Audition de M. Jean-Michel Costes, directeur de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT)
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Nous allons maintenant procéder à l'audition de M. Jean Michel Costes, directeur de l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies.
M. Jean Michel Costes . - Je vous remercie de m'avoir invité. C'est la mission naturelle de l'établissement que je dirige de rendre compte aux autorités nationales mais aussi aux instances européennes de l'état de l'usage de drogues en France, de ses conséquences et de son évolution.
Cela fait maintenant quinze ans que l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies a été créé. Il s'agit d'un établissement public dans le conseil d'administration duquel siègent tous les ministères en charge de cette question, aussi bien dans le champ préventif que dans celui de l'application de la loi, en passant par celui de la santé.
Je dirige une équipe pluridisciplinaire d'une trentaine de personnes qui mènent un travail collectif. La collecte des données par triangulation est au coeur de notre méthode. On peut opposer dans le débat une étude à une autre, l'important est de les mettre en perspective car il existera toujours une étude pour affirmer le contraire de la précédente. Je pense d'ailleurs qu'il serait souhaitable que l'on puisse rendre compte de l'évolution de l'usage de drogues en France devant le Parlement.
Il m'a semblé que le champ d'action de votre mission parlementaire était ciblé sur la question des toxicomanies. J'ai donc centré ma présentation sur les usages problématiques de l'utilisation de drogues pour la santé, qui constituent une partie de l'ensemble du phénomène et plus précisément sur la question des drogues illicites, même si je fais état de l'usage de drogues licites.
Une grande confusion dans le débat public provient de la différence entre l'usage de drogues et l'usage problématique de drogues. Dans la population générale, un certain nombre de personnes font usage de drogues illicites ; l'usage problématique, tel qu'il est défini par l'Observatoire européen des drogues et des toxicomanies, l'OEDT, est un usage qui débouche sur des dommages sanitaires et sociaux importants.
Un toxicomane est quelqu'un pour qui la recherche et l'usage de ces produits est le centre de l'existence et absorbe toute son attention.
12 millions de Français ont essayé au moins une fois du cannabis, qui est la drogue la plus consommée, alors que l'usage problématique concerne 230.000 individus.
Cela ne veut pas dire que les usagers ne peuvent pas subir des conséquences dommageables : je pense par exemple à la conduite automobile sous cannabis. Cependant, l'essentiel des dommages sanitaires et sociaux est concentré sur des populations ayant des usages problématiques de drogues.
Cela n'appelle pas les mêmes réponses. L'usage de drogues requiert des approches de santé publique et de prévention primaire ou secondaire, les usages problématiques nécessitant quant à eux des traitements et une politique de réduction des risques. En termes de visibilité sociale, la réduction des risques s'applique aux usages problématiques.
La consommation régulière de cannabis concerne 1,2 million de consommateurs, la cocaïne 1 million de personnes. Il est intéressant de constater que l'usage régulier de cannabis chez les jeunes, si on prend une perspective plus large, s'inscrit dans une tendance assez globale qui va vers la diminution du tabagisme. Aucune tendance n'étant jamais définitive, il faudra toutefois vérifier ces chiffres, certains indicateurs pouvant laisser augurer un retour de celui ci.
On constate également une augmentation de l'ivresse et des formes plus excessives de consommation régulière d'alcool.
Le cannabis, après deux décennies d'augmentation régulière, a connu un changement de tendance qui s'est traduit, en 2002-2003, par une stabilisation à un niveau assez haut et, depuis quelques années, par une diminution de la consommation chez les jeunes.
On note par ailleurs une amorce significative de la consommation d'autres produits stimulants comme la cocaïne, qui est passée de 1 % en 2000, chez les jeunes de 17 ans, à 3,3 % en 2008, les indicateurs montrant une tendance à l'augmentation dans la population générale. Les jeunes Français se situent à 15 % par rapport à la consommation européenne, suivant en cela le modèle de certains pays dans la décennie précédente, comme l'Italie, l'Espagne ou le Royaume Uni.
La consommation de cocaïne est encore à un niveau relativement faible, ce qui fait dire qu'il s'agira d'un enjeu important au cours des cinq ou dix prochaines années.
J'en viens à présent au coeur du sujet que constitue l'usage problématique de drogues. Il s'agit d'usages qui conduisent à des dommages sanitaires et sociaux importants. Selon une étude menée dans les années 2006, on estime qu'il existe environ en France 230.000 usagers problématiques de drogues opiacées et de stimulants ou d'hallucinogènes. Ce sont pour la plupart de poly consommateurs : la figure de l'héroïnomane ne se rencontre plus parmi les populations d'usagers problématiques de drogues !
Sur 230.000 usagers problématiques de drogues en France, on estimait, en 2006, que 74.000 faisaient un usage actif d'héroïne, 145.000 un usage actif de la voie intraveineuse au cours de toute leur vie et 81.000 un usage actif par voie intraveineuse au moins une fois par mois.
La prévalence d'usagers problématiques de drogues situe la France à un niveau moyen en Europe, inférieur à celui de l'Angleterre ou de l'Italie mais supérieur à celui de l'Allemagne.
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Le chiffre de 230.000 personnes représente bien l'ensemble des usagers problématiques de drogues en France ?
M. Jean Michel Costes . - En effet.
Cette population se caractérise par un âge moyen de 35 ans. C'est une population vieillissante, qui reste majoritairement masculine, même si des tendances récentes montrent qu'il y a de nouvelles générations d'usagers problématiques de drogues et que la part des femmes est plus importante. Elle se caractérise également par trois faits majeurs : ce sont des poly consommatrices de produits licites et illicites, tous fumeurs et qui détournent certains médicaments (BHD, méthadone, psychotropes) de leur usage.
La prévalence de la morbidité psychiatrique est extrêmement élevée. Cette population se caractérise enfin par sa précarité. Ces deux éléments me semblent importants à souligner car la politique de réduction des risques en matière de toxicomanie ne peut résoudre tous les problèmes de la France en matière de psychiatrie ou de précarité sociale.
Quelles sont les évolutions marquantes des dernières années en matière de populations et de produits ? Un nouveau public émerge : jeunes migrants, mineurs en rupture sociale et familiale consommateurs de produits psycho actifs. Une des caractéristiques marquante de cette nouvelle toxicomanie réside dans le fait qu'elle se diffuse sur les territoires ruraux et en zone périurbaine.
On assiste par ailleurs au développement de la poly consommation. Les stimulants connaissent une importance accrue, notamment la cocaïne. On ne peut dire que l'héroïne soit à la fin d'un cycle car un certain nombre d'indicateurs démontrent que si les évolutions sont souvent cycliques, les nouveaux publics en fument ou en « sniffent » aussi.
La place des drogues de synthèse et des médicaments détournés est également très importante, ainsi que l'auto culture du cannabis.
La seconde partie de mon propos portera sur les conséquences sanitaires et sociales de la toxicomanie. Il me faut auparavant vous donner quelques données de cadrage sur les dispositifs de réduction des risques, afin de vous permettre de juger des évolutions épidémiologiques sur la morbidité et sur la mortalité liées à la drogue.
Il existe trois grands axes dans la politique de prise en charge des usagers de drogues en France : les SCAPA, les CAARUD et le recours aux TSO.
Les CSAPA sont des centres de soins spécialisés dans le traitement des usagers de drogues ; ils travaillent dans une perspective d'abstinence et reçoivent 90.000 personnes.
Les CAARUD mettent en place une politique de réduction des risques et d'accompagnement. Le seuil d'exigences pour y avoir accès est faible, ce qui permet à certains usagers de drogues d'entrer dans ces dispositifs. Ils prennent en charge environ 48.000 personnes.
Enfin, les TSO concernent les usagers de drogues ayant une ordonnance pour un traitement de substitution. Ils relèvent de la médecine de ville et constituent un acteur majeur du système.
L'estimation globale de cette population s'élève à environ 200.000 individus, ce qui permet de dire aujourd'hui que 85 % de la population des usagers problématiques de drogues bénéficient d'une forme de prise en charge. La France n'a pas, de ce point de vue, à rougir de son dispositif : c'est un taux de couverture très nettement supérieur à celui que l'on connaît en alcoologie !
En 1994, cinquante personnes bénéficiaient d'un traitement de substitution. En cinq ans, on est passé à 80.000 du fait de la mise en oeuvre massive de ces traitements et l'on estime à 50 % le nombre d'usagers couverts par un traitement de substitution. Ce taux de couverture est plutôt assez élevé par rapport aux autres pays européens.
La couverture territoriale est relativement bonne, même si certains départements connaissent un certain nombre de trous dans le dispositif.
En termes d'indicateurs, le programme le plus symbolique dans la mise en place de la politique de réduction des risques est l'accessibilité aux seringues, comme l'a déjà mentionné Mme Etiemble : 14 millions de seringues sont distribuées par an, soit un ratio d'une seringue par usager injecteur tous les deux jours. La France se positionne, dans ce domaine, à un niveau relativement élevé en Europe.
J'en viens à présent aux dommages sanitaires. Je me suis concentré sur les deux maux majeurs que sont les décès et l'infection par le VIH et le VHC.
Le risque majeur - cela ne fait pas débat dans la littérature scientifique - est l'utilisation de la voie intraveineuse. C'est un paramètre important à surveiller. Malheureusement, la France ne s'est dotée d'un instrument de mesures qu'au milieu des années 1990. On a donc peu d'informations sur les périodes antérieures. On constate cependant en France, depuis cette date, une baisse du nombre d'usagers problématiques de drogues, ce qui est plutôt une bonne chose.
Il est intéressant de relever que, dans la seconde moitié des années 1990, la diminution du nombre de décès a correspondu à la montée en charge de la politique de réduction des risques et au recours à des produits de substitution. Cela a été confirmé par deux études de cohortes rétrospectives.
Comme toute évolution, celle ci n'est cependant pas définitive et on a, au cours des cinq dernières années, enregistré une certaine augmentation des décès. Cela figure dans le rapport de l'INSERM et constitue un point important à prendre en compte.
J'apporterai toutefois un correctif à l'indicateur de 330 décès, dernière donnée dont nous disposions. On sait en effet, pour avoir mené d'autres études, que l'on sous estime de 25 à 30 % le nombre des décès. Il est même probable que les décès liés à l'usage problématique de drogues soient plus proches du millier que de 300. Cela reste à relativiser par rapport à la position de la France, dont le taux de mortalité est inférieur à la moyenne européenne.
Pour le VIH, les courbes sont extrêmement bonnes quelles que soient les sources, la prévalence, apparaissant à la baisse. Cela amène la France à rejoindre la grande majorité des pays européens.
Cependant, les niveaux de prévalence relatifs au VHC sont plus élevés. Il faut toutefois prendre conscience du fait que, pour des raisons de coûts, les sources utilisent pour l'essentiel la prévalence déclarée, qui entraîne une sous estimation de l'ordre de 15 à 20 %. Il est donc probable que la prévalence du VHC soit plus proche de 60 % que de 40 %. Même si on voit s'amorcer une diminution qui reste à surveiller, cette prévalence demeure élevée et constitue un problème général en Europe.
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Y a t il des questions ?
M. Gilbert Barbier , corapporteur pour le Sénat . - La sous estimation des décès est elle fiable ?
M. Jean Michel Costes . - Cela dépend des pays... Tous n'ont pas une culture de santé publique identique à celle des pays du Nord de l'Europe. Les petites imperfections méthodologiques n'enlèvent rien au fait qu'il existe des différences importantes. Certains pays de l'Est ont des taux de prévalence élevés, comme l'Estonie.
M. Gilbert Barbier, corapporteur pour le Sénat . - Quelle est l'imputabilité des décès ?
M. Jean Michel Costes . - Beaucoup de facteurs interviennent. Les décès proviennent d'un certain nombre de facteurs comme le mode de consommation. Les overdoses se produisent essentiellement à la suite d'une rechute ou à la fin d'une incarcération, l'usager de drogues ayant oublié que la méthodologie a changé. Il existe également une disparité dans la qualité des produits. Actuellement, l'héroïne est autour de 5 % mais on en trouve à 40 ou à 45 % !
M. Gilbert Barbier , corapporteur pour le Sénat . - Selon vous, la création de centres d'injection supervisés peut elle apporter quelque chose à vos statistiques ? Est ce contraire à la loi ou à la déontologie ?
M. Jean Michel Costes . - Ce sont des questions différentes. En premier lieu, la mission de l'OFDT est d'établir des statistiques. Puisque je suis devant une mission parlementaire, je dirai ce que je pense et j'insisterai sur la richesse de l'expertise collective menée par l'INSERM. Le groupe d'experts comptait 14 personnes. Je vous renvois à la monographie de l'OEDT sur la question...
Les salles d'injection sont elles efficaces pour réduire la morbidité due aux infections et les décès ? Sont-elles efficaces pour prendre contact avec la population que l'on n'arriverait pas à toucher sans ce dispositif ? Sont-elles efficaces pour réduire les nuisances sociales ? On trouvera toujours des résultats contradictoires. On ne peut se baser sur une seule étude. C'est là tout l'intérêt de l'expertise collective.
Les centres d'injection supervisés sont uniquement efficaces pour diminuer les pathologies, les abcès, les overdoses, faire chuter le nombre de pratiques à risques, réduire les cas d'infections dues au VIH et au VHC encore que ceci soit plus délicat à démontrer car on vise là une population moins nombreuse, d'où un impact limité en termes de santé publique.
Quant à l'impact sur les nuisances sociales, les salles d'injection n'incitent pas à l'usage de drogues ni ne créent ou n'augmentent le deal autour de l'endroit où elles sont implantées. En effet les salles d'injection ont été créées sur des sites où ces pratiques avaient déjà lieu auparavant.
Cette question est différente de celle de l'impact sur la santé publique. Les chiffres seront d'autant plus limités que la population est limitée.
On veut renforcer le dispositif existant, dans lequel les centres d'injection supervisés doivent s'incorporer. On propose en fait d'élargir la palette de leurs missions.
Mme Catherine Lemorton, députée . - La diminution des cas de VHC est elle liée à la diminution des injections ?
Mme Fabienne Labrette Ménager, députée . - Les centres d'injection supervisés sont ils compatibles avec les engagements internationaux ? L'ONU a demandé la fermeture de tels lieux dans un certain nombre de pays...
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Nous les recevrons...
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Vous avez dit que les centres d'injection supervisés s'inscrivaient dans un continuum. C'est possible mais va t on en arriver à prescrire de l'héroïne, comme cela s'est passé dans d'autres pays ? Va t on pouvoir consommer une drogue achetée dans la rue ?
La responsabilité du médecin sera t elle engagée, la personne qui se pique le faisant en se conformant aux recommandations d'usage mais avec un produit potentiellement dangereux, voire mortel ?
Va-t-on arriver, dans une seconde étape, à une distribution d'héroïne ? Je ne vois pas comment autoriser ce genre de choses, même à titre expérimental !
Quelques précisions par rapport au message concernant la substitution... Avez-vous une idée du coût que celle ci peut représenter ?
Par ailleurs, la Suède distribue peu de seringues ; malgré tout, on y enregistre peu de contaminations par le Sida ou par d'autres épidémies. Or, la Suède a développé un programme de prévention qui semble efficace.
Enfin, existe t il des overdoses dues aux produits de substitution ?
M. Jean Michel Costes . - Oui...
M. Patrice Calméjane, député . - Vous avez dit que les centres d'injection supervisés offraient des résultats sans doute limités du fait de populations restreintes. Il faut donc travailler sur des populations captives, en milieu carcéral, qui restent durant un certain temps à la disposition des professionnels de santé...
M. Jean Michel Costes . - S'agissant du lien entre diminution du VHC et nombre d'injections, il faut rappeler que l'injection reste un risque majeur. Il existe un programme en cours de développement pour le crack avec pipes, cutter, etc., mais d'autres vecteurs favorisent la contamination.
Cette baisse s'explique aussi par le fait que les usagers de drogues peuvent changer de comportement et prendre les messages en compte. Les sorties spontanées de la toxicomanie sont une voie majeure, non que les traitements ne servent à rien mais l'usager, de lui même, peut être moteur.
Pour ce qui est des centres d'injection supervisés, la loi de 2004 est très différente de celle de 1970 et la France a démontré qu'elle pouvait s'en satisfaire.
Je ne suis pas juriste et je ne comprends pas que l'on mêle aux questions de réduction des risques les questions de légalisation et de dépénalisation. La France a bien montré, depuis quinze ans, qu'elle pouvait avoir une approche pragmatique de la réduction des risques. Il n'est pas nécessaire de créer des dispositifs ad hoc : on peut très bien implanter des centres d'injection supervisés au sein de structures existantes.
L'INSERM va au bout de la réflexion et évoque l'héroïne médicalisée pour les populations en échec de traitement de substitution ou très précaires, qui se l'injectent elles mêmes. Il s'agit là d'élargir la palette thérapeutique.
Le mésusage de traitements de substitution est documenté. Selon l'OFDT, en 2004, on en comptait 5 % et l'on pouvait aller jusqu'à 20 % avec des « intermittents de la substitution » : il s'agit d'usagers de drogues prêts à recourir à un traitement de substitution ou objets de rechute...
L'exemple de la Suède n'est pas transposable à la France : les normes sociales y sont très différentes.
Quant aux overdoses suivies de décès impliquant la méthadone et la BHD, les relations sont difficiles à établir s'agissant de poly consommateurs.
Enfin, oui, les centres d'injection supervisés connaissent de faibles résultats mais ils peuvent avoir un impact sur des scènes précises. Il faut donc que tous les acteurs se mettent d'accord.
Mme Françoise Branget, corapporteure pour l'Assemblée nationale . - Il existe des préconisations internationales pour fermer les centres...
M. Jean Michel Costes . - Les centres ne semblent pas contraires aux traités mais, encore une fois, je ne suis pas juriste...
M. François Pillet, coprésident pour le Sénat . - Merci de votre communication.