obligatoire, et favorise donc la prévention ; enfin les postes liés, par exemple sur deux établissements du second degré.
Les infirmières scolaires sont recrutées par concours ou par détachement. Elles ont le même diplôme que les autres infirmières. Elles sont un des premiers acteurs de santé de la communauté scolaire et universitaire, le référent « santé » et le conseiller en santé de l'équipe éducative.
Pour notre syndicat, la toxicomanie est la rencontre de trois facteurs : une personne, un produit et une situation. Elle concerne un adolescent ou un jeune adulte, à l'âge des expérimentations, des transgressions et des transformations, mais à un âge vulnérable, source de mal-être et d'angoisses, donc propice à l'utilisation de produits qui pourraient masquer, dissiper, atténuer, voire soulager ces angoisses.
Il existe des produits licites et illicites. Mais pour nous, l'essentiel est de transmettre aux jeunes la volonté de dire « non » aux produits par le développement de l'estime de soi et du bien-être.
Nous avons ressorti quelques statistiques provenant d'études, que vous pourrez retrouver dans les documents que nous vous avons préparés.
Je l'ai dit, les infirmières de l'Éducation nationale sont un des premiers acteurs de santé de proximité. Par leurs missions et leur place au sein des établissements, elles interviennent aussi bien de façon individuelle que collective dans la prévention, l'information et la mise en place d'une prise en charge auprès des intervenants, internes ou externes. Elles doivent développer l'estime de soi, prévenir le mal-être des élèves et organiser des actions de prévention. Elles doivent aussi recevoir le personnel, dispenser une information régulière sur les produits et les nouveaux modes de consommation pour mieux répondre à cette problématique, et mieux repérer les prises de risque.
Pour notre syndicat, une politique de santé nationale doit être définie et déclinée au niveau académique, départemental et local, et s'adapter à la population scolaire de l'établissement.
L'infirmière de l'Éducation nationale effectue un suivi individuel qui impose une consultation infirmière pour un niveau de classe, pour les élèves nouveaux arrivants ou présentant des besoins spécifiques.
L'infirmière rencontre l'enfant ou sa famille, au moment de sa scolarisation obligatoire, c'est-à-dire à la grande section de maternelle, ce qui permet de nouer un premier lien de confiance. Pour la famille, le personnel de santé est repéré, et c'est l'occasion d'évoquer d'éventuelles difficultés sociales, scolaires, familiales et éducatives. L'infirmière en poste mixte suit l'enfant et sa fratrie tout au long de sa scolarité obligatoire, et plus particulièrement au moment du passage entre le CM2 et la classe de sixième, passage parfois angoissant et déstabilisant. Voilà pourquoi nous insistons pour que soient renforcés les postes mixtes qui favorisent l'établissement d'un climat de confiance entre le jeune, la famille et la fratrie.
L'infirmerie est un espace de parole où les jeunes peuvent se faire soigner, parler, voir « exploser », un lieu neutre exempt de tout jugement, où les maux peuvent s'exprimer en mots - les infirmières sont tenues au secret professionnel. C'est souvent à l'occasion de petits soins qu'elles repèrent des éléments qui relèvent d'un mal-être et, éventuellement, abordent la relation d'un élève avec un produit, qu'il soit licite ou illicite, ce qui leur permet d'évaluer s'il y a ou non un début de conduite addictive.
Pour cela, il faut que les locaux infirmiers offrent les conditions matérielles indispensables à un accueil respectueux, permettant écoute, soin et repos et assurant la confidentialité. Malheureusement, il est parfois difficile de disposer d'une pièce repérée, repérable, et garantissant cette confidentialité. Mais il faut aussi instituer des lieux et des temps de parole pour les élèves, les parents et les personnels, et il importe que ces temps de parole soient inscrits dans l'emploi du temps de l'enseignement.
Pour développer le bien-être du jeune dans son établissement, il nous semble évident qu'il faut respecter ses besoins physiologiques : sommeil, repos et jeux pendant le premier degré, mais aussi après ; éviter l'esprit de compétitivité dans la réussite scolaire ; favoriser enfin l'entraide et le tutorat. Tout cela contribue à l'estime de soi.
Mais le jeune a aussi besoin d'un accompagnement éducatif en dehors des heures d'enseignement pour s'investir et se réaliser dans d'autres domaines comme la culture, les sports ou les arts, plus particulièrement en groupe. Le développement de l'estime de soi doit être favorisé par des mises en situation de réussite, de création et de sollicitation des différentes intelligences.
Enfin, les évaluations doivent être positives, ce qui n'est malheureusement pas souvent le cas en France. Il faudrait s'inspirer des modèles de l'Europe du Nord, qui sont pertinents.
Dans beaucoup d'établissements, des réunions de concertation hebdomadaires sont organisées entre les différents membres des équipes éducatives, dont le chef d'établissement, les conseillers d'éducation, l'infirmière et l'assistante sociale pour apprécier l'absentéisme des élèves et y apporter une réponse adaptée. Ce genre d'initiative mériterait d'être encouragé. Malheureusement, ces réunions dépendent souvent du bon vouloir du chef d'établissement et des disponibilités des personnels de l'équipe éducative. Pourtant, la consommation de produits peut être dépistée en cas d'absences « perlées », par exemple en début de matinée ou après la cantine. C'est le moyen de repérer sinon un début de conduite addictive, tout au moins un mal-être chez certains élèves.
Des créneaux horaires de concertation pour toute l'équipe éducative devraient être institutionnalisés.
Enfin, dans les situations difficiles, des psychothérapeutes de l'institution - mais il n'y en pas beaucoup - ou de l'extérieur devraient pouvoir intervenir. Cela dit, nous avons beaucoup de mal à obtenir des ressources relais pour assurer des traitements psychothérapiques, par exemple en centre médico-psycho-pédagogique ; le délai est souvent de deux ou trois mois, voire plus. Or, quand le jeune - ou sa famille - a accepté une prise en charge, le fait de devoir attendre trois ou quatre mois peut tout remettre en cause.
Nous travaillons en réseau et en relais avec les professionnels de l'institution, le médecin, l'assistance sociale, le conseiller principal d'éducation, les conseillers d'orientation psychologues ou avec des professionnels extérieurs. Mais il faut reconnaître que l'on manque de service public.
Pour notre syndicat, il importe d'assurer une information et une formation sur les rôles et les missions de chacun afin que les partenaires se connaissent bien. Il faut aussi développer les coopérations verticales et horizontales au sein des établissements, concernant les partenaires internes et les partenaires extérieurs qui interviennent dans la prévention et la prise en charge des toxicomanies. Il est également souhaitable de favoriser les établissements de petite taille, plus conviviaux et moins anonymes.
Les actions de prévention et d'éducation à la santé et à la citoyenneté sont indispensables. Les infirmières de l'Éducation nationale sont tenues de participer aux comités d'éducation à la santé et à la citoyenneté, au sein desquels sont définis des projets qui seront développés avec les partenaires de l'équipe éducative ou des partenaires extérieurs.
Nous considérons que les actions de ces comités devraient porter davantage sur l'apprentissage à communiquer, le savoir-être, la bien-traitance, la formation des élèves délégués dont le rôle mériterait d'être mis en avant, le développement de l'estime de soi dans les champs didactiques et non didactiques, la valorisation des jeunes qui ont une attitude positive, le développement de formations de secourisme, la solidarité, l'entraide et les projets coopératifs.
L'éducation à la santé et à la citoyenneté, selon nous, devrait bénéficier d'heures intégrées dans le socle commun des connaissances et d'un budget. En effet, il est difficile de s'assurer de la disponibilité des élèves et des équipes pédagogiques et, une fois que le projet est mis en place, de dégager des créneaux horaires. Par ailleurs, l'utilisation des nombreux outils pédagogiques qui existent et le recours à des associations extérieures se heurtent souvent à des questions budgétaires.
Ces heures d'éducation seraient bénéfiques dès le premier degré. À six ou sept ans, les enfants intègrent facilement les bonnes attitudes et les messages de prévention. À partir de l'adolescence, il faut utiliser d'autres outils et travailler différemment.
M. Christian Allemand, ancien secrétaire général du Syndicat national des infirmier(e)s conseiller(e)s de santé-FSU . - Les toxicomanies interpellent l'équipe éducative qui comprend les parents, l'équipe pédagogique et les élèves, mais ce constat ne suffit pas : tous les milieux sont touchés et tous les collèges connaissent le problème. Même si, au cours de la phase de latence, c'est-à-dire dans le premier degré, les enfants ont acquis des modes de comportement qui semblaient adaptés, quelque chose change entre la classe de sixième et la classe de cinquième, de sorte que la réponse doit s'adresser tant à l'individu qu'au groupe, au sens large, lequel comprend non seulement la communauté éducative et pédagogique, y compris l'équipe de direction, mais aussi tout l'environnement immédiat. Les premiers interlocuteurs d'un élève sont non les adultes, mais les autres élèves. De ce fait, avant d'être perçue dans l'établissement ou la famille, la toxicomanie commence par poser problème à une partie de la classe.
L'enfant tenté par des conduites déviantes n'est pas facile à identifier. Quand des indicateurs se mettent au « rouge », en termes de réussite scolaire, de comportement dans le groupe ou de consommation de soins infirmiers, il faut réunir les informations, réfléchir aux moyens de travailler ensemble et définir un projet. Certaines solutions misent sur le collectif, par exemple sur le rôle du comité d'éducation à la santé et à la citoyenneté ou sur la formation d'équipes pluricatégorielles, auxquelles l'Éducation nationale et l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé ont consacré une brochure. Mais il est peu probable qu'elles résolvent le problème individuel de l'adolescent qui exprime rarement ses difficultés lors d'une séquence d'information sur la santé. Méfions-nous de ces fausses solutions ! Même si le comité d'éducation à la santé et à la citoyenneté et le chef d'établissement se réjouissent de faire face à leurs obligations légales, les partenaires, de rencontrer les enfants ou de percevoir une rétribution et les parents, les enseignants ou la direction d'organiser une action collective, la porte risque de leur « revenir en pleine figure » : quand l'enfant rechute, la culpabilisation des adultes est très forte.
Sur le plan collectif, l'UNSA a raison : il est important de formaliser les équipes qui doivent prendre en charge les projets d'éducation à la santé et de lutte contre la toxicomanie en partant des besoins spécifiques de l'établissement. Mais rien n'avancera si l'on ne propose pas, sur le plan individuel, une réponse durable centrée autour de l'élève et une prise en charge qui suppose des partenariats. La formation qui doit être proposée par l'Éducation nationale ne peut remplacer celle des personnels qui ont chacun leur champ de compétence. De leur propre chef, 15 millions d'enfants passent dans les infirmeries des collèges et des lycées. Il faut analyser cette information et mettre en place un suivi, accompagné d'une orientation. Une présence au collège d'une journée et demie par semaine ne suffit pas pour qu'un infirmier identifie l'enfant qui a des problèmes et que celui-ci les lui révèle. Cela dit, si l'on travaille en équipe autour de l'élève, on agit sur le groupe qui l'entoure. C'est pourquoi, au lieu de choisir ou l'une ou l'autre, il convient de mener en parallèle l'approche collective et l'approche individuelle.
Cependant, restons conscients des limites de la prise en charge par les infirmiers et la communauté scolaire. Les champs de compétence des différentes professions et administrations doivent être clairement identifiés, ce qui n'est pas le cas actuellement. Définir les espaces de recouvrement permet de travailler ensemble, mais les conditions d'un partenariat de proximité ne sont pas réunies. Dans bien des établissements, tout le monde essaie de faire tout, ce qui mène à l'échec.
On ne peut s'abstenir d'une réflexion sur le temps de présence des infirmiers dans l'établissement. Leurs moyens réglementaires et leurs compétences ne leur serviront à rien s'ils n'ont pas les moyens d'offrir une réponse aux élèves pendant le temps scolaire. Seules leur présence sur place et leur identification à l'équipe éducative permettent de résoudre le problème du jeune. À travers lui, la réponse s'adresse au groupe qu'il fréquente et aide les enseignants qui en sont chargés.
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - À partir de quel âge les enfants doivent-ils faire l'objet d'actions de prévention ?
Mme Béatrice Tajan . - Dès le premier degré, c'est-à-dire à partir du moment où l'école est obligatoire. C'est ce qui explique notre intérêt pour les postes mixtes à l'intérieur d'un bassin de recrutement : ils permettent de suivre l'élève et de connaître sa famille et sa fratrie. On crée ainsi un climat de confiance qui facilite l'éducation à la santé. Hélas ! Les moyens manquent pour mettre en oeuvre cette possibilité prévue par les textes.
M. Christian Allemand . - L'éducation à la santé dépend autant du milieu que du degré de développement de l'enfant. Au cours de la phase de latence, celui-ci intègre facilement les messages de prévention, par exemple sur le tabac, qu'il répercute volontiers au sein de sa famille. Ce n'est plus le cas quand il entre au collège où il ne reste plus toute la journée sous le regard du même enseignant. C'est pourquoi l'infirmier ne doit pas se contenter de rester un jour et demi par semaine au collège. On pourrait même imaginer un suivi jusqu'au lycée ou à l'université, sachant qu'à partir de la classe de première, l'adolescent réacquiert la capacité de mettre des mots sur ce qu'il vit.
L'éducation à la santé et l'action contre la toxicomanie doivent être transversales, mais le contexte sociologique a son importance. On ne doit pas aborder le problème de la même manière dans un établissement urbain et dans un petit collège rural. Il ne peut donc y avoir de recette nationale ou globale.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Votre expérience vous a-t-elle conduits à constater une évolution quantitative ou qualitative du phénomène des toxicomanies ?
Mme Véronique Roblin, conseillère nationale du Syndicat national des infirmiers éducateurs de santé-UNSA . - Pour avoir travaillé en lycée professionnel dans deux régions différentes, j'ai constaté que les élèves des Pyrénées boivent moins d'alcool que ceux de Bretagne, peut-être parce qu'ils pratiquent plus d'activités sportives et culturelles. Dans l'Ouest, l'absorption d'alcool est banalisée, mais la consommation d'autres substances est dissimulée.
Mme Béatrice Gaultier, secrétaire générale du Syndicat national des infirmier(e)s conseiller(e)s de santé-FSU . - Pendant plus de dix ans, j'ai travaillé moi aussi en Bretagne, dans un établissement accueillant des classes préparatoires. La toxicomanie étant liée au stress, j'ai observé chez certains élèves des conduites addictives, comme la prise d'alcool ou de cannabis. Certaines souffrances somatiques qui s'expriment auprès de l'infirmier sont l'indice d'un malaise profond qui demande qu'on engage un travail individuel en toute confidentialité. Grâce à l'action de l'équipe éducative, une prise en charge peut sauver une scolarité. Notre qualification nous permet de comprendre certaines difficultés révélées par le manque de sommeil ou des maux de ventre ou de tête. Nous savons qu'un adolescent ne verbalise pas d'emblée ses difficultés.
M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - La transgression d'un interdit vous semble-t-elle fondamentale dans la prise de cannabis ? Pensez-vous que l'intervention de la police et de la gendarmerie en milieu scolaire soit bénéfique ? Comment est-elle ressentie par le personnel infirmier et scolaire ? Établissez-vous une « hiérarchie » entre les vendeurs, les consommateurs irréguliers et les usagers habituels de produits illicites ?
Mme Véronique Roblin . - Les jeunes d'aujourd'hui appartiennent à la seconde génération de consommateurs. Parce qu'ils suivent les traces de leurs parents, ils n'ont pas le sentiment de commettre une transgression et ne se cachent pas pour consommer de la drogue. Ils nous en parlent d'autant plus facilement que nous sommes soumis au secret professionnel, mais ils peuvent aussi se confier aux surveillants.
La marge s'est considérablement réduite entre le bien et le mal, le légal et l'illégal. Il en va de même pour l'alcool et le tabac : pourquoi se restreindre quand les parents consomment eux aussi ? En termes de droit comme de santé publique, il n'est pas facile de faire passer un message de prévention.
M. Christian Allemand . - La connaissance de l'interdit existe, tant dans la famille que chez l'enfant. Mais la prise de risque - on le voit dans le refus des motocyclistes de porter un casque - est inhérente à la construction de l'adolescent, tout comme le désir d'appartenir à un groupe. Fumer un « pétard » ou boire une cannette de bière permet de partager quelque chose avec d'autres. Si, au cours du soin, l'infirmier doit rappeler la notion d'interdit, sa formation lui permet d'analyser le ressort de la consommation occasionnelle, stimulée par le désir d'appartenance à un groupe. Il faut distinguer les deux problèmes pour proposer deux éléments de suivi et de prise en charge.
Dès lors, on mesure l'importance d'une collaboration. Quelles que soient les parties en présence, les partenariats imposés de l'extérieur sont le plus souvent des coups d'épée dans l'eau. Dans le collège où je travaille, au sein du pays de Sault, près du Mont Ventoux, un partenariat s'est organisé avec la gendarmerie qui jouxte l'établissement. S'il fonctionne, c'est parce qu'il procède d'un désir de collaborer dans un cadre plus vaste que celui de la lutte contre les toxicomanies. La volonté de travailler ensemble est essentielle quand il s'agit non de se donner bonne conscience, mais d'obtenir des résultats.
Hiérarchiser les consommateurs ou les petits trafiquants nous importe moins que d'identifier, dans le parcours d'un élève, le risque qu'il court ou fait courir aux autres. Fondé sur l'écoute, la relation d'aide et l'éducation individuelle à la santé, le soin infirmier suppose patience et disponibilité, car on ne peut jamais prévoir à quel moment l'élève nous sollicitera. Il exige une longue préparation : aucun jeune n'avoue le premier jour qu'il fume deux « pétards » le matin avant d'aller en cours, un à la récréation de dix heures, deux à midi en se cachant, deux en sortant de cours et d'autres, dehors, le soir, en buvant de la bière. C'est pourtant la vie de certains élèves. Face à un tel cas, il existe plusieurs réponses : celle de l'infirmier ne sera pas celle du conseiller principal d'éducation, du chef d'établissement ou de l'enseignant. Dès lors que l'intéressé ne se manifeste pas de lui-même, notre oeil doit être attiré par certains indicateurs qui permettent d'agir au plus tôt.
Mme Béatrice Tajan . - Puisque nous vivons dans une République qui a des lois, il importe que le jeune les connaisse et les respecte. Mais plus que le caractère licite ou illicite d'un produit, l'important est le lien que le jeune entretient avec lui.
Le développement du bien-être et de l'estime de soi est important dans l'établissement scolaire ou la famille. Quand l'infirmier occupe un poste mixte, il peut suivre le jeune de la grande section de maternelle au collège, et établir un lien de confiance avec lui. De ce fait, il est plus attentif aux « clignotants » qui s'allument quand le jeune ne va pas bien - retards, absences, maladies à répétition, chute des résultats -, et il peut travailler avec lui.
M. Christian Allemand l'a souligné : les solutions « parachutées » ne donnent rien, alors qu'une collaboration avec des partenaires locaux ou des relais extérieurs à l'établissement peut donner lieu à des échanges véritables. Parce qu'on parle au personnel soignant sans craindre de sanction, des relais doivent être créés en interne pour que le personnel de santé, les professions sociales et les responsables de la vie scolaire adressent le jeune à l'infirmier. Le travail d'équipe est essentiel. Souvent, c'est à l'occasion d'un petit soin ou de l'expression somatique d'un mal-être qu'on discute avec le jeune, ce qui permet, une fois établi le diagnostic infirmier, de mettre en place un suivi, d'organiser une prise en charge ou des partenariats internes ou externes.
M. Georges Mothron, député . - Quelles évolutions avez-vous remarquées depuis cinq ou quinze ans, notamment en ce qui concerne l'âge des consommateurs et les substances qu'ils absorbent ?
Mme Béatrice Tajan . - Nous vous avons transmis des données chiffrées établies par différents services en matière de consommation d'alcool, de tabac et cannabis.
Mme Béatrice Gaultier . - Notre syndicat regrette que le ministère de l'éducation nationale ait renoncé à analyser les statistiques du « cahier de l'infirmier », qui signale, outre le passage des élèves à l'infirmerie, l'accueil ou le soin qu'ils reçoivent et l'action éducative ou l'orientation qui leur est proposée. Mise en place par une circulaire de 2003, cette source de renseignements serait très utile pour comprendre l'état de santé et le comportement des élèves.
En 2006, nous avons demandé à nos collègues de retourner au syndicat les statistiques anonymes, afin de les analyser et de les diffuser. Nous le ferons de nouveau cette année pour aider le ministère à définir la politique de santé. Les bilans doivent être analysés à différents échelons. En fin d'année, les infirmiers, dont la profession est réglementée, doivent rendre compte de leur travail dans l'établissement lors du conseil d'administration, et leur bilan doit être porté à la connaissance du recteur, puis du ministère. Nous vous transmettrons l'analyse que nous avions menée en 2006.
M. Christian Allemand . - Même si la conduite addictive dépend d'une démarche personnelle, la perception des différents produits évolue dans une société et dans un groupe. Tandis qu'on tolère moins bien l'alcool et le tabac qu'il y a vingt ans, nous sommes à la deuxième ou troisième génération de consommateurs de cannabis, ce qui modifie la norme de tolérance. Désormais, on trouve partout de l'herbe et de la résine de cannabis à un prix réduit et il est quasiment admis d'en fumer en groupe. La polyaddiction et la polyconsommation ont augmenté. Les cahiers de l'infirmier montrent qu'au collège, 63 % des besoins exprimés par les élèves tournent autour de l'écoute et de la relation d'aide. Ce taux n'était pas aussi élevé il y a quelques années. La direction générale de l'enseignement scolaire, qui se réfugie derrière les indicateurs définis en application de la loi organique relative aux lois de finances - temps consacré à la vie associative, nombre de diplômes de secourisme délivrés et quantité de Norlevo distribuée - néglige des indicateurs que recherche le ministère de la santé et qui pourraient être utilisés pour effectuer un suivi de l'école au lycée.
Mme Béatrice Tajan . - Les infirmiers utilisent le logiciel national SAGESSE. Traiter les données que réclame le ministère de la santé serait donc aisé.
Les critères d'évaluation définis en application de la loi organique relative aux lois de finances ne reflètent pas la réalité de notre action. Ils ignorent notamment le travail à long terme, lequel, en augmentant l'autonomie des jeunes, par exemple à l'égard des produits alimentaires, diminuera le coût de la santé.
Le premier lieu d'alcoolisation reste la famille, et c'est la même chose pour le cannabis.
Dès le premier degré, le mal-être a considérablement augmenté. Beaucoup d'enfants vont à l'école en ayant mal au ventre parce qu'on ne prend pas en compte leurs besoins physiologiques ou qu'on ne leur a pas donné envie d'apprendre.
Notre système fondé sur la compétition, le souci d'atteindre des objectifs et les évaluations à répétition ignore leur existence.
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Il est incroyable que les données informatisées dont vous parlez ne soient pas exploitées. A-t-on si peur de ce qu'on pourrait trouver ? Le mal-être a-t-il des causes sociales ou sociétales ? A-t-il augmenté ? Le stress de l'enfant vient-il de l'école, de la qualité de vie ou de la situation de la famille, parfois monoparentale ou recomposée ? L'équipe éducative est-elle formée pour repérer les jeunes en difficulté ? Faut-il prévoir des mesures spécifiques au niveau des académies ? Faut-il imposer une limite au secret professionnel, notamment pour informer les familles ? À quoi bon identifier un problème si l'on ne peut en parler à personne ?
M. Christian Allemand . - L'informatisation des cahiers de l'infirmier est récente, mais ceux-ci ont toujours existé. Ils retiennent des paramètres suffisamment larges pour qu'on puisse les traiter facilement.
Les informations sur la prise en charge et le soin, dont un infirmier a besoin, sont très différentes de celles qui intéressent un professeur. Il faut donc repenser et actualiser les formations collectives, actuellement inopérantes, afin qu'elles répondent aux besoins spécifiques de chacun. Pour l'heure, elles entretiennent la confusion et peuvent même créer des doublons : quand un professeur joue les assistantes sociales ou les infirmiers, il se trompe. Mieux vaut constituer des équipes dans les établissements. Il importe de favoriser le « travailler ensemble ».
La loi nous impose le secret professionnel mais, même si les limites sont clairement définies, les réponses passent par la formation de tous. Lorsqu'un infirmier perçoit certaines dérives, par exemple dans le domaine sexuel, il doit les signaler. Si l'on travaille ensemble en identifiant les champs de compétence, la prise en charge peut intervenir en amont. Le secret professionnel n'empêche pas la collaboration, à condition que l'action soit non « parachutée » mais accompagnée.
Mme Béatrice Tajan . - Avant même le problème du stress lié à l'école ou aux recompositions familiales, on rencontre celui du manque de communication et de temps pour parler. C'est vrai dans les établissements comme dans les familles. D'ailleurs, écoles et collèges sont des miroirs de la société, de même que les enfants absorbent et restituent tout ce qui se passe au-dehors. Notre rôle est de les aider à exprimer leurs maux avec des mots.
J'identifie moi aussi le besoin de formations collectives, qui existent sous la forme de stages d'établissement. Ceux-ci doivent être bornés pour que chacun comprenne et respecte les compétences des autres : tout le monde n'est pas apte à jouer le rôle d'assistant social. Notre syndicat réfléchit au problème. Notre formation initiale ne nous permet pas de répondre à tous les besoins, et la formation supplémentaire qu'offre le ministère de l'éducation nationale lors du recrutement n'est ni égale sur tout le territoire, ni suffisante. C'est pourquoi nous réclamons une spécialisation des infirmiers scolaires et universitaires grâce à la création d'un master spécifique comprenant des modules communs à d'autres partenaires intervenant dans le champ de la protection de l'enfance et de l'adolescence. Le projet figure dans le dossier que nous vous avons transmis.
Si nous sommes tenus au secret professionnel, nous dépendons du dispositif de l'enfance en danger qui nous impose de renoncer à la confidentialité quand le jeune est en péril. Nous agissons pour la prévention et l'accompagnement dès qu'un jeune reconnaît consommer certains produits. Après avoir évalué sa relation avec ceux-ci, nous faisons tout pour qu'il arrive à en parler au sein de sa famille, mais nous n'intervenons pas à sa place, ce qui ne servirait à rien. Au niveau de l'établissement, nous l'aidons éventuellement à se tourner vers un membre de l'équipe éducative. En somme, nous accompagnons sa prise en charge.
Mme Béatrice Gaultier . - Si l'infirmier a une place privilégiée auprès du jeune, c'est en raison du secret professionnel qui permet la confidence, cette dernière permettant le soin. C'est pourquoi nous tenons à la confidentialité. La situation de l'infirmier est très différente à l'éducation nationale et dans le milieu hospitalier. Il doit savoir appeler l'attention de l'équipe sur la difficulté du jeune sans pour autant trahir ses confidences. Il doit aussi mettre en place un suivi, ce qui exige écoute et disponibilité. S'il veut aider le jeune à résoudre une difficulté, il doit respecter le secret et se montrer attentif. Parfois, le jeune doit parler à ses parents, mais cela ne se produit pas toujours car l'adolescence est un temps d'individuation, et il arrive qu'il se tourne vers ses professeurs. Notre singularité au sein de l'Éducation nationale tient à ce que nous recueillons la parole dans le cadre du soin.
Mme Béatrice Tajan . - Quand nous nous présentons aux élèves, en début d'année, nous annonçons d'emblée que nous sommes soumis au secret professionnel, dont la violation nous exposerait à des sanctions pénales. Ainsi, ils comprennent que notre rôle est bien différent de celui du proviseur ou du conseiller principal d'éducation. Quand nous détectons chez un jeune un mal-être sous-jacent, nous devons le « ferrer », comme un poisson. C'est essentiel pour que nous puissions faire notre travail qui est d'organiser un accompagnement et un suivi. Mais il faut aussi que des structures soient disponibles à l'extérieur, quand le jeune est prêt. Tout est compromis quand on lui annonce qu'il devra attendre trois mois avant d'y être admis.
En poste dans un lycée de 1 300 élèves de la région parisienne, j'ai entrepris, sans succès, d'inviter les responsables d'un centre assez éloigné qui travaille sur l'évaluation de l'addiction. De telles visites se pratiquent dans d'autres régions, où elles donnent des résultats car si l'établissement scolaire ne doit pas devenir un lieu de soin, il est souvent le lieu du premier contact avec la structure de soin.
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Seriez-vous favorables à la mise en place d'une visite médicale systématique afin de détecter les problèmes physiques et psychiques des adolescents ? Je l'avais proposé dans le cadre de l'examen du projet de loi portant réforme de l'hôpital et relatif aux patients, à la santé et aux territoires, mais la rédaction définitive ne prévoit qu'une visite facultative.
M. Christian Allemand . - En tant qu'infirmier, il m'est difficile de me prononcer sur la pertinence d'une visite médicale, mais je ne pense pas qu'un jeune exprime ses difficultés quand on le convoque. Dans le premier degré où les enfants sont suivis par les médecins de famille ou le service de protection maternelle et infantile, les visites ne permettent pas de détecter les problèmes liés au mal-être ou à l'évolution de la famille. De même, au collège, ce n'est jamais à la faveur d'une convocation qu'un enfant fait part d'une difficulté.
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Une visite systématique permettrait du moins de pratiquer un test salivaire.
M. Christian Allemand . - Ce n'est pas une manière appropriée d'appréhender les problèmes d'un individu, surtout si l'on veut les traiter de manière non stigmatisante et mettre en place un accompagnement. Dépister pour dépister, en n'organisant aucun suivi, ne sert à rien ! Mieux vaut essayer de travailler ensemble, croiser les indicateurs, repérer et échanger à l'intérieur de l'établissement, si l'on veut éviter que certains enfants passent à travers les mailles du filet.
Mme Béatrice Tajan . - Notre syndicat plaide lui aussi pour la prévention, dans les conditions que nous avons définies. Selon les départements, des bilans infirmiers sont mis en place, généralement en cours préparatoire. Un bilan médical est effectué à six ans, le plus souvent en grande section de maternelle. L'infirmier revoit les enfants qui en ont besoin au cours du cours préparatoire. Un bilan infirmier est ensuite effectué en CM1, en CM2 ou en classe de sixième. Il permet à l'infirmier, qui connaît les enfants, de les revoir au début de l'adolescence, quand ils changent d'établissement scolaire.
Notre syndicat a beaucoup travaillé sur la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l'enfance. Nous avons proposé des bilans de santé réguliers, mais la rédaction définitive prévoit des bilans médicaux qui ne sont donc pas effectués par les infirmiers. Du fait de la pénurie de médecins scolaires, ces bilans seront assurés par les médecins de famille. C'est dommage car, compte tenu des relations que ceux-ci entretiennent avec les parents, ils passent parfois sous silence certaines situations, comme la maltraitance.
Si nous sommes tout à fait opposés à des tests salivaires, nous considérons que des bilans réguliers aident à maintenir le lien et la confiance indispensables si le jeune veut un jour parler de son mal-être. C'est à titre, je le rappelle, que nous demandons une définition nationale des postes mixtes, avec un partage du temps égal entre le collège et les écoles de rattachement.
M. Christian Allemand . - Vous avez compris ce que nous pensons d'une présence intermittente des infirmiers dans les collèges, position partagée par 64 % de nos collèges, qui ont voté pour nous.
Par ailleurs, il ressort de la consultation d'une vingtaine de collèges de l'académie d'Aix-Marseille représentatifs de différents types d'établissements que, là où il travaille, l'infirmier a la capacité d'identifier des besoins ciblés, ce qui paraît plus efficace qu'une action systématique.
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Je regrette que la disparition du service militaire ait entraîné celle d'un suivi sanitaire.
Mme Béatrice Gaultier . - En général, les jeunes qui ont des conduites addictives consultent beaucoup au niveau médical, mais la consultation en elle-même ne résout pas le problème s'il n'y a pas de prise en charge. On ne peut pas faire l'économie d'un suivi éducatif dans les lycées, lequel réclame beaucoup de patience.
Mme Béatrice Tajan . - Le temps de soins dont le jeune a besoin n'a rien à voir avec le temps institutionnel, qui évalue les établissements en fonction du nombre de redoublements ou du taux de réussite aux examens. Quand on remarque une pathologie psychiatrique ou une addiction, il faut souvent attendre un an pour qu'un accompagnement se mette en place. Dans mon établissement, qui est assez important, la direction nous laisse travailler, quitte à accorder aux jeunes un certain « lissage » par rapport à la sanction du conseil de classe, mais ce n'est pas le cas partout.
Je crains que les critères retenus pour évaluer collèges et lycées ne favorisent pas ce type de pratique. Même quand un élève a des possibilités, trois ans, c'est peu pour aller jusqu'au baccalauréat si l'on dérape au cours de la première année.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Mesdames, monsieur, nous vous remercions.