Audition du Docteur Marc Valleur, psychiatre, médecin chef du Centre Marmottan de Paris
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Mes chers collègues, nous accueillons maintenant le second praticien de l'après-midi, le Docteur Marc Valleur.
M. Valleur est également psychiatre, médecin-chef du Centre Marmottan, à Paris. Il va pouvoir nous faire part de son expérience en matière de traitement de population toxicomane mais aussi, plus généralement, de politique de prévention et de réduction des risques.
M. Marc Valleur . - Merci. Je suis impressionné d'être invité à témoigner devant une assemblée aussi éminente. Je suis ravi que cette mission existe. Le 31 décembre dernier était la date du quarantième anniversaire de la loi du 31 décembre 1970, qui régit toujours le champ de la toxicomanie en France.
Le 24 juin prochain, Marmottan fêtera son quarantième anniversaire, le centre ayant été créé pour répondre à l'exigence compassionnelle de la loi de 1970 instaurant le droit à la gratuité et à l'anonymat des toxicomanes volontaires demandeurs de soins, en contrepartie de son volet extrêmement répressif qui sanctionne d'un an de prison tout usager de substance illicite.
Il me semble que cette mission est nécessaire car, après quarante ans, il serait intéressant de tirer un certain nombre de conclusions de la mise en oeuvre de cette loi, de prendre en compte ce qui fonctionne, ce qui ne fonctionne pas et d'étudier si certaines choses peuvent ou non être modifiées.
La loi du 31 décembre 1970 n'a pas changé beaucoup de choses ; par contre, beaucoup de choses ont changé dans le champ des toxicomanies : les usages de drogues et les addictions ne sont plus les mêmes, et les modalités d'intervention ont beaucoup évolué.
La politique de réduction des risques et la généralisation des traitements de substitution ont été des éléments majeurs de modification du champ de l'intervention en toxicomanie mais aussi des pratiques d'usage des toxicomanes. Un tournant plus important encore me semble-t-il a été pris à partir de 1997, à la suite du rapport Roques, avec l'élargissement du champ de la MILDT à l'alcool et au tabac, drogues légales. Je me suis inscrit, dès 1997, avec Marmottan, parmi ceux qui pensaient qu'il fallait aussi élargir les addictions aux addictions sans drogue et en particulier aux jeux pathologiques.
2010 a été une année importante, la loi de juin légalisant partiellement certains jeux en ligne marquant la fin d'une prohibition plus que millénaire concernant les jeux d'argent en France. On est là devant une véritable révolution en matière de régulation du jeu. Les jeux d'argent sont en effet interdits en France depuis la nuit des temps, sauf dérogation accordée par l'État à l'État. C'est selon moi très important et très intéressant, la France ayant depuis quarante ans, en matière de drogues illicites, un modèle prohibitionniste très dur. La comparaison entre les modèles implicites qui sous-tendent la loi de 1970 et ceux qui sous-tendent la loi de légalisation des jeux en ligne devrait être de nature à donner un peu de recul dans le débat sur les drogues et toxicomanies.
Il est très facile d'agiter des réactions compassionnelles ou sécuritaires. Les deux positions sont fausses et les deux modèles -prohibitionniste et libéral- constituent tous deux des erreurs.
Il faut selon moi partir des addictions au sens large et du principe que les addictions avec drogues, légales ou illicites, sont un sous-groupe dans le grand champ des addictions, qui comportent des addictions comportementales, des addictions aux jeux d'argent et de hasard ou, pour certains, l'addiction aux jeux en réseau sur Internet, les addictions sexuelles et certaines formes de dépendances affectives et troubles des conduites alimentaires incluant l'obésité avec boulimie.
J'écoutais Michel Le Moal, avec qui je suis souvent d'accord. S'il existe, en matière d'addiction, de faux débats, de fausses querelles c'est qu'il y a aussi de faux consensus. On croit parler de la même chose alors que ce n'est pas le cas.
Il existe trois regards possibles en matière d'addiction, en quelque sorte trois addictions différentes. Le premier regard est le regard clinique. C'est le mien. Cela fait trente-sept ans que je travaille à Marmottan. Pour le clinicien, la définition est simple : il s'agit pour le sujet lui-même de vouloir plus ou moins consciemment tempérer ou cesser sa conduite sans y parvenir. Ce qu'il fait ne lui plaît plus mais il n'arrive pas à arrêter. C'est ce que Pierre Fouquet, fondateur de l'alcoologie, appelait la « perte de liberté de s'abstenir ». C'est cette dimension qui laisse la place à une demande de soins et qui légitime l'intervention thérapeutique.
La seconde définition -Michel Le Moal s'en rapprochait en disant qu'elle était asymptotique et impossible- est celle des chercheurs et des neurobiologistes. Michel Le Moal, Jean-Paul Tassin, Pier Vicenzo-Piazza, en France, ainsi qu'un certain nombre de personnes, supposent que l'addiction répond à un phénomène biologique sous-jacent que l'on pourrait isoler, un facteur « x » dont la présence ou l'absence permettrait de signer l'existence d'une vraie addiction.
Il faut, avec Michel Le Moal, rappeler que ce facteur est hypothétique. On a cru le trouver dans les endorphines, dans la dopamine ; on pense aujourd'hui le situer dans les découplages des circuits sérotoninergiques et noradrénergiques ; d'autres pensent le trouver dans la perte de la plasticité cérébrale... On peut prévoir que dans dix ans, dans quinze ans, dans vingt ans, d'autres modèles auront cours.
On s'appuie trop souvent sur un modèle hypothétique comme s'il s'agissait d'une certitude. Au moment du rapport « Roques », le modèle était la dopamine. Grâce à elle, on a pu placer dans le même groupe alcool, tabac et drogues. Ce modèle scientifique -dont tout le monde pense aujourd'hui qu'il est faux- a donc eu un impact politique extrêmement intéressant.
Le troisième axe, qui devrait davantage intéresser les politiques, est celui de la santé publique. Dans une optique de santé publique, l'addiction n'est plus la perte de la liberté de s'abstenir mais ce que Pierre Fouquet disait à propos de l'alcoologie, considérant l'alcoologie comme l'ensemble des relations existant entre les êtres humains et l'alcool, champ infiniment plus vaste que la dépendance d'un sujet envers l'alcool. Dès lors, il y a là des raisons d'être plus optimiste que ne semblait l'être Michel Le Moal...
Si l'on considère l'ensemble de la population, une part est concernée par une conduite donnée ou une substance donnée et l'autre non : joueurs, non-joueurs ; buveurs, non-buveurs ; fumeurs, non-fumeurs... Parmi les personnes concernées par cette conduite 0,5 %, 2 %, 4 % de personnes perdent la liberté de s'abstenir, d'autres seront dans l'abus ou dans l'usage nocif et d'autres n'auront pas de problèmes.
Les problèmes d'abus et d'usage nocif sont probablement plus coûteux pour la société que les problèmes de dépendance au sens large. Il suffit d'une ivresse pour qu'un jeune de vingt ans se tue au volant un samedi soir. Il n'a jamais été alcoolique et n'aura jamais besoin de voir un alcoologue mais il mourra du fait d'une seule ivresse ! Il suffit d'une injection de cocaïne ou d'héroïne pour contracter le virus du Sida ou de l'hépatite. Il suffit de se reprendre après avoir dérapé dans le jeu et l'on n'aura jamais besoin de se faire soigner à Marmottan, mais on peut être surendetté pour le restant de ses jours, avec tous les drames que cela entraîne pour toute une famille.
Beaucoup l'ignorent mais l'immense majorité des expérimentateurs d'héroïne ou de cocaïne ne deviendront jamais dépendants de ces produits. On estime le pourcentage de personnes qui ont basculé dans la dépendance aux drogues les plus dures entre 10 et 20 % du nombre total d'usagers.
La drogue la plus addictogène reste le tabac, 30 % des expérimentateurs devenant utilisateurs quotidiens mais les dommages pour la société vont bien au-delà des 2 à 3 % de personnes très problématiques.
Certaines personnes vont connaître des problèmes de santé du fait d'un surpoids. Parmi les obèses malades, ceux qui ont des problèmes génétiques, des problèmes psychologiques ou des problèmes préexistants vont être surreprésentés par rapport aux autres groupes. Ce schéma va pouvoir s'appliquer à tous les objets de consommation.
Deux grands modèles virtuels de santé publique sous-tendent les politiques réelles. Le premier consiste à ignorer la part pathologique, permettant ainsi à la majorité de la population de devenir des consommateurs normaux. C'est ce qui a été proposé dans beaucoup de pays à travers ce que certains spécialistes appellent le « modèle de Reno », du nom de la capitale du Nevada.
A l'opposé, d'autres vont tendre à imposer un modèle prohibitionniste total. Ces deux modèles n'existent pas dans l'absolu car aucun ne serait bon. Pourquoi ? Le modèle de Reno a été proposé par quelques spécialistes à Reno et concerne le jeu pathologique.
Ce modèle consiste à faire confiance à la logique de développement durable des producteurs, des industriels et des opérateurs de jeux qui vont alors financer l'information rationnelle du public en matière de règles du jeu ainsi que des actions ciblées de prévention et d'avertissement des publics vulnérables, des personnes à risques et des personnes qui montrent des signes de dérapage. Ils financeront également des centres de soins pour le traitement des joueurs pathologiques. En retour, ils seront autorisés à augmenter leur offre au maximum. Ainsi, le jeu pourrait devenir la norme. Dès lors, il serait extrêmement difficile de savoir quels problèmes de santé publique lui sont imputables.
C'est ce que l'épidémiologiste anglais Geoffrey Rose appelle le « prevention paradox » : si chacun fume 40 cigarettes par jour, le cancer sera considéré comme une maladie génétique, personne ne pensant alors à faire le lien entre tabac et cancer. La plupart des gens continueront à ne pas développer de cancer et l'on se demandera pourquoi telle personne est atteinte alors que telle autre ne l'est pas. Le facteur sociétal massif, unanimement partagé, disparaîtra. C'est la question que l'on peut se poser actuellement à propos de la télévision. On ne sait ce qu'elle produit sur les gens parce que tout le monde la regarde !
L'autre modèle est le modèle prohibitionniste absolu qui tendrait à interdire le plus possible l'accès aux substances.
Ce modèle a été mis en oeuvre de manière absolue en Iran, après la révolution islamique, pour l'opium et l'héroïne. On sait où cela a conduit : les peines pour usage simple ont augmenté jusqu'à la peine mort. 40.000 personnes ont été tuées, dont beaucoup pendues à des grues sur la place publique pour essayer de mettre fin à la toxicomanie. Le résultat est catastrophique ! L'Iran est aujourd'hui le pays du monde qui a le plus d'héroïnomanes -3 millions- rapportés à sa population.
Le premier modèle risque donc d'augmenter les problèmes sans fin, le second d'être catastrophique. La loi de 1970 est partie, dans l'esprit de beaucoup, de ce modèle prohibitionniste. Pour un certain nombre de substances, elle a plutôt bien fonctionné parce qu'elle a été largement modulée par la politique de réduction des risques, par la généralisation des traitements de substitution et par l'existence de centres de soins. C'est parce qu'on a mis dans ce modèle des éléments de l'autre modèle que celui-ci est devenu relativement opérant.
Les chiffres tendent à le montrer. Le nombre d'expérimentateurs d'héroïne en France est de 1 % de la population. Sur ce chiffre, le nombre d'utilisateurs réguliers ou dépendants n'apparaît pas dans les enquêtes de population générale. On peut dire que, pour l'héroïne, ce modèle mixte a relativement fonctionné. Pour la cocaïne, on constate une augmentation de 2,5 % des expérimentateurs dans la population générale mais les utilisateurs quotidiens, réguliers ou à problèmes n'apparaissent toujours pas dans les enquêtes. On est donc très loin de la catastrophe sanitaire et c'est pourquoi on peut être relativement optimiste.
Le seul produit pour lequel ce n'est pas vrai est le cannabis qui compte 12 millions d'expérimentateurs pour 500.000 utilisateurs réguliers. C'est très peu en pourcentage mais beaucoup trop pour un an de prison si on l'utilise chez soi et deux ans de prison si on l'utilise au volant. Ce n'est pas réaliste ! Une seule personne a eu le courage de le dire, c'est Nicolas Sarkozy, lorsqu'il était ministre de l'intérieur, estimant qu'il faudrait peut-être remplacer la peine de prison par une amende.
La loi sur le jeu constitue un exemple d'une démarche qui pourrait gagner à être mise en perspective avec ce qui a été fait pour les drogues. Cette loi est une loi de légalisation mais il s'agit d'une légalisation partielle, certains jeux ayant été légalisés et pas d'autre. On a donc là un peu de prohibition dans un modèle d'allure libérale. Cette loi ne marchera que si les opérateurs sentent au-dessus de leur tête une épée de Damoclès constituée par une possible prohibition. Autrement dit, le modèle prohibitionniste ne fonctionne que si des actions de prévention, de soins, d'accompagnement sont mises en oeuvre ; le modèle libéral ne fonctionnera que s'il intègre la possibilité -au moins virtuelle- d'une prohibition, d'un retour en arrière...
On pourra mesurer l'efficacité de cette loi à l'aune du pouvoir des autorités de régulation qui ont été mises en place. On peut avoir quelques inquiétudes quant au Comité consultatif des jeux, qui devait dépendre du Premier ministre. Pour des raisons que je n'ai pas comprises, les services du Premier ministre ont saisi le Conseil constitutionnel pour ne pas être chargés de ce dossier, ce qui peut inquiéter les spécialistes du jeu pathologique.
Il me semble qu'après quarante ans de mise en oeuvre de la loi de 1970, on pourrait sortir des débats passionnels. Nous sommes devant des modèles de santé publique qui ont un passé certain et on peut commencer à essayer de tirer des leçons de toute cette expérience.
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Je crois pouvoir dire que nous n'avons jamais entendu de tels propos, tout du moins dans leur synthèse !
Existe-t-il des répercussions comportementales en fonction des drogues consommées ? Peut-on relever des distinctions selon le type de drogues, selon le type de public voire selon les techniques d'usage ?
M. Marc Valleur . - Oui et non. On s'est beaucoup interrogé sur le choix de la drogue par les toxicomanes. Depuis quarante ans, on constate que la variable la plus déterminante dans le choix d'une drogue est la disponibilité. On sait que, depuis l'élargissement des traitements de substitution, l'héroïne a diminué dans l'imaginaire des toxicomanes et a progressivement été remplacée par la cocaïne -alors que ce devrait être le contraire !
On a avec l'héroïne un anesthésique, un analgésique qui calme toutes les souffrances ; il s'agit d'un produit d'automédication par excellence. C'est une des rares substances qui mette fin aux souffrances des psycho-traumatisés alors que la cocaïne constitue un produit excitant, un produit d'action. Or, ce sont les mêmes personnes qui recourent aux deux produits !
Il ne faut donc pas trop faire de psychanalyse -même si c'est humiliant pour nous : ce que veulent les toxicomanes, c'est ne plus être eux-mêmes, c'est être ailleurs, ce qu'ils peuvent faire avec n'importe quel produit dès lors que cela entraîne un changement de l'état de conscience !
Cela étant, le lien entre dangerosité sociale, passage à l'acte et usage de drogue est extrêmement complexe. On a vu, dans les années 1970, des toxicomanes devenir agressifs parce qu'ils étaient en manque. Cette délinquance d'acquisition pouvait devenir extrêmement violente. C'est l'époque des casses de pharmacie et des arrachages de sacs à main perpétrés par des gens qui avaient besoin d'argent pour s'acheter leur drogue et qui tombaient dans la délinquance.
On a le même schéma, même atténué, avec les jeux d'argent. Le joueur qui veut se refaire et qui n'a plus d'argent va commencer par faire des chèques sans provision et finira par commettre des détournements de fond, des faux ou des vols afin de continuer à jouer et tenter de se refaire. Il s'agit d'une délinquance acquisitive, liée à l'état de manque et au besoin de continuer.
Il existe également des délinquances de type psychopharmacologique, où le passage à l'acte est déclenché par l'effet même de la substance : c'est le cas avec certains délires amphétaminiques ou cocaïnique, le produit le plus en cause restant toutefois l'alcool, produit le plus documenté en matière de passage à l'acte suicidaire ou délinquant. Un train entre Nice et Grasse a ainsi été saccagé par des jeunes qui ont massacré tout le monde, lors d'un retour de réveillon !
Le troisième type de lien entre toxicomanie et délinquance est ce que l'on peut appeler un lien systémique : les mêmes personnes, pour des raisons sociologiques, psychologiques et culturelles vont être amenées à être à la fois délinquants et usagers de drogues. Traumatisés dans leur enfance et n'ayant pas foi en l'avenir, ils sont malheureux et ne voient leur salut que dans la révolte et la délinquance. Demandant en quelque sorte réparation à un monde qu'ils considèrent injuste, ils vont s'adonner à la drogue pour essayer d'atténuer des souffrances préexistantes.
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Vous avez éludé l'aspect compassionnel pour vous concentrer sur les différentes politiques menées par les uns ou les autres. Vous avez dit que les drogues étaient un sous-groupe des addictions. Avez-vous une classification de la dangerosité des drogues ? Beaucoup de cancers sont provoqués par le tabac et beaucoup d'accidents surviennent du fait de l'alcool mais beaucoup sont aussi dus aux psychotropes en tous genres -médicaments, cannabis, etc.
Par ailleurs, à Marmottan, comment prenez-vous en charge les personnes dépendantes ? Comment les orientez-vous vers la substitution ou vers le sevrage ? La substitution existe pour certains produits mais pas pour l'alcool ni le jeu.
M. Marc Valleur . - La dangerosité des drogues était l'intitulé du rapport commandé à Bernard Roques en 1997. J'avais d'ailleurs participé à sa rédaction et je pense que les données en sont toujours d'actualité, même s'il est très discutable. On avait eu trois mois pour le rédiger : c'était un peu rapide et beaucoup de données neuropsychologiques sont probablement aujourd'hui dépassées mais la classification serait la même : il existe des drogues extrêmement dangereuses en matière d'addictivité ou de toxicité somatique, de la toxicité cérébrale et de la dangerosité sociale.
L'alcool demeure la pire de toutes les drogues. Pour ce qui est de l'addictivité, c'est le tabac. Pour ce qui est des chiffres de santé publique, l'alcool provoque 60.000 morts par an, le tabac représente 45.000 morts par an en France. Ces deux produits demeurent donc les produits phares parmi les drogues les plus dangereuses. On trouve ensuite l'héroïne et les opiacés, qui sont extrêmement accrocheurs et qui, en fonction de leurs conditions d'utilisation dans un monde prohibitionniste, sont également extrêmement dangereux.
Les excitants et la cocaïne se situent un peu en dessous ; ces produits ne donnent pas lieu à dépendance physique comme l'héroïne mais à des dépendances beaucoup plus variables.
Le cannabis est une drogue beaucoup moins dangereuse que les autres. C'est une des raisons pour lesquelles les jeunes en consomment. En outre, il pousse partout et est très difficile à éradiquer.
Le jeu se situe probablement au même niveau. Il serait en cause dans plus de 10 % des suicides effectifs. Cela en fait un problème de santé publique non négligeable ; c'est pourquoi il convient de ranger les addictions sans drogue aux côtés des addictions avec drogue.
Comment soigne-t-on les gens ? Il faut que l'on puisse réaliser dans les centres de soins et de prévention des addictions ce que les nord-américains appellent des approches multimodales et mettre une palette d'outils à la disposition du patient en fonction de son état et de l'évolution de celui-ci. Ce peut être des psychothérapies plus ou moins « technologiques », des thérapies cognitivo-comportementales, des thérapies psychanalytiques, des médications de l'addiction, comme les produits de substitution pour les opiacées ou des produits antagonistes qui empêchent l'action d'une drogue et qui finissent par faire perdre l'intérêt pour celle-ci -Nalorex pour l'héroïne...
Ce peut également être des traitements des troubles psychiatriques associés qui ne sont pas toujours dramatiques, comme les états anxio-dépressifs, bipolaires...
Il faut pour ce faire des services sociaux efficaces, que ce soit pour les toxicomanes -qu'il faut réinsérer, à qui il faut réapprendre à vivre au quotidien- ou pour les joueurs à qui il faut réapprendre à faire un budget, ce qu'est un plan de surendettement, une tutelle, une curatelle ou une protection des biens. Il faut prendre en charge l'entourage quand il en existe encore : parents, conjoints, enfants des joueurs, familles.
On peut recourir en parallèle à des groupes comme « Narcotiques anonymes », « Alcooliques anonymes » ou « Joueurs anonymes » qui ne sont pas concurrents des autres formes de prise en charge, sauf en ce qui concerne les traitements de substitution, car ces groupes sont assez dogmatiques dans leur définition de l'abstinence.
On a donc toute une panoplie, avec des hospitalisations, des séjours de rupture, parfois des séjours en postcure qu'il va falloir utiliser pour chaque addiction, même pour les joueurs, que l'on hospitalise ou à qui l'on donne des médicaments, tout comme pour une autre addiction.
Ce qui fait que le traitement va être efficace, c'est la qualité relationnelle avec la personne, le fait qu'elle aura été reçue dans une ambiance sympathique, par les gens qui ne la jugent pas et qui sont prêts à entendre ce qu'elle a à dire. C'est là la vraie base de la thérapie. C'est une erreur, que de vouloir comparer telle forme de thérapie à telle autre : on sait depuis 1936 que le succès d'une psychothérapie n'est jamais dû à sa théorie de rattachement. Ce n'est pas le fait d'être psychanalyste, comportementaliste ou biologiste qui fait que cela fonctionne mais la qualité du thérapeute lui-même !
Il existe de bons thérapeutes parmi les psychanalystes ou les comportementalistes. Il faut savoir qui sont les bons et qui sont les mauvais ! Ce qui est compliqué pour les chercheurs, c'est le fait que l'essentiel du traitement va être déterminé par des facteurs non spécifiques : l'ambiance, l'ouverture d'esprit du thérapeute, l'humeur dans laquelle il se trouve le jour où il reçoit la personne, des choses impalpables très difficiles à objectiver dans une recherche. A Marmottan, on essaye de faire en sorte que l'ambiance soit chaleureuse et on s'interdit de juger les personnes.
M. Serge Blisko, coprésident pour l'Assemblée nationale . - Vous avez évoqué 1936 : pourquoi ?
M. Marc Valleur . - Saul Rosenzweig, psychanalyste, ami de Frederic Skinner, fondateur du comportementalisme, a écrit en 1936 un article rappelant « Alice aux pays des merveilles » intitulé : « Tout le monde a gagné et chacun doit avoir un prix ». Il a essayé de comparer les différentes formes de psychothérapies en se demandant quelle était la meilleure, de la psychanalyse ou du comportementalisme. Il s'est aperçu que le succès des psychothérapies n'était pas lié à leur théorie de rattachement.
Quantité de recherches ont été menées depuis pour essayer d'invalider ce postulat très vexant pour tous les psychothérapeutes mais qui n'en demeure pas moins vrai ! Cela a été prouvé par toutes les études qui ont eu lieu et confirmé récemment par une étude sur la drogue intitulée « Collaborative cocaïne treatment study » qui comparait des psychothérapies comportementalistes et des psychothérapies psychodynamiques en matière de prise en charge des cocaïnomanes. Celles-ci donnent en effet des résultats catastrophiques pour une raison très simple : on les a tellement technicisées que l'on a stérilisé la créativité des thérapeutes. C'est la seule fois dans l'histoire qu'une psychothérapie a eu des résultats pires que l'absence de traitement !
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Dans ce dualisme nécessaire entre prohibition et compassion, y a-t-il place pour des centres d'injection supervisés ? Est-ce utile ? Est-ce nécessaire ? Peuvent-ils apporter quelque chose ?
M. Marc Valleur . - C'est ainsi que la question aurait dû se poser. Il s'agit d'une question technique : en a-t-on besoin et en a-t-on les moyens ? Or, elle a été débattue comme une question politique opposant ceux qui estimaient qu'on ne pouvait aider les gens à se droguer à ceux qui criaient au scandale, affirmant qu'on voulait laisser mourir les usagers de drogues !
Il existe plus d'une centaine de centres d'accueil de proximité, de CAARUD. Si, dans certains endroits, comme à Paris ou Marseille, les intervenants alertent les autorités sur l'existence de scènes ouvertes et de lieux où les gens s'injectent leurs produits -portes cochères, toilettes publiques- et échangent les seringues à la sauvette- la logique de santé publique voudrait que l'on crée des centres d'injection supervisés. En a-t-on les moyens ? Combien cela coûte-t-il ? Le budget existe-t-il ? Ce sont là des questions techniques. Si ces centres sont implantés sur des lieux de scène ouverte, les riverains devraient être satisfaits : cela mettrait fin au danger qui existe pour les enfants, qui peuvent trouver des seringues, etc.
L'expertise de l'INSERM sur la réduction des risques et particulièrement sur ces questions montre que les évaluations des expériences étrangères sont positives à tous niveaux. Cependant, l'étude indique également que cela coûte cher ; il convient donc de savoir sur quel budget ces sommes seraient prises. J'aurais compris que l'on estime l'idée intéressante mais coûteuse mais j'ai été très choqué, lors d'un débat à la radio auquel j'ai participé, qu'un participant dise qu'il n'y avait qu'à laisser mourir les intéressés ! On retrouve dans les débats la passion que l'on a pu connaître dans les années 1970. On a pourtant quarante ans de recul ! Il serait temps d'en tenir compte !
Mme Catherine Lemorton, députée . - Confirmez-vous qu'il n'existe pas de mono-toxicomanie et que l'on se trouve souvent face à des poly-addictions ? L'image qui me vient à l'esprit est celle du joueur qui, seul devant son écran, fume des produits licites ou illicites, tout en buvant éventuellement, totalement désocialisé...
M. Marc Valleur . - Cela a toujours été une évidence et constitue un problème pour la recherche car il n'existe pas, par exemple, de cocaïnomane pur. Les gens qui consomment de la cocaïne prennent aussi de l'alcool, du tabac, des opiacés et des médicaments psychotropes en même temps. La poly-consommation est donc actuellement plus la règle que l'exception. Cela ne signifie pas qu'il s'agit d'une conduite irrationnelle mais que la rationalité des consommations est beaucoup plus complexe qu'on ne l'imagine.
Michel Le Moal a dit que la France est le pays qui consomme le plus de psychotropes. C'est vrai mais c'est une très bonne chose : cela ne veut pas dire que les Français vont mal, qu'ils sont désespérés ; cela veut dire que l'on a une très bonne couverture sociale et que cela ne coûte pas cher. Les Américains prennent beaucoup moins de tranquillisants parce que cela coûte une fortune et que ce n'est pas remboursé !
M. Jacky Le Menn, sénateur . - Vous avez dit que la vraie base de la thérapie reposait sur la qualité de la relation avec le thérapeute. Comment celle-ci s'objective-t-elle dans la durée ? S'agit-il d'une autoévaluation du thérapeute ? Une nouvelle aventure se joue-t-elle à chaque fois entre le patient et son thérapeute ? Existe-t-il une rémanence lorsque le patient replonge dans son environnement habituel ?
M. Marc Valleur . - Je pense qu'il n'existe pas de mesure objective de la qualité relationnelle entre le patient et son psychothérapeute ; cependant, cela change la manière que nous avons de nous auto-évaluer. A Marmottan, on l'a compris depuis le milieu des années 1970 : le meilleur critère d'évaluation de base pour la prise en charge d'une addiction réside dans la facilité avec laquelle le patient va revenir vous voir quand il aura à nouveau des problèmes, contrairement à ce que l'on pouvait croire au début. On aura alors des prises en charge au très long cours mais de manière séquentielle.
On a vu des gens revenir parce qu'ils étaient retombés dans l'alcool alors qu'ils avaient arrêté l'héroïne depuis dix ans. On en voit aujourd'hui revenir pour le jeu, après avoir arrêté l'alcool depuis dix ans. Il existe ainsi des passages d'une addiction à une autre et c'est pourquoi les CSAPA doivent devenir des lieux de référence, un peu comme un hôpital général.
Je ne partage pas le pessimisme de Michel Le Moal. Cela fait 37 ans que je suis des toxicomanes ; quelques-uns viennent malheureusement toujours me voir parce qu'ils vont très mal -certains sont psychotiques, d'autres connaissent des troubles psychiques majeurs- mais j'en connais qui sont devenus des collègues et qui ne supporteraient même pas d'être considérés comme d'anciens toxicomanes. Ils se vivent autrement. Ayant traversé une période de leur vie, ils ne veulent pas être réduits à celle-ci.
M. Daniel Vaillant, député . - Quelle est la part d'influence et de dédiabolisation des produits que peuvent avoir de grands artistes comme Gainsbourg et d'autres chanteurs ou Verlaine, dont on dit qu'il a abusé d'un certain nombre de produits ? Il y a un paradoxe dans notre société, beaucoup de prohibitionnistes étant remplis d'admiration pour ces exemples -qui n'en sont pas toujours à certains égards !
M. Marc Valleur . - Véronique Nahoum-Grappe a écrit de très belles pages sur l'opposition entre la figure de l'artiste et celle de l'homme politique : l'artiste se doit d'être très mal dans sa peau, alcoolique, cocaïnomane et reçoit du ciel des traits de génie sans jamais travailler ; l'homme politique, au contraire, travaille sans arrêt, est submergé de dossiers et n'a manifestement pas le temps de s'amuser ! La réalité est bien sûr différente... Si on expliquait que Gainsbourg passait son temps à travailler et qu'il était tellement angoissé qu'il fallait qu'il se calme en buvant, qu'il s'agissait d'une sorte d'antidote contre le surmenage, on casserait le mythe. Si l'on racontait la véritable existence des hommes politiques, on casserait probablement aussi pas mal de mythes. Il s'agit là d'une représentation sociale.
Le plus dangereux reste que la société récupère tout : cette image de la star est une image de marketing inventée avec le rock'n'roll. Le sociologue François Dubet fait remonter à 1954 les débuts de l'adolescence au sens où on l'entend aujourd'hui. C'est l'époque du premier 45 tours d'Elvis Presley. Le coût de génie du marketing et de la publicité est d'avoir utilisé un mouvement qui se présentait comme un mouvement de libération et de révolte pour en faire un vecteur de consommation à destination des jeunes ! On continue à parler d'une « attitude rock'n'roll » comme s'il s'agissait d'une attitude de rebelle dirigée contre le système alors que c'est le meilleur moyen de rentrer dans le système en achetant des chaussures de telle marque, des disques de tel chanteur, etc. !
Ce qui fabrique l'addiction dans la société c'est l'idée que le bonheur passe par la possession d'un certain nombre d'objets de consommation. Le problème est que même les révoltes contre cette société sont récupérées : le mouvement punk a ainsi donné lieu à une mode en l'espace de six mois !
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci de tout ce que vous nous avez apporté...