Audition du Docteur Xavier Emmanuelli, Président-fondateur du SAMU social
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Nous accueillons à présent M. Xavier Emmanuelli, président fondateur du SAMU social en 1993, ancien Secrétaire d'État chargé de l'action humanitaire d'urgence de 1995 à 1997.
Vous allez nous éclairer sur les problèmes de toxicomanie chez les personnes en grande détresse, à la lumière du récent rapport SAMENTA sur la santé mentale et les addictions chez les personnes sans logement personnel d'Ile-de-France.
Nous attendons aussi que vous exprimiez votre sentiment sur la politique française de lutte contre les toxicomanies. Comment l'améliorer ? Quelles sont vos réflexions sur ce sujet ?
Nous aimerions également connaître votre jugement, si vous le souhaitez, sur les expériences étrangères de centres d'injection supervisée. Sont-ils souhaitables en France ?
Pour commencer, pouvez-nous dire dans quelle mesure la population prise en charge par le SAMU social est concernée par la consommation de drogues ? Quels outils utilisez-vous pour répondre à cette situation ?
M. Xavier Emmanuelli . - Je suis très heureux et très honoré de me retrouver dans cette enceinte.
Avant d'être secrétaire d'État et d'avoir créé le SAMU social, j'étais médecin urgentiste ; j'ai également travaillé à la maison d'arrêt de Fleury-Mérogis, où j'ai été médecin-chef de 1987 à 1992. La toxicomanie -parfois par voie intraveineuse- était alors un mystère pour moi.
Les échanges de seringues ont ensuite vu le jour. J'ai continué à chercher à comprendre ce que signifiait le mot « toxicomane ». A l'époque, l'héroïne était la drogue la plus en vogue.
Le mot de « toxicomanie », inventé en 1900, n'a pas été forgé comme le mot « alcoolisme », qui désigne une atteinte aigüe mais, sémantiquement, comme une grave atteinte au psychisme.
En second lieu, l'épidémie de toxicomanie par voie intraveineuse est très datée et remonte aux années 1970. Cette pratique n'était pas, auparavant, perçue comme un phénomène de masse. J'avais en face de moi les gens les plus fragiles et les plus vulnérables. Les dégâts infligés au psychisme et au physique m'ont fait beaucoup réfléchir en tant que médecin.
Après avoir fondé le SAMU social, j'ai rencontré toutes sortes d'addictions et de toxicomanies. 95 % des gens auprès desquels nous intervenons ont un problème d'addiction.
L'addiction est un phénomène sournois qui peut se présenter dans la vie courante. Je connais un certain nombre de gens qui, pour dormir, prennent des somnifères sans s'en apercevoir et ne peuvent plus s'en passer. Des médicaments comme le Stilnox sont considérés comme dangereux parce que conduisant à l'addiction. Or, il est difficile de sortir d'une addiction.
Certes, l'alcool détruit bien des gens mais, d'un autre côté, il constitue un antalgique, un analgésique, un calmant. Il permet aussi de voir la réalité différemment. Au début, c'est convivial et cela donne un sentiment de puissance. Il est donc extrêmement difficile de conseiller à quelqu'un d'arrêter de boire. Quel est son intérêt ? Les gens fragiles sont dans un cercle vicieux...
Je sais que les travailleurs sociaux, très souvent, passent un contrat, s'attachent à la personne et essaient de la suivre sur le long terme. Les gens fragiles, qui n'ont pas d'autres perspectives, rechutent et c'est un échec de plus.
Je me suis donc posé un certain nombre de questions car, aussi bien au SAMU social de Paris, au SAMU social international, chez les enfants des rues ou chez les jeunes de la rue, tous ont une problématique de toxicomanie. A travers le monde, ce qui revient le plus souvent, c'est la colle, le solvant de teinturier. A une époque, les tubes de colle étaient à la mode chez nous. C'est un rapport à la réalité et à l'affect, à l'adulte, à l'image. Je dis toujours qu'on n'existe que par le regard des autres. Si les autres ne vous regardent pas, votre image corporelle disparaît, vous êtes sans intérêt, sans sens, sans amour. Il faut manifester de l'intérêt pour les gens, les accompagner, leur donner du sens.
Je pense également que notre société manque singulièrement de symbolisme. Les gens veulent utiliser les mêmes rituels d'apaisement que les autres. La dignité, c'est donner à percevoir les rites que l'on pratique les uns avec les autres pour faire partie de la même famille. Avec les gens en difficulté que je rencontre, il n'y a pas de rituels. Ils entendent des ordres, des insultes, le vocabulaire est réduit : il ne faut pas entrer dans ce jeu. Avec ces personnes, il faut prendre des précautions oratoires, respecter les distances, ne pas s'approcher trop près, ne pas être trop loin, ne pas techniciser. Il est difficile de trouver la bonne distance opératoire car ces personnes sont avides de votre être, d'existence, d'être prises en considération. Comment faire ?
Il n'existe pas de solution automatique pour sortir les gens de leur addiction. Il faut procéder au cas par cas, en leur manifestant de l'intérêt et surtout sans se décourager, car chacun est faillible. Regardez comme il est difficile pour des gens structurés, qui ont une place dans la société, d'arrêter de fumer. Vous imaginez donc combien il est difficile pour des gens sans repère, sans affection, sans projet d'arrêter de recourir à ce qui les console.
Si on se rapproche de ces personnes, il faut qu'elles y trouvent leur compte mais il est difficile de s'investir si l'on sait qu'on va ensuite « lâcher la rampe » : cela peut être décevant, les gens ne vont pas tenir leurs promesses.
J'ai également remarqué qu'il était difficile d'établir une passerelle avec les jeunes, quelle que soit leur toxicomanie : ils ne vous croient pas. On est dans la virtualité, dans une espèce de rôle où le rapport à l'autre, le mal que l'on fait à l'autre n'a pas d'importance. Il est très difficile de parler de la réalité avec les gens sous l'emprise de la drogue ou de l'alcool. Il faut avoir la foi, pour les accompagner.
J'ai fait un jour une conférence à Cochin pour le SAMU social. Il est difficile de soigner les gens qui récidivent. Quelqu'un m'a dit : « Que fait-on au bout de cinquante-deux fois quand un de tes clients vient aux urgences pour cuver sa cuite ? ». J'ai alors demandé : « Es-tu un guérissant ou un soignant ? Tu es soignant, tu soignes ! ». Les médecins pensent qu'ils peuvent tout guérir, y compris la mort mais on ne « guérit » pas : on peut soigner, accompagner, etc. C'est ce que je me dis en espérant qu'au bout du compte, certains s'en sortent !
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Nous passons un après-midi hors du commun grâce aux auditions de gens fort différents -des humanistes !
M. Patrice Calméjane, député . - Je suis élu de région parisienne. Le SAMU social, si je me souviens bien, est une invention du Maire de Paris...
M. Xavier Emmanuelli . - Entre autres... S'il n'y avait pas eu les politiques, le SAMU social n'aurait pas existé !
M. Patrice Calméjane, député . - Il existe deux entités qui interviennent dans la rue, le SAMU social et les pompiers. Les pompiers sont des administratifs et des militaires qui sont amenés à intervenir parfois cinq ou six fois de suite dans la même nuit pour secourir une même personne en détresse. Vous avez, quant à vous, une approche plus sociale des personnes qui sont dans la rue. Nous essayons, à travers ces auditions, d'ébaucher des solutions. Pensez-vous qu'il existe un chaînon manquant entre votre travail et celui des pompiers, qui interviennent en première urgence, comme le leur impose leur mission aux termes de la réglementation ?
M. Xavier Emmanuelli . - J'ai eu le privilège de participer à la fondation du SAMU auprès du Professeur Hugenard, à Créteil, qui avait mis en application les principes de Cara et de Lareng. Le SAMU, c'était l'hôpital hors les murs. En 1970, les accidents de voitures provoquaient 17.000 morts par an et les accidents domestiques étaient nombreux. L'idée était d'aller au devant des victimes.
Le SAMU a donné naissance à Médecins Sans Frontières, où j'ai passé 23 ans de ma vie, et au SAMU social. Vous avez évoqué le Maire de Paris. Certes, il avait la volonté politique de le réaliser mais je lui ai présenté un projet déjà ficelé. Il fallait des équipes mobiles pour effectuer les maraudes, que tout le monde a ensuite imitées.
Lorsque j'étais au Gouvernement, on a pu créer le 115 par analogie au 15. Les centres d'hébergement correspondent aux soins intensifs. J'ai calqué mon modèle sur la médecine d'urgence ; le Maire de Paris l'a compris et m'a aidé à le réaliser. Cela ne s'est pas fait d'un seul coup.
Quant aux pompiers, il n'y a pas longtemps qu'ils ont cette mission et il existe toujours des « bisbilles » avec le SAMU : de qui relève la médecine pré-hospitalière, du SAMU ou des pompiers ? Auparavant, cela relevait de Police-Secours. On a même eu PS-SAMU du temps de Martinet. Cela a duré ce que cela a duré. Mon maître n'aimait pas cela du tout, le brocardant en disant : « On cogne à l'avant, on soigne à l'arrière. »
Lorsque j'étais praticien hospitalier à Nanterre, il existait une brigade de police appelée la BAPSA, brigade d'assistance pour personnes sans abri, qui ramassaient les gens pour leur bien mais aussi pour nettoyer la rue, les sociétés ayant toujours hésité entre la charité et la police, mettre de l'ordre ou mettre à l'abri -on peut d'ailleurs faire les deux. Regardez les pompiers : lorsqu'ils approchent des gens, ils mettent des gants...
M. Patrice Calméjane, député . - Je suis déjà allé avec eux !
M. Xavier Emmanuelli . - Venez donc également avec moi ! Que font les pompiers ? Ils amènent les gens aux urgences où ils les laissent. Il n'y a pas de filière, pas d'aval. Même l'Assistance publique et les hôpitaux -c'est symptomatique de notre société- font la différence entre le médical et le médico-social. C'est pourquoi l'accompagnement et l'hébergement sont si mal connus et si mal compris. Voilà pourquoi on trouve beaucoup de problèmes psychiatriques sous les abribus, chez des gens en train de soigner leur psychose avec de l'alcool, faute de suivi.
Oui, il manque un chaînon, celui de l'aval. Lors des débuts de la toxicomanie par voie intraveineuse, les psychiatres ont raté le coche et n'ont pas bien vu la pathologie induite. On court maintenant après mais, faute de moyens, que faire à long terme ?
On s'entend très bien avec les pompiers mais on ne fait pas le même métier et on n'a pas la même approche, ni les mêmes missions. Le SAMU médical intervient un peu en doublon avec les pompiers. Rouges et Blancs se font d'ailleurs la guerre à Paris.
M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - La Mairie de Paris vient de publier un document sur les salles d'injection. Comment le SAMU social envisage-t-il tout ce qui touche aux produits de substitution, à la distribution du Subutex, au traitement à la méthadone ? Ces salles d'injection manquent-elles pour le suivi de vos patients ? C'est pour nous un véritable problème de savoir si cette création ne va pas conduire à une dépénalisation progressive des drogues...
M. Xavier Emmanuelli . - C'est ce que je pense !
En France, on a une tradition humaniste -et je sais qu'elle apparaît tout à fait retardataire dans l'esprit de certains. Nous soignons, nous n'abandonnons pas.
Depuis les années 1970, trois problèmes sont régulièrement posés par les médias, l'acharnement thérapeutique, le droit de mourir dans la dignité et l'euthanasie. C'est toujours d'actualité.
Avec les salles d'injection, on ne pense qu'à la voie intraveineuse et jamais aux autres types de toxicomanie : ecstasy, psychotropes, tranquillisants, alcool... Que cherche-t-on ? Qui va donner le produit ? Est-ce un médecin ? Est-ce là son travail ? Quand j'étais à la prison de Fleury-Mérogis, on appelait le « shoot » un « fix ». Veut-on vraiment « fixer » les gens ? Y a-t-il un aval ? Si on a toute la chaîne et si on est sûr que les choses seront encadrées, que les toxicomanes seront hébergés et qu'ils ne retomberont pas, très bien !
Vous avez lu notre rapport sur la psychiatrie : où se trouvent les gens atteints de problèmes psychiatriques, qui ne sont pas seulement sans logement mais aussi sans liens, sans définition, sans aide : ils se trouvent sous les abribus ou en prison ! La majorité des gens qui vivent dans la précarité et qui ont des problèmes psychiatriques ne bénéficient d'aucun suivi, sauf en cas de crise aigüe. Certes, ils peuvent prendre rendez-vous dans un centre médico-psychologique (CMP) mais s'ils ne s'y rendent pas, comment les suivre ?
Personnellement, je pense que les salles d'injection constituent une perversité et ne peuvent fonctionner, faute de moyens.
Je suis d'autre part extrêmement choqué que l'on abandonne les gens à leur définition de toxicomanes. On sait très bien qu'on ne les en sortira pas. Vous me demandez une opinion personnelle : je vous la livre. C'est non seulement inesthétique mais antiéthique et antihumaniste. Je ne vois pas ce que l'on obtiendra avec cela sinon un effet de mode.
M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Que pensez-vous du Subutex ? L'utilisez-vous ?
M. Xavier Emmanuelli . - On trouve toujours le moyen de contourner la finalité : le Subutex peut être pilé et injecté. Ce n'est pas le produit mais le psychique et le symbolique qui sont en cause. C'est à la perception de la réalité, de l'affect et de la construction qu'il faut s'attaquer.
Les toxicomanes savent très bien que la drogue les démolit et que leur personnalité va s'effondrer mais ils en ont besoin. C'est paradoxal : la drogue les détruit mais les construit également ! Personnellement, je ne rentre pas dans ce jeu là, en tant que médecin et après avoir bien réfléchi au problème. C'est ainsi que l'on perd les gens.
On me dit que c'est un problème de santé publique. Oui, c'est bien connu : le médecin a toujours un regard divergent, un pour la protection du groupe et l'autre pour la protection de l'individu. Il faut qu'il trouve la voie. Je ne vois pas ce que cela peut apporter à la santé publique. J'ai l'air péremptoire mais c'est une réflexion !
Mme Catherine Lemorton, députée . - J'appartiens au réseau toxicomanie ville-hôpital de Toulouse, qui a été cité par la Cour des comptes l'an passé comme étant un bon réseau. Ne pensez-vous pas que ces salles d'injection peuvent constituer un moyen d'accroche ? Lorsqu'on a un suivi étroit du toxicomane, on sait en effet que la problématique est multiple et complexe. Ne pensez-vous donc pas que ces salles seraient le prétexte à autre chose ?
M. Xavier Emmanuelli . - Lorsque j'étais à Nanterre, la police, se fondant sur l'apparence, ramassait tout le monde pour Nanterre. On a quand même progressé depuis ce temps là et la BAPSA elle-même s'est transformée.
Quand il y a plusieurs consommateurs d'héroïne, cela intéresse la police, mais aussi les dealers... Les salles peuvent constituer un point d'accroche, à condition de connaître tous les effets collatéraux et de les assumer. Pour quel bénéfice ? Combien de gens allez-vous pouvoir traiter ? Je suis d'accord avec vous pour dire que le produit n'est pas en cause. Le débat reste quoi qu'il en soit ouvert car on n'a pas de moyens.
Je pense également que les toxicomanes ont un problème avec la perception de la réalité. On est dans une civilisation de l'image. Tout paraît virtuel, y compris les sentiments et l'accroche que vous pouvez avoir avec eux. Ils ne vous croient pas : vous êtes pour eux en permanence dans la mythomanie !
Je ne sais pas ce que les salles d'injection apportent, sauf si la police a envie de contrôler et cela aura l'effet inverse. Je sais très bien qu'il y a derrière tout cela la libéralisation de la drogue mais je la combattrai. En tant que médecin, je pense qu'il faut soigner.
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Merci pour vos paroles.
Vous avez dit que les psychiatres avaient raté le coche. Je connais une psychiatre qui essaye de sortir la psychiatrie de l'hôpital avec un accompagnement médico-social et humain en développant une maison de famille où elle accompagne les toxicomanes tout au long de la journée avec un grand nombre de bénévoles. C'est un peu le chaînon manquant que vous évoquez. Ces personnes sont issues de différents milieux : SDF, personnes un peu perturbées ou qui ont de graves difficultés sociales. Tout le monde se retrouve et cela ne fonctionne pas si mal.
Pour autant, cette psychiatre est très mal accompagnée par le ministère de la santé, bien que cela coûte beaucoup moins cher que l'hospitalisation. Je crois que les psychiatres ne voient pas tous l'opportunité de telles expériences. Peut-être les choses doivent-elles évoluer afin que l'on trouve ce fameux chaînon manquant, qui pourrait s'adresser à un certain nombre de personnes ayant des addictions : alcool, drogues ou autres.
M. Xavier Emmanuelli . - Je suis d'accord avec vous. La circulaire transformant les pensions de famille en maisons relais remonte à 1997. J'étais encore au Gouvernement à l'époque.
Les « Amis de l'Atelier », en région parisienne, ont créé une petite structure autour d'un hôte. C'est une petite communauté qui demande beaucoup d'attention. C'est moins cher que l'hospitalisation puisqu'il s'agit d'un hébergement avec soins. Sans rouvrir l'asile, chaque quartier ou chaque petite ville devrait pouvoir disposer de 15 à 20 lits. Ce serait un immense effort, pas si cher que cela.
Pour les toxicomanes, c'est comme si la réalité se dérobait tout le temps ; ils ont besoin de s'y ancrer. Au XIX ème siècle, on était bien plus avancé avec Pinel et Esquirol, qui avaient compris qu'il s'agissait d'une maladie comme les autres. La France était alors en avance. Puis est venue l'école des psychotropes, des neuroleptiques et des antidépresseurs. On sait traiter les crises aigues mais on n'a pas fourni de solution de rechange. Les psychiatres aiment bien se servir des produits et n'ont pas les moyens de les suivre à long terme. Or, le problème de société qui est posé ici est celui de l'accompagnement, de l'hébergement, de l'intérêt, de l'affection pour les malades et ne sera pas résolu uniquement par des moyens matériels.
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Il n'est donc pas forcément médical ?
M. Xavier Emmanuelli . - Certainement pas !
M. Georges Mothron, député . - Selon vous, l'évolution de la consommation et des méfaits des différentes drogues dans les prisons et les centres psychiatriques est-elle la même que dans la société en général ?
M. Xavier Emmanuelli . - L'effet est amplifié. Notre étude a démontré que la schizophrénie dans le monde de la précarité est dix fois plus élevée qu'ailleurs. Ce n'est donc pas représentatif. Lorsqu'on essaye d'établir un contact, on s'aperçoit qu'il existe très souvent un manque de structuration depuis l'enfance : l'enfant mal-aimé, battu, violé, auquel personne ne s'est intéressé est un candidat potentiel à l'exclusion définitive.
On trouve autour des gares parisiennes certains enfants avec un chien. J'ai demandé au Professeur Michaux, à l'Ecole vétérinaire de Maisons-Alfort, ce que cela signifie et comment procéder car ces enfants ne veulent pas nous suivre pour ne pas être séparés du chien. Il s'agit d'un manque de représentation : le chien et l'homme représentent une certaine entité, le chien est un nounours, quelque chose de doux et le dominant n'est pas celui qu'on pense.
Les gens que j'ai rencontrés consomment tout. J'en ai même vu qui essayaient de fumer des antibiotiques. Tout se « deale » en prison...
La notion d'enfermement n'a plus cours en psychiatrie depuis les années 1970, époque à laquelle on a ouvert les asiles, estimant qu'on ne pouvait enfermer les gens sous prétexte qu'ils étaient malades. En Italie et dans les sociétés latines, par exemple, il existe des liens de voisinage...
On ne peut enfermer les gens ni les suivre et on ne veut pas mettre d'argent dans le suivi. Paradoxalement, plus on a d'outils et de médicaments puissants, moins on sait accompagner les gens !
M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Avez-vous des pourcentages sur les politoxicomanes ?
M. Xavier Emmanuelli . - Il n'existe pas de monotoxicomanes : ils prennent tous tout ce qu'ils peuvent !
M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Ne s'agit-il pas le plus souvent d'un seul produit ?
M. Xavier Emmanuelli . - Non, j'ai vu fumer des antibiotiques !
M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Comment faites-vous la différence entre usager et toxicomane ?
M. Xavier Emmanuelli . - Les gens qui ont envie de se « shooter » se « shootent ». La prévention n'existe pas : ils n'y croient pas ! Tous les mots ont été utilisés...
M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - A partir de quel moment considérez-vous qu'un jeune est « accro » ?
M. Xavier Emmanuelli . - Je peux reconnaître au geste et à la façon de s'exprimer une personne qui s'est longtemps droguée ! Les gens structurés ne persistent pas. Quand on est adolescent, on se structure en s'opposant, d'où l'utilisation de produits illicites. Je me rappelle une campagne de Séguéla qui, à l'époque, disait : « La drogue, c'est de la merde ! ». C'est un contresens : c'est précisément parce qu'il ne faut pas le faire qu'on se drogue !
Au fur à mesure que la personnalité se structure, les jeunes qui ont peu consommé abandonnent la drogue du fait des impératifs sociaux. Dans l'exclusion on est hors du temps. Il s'agit d'une sorte de présent répétitif. On ne peut faire de projets puisqu'il ne se passera rien et qu'il ne s'est rien passé auparavant. Les gens sont « achroniques » : ils n'arrivent pas à se projeter mais n'ont pas de passé non plus. Ils sont en permanence dans un instantané reproductif. Lorsqu'ils commencent à retrouver la grammaire du temps, ils se structurent.
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Que pensez-vous de la libéralisation du cannabis ?
M. Xavier Emmanuelli . - Toutes les sociétés ont le droit de fixer des interdits. On se rappelle la prohibition, qui a connu plus ou moins de bonheur. Vous pouvez légaliser le cannabis mais je ne vous souhaite pas de vous trouver sur le chemin de quelqu'un qui conduit à vive allure sous l'emprise de celui-ci ! Le problème ne vient pas tellement de la personne qui en consomme de temps en temps le samedi soir. Si on libéralise et on accorde des facilités, je ne vois pas comment les toxicomanes pourront s'en sortir. La Hollande et l'Espagne ont légalisé le cannabis et les « coffee shops » sont devenus une attraction !
On a le droit d'avoir des interdits. Je suis contre le fait de libéraliser quoi que ce soit ! A Fleury-Mérogis, j'étais de temps en temps appelé au fin fond de cet immense bâtiment pour une overdose. La drogue était échangée au parloir par l'intermédiaire d'un baiser de leur compagne. Quand on veut se droguer, on se drogue. Tout un chacun a besoin d'un interdit, de la loi, même les enfants !
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Comment communiquer pour prévenir la toxicomanie et empêcher les jeunes de commencer ?
M. Xavier Emmanuelli . - Mac Luhan disait : « Le média, c'est le médium ». Les enfants des rues, dans les grandes capitales, forment de petites bandes. Quand un adulte de bonne volonté s'en occupe, les enfants redeviennent des enfants...
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Je parle de communication institutionnelle... Doit-on montrer des poumons noircis ou des sourires aux dents jaunies ?
M. Xavier Emmanuelli . - Je vois encore les grands panneaux que l'on nous montrait à l'école communale : poumons de fumeurs, foie d'alcoolique... A quoi cela a-t-il servi ? Je ne crois pas que la communication institutionnelle apporte tellement. Il suffit simplement de dire aux jeunes : « Ne vous droguez pas, la vie est belle !». Le rapport à l'autre, ce n'est pas seulement un film. Il faut aimer les gens, ce que ne fait pas notre société !
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci.