M. Jean-Paul Delevoye,
ancien
Médiateur de la République,
président du Conseil
économique, social et environnemental (CESE)
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M. François Patriat, président. - Votre audition est très attendue, suite à l'excellent rapport que vous avez remis récemment au Président de la République. Notre mission a pour objet d'apprécier l'impact de la RGPP sur les collectivités territoriales mais également sur les citoyens dans leurs relations avec les administrations.
M. Jean-Paul Delevoye, ancien Médiateur de la République, président du Conseil économique, social et environnemental (CESE). - Mon obsession est de voir comment restaurer l'acteur politique et l'acteur syndical pour accompagner le changement que la société française subit aujourd'hui.
Les événements que connaissent actuellement l'Espagne, la Grèce et les pays d'Afrique du Nord démontrent que, soit les sociétés sont accompagnées dans un changement souhaité et partagé, soit elles ne le sont pas et elles sont secouées par des spasmes émotionnels suicidaires pour leur avenir.
La problématique de la RGPP pose une question complexe : quelle doit être la régulation publique qui permette d'équilibrer une vision de court terme avec une vision de long terme ? Aujourd'hui, les décideurs politiques et économiques doivent faire face à des mécanismes financiers privilégiant la spéculation financière et non le financement des entreprises.
Nous sommes frappés par le constat suivant : les Français ne croient plus au destin collectif de la France mais croient en revanche à leur destin individuel. 33 % de nos concitoyens ont un rejet viscéral de l'administration, non pas parce qu'ils rejettent les fonctionnaires ou les services publics en général, mais parce qu'ils estiment que le modèle de l'ascenseur social n'a plus l'efficacité attendue. Les contraintes de services publics ne sont plus libératrices par rapport à un parcours dans lequel ils ne perçoivent plus leur avenir. C'est pourquoi la question de la régulation publique et de l'offre de services publics est majeure aujourd'hui.
Nous pilotons notre société d'aujourd'hui avec les outils d'hier. L'offre de nos services publics met l'accent sur l'échec des individus et non sur leur potentialité. Toutes nos politiques publiques sont également orientées en ce sens.
L'approche de la RGPP, qui est, ne l'oublions pas, fille de la LOLF, donne une vision purement comptable de la maîtrise des dépenses publiques, qui est aujourd'hui une nécessité. Elle fait perdre le sens de la force collective des politiques publiques, d'une vision politique de notre société. Les débats sur la réforme des retraites ou sur la sécurité sociale démontrent que les débats sont purement comptables. Faire bouger une société sur un projet alternatif doit venir de son chef, non du comptable. Le contribuable a perdu le sens de l'impôt et estime qu'il en paie trop. Le bénéficiaire des aides publiques a également perdu le sens de la solidarité et estime qu'il devrait en recevoir plus. La RGPP ne doit pas faire oublier le sens du service public. Or, aujourd'hui, cette réforme, proposée comme une alternative de qualité du service, est uniquement présentée sous son angle budgétaire. Personne ne peut nier la nécessité de réduire les déficits publics. Mais il faut un vrai débat sur la nature de la dette publique, afin d'éviter de se retrouver dans la situation actuelle de la Grèce, qui doit arbitrer entre la disparition de ses services publics ou la saisie de ses avions. En d'autres termes, le débat public que nous devons avoir est aujourd'hui de savoir comment réduire la dette publique tout en augmentant nos recettes. C'est pourquoi il faudrait s'interroger sur une éventuelle évolution de la LOLF, pour l'adapter à ce nouveau défi. En effet, aujourd'hui, au niveau de la dette publique, il est difficile de distinguer ce qui relève de la dette active, laquelle finance les investissements productifs qui s'accompagnent de retours sur investissements (tels que le grand emprunt), de ce qui relève de la dette passive, laquelle finance les dépenses courantes.
Je ne crois pas au capitalisme d'État mais à l'État capitaliste. Nous devons réfléchir à l'optimisation du patrimoine public, des services publics. Nous devons nous interroger sur la gratuité des services, sur l'optimisation des ressources, par rapport à un projet politique. Quelle devra être la place du service public demain, son périmètre, ses compétences ?
Si la guerre ne se gagne pas avec les généraux, elle se perd avec l'intendance. On ne peut pas demander à des fonctionnaires moins nombreux d'assumer plus de missions, comme c'est le cas actuellement dans le monde judiciaire. Si on décide de réduire la voilure du service public, peut-être faut-il également s'interroger sur la réduction de ses missions. C'est pourquoi j'estime que le contrôle parlementaire sur la capacité des services publics à assumer leur mission devrait être au coeur de la RGPP.
Nous assistons aujourd'hui à une amélioration du service public, en raison de l'accroissement des nouvelles technologies de l'information et de la communication, en matière fiscale ou avec la SNCF. Toutefois, il faut distinguer le traitement de masse, qui est satisfaisant, du traitement individuel. Beaucoup de concitoyens sont en attente d'un traitement humain de leurs dossiers. L'aveuglement informatique et l'absence de lieux d'écoute créent un traumatisme social. Nous sommes dans un système informatique qui ne permet pas d'accompagner la mobilité géographique, professionnelle, conjugale des individus. Certaines réformes peuvent être complètement remises en cause par ce défaut d'écoute et d'accompagnement. Nous avons ainsi constaté que la Charte Marianne a été mise à mal par la RGPP car la qualité minimale du service à rendre n'était pas atteinte.
Nous avons constaté des améliorations dans certains domaines et une aggravation dans d'autres. Nous avons attiré l'attention sur l'augmentation des délais d'attente pour les étrangers, liée à la diminution des effectifs dans certaines préfectures. Les préfets sont parfois amenés à prendre certaines décisions pour y faire face comme, par exemple, fermer certains après-midi les services préfectoraux. La RGPP aurait du s'accompagner d'une réflexion sur l'ouverture des services publics avec, éventuellement, la mise en place de prises de rendez-vous, comme cela existe dans les hôpitaux. Laisser croire au libre accès des services publics au moment où ils se réorganisent créé des phénomènes de collapsus, contraires à l'intérêt même du service public.
Le refuge derrière les plates-formes téléphoniques nécessite également une réflexion approfondie, en raison des phénomènes générés, liés à l'absence de réponse devant un problème. Récemment, nous avons eu à régler le cas d'une personne handicapée qui, en raison d'un euro supplémentaire de revenu, a perdu le bénéfice de son allocation complémentaire. Le bon sens n'est possible que quand on échange avec un individu, non avec un ordinateur.
Le fonctionnaire n'est pas fier de ce qu'il est amené faire. Or, il est essentiel qu'il retrouve sa fierté dans le cadre du projet conduit par la RGPP. Celle-ci est nécessaire, la réduction des déficits publics est importante, l'adaptation des moyens à l'évolution des services publics est essentielle mais à la condition de prendre le temps de l'appropriation du projet et le temps de la conduite du changement.
M. François Patriat, président. - Je vous remercie pour la qualité de votre présentation et je ne manquerai pas de réutiliser vos formules le moment venu.
M. Dominique de Legge, rapporteur - Je suis gêné pour poser ma question en raison de la qualité de l'intervention. Je souhaiterais savoir comment peut-on concilier demande de proximité, notamment en matière judiciaire ou de santé, avec une exigence de qualité, dans le cadre d'une société de plus en plus sophistiquée, qui ne peut s'exprimer de la même façon dans chaque commune.
M. Jean-Paul Delevoye. - Vous posez là une question essentielle. On peut concilier les deux. Le décideur politique doit poser les principes de dépenses publiques, ceux des recettes publiques mais également les principes d'organisation du service public. Il existe deux principes républicains qu'il convient de garder à l'esprit : l'égal accès du citoyen au service public, qui n'est pas forcément physique, d'une part, et l'égale qualité des réponses apportées par le service public, qui est incompatible avec l'éparpillement du service public, d'autre part.
Pour être provocateur, j'ai été frappé de constater deux absences du législateur :
- la fusion des collectivités territoriales ne s'est pas accompagnée d'une réflexion sur les conséquences sociales d'une telle politique. Fusionner les structures, c'est bien mais rassembler les hommes et les femmes qui les font fonctionner est plus difficile, comme en témoigne l'exemple de Pôle Emploi.
- on a déconnecté l'organisation politique des territoires de l'organisation administrative.
Or, il aurait fallu s'interroger de la façon suivante : sur notre territoire, quelle est la meilleure organisation de l'offre de services publics que l'on peut imaginer pour nos concitoyens, pour répondre aux exigences de proximité et de qualité. Pourquoi ne pas envisager des communes sans administration et mettre en place des maisons de services publics à l'échelle des pays, avec des urbanistes, des juristes, etc. Il est nécessaire d'avoir de la réactivité, de la sécurité juridique, de la prévention, qui passe par une autre offre de services publics que l'offre actuelle.
Les nouvelles technologies de l'information et de la communication permettent de concilier proximité et qualité, ce qui pose toutefois des questions en termes d'aménagement du territoire. La dépendance, sur laquelle le Conseil Économique, Social et Environnemental rendra un rapport prochainement, va-t-elle prédéterminer une nouvelle vague de désertification rurale ? En effet, le logement non adapté aux personnes âgées, la disparition de services de proximité risquent d'être à l'origine d'une incitation à revenir dans les bourgs-centre. Ou bien, au contraire, les nouvelles technologies vont-elles permettre le maintien à domicile en permettant une nouvelle forme de service public ? A une nouvelle société correspond une nouvelle offre de service public, ce qui nécessite de décrocher le service d'un territoire, afin d'éviter que chacun se sente propriétaire de sa maternité, de sa mairie, pour favoriser la concentration des compétences qui est un élément de réflexion central de la meilleure offre de service public.
La question proximité / qualité est un vrai sujet. Il faut permettre un accès aux services publics pour chaque personne et non favoriser des services publics dans chaque commune. Le maire est un guichet d'accès de proximité, permettant d'accompagner des personnes dans des démarches administratives de plus en plus complexes.
Sur la RGPP proprement dite, pourquoi ne sommes-nous pas capables d'avoir une réflexion au niveau régional, entre l'État, les collectivités territoriales et les différents services publics, pour organiser une offre globale et cohérente de services publics au lieu d'avoir une offre par service ? La France est un pays où la défense des structures l'emporte sur l'adaptation des structures à la société. Nous assistons aujourd'hui à un problème de gouvernance et de dialogue social. Il est nécessaire que tous les acteurs, politiques, syndicaux, etc., s'approprient l'idée de modifier l'offre de services publics. La RGPP pourrait dans ce cadre retrouver tout son sens, avec un objectif clair. Or, la pression sur le budget est forte. Elle est en revanche faible sur le dialogue social. Beaucoup de fonctionnaires subissent la RGPP sans en comprendre le sens. Ainsi, ils ne sont pas acteurs du changement. Or, il faut retrouver fierté et sens du service public. Ceci passe également par une révision culturelle des élus locaux. Je n'ai jamais compris pourquoi des élus se battaient pour le maintien de maternités dans lesquelles ils n'enverraient jamais leurs épouses. La RGPP pourrait être un outil de responsabilisation des acteurs, d'accompagnement au changement, en permettant la mobilisation des agents publics. Nous devons tous être conscients que nous ne pouvons plus jouer avec les services publics ou l'argent public.
Mme Michèle André. - Dans mon rapport en tant que rapporteure spéciale de la commission des finances sur la mission « administration générale et territoriale de l'Etat » (AGTE), j'ai montré les difficultés des préfectures pour assumer leurs missions relatives aux passeports biométriques ou au SIV. Nous ne pouvons que partager l'objectif de dématérialiser ces procédures dans un souci de renforcement de la sécurité. Pourtant, le ministère de l'Intérieur a anticipé la suppression des postes avant de savoir comment allaient s'organiser la mise en oeuvre de ces missions. Le présupposé du ministère était qu'il n'y aurait plus besoin d'avoir des personnes derrière les guichets et les ordinateurs. C'est pourquoi, aujourd'hui, certaines préfectures souhaitent abandonner les métiers de guichet. Comment espérer qu'un individu, qui vient d'acquérir un véhicule d'occasion, accepte de payer entre 30 et 150 euros auprès d'un garage pour obtenir une carte grise alors qu'il peut l'avoir gratuitement à la préfecture ? Les postes dans les préfectures ont été supprimés trop rapidement. J'ai demandé, l'année dernière, une pause dans les suppressions, ce que je n'ai pas obtenu. Les préfectures ont dû fermer leurs services une partie de la journée pour traiter les demandes. Cette situation est due, selon moi, à l'absence d'étude d'impact préalable, peut-être en raison du manque d'ingénierie de l'État. Par ailleurs, la diminution des effectifs entraîne une réduction du contrôle de légalité et une insécurité profonde des élus.
M. Jean-Paul Delevoye. - Quand la qualité du service public se dégrade, c'est la confiance dans le monde politique qui est touchée, ainsi que l'image des élus locaux. La même critique peut être formulée pour les collectivités territoriales qui ne doivent pas tomber dans un centralisme administratif qui leur nuirait.
S'agissant du contrôle de légalité, mon angoisse est liée au possible recul de l'engagement citoyen pour l'exercice des mandats locaux, à cause des décisions que les élus locaux seraient appelés à prendre et qui ne seraient pas sécurisées sur le plan juridique.
M. Raymond Couderc. - En sus des aspects financiers de la RGPP que vous avez évoqués, il faut également noter le problème de l'adaptation de l'administration d'État aux compétences transférées aux collectivités territoriales. Fallait-il maintenir les DDJS ou les DDASS, selon les mêmes contours dans lesquels elles ont existé jusqu'à présent ?
M. Jean-Paul Delevoye. - Il est vrai que lorsque la société évolue, l'administration doit également évoluer. Mais il faudrait savoir si cette adaptation s'est opérée de façon homogène entre administration centrale et administration locale.
Si on fait reposer la totalité des efforts sur les administrations locales et non sur les administrations centrales, celles-ci abreuvent les premières -qui sont plus fragiles car disposant de moins de moyens- de contrôles et d'évaluations à effectuer. La vraie question repose sur les relations existantes entre les administrations centrales et les administrations locales.
M. Gérard Bailly. - Nous avons certainement manqué de pédagogie pour expliquer la nécessaire réorganisation des services publics. En raison de l'apparition des nouvelles technologies de l'information et de la communication, les services publics ne peuvent pas fonctionner comme il y a vingt ans !
M. Jean-Paul Delevoye. - Si les citoyens sont convaincus que la réorganisation des services publics va leur apporter une augmentation de services publics, tout le monde partagerait les objectifs.
Va-t-on trop loin ou pas assez ? En Belgique, il existe un numéro unique d'identification pour la carte d'identité, la carte de sécurité sociale et le numéro fiscal. En France, la CNIL souhaite une séparation des fichiers. Il faudra pourtant approfondir à la relation citoyens / service public en ligne. Le service public n'est pas adapté aujourd'hui à ceux qui travaillent la nuit. Il faut réfléchir à comment mettre en oeuvre un service public accessible à tous, 24 heures sur 24, avec une égale qualité de réponse.
Ce que je reproche à la RGPP ce n'est pas son objectif, qui est pertinent, mais sa méthode d'application : la précipitation est mauvaise conseillère. Il aurait fallu quelques années d'expérimentation pour la mettre totalement en oeuvre.
M. François Patriat, président. - Les maires nous font part de leur sentiment d'abandon et d'éloignement, même s'il s'agit plus d'un ressenti que d'une réalité auquel ils réagissent mal.
M. Jean-Paul Delevoye. - Les élus locaux ont envie que tous les partenaires, dont l'État, s'engagent à leurs côtés. Leur sentiment d'abandon pose éminemment problème.